L`amour et les poètes : Catulle

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L`amour et les poètes : Catulle
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LECTURE
L’amour et les poètes : Catulle
Pierre GRIMAL, L’amour à Rome, Paris, 1988, pages 165-175.
Dans une société où les amours libres prenaient de plus en plus d'importance, où la
« courtisane » tendait à affermir son règne, les femmes « honorables » ne pouvaient
manquer de chercher leur revanche. Beaucoup, sans doute, continuèrent de pratiquer les
vertus ancestrales et, si elles recoururent à des séductions secrètes, pour mieux retenir
leurs maris, l'histoire ne nous en est pas connue. Mais certaines aussi résolurent de
conquérir leur liberté et, puisque les courtisanes étaient mieux aimées, de se conduire
comme elles. Et, naturellement, beaucoup dépassèrent la mesure.
Au temps de Cicéron, pendant les dernières années de la République, le
mouvement est déjà commencé, et l'on cite ordinairement bon nombre de femmes que
leur naissance classait parmi les aristocrates, mais dont la conduite ne répondait pas à leur
rang. A « vivre leur vie », elles apportaient la même ardeur que leurs mères à affirmer
autrefois leur autorité dans la maison, et certaines ne reculaient pas devant le crime pour
satisfaire leurs passions. La correspondance de Cicéron abonde en silhouettes de femmes
débauchées et violentes et tend à nous donner l'impression d'une société où les antiques
valeurs morales sont de plus en plus méprisées. Les « matrones » chantent, dansent,
jouent de la lyre comme les courtisanes, elles se vêtent d'étoffes légères, qui révèlent plus
qu'elle ne voilent, changent plusieurs fois de maris au cours de leur existence, se soucient
peu d'avoir des enfants et encore moins de les élever, car, ainsi que le rappellera plus tard
Ovide, la fécondité nuit à la beauté; ces mêmes femmes, nous dit-on, ne se contentent pas
d'un mari à la fois, mais entretiennent des intrigues multiples qui flattent leurs sens ou leur
vanité, ou servent leurs intérêts. Nous verrons aussi qu'elles se mêlent de politique, trempent
dans les conjurations (il y avait plusieurs dames de cette sorte parmi les complices de
Catilina), s'efforcent de manœuvrer les hommes au pouvoir, tiennent salon, se dépensent et se
donnent sans compter, contribuant pour leur bonne part à créer cette atmosphère d'intrigue et
d'agitation brouillonne où sombra le régime. Ce tableau est classique, il repose sur des
témoignages authentiques, mais n'oublions pas qu'aux yeux des historiens romains, toute
femme qui ne se borne pas à son rôle traditionnel, qui ne passe pas le plus clair de sa vie dans
sa maison, à régenter ses servantes, voire à filer la laine, est déjà, par cela seul, un objet de
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scandale. Et l'on hésite un peu à admettre que la plupart des dames de ce temps furent, déjà,
d'insatiables Messalines.
La condamnation souvent portée par les historiens modernes contre cette société
manque de nuance, lors même qu'elle n'est pas empreinte de quelque pharisaïsme. Ainsi le
jugement de Drumann1 :
Il y avait peu de femmes en vue, à cette époque, qui ne provoquassent le scandale ou ne se
rendissent coupables d'infidélité dans la vie conjugale. Leur mauvaise conduite avait plus
d'influence sur la jeunesse et leurs propres enfants que celle des hommes, bien que les
hommes, eux aussi, soient à blâmer pour avoir négligé leur épouse et eu des relations
coupables avec d'autres femmes. Mais l'Etat était alors dépourvu de fondement religieux, et la
vie privée, de même, ne reposait sur aucune base solide, puisqu'elle aussi doit être imprégnée
d'une foi religieuse pour devenir vigoureuse et prospère.
