Irlande du Nord : les limites de la démocratie médiatique
Transcription
Irlande du Nord : les limites de la démocratie médiatique
REPÈRES ET TENDANCES NATIONALISMES Irlande du Nord : les limites de la démocratie médiatique ARMAND LAFERRÈRE* The pryde of Fraunce, the treason of Inglande, and the warre of Irelande, shalle never have ende. Proverbe du XVe siècle C 1 L’IRA a revendiqué 2 000 morts en trente ans, contre 980 pour les groupes paramilitaires protestants, 380 victimes de la police ou de l’armée britanniques et 230 victimes d’organisations dissidentes de l’IRA ou d’attentats non revendiqués (Marie-Thérèse Fay et al., Northern Ireland’s Troubles, Pluto Press, 1999). Sociétal N° 31 1er trimestre Certes, la violence a reculé en Ulster et des institutions y fonctionnent. Mais l’IRA, contrairement à ses engagements, n’a pas rendu les armes, et continue d’exercer un « contrôle » musclé sur la population catholique. Le gouvernement britannique a voulu traiter comme des interlocuteurs politiques des groupes armés dont la motivation principale est de conserver leur pouvoir d’intimidation… et leurs sources de revenus. Un processus qui pourrait offrir quelques enseignements dans le traitement du problème corse. L a politique nord-irlandaise de Tony Blair est généralement présentée en France comme un succès. Elle l’est à certains égards : la violence a diminué d’intensité depuis deux ans ; la frontière entre la République d’Irlande et le Royaume-Uni est devenue aussi peu visible que dans le reste de l’Union européenne ; un gouvernement provincial réunissant des ministres protestants et catholiques, ainsi qu’un Conseil de liaison entre la province et la République, fonctionnent à peu près normalement depuis le 29 mai 2000. Pourtant, avant de faire un éloge excessif de cette politique ou de s’en inspirer sur d’autres territoires, il est bon de rappeler à quel prix ont été achetées la réduction de la violence et la mise en place des institutions. 2001 * Conseiller référendaire à la Cour des Comptes. 36 LA VICTOIRE POLITIQUE DE L’IRA/SINN FÉIN L ’accord du Vendredi Saint, signé à Belfast le 10 avril 1998, fut accueilli par un concert de louanges. Après trente ans de guerre civile rampante, plus de 3 600 morts et 40 000 blessés, la paix allait enfin descendre sur les six comtés d’Irlande qui, depuis la partition de l’île en 1920, conservent obstinément leur loyauté au Royaume-Uni. Les relations publiques de Tony Blair tournaient à plein régime pour convaincre le monde que leur champion, en moins d’un an, avait réussi là où ses prédécesseurs échouaient depuis des décennies. En octobre 1998, le prix Nobel de la paix était attribué aux deux négociateurs modérés, John Hume pour les républicains (catholiques) et David Trimble pour les loyalistes (protestants). On faisait semblant d’oublier que l’accord n’avait été rendu possible que par la signature de Gerry Adams, le président de Sinn Féin, « branche politique » de l’armée républicaine irlandaise (IRA), de loin l’organisation la plus meurtrière des trente ans de « troubles »1. IRLANDE DU NORD : LES LIMITES DE LA DÉMOCRATIE MÉDIATIQUE Les signataires de l’accord étaient les gouvernements britannique et irlandais, la plupart des partis politiques démocratiques de la province (à la notable exception des Démocrates Unionistes du pasteur Paisley) et les « représentants politiques » des groupes paramilitaires (catholiques et protestants). L’accord semblait reposer sur un ensemble équilibré de concessions. Les représentants des organisations terroristes acceptaient d’affirmer « leur détermination totale et absolue à n’utiliser que des moyens démocratiques et pacifiques pour résoudre les divergences politiques ». En échange, le gouvernement britannique libèrerait progressivement les prisonniers des organisations qui continueraient à respecter cet engagement. La constitution de la République d’Irlande serait modifiée pour renoncer aux revendications territoriales sur l’Irlande du Nord. Une Assemblée provinciale serait élue, nommant un gouvernement provincial