Ce qui revient à dire que l'immoralité foncière (ou que l'on croit telle) de certaines femmes
justifie et prépare, à cette époque, l'attente d'un renouveau religieux. Felix culpa !... Mais
Drumann, qui écrivait bien avant les études modernes consacrées à l'histoire religieuse de
Rome, ne pouvait savoir que toute cette société, loin d'être athée, était imprégnée de religion,
que jamais les esprits ne s'étaient à ce point préoccupés de résoudre le mystère du divin. Les
uns se tournaient vers la philosophie, qui leur parlait de Dieu en termes presque déjà
chrétiens; d'autres pratiquaient des cultes orientaux, et Isis n'avait pas de dévotes plus ardentes
et plus scrupuleuses dans leur pratique que les « femmes de mauvaise vie ». Et puis, est-on sûr
que, dans l'ancien temps, si les matrones se conduisaient mieux, la raison en était qu'elles
croyaient fermement en la réalité de Jupiter Capitolin et en l'efficace des rites? Non, le
problème n'est pas aussi simple qu'on le voudrait!
Ce qui semble bien assuré, c'est qu'il y avait un malaise, que la morale traditionnelle
demeurait attachée à un certain nombre de valeurs qui n'étaient plus efficaces et se refusait à
en reconnaître d'autres qui, Ovide nous l'a appris, étaient en train de les remplacer. Si, en
théorie, toute la vie familiale était fondée sur l'abnégation de la femme, en fait, la place et le
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DRUMANN-GROEBE, Geschichte Roms, Berlin, 1902.
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rôle de celle-ci, dans une société profondément transformée, tout ce qu'en attendaient les
hommes, lassés de compagnes effacées ou moroses, refusaient cette fiction. C'était la
revanche tumultueuse, parfois anarchique, que prenaient la nature et la vérité.
Ce drame a été illustré par le poète Catulle. La femme qu'il a aimée symbolise toute
une génération d'amoureuses prises entre deux mondes. Il l'a nommée Lesbia. Elle s'appelait
Clodia; elle appartenait à une branche de la vieille famille des Claudii, l'une des plus imbues
des préjugés aristocratiques, célèbre pour l'orgueil et la violence de ses hommes et de ses
femmes. Lui, n'était qu'un provincial, un jeune bourgeois de la Gaule Cisalpine. Il était né sur
les bords du lac de Garde, à Sirmio. Il appartenait aux « alliés » de Rome, et tous ses
compatriotes, au temps de sa naissance, ne possédaient pas encore le droit de cité. Elle, elle
descendait des conquérants et lorsqu'elle vint pour la première fois en Gaule Cisalpine, ce fut
avec son mari, Q. Cecilius Métellus Celer, qui en était le gouverneur. Du moins peut-on
supposer que leur première rencontre eut lieu à cette occasion, en 62 avant Jésus-Christ,
alors que Catulle avait vingt et un ans et Clodia peut-être trente. En fait, s'il est assuré que
Métellus gouverna la Gaule Cisalpine cette année-là, rien ne prouve de façon certaine que
Clodia l'eût accompagné dans sa province. Il est bien probable pourtant que le père de
Catulle, qui était un personnage fort notable dans la colonie de Vérone, fut, dans cette
circonstance, l'hôte du gouverneur, et que des liens d'hospitalité s'établirent entre le jeune
homme et le magistrat romain. Peut-être Catulle a-t-il connu Clodia seulement à Rome,
lorsqu'il vint, l'année suivante, poursuivre ses études et rendit ses devoirs à l'ancien
gouverneur.
Le ménage de Clodia n'était pas des plus heureux. La même année, Cicéron dira
d'elle qu'elle « était en guerre avec son mari ». La querelle qui les séparait trouvait son
origine dans un épisode de la vie politique. Clodia avait un frère, Publius Clodius, qui se
montrait fort turbulent, et elle éprouvait pour lui une vive affection - plus que fraternelle,
assurera Cicéron qui, vraisemblablement, n'en savait rien. Mais Clodius était d'une
grande élégance, très séduisant, et Clodia fut, nous dit-on, la plus charmante, la plus
parfaite beauté de son temps. Et cela suffisait alors pour qu'un avocat, qui était en même
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temps un adversaire politique, se crût autorisé à colporter les pires calomnies. Or, Clodius
avait décidé de se faire le chef du parti populaire et, pour cela, il lui fallait obtenir le
tribunat de la plèbe - ce qui lui était impossible, puisqu'il appartenait à une famille
patricienne. Une seule solution était concevable: qu'il fût autorisé par une loi à
abandonner sa qualité de patricien et transféré dans les rangs de la plèbe. C'est pour
obtenir le vote de cette loi que Clodius mobilisa tous ses amis, et ceux de sa sœur. Mais
bientôt Métellus, cédant à la pression de ses alliés du parti conservateur, fit campagne
contre Clodius. D'où la guerre dans sa maison du Palatin.
C'est à ce moment que survint Catulle. L'impression que lui fit Clodia, lorsqu'il la vit
pour la première fois, il nous l'a dite, dans un poème célèbre 2:
Oui, je le crois, il égale les dieux, oui, s'il se peut, il surpasse les dieux, celui qui, devant toi,
assis, peut à loisir te voir et t'écouter,
quand tu ris doucement, - j'en ai, infortuné, perdu le sentiment; car dès que je te vois, il ne me
reste plus, Lesbia, parole dans la bouche,
ma langue est lourde; dans tout mon corps, une flamme subtile coule, un sourd
bourdonnement fait vibrer mes oreilles, un double voile, sur mes yeux, répand la nuit…
Trois strophes (le poème en comprend quatre) qui reprennent, en fait, une ode de Sappho.
Catulle, en choisissant ce modèle, exprime la nuance juste de sa passion: le désir brutal,
bouleversant, mais, en même temps, le désir sans espoir. Les critiques anciens considéraient
que ces vers de la poétesse contenaient « un mélange de toutes les passions ». Sappho les
avait, nous dit-on, écrits pour l'une de ses « filles » qui la quittait au moment de se marier. Ils
évoquent à la fois les sentiments (probables) du fiancé et, surtout, l'émotion de Sappho ellemême. Il est significatif que Catulle ait recouru spontanément à cette poésie violente qui
éprouve l'amour comme une maladie, une fièvre qui s'empare du corps et anéantit la volonté.
On ne saurait penser que ce soit là seulement jeu de connaisseur, fantaisie de poète archaïsant.
Catulle « adhérait » vraiment à cette conception sauvage de l'amour - sans cela, aurait-il
choisi de nommer Lesbia, c'est-à-dire « celle de Lesbos », l'objet de sa passion? D'emblée,
c'est du patronage de Sappho qu'il se réclame; le rapprochement s'impose à lui comme une
évidence. Il n'en est nullement fier, car, après les trois premières strophes et ce cri de passion,
2
CATULLE, 51, 1-12
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il revient à lui et conclut:
C’est le loisir, Catulle, qui te nuit ; le loisir qui t’emporte et t’excite à l’excès. Le loisir,
autrefois, a conduit à leur perte des rois et des villes prospères !
Catulle, entraîné par l'amour de Clodia, n'a pas « bonne conscience ».. Il ne peut
résister, mais mesure l'abîme où il est sur le point de tomber. Lui, jeune provincial, arraché
depuis peu à une ville où la morale traditionnelle demeure bien vivante, Catulle, qui, à
Vérone, se faisait volontiers l'écho des scandales de la petite ville, le voici amoureux de
Clodia, l'une des premières « dames » de Rome, la femme de ce Métellus qui, hier gouvernait
la Cisalpine et, demain, sera consul! Il se fait des reproches, prenant pour cela le ton grondeur
d'un oncle ou d'un père: Tu es oisif, Catulle, et cela t'entraîne à mal faire ... Il est trop
impulsif et trop fier pour songer aux risques matériels que peut lui faire courir une pareille
liaison, son scrupule est seulement moral; c'est le dernier sursaut d'une éducation provinciale;
après quoi il s'abandonne au torrent qui l'entraîne.