responsable devant elle. Enfin, un Conseil de liaison réunirait, sur les sujets d’intérêt commun, des membres du gouvernement de la province et de celui de la République. Le 21 mai 1998, les Irlandais du Nord approuvèrent l’accord du Vendredi Saint par 71 % des voix (soit environ 90 % des voix catholiques et 55 % des voix protestantes). A l’Assemblée élue le 27 juin 1998, les partis représentant les groupes paramilitaires protestants n’obtinrent que deux élus. Privés de légitimité électorale, ils ont entièrement disparu de la scène politique. Les protestants modérés de David Trimble (le Parti Unioniste d’Ulster ou UUP) obtenaient le meilleur score (28 sièges sur 108), suivis des protestants radicaux – mais non militarisés – du pasteur Paisley (le Parti Démocratique Unioniste ou DUP) et des catholiques modérés de John Hume (le parti social-démocrate et travailliste ou SDLP). Le DUP ayant refusé de participer à un gouvernement provincial dont il récuse le principe, Sinn Féin, avec 18 sièges sur 108, devenait un partenaire indispensable pour toute majorité et exigeait de participer au futur gouvernement. LA COMÉDIE DU DÉSARMEMENT M sure de désarmement, le point le plus important est que la position de l’IRA/Sinn Féin, affirmant son droit à entrer au gouvernement sans rendre les armes, était, juridiquement, parfaitement conforme à l’accord du Vendredi Saint. En effet, les signataires de l’accord s’engageaient seulement à « utiliser toute l’influence qu’ils pouvaient avoir pour obtenir la mise hors d’usage des armes des groupes paramilitaires ». Ce désarmement devait être achevé au plus tard deux ans après l’élection de l’Assemblée. ais en même temps, l’IRA/ Sinn Féin, pourtant signataire de l’accord, refusait obstinément de rendre ses armes. Cette position entraîna un refus des unionistes de constituer le gouvernement : Le caractère contourné de cette Trimble acceptait de gouverner clause avait, dès l’origine, attiré l’atavec Sinn Féin, mais refusait que tention des commentateurs. Alors cette organisation puisse exercer que l’identité entre Sinn Féin et des responsabilités gouvernemenl’IRA était reconnue de facto dans tales tout en gardant la possibilité le reste de l’accord et ne fait de recourir à la lutte d’ailleurs aucun doute armée. Du coup, la La fiction autorisant pour personne – les mise en place du Sinn Féin à prétendre deux principaux dirigouvernement fut geants de Sinn Féin, suspendue pendant n’avoir qu’une Gerry Adams et Mardeux ans, à l’excep- « influence » sur l’IRA, tin Mc Guinness, sont tion d’une période dont elle est en fait d’anciens chefs milide 72 jours (du 3 détaires de l’IRA – le chacembre 1999 au une émanation, pitre relatif au désar15 février 2000). mement introduisait a permis son entrée une distinction fictive au gouvernement La nomination d’un qui permettait à Sinn gouvernement pro- sans aucune garantie Féin de prétendre vincial durable n’est de désarmement n’avoir qu’une « inintervenue que le fluence » sur l’IRA, 29 mai 2000, après une nouvelle dédont elle est en fait une émanation. claration de l’IRA. L’organisation L’accord pouvait donc être forrappelait son refus de rendre les mellement respecté sans désarmearmes, mais confiait à deux obserment : il suffisait aux signataires vateurs internationaux, Matti Ahtid’affirmer qu’ils avaient utilisé toute saari et Cyril Ramaphosa, le soin de leur influence, mais qu’ils s’étaient visiter les dépôts que l’IRA leur inheurtés au refus des paramilitaires... diquerait et de certifier que les armes entreposées « ne pouvaient Or, le gouvernement britannique pas être utilisées sans que cela soit n’a jamais contesté cette interprédécelé à l’inspection suivante ». tation très particulière des clauses Ayant exercé une forte pression relatives au désarmement. Il a sur Trimble et son parti, le gouvertoujours apporté son soutien à nement britannique parvint à leur l’équipe dirigeante de Sinn Féin et faire admettre, sous ces conditions, a cherché – jusqu’à y parvenir en de travailler dans le même gouvermai 2000 – à faire accepter par