Bientôt l'inespéré arrive. Clodia n'est pas indifférente; elle accepte cet amour naïf et
brûlant, et triomphe aisément des scrupules du jeune homme3:
Vivons, ma Lesbia, vivons et aimons, et de tous les propos que marmonnent les vieillards
austères, ne tenons pas compte plus que d'un sou. Les soleils peuvent se coucher et renaître,
nous, une fois que s'est couché notre brève journée, il nous faut dormir sans fin toujours la
même nuit. Donne-moi mille baisers, puis cent encore, et puis mille autres, et cent encore une
fois, et puis toujours de nouveau mille, et cent de nouveau. Et puis, lorsque nous aurons
atteint bien des milliers, embrouillons le compte, pour ne plus le savoir ou pour qu'un envieux
ne puisse nous vouloir du mal, s'il venait à connaître le nombre de tous ces baisers !
Pendant que Clodia accueillait ainsi les hommages de Catulle, Métellus exerçait, avec
conscience, sinon habileté, les fonctions de consul. Entre les visites de son amant, Clodia
trompait son impatience en jouant avec son moineau favori; elle lui tendait son doigt, qu'il
mordait avidement, elle le prenait sur sa poitrine, comme pour répondre, par cette présence
vivante, au désir qui la troublait 4. L'intimité entre les deux amants était rarement possible, ce
qui ne saurait nous étonner, si l'on songe aux mille devoirs qui incombaient à la femme d'un
3
4
CATULLE, 5, 1-13.
CATULLE, 2.
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consul et au va-et-vient incessant dont la maison du Palatin ne pouvait manquer d'être le
théâtre. Une fois, pourtant, Clodia put accorder à son amant une nuit tout entière, après s'être
échappée des bras de son mari5.
Le plus souvent, ils se rencontraient dans la maison d'un ami commun, Manlius
Torquatus, qui était lui aussi un poète. Clodia pour des raisons qui nous échappent pouvait,
sans susciter de scandale, fréquenter sa maison. Mais aller ouvertement chez Catulle eût été
un aveu. Tant de précautions n'indiquent pas que les mœurs fussent, dans cette société, aussi
dissolues qu'on aime à le prétendre. L'on se préoccupait, au moins, de sauvegarder les
apparences. Clodia pouvait être légère, imprudente, et parfois coupable, elle ne voulait pas
qu'on pût la montrer du doigt comme adultère.
A ce moment, plusieurs événements vinrent interrompre les amours du poète. Un
deuil, la mort de son frère, qui se trouvait en Asie, près de Troie, lui causa une peine
profonde; incapable de demeurer plus longtemps à Rome, il retourna cacher son chagrin à
Vérone. Peut-être aussi la mort soudaine de Métellus, dans les premiers mois de l'année 59 (le
consulat de César), n'est-elle pas étrangère à cette brusque résolution. Les circonstances de
cette mort, survenue après une brève maladie, avaient paru mystérieuses à certains, et l'on
murmura dans Rome (au moins parmi les adversaires politiques de Clodius et de sa sœur), que
Métellus pouvait avoir été empoisonné. Cicéron, quelques années plus tard, se fera l'écho de
ces rumeurs lorsque, pour défendre le jeune Caelius, il lancera contre Clodia, son accusatrice,
les pires insinuations. Il serait dangereux d'ajouter trop de foi à ce qui peut n'être qu'une
calomnie gratuite. Quelle qu'en eût été la cause, il est possible que cette mort brutale ait
momentanément changé l'humeur de Clodia et qu'elle ait décidé de ne plus voir Catulle, au
moins pendant quelque temps6. Mais ce deuil de Clodia, qui, de toute façon, ne vivait pas en
bonne harmonie avec Méte1lus, ne dura pas longtemps. L'année n'était pas achevée que, déjà,
elle avait une autre aventure, cette fois, avec Caelius, qui, lui aussi, était son voisin sur le
5
CATULLE, 68. L’interprétation biographique de ces poèmes, surtout de celui-ci est fort incertaine. Nous
suivons celle qui nous semble la plus probable.
6
Toute cette chronologie est très incertaine.
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Palatin, et qui semblait promis à une plus belle carrière politique que le poète. Il était, aussi,
plus âgé que lui. Bref, il l'emporta aisément - même si l'on refuse cette fois encore d'ajouter
foi aux propos de Cicéron lorsqu'il assure que Clodia fut la séductrice et Caelius la victime
innocente. Un ami complaisant se chargea, semble-t-il, d'alerter Catulle, qui répondit en
affectant l'indulgence:
Bien qu'elle ne se contente pas du seul Catulle, je supporterai les quelques infidélités de ma
dame, si réservée d'ordinaire; je ne veux pas, comme les nigauds, me rendre insupportable...7
Mais, bientôt, Catulle doit se rendre à l'évidence. Il n'a été pour Clodia qu'une passade.
Elle semblait l'aimer éperdument; elle avait même été, dans un instant d'abandon jusqu'à lui
promettre le mariage:
La femme qui est mienne assure qu'elle voudrait m'épouser, et me préférerait à tous, même si
Jupiter lui-même lui demandait sa main. Elle l'assure, mais ce qu'affirme une femme à un
amant plein de désir, cela c'est sur le vent et l'eau fuyante qu'il convient de l'écrire8.
« Je voudrais devenir ta femme; je voudrais que tu sois mon mari. » Clodia l'avait dit;
elle avait semblé promettre l'engagement suprême, et Catulle avait eu la naïveté de la croire. Il
avait cru que le désir suffisait à créer les liens définitifs qui auraient consacré leur union. Dans
un autre poème, il ajoute ces mots significatifs:
Je t'ai chérie, non seulement comme n'importe qui aime sa maîtresse, mais comme un père
aime ses enfants et ses gendres9.
Mais, précisément, Clodia ne voulait pas de cette affection encombrante, qui la rejetait
dans ces liens familiaux traditionnels, où elle se sentait prisonnière. Il était bien vrai que,
légalement, et aussi moralement, le mari était assimilé à un père. Mais quelle étrange idée,
quand on est l'amant de Clodia, de vouloir restaurer l'antique manus même en pensée, même
en rêve ! Clodia, dans le plaisir, pouvait avoir l'air de souhaiter que son ami devînt un mari;
cela signifiait-il autre chose que le vœu, tout naturel, que cet instant où elle lui appartenait
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CATULLE, 68
CATULLE, 70
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CATULLE, 72, 3-4
8
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durât toujours? Lorsque reprenait la vie « réelle », la vérité changeait de plan; mais Catulle
s'attardait, tandis que Clodia était déjà loin.
Entre eux, désormais, le malentendu s'aggrave. Le désir passionné de Catulle, toujours
aussi exclusif, l'empêche de trouver ailleurs une nouvelle maîtresse qui le satisfasse, mais
l'autre moitié de son amour, cette tendresse protectrice qui cherchait instinctivement à
environner la femme aimée du respect tyrannique que l'on dispensait aux épouses, cette
meilleure part de sa passion est en train de mourir:
Maintenant, je te connais; et, pour cela, si le feu qui me brûle est plus ardent, tu es cependant
beaucoup moins précieuse pour moi, moins digne de respect. Comment cela est-il possible,
dis-tu? Parce qu'une trahison comme celle-là contraint un amant d'être plus amoureux, mais
d'éprouver moins de tendresse10.