nement que Sinn Féin. David Trimble une solution de compromis permettant l’entrée Au-delà de ce compromis, parfois de Sinn Féin au gouvernement sans présenté à tort comme une meaucune garantie de désarmement. Sociétal N° 31 1er trimestre 2001 37 REPÈRES ET TENDANCES En particulier, le gouvernement travailliste – enfreignant directement la lettre de l’accord – a poursuivi sa politique de libération des terroristes. Plus de 150 prisonniers de l’IRA ont ainsi été libérés, y compris des plastiqueurs de populations civiles et des assassins d’enfants. Tony Blair a poursuivi cette politique conciliante alors que l’IRA ne détruisait, en deux ans, ni un gramme de plastic ni un pistolet rouillé. Il n’a jamais semblé remarquer les provocations des ministres issus du Sinn Féin. Ainsi, Martin Mc Guinness, ministre de l’éducation dans le gouvernement de la province, reconnut publiquement qu’il connaissait l’identité des auteurs de l’attentat d’Omagh, le 15 août 1998 2 – mais que, par « solidarité républicaine », il ne pouvait les dénoncer ; il resta ministre. Enfin, ni Tony Blair ni ses ministres n’émirent aucune réserve lorsque l’IRA commença à enfreindre son propre cessez-lefeu. 2 Cet attentat, revendiqué par le groupe républicain dissident « l’IRA réelle », fut le plus meurtrier (30 morts) de l’histoire de la province depuis le début des « troubles » en 1969. 3 Killing Rage, Granta Books, 1998. Sociétal N° 31 1er trimestre 2001 38 NATIONALISMES fieuse et le sadisme pur et simple tions – libération des prisonniers, de ses anciens collègues. Gerry réduction de la présence policière Adams et Martin dans les quartiers réMc Guinness, dis- Le gouvernement publicains, participatraits, oublièrent de travailliste a intérêt tion au gouvernecondamner ce ment. Face à ce à céder au chantage meurtre. Quant à chantage, le gouverMo Mowlam, alors aussi longtemps que nement a intérêt à secrétaire d’Etat, elle cette lâcheté lui fera céder aussi longalla jusqu’à déclarer temps qu’il estime perdre moins de voix que les « attaques que cette lâcheté lui punitives » n’étaient qu’une nouvelle vague fera perdre moins de pas contraires au d’attentats voix qu’une nouvelle cessez-le-feu… vague d’attentats. L’accord du Vendredi Saint pourrait Dans le même temps, la libération ainsi s’analyser comme un échange des prisonniers a également où l’une des parties accorde à permis aux deux groupes paral’autre une augmentation de capital électoral en contrepartie d’une militaires protestants (l’UDA et immunité accrue dans la poursuite l’UVF) de reprendre la lutte armée d’activités criminelles. et les assassinats – presque exclusivement, là encore, au sein de leur La deuxième motivation de Tony propre communauté. Cependant, Blair est plus intéressante, parce leurs actions n’ont pas la même qu’elle semble traduire une portée que celles de l’IRA. En effet, conviction sincère. En multipliant ces deux groupes n’ont pas de les concessions, le Premier ministre représentation électorale signifisemblait réellement convaincu cative ; ils ne participent pas au qu’il modifierait le comportement gouvernement de la C e r t e s , a u c u n e Sinn Féin a le privilège province. Sinn Féin, de l’IRA/Sinn Féin. La confiance bombe revendiquée allait engendrer la confiance. Les au contraire, a le d’être le seul parti par elle n’a explosé ; concessions faites aux paramiliprivilège d’être, en c’est un groupe dissi- de gouvernement taires les conduiraient tout natuEurope occidentale, dent, l’« IRA réelle », de l’Europe occidentale rellement à en faire d’autres en le seul par ti de qui est désormais à retour. Les terroristes allaient se g o u ve r n e m e n t à à disposer officiellement l’origine des attentats reconvertir en notables et particidisposer officielleà l’encontre de la po- d’une armée privée peraient à un gouvernement dément d’une armée lice britannique et de mocratique, dans une Irlande du privée. la communauté protestante. Mais Nord pacifiée. l’IRA historique, présente au gouÉLECTORALISME vernement sous le nom de Sinn C’était oublier que le respect de la ET ANGÉLISME Féin, a continué, à un rythme inmajorité n’est pas universel et que changé, les agressions contre la omment expliquer l’attitude l’IRA/Sinn Féin, en particulier, a communauté catholique qu’elle du gouvernement britanmontré depuis longtemps le peu prétend défendre. Les éléments nique ? La première raison est de cas qu’elle en fait. Cette organicontestataires sont battus à coups d’ordre électoral. A l’échelle du sation, dans sa forme actuelle (dite de barres de fer ou reçoivent des Royaume-Uni, où la question « IRA provisoire » et « Sinn Féin balles dans les genoux, puis sont d’Irlande du Nord inspire avant provisoire »), est née d’une révotués en cas de récidive. Aucun des tout la lassitude et la peur, l’intérêt lution de palais en 1969 : l’équipe catholiques que l’IRA, depuis trente du gouvernement travailliste est dirigeante, qui cherchait préciséans, a interdits de territoire en de pouvoir afficher une réduction ment à s’éloigner de la lutte arIrlande du Nord ne semble y être de la violence. Dès lors, il est facile mée, fut renversée, et la nouvelle revenu. Le 29 janvier 1999, Eamon à l’IRA/Sinn Féin d’établir un chanéquipe, qui occupe actuellement tage permanent, en conservant ses Collins, un ancien membre de les premiers postes, réorienta le armes tout en acceptant de ne l’IRA, était assassiné à coups de mouvement vers l’action militaire pas les utiliser aussi longtemps que barre de fer. Il avait dénoncé, dans et le seul objectif d’une Irlande Londres soutiendra ses revendicaun livre courageux3, la dérive maunie. C IRLANDE DU NORD : LES LIMITES DE LA DÉMOCRATIE MÉDIATIQUE Or, cet objectif n’a aucune chance « l’occupant » britannique, sont d’aboutir par la voie démocratique progressivement devenues le dans une Irlande du Nord protescœur de métier de l’IRA, ce qui tante à 60 %, où l’attachement des interdit naturellement d’envisager Protestants à l’Union est proche un réel désarmement. Un cessezde 100 % et où existe, de plus, une le-feu durable, et même perpétuel, minorité significative de cathoest possible, parce qu’il exige seuliques unionistes. Dès le début, la lement de renoncer à l’unité de nouvelle IRA a donc l’Irlande. Un désarexplicitement rejeté Pour l’IRA, désarmer mement partiel est la démocratie qui entièrement signifierait envisageable : il faut l’empêchait d ’ a t moins d’armes pour renoncer au statut teindre ses fins. Jus« tenir » une soixanqu’au début des an- social que donne la taine de quartiers nées 1980, Sinn Féin possibilité de terroriser que pour mener une refusait notamment guerre de libération. tout un quartier, d’occuper les sièges Mais désarmer entiègagnés dans les élec- ainsi qu’aux revenus rement signifierait tions. Lorsqu’elle qui en découlent renoncer au statut changea de tactique social que donne la en 1981, elle dut se justifier auprès possibilité de terroriser tout un de ses sympathisants en rappelant quartier, ainsi qu’aux revenus qui son attachement prioritaire à en découlent. l’action armée. Il n’y a aucune raison de ne pas croire à la sincéCet anti-démocratisme de prinrité de déclarations aussi claires. cipe et cette dérive criminelle sont parfaitement connus et doD’autre part, l’IRA, créée au nom cumentés. Tony Blair en avait été de la protection de la minorité abondamment informé lorsqu’il a catholique, a très rapidement choisi, malgré tout, la politique de compris la richesse de sens du mot la confiance. Lui qui aime se « protection ». Dans les quartiers comparer à ses plus illustres précatholiques populaires, elle fait la décesseurs a ainsi suivi l’exemple police à la place des autorités brid’un autre Premier ministre : tanniques, prélève un impôt « récomme Neville Chamberlain face publicain » et contrôle le trafic de à Hitler, il connaissait les écrits et drogue. L’application de l’accord les déclarations de ses inter du Vendredi Saint lui a donné plus locuteurs. Comme Chamberlain, il de marge de manœuvre : en signe a refusé de les prendre au sérieux, d’apaisement, la police de la proimposant à une administration vince a