Amare, bene velle : l'amour charnel, la tendresse du cœur. Tout le drame de Catulle et
celui de sa génération est contenu dans cette opposition. Les hommes d'autrefois partaient de
l'affection, du « vouloir » tendre, et n'étaient pas autorisés à parvenir, avec leur épouse, à la
plénitude de la chair. Avec une courtisane, on part de celle-ci, sans être sûr que l'on veuille
arriver jusqu'à la tendresse. Qui réalisera cette difficile harmonie? Clodia, un moment, parce
qu'elle était une « dame », et que leur aventure avait commencé par des plaisirs partagés, avait
pu sembler capable de combler Catulle. Mais elle s'est arrêtée au milieu du chemin. Ce qui
enrage son amant, ce n'est pas tant, d'abord, qu'elle soit infidèle, c'est qu'il a l'impression
d'avoir été sa dupe:
Je hais, et je désire. Comment le puis-je faire, demandes-tu peut-être? Je ne sais, mais je sens
que cela est, et je suis au martyre11.
Catulle a conscience d'avoir agi selon la loi divine, d'avoir pratiqué la pietas. C'est Clodia qui
est coupable de parjure; lui, il est pur, il n'a jamais prononcé de vœu qu'il n'eût l'intention de
tenir... Que les dieux, en échange, lui donnent le repos12 !
10
CATULLE, 72, 5-8
CATULLE, 85
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CATULLE, 76
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Ce repos fut long à venir. Clodia, compromise dans un scandale retentissant avec
Caelius, en 56, ne pouvait être oubliée. Mais il se « venge » d'elle par des épigrammes
sanglantes. Une fois, peut-être l'année suivante, elle essaya de se réconcilier avec lui. Et
Catulle lui répondit ces paroles insultantes :
Puisse-t-elle vivre, heureuse, avec ses amants, qu'elle embrasse à la fois, au nombre de trois
cents sans en aimer un seul véritablement, mais leur épuisant sans relâche à tous les flancs.
Qu'elle n'ait plus une pensée, comme autrefois, pour mon amour, qui est mort par sa faute,
comme au bord d'un pré une fleur, après que la charrue, en passant, l'a touchée de son fer13.
Clodia était-elle la femme débauchée, insatiable, que dit Catulle? Nous pouvons en
douter. Sa liaison avec Caelius est certaine, mais Caelius lui-même, après leur bruyante
rupture, assurait qu'elle « disait oui dans la salle à manger, et non une fois dans la chambre ».
L'indépendance d'une femme qui refuse d'aliéner sa liberté même dans l'amour suscite, chez
ses amants, bien des rancœurs, et il n'est pas sûr que tous les torts soient du côté de Clodia.
Qu'elle ait été une femme violente, aussi persévérante dans ses haines que l'était son frère,
Clodius, cela est certain. Qu'elle ait eu le goût du plaisir n'est pas douteux non plus; Cicéron
évoque les réunions des jeunes gens dont elle aimait à s'entourer, dans ses jardins, au bord du
Tibre. Le commentaire qu'il y ajoute - qu'elle venait là pour regarder les adolescents qui
nageaient dans le fleuve et admirer de beaux corps masculins - ressemble assez à une
médisance de petite ville, et prouve seulement que le public auquel s'adressait Cicéron
affectait, encore, un puritanisme étroit qui nous rend suspectes les indignations vertueuses de
l'avocat et même les insultes dont Catulle a chargé la mémoire de celle qu'il avait tant aimée
et qui eut, sans doute, le seul tort de ne pas consentir à lier pour toujours son sort à celui
d'un poète, plus jeune, sans fortune, acharné à vouloir aimer comme on aimait autrefois à
Rome et comme, à Vérone, on persistait à le faire. Ce n'est sans doute pas un hasard si,
parmi les poèmes les plus réussis, les plus heureux de Catulle figurent deux chants
d'hyménée; mais il ne les chanta pas pour lui.
13
CATULLE, 11, 15-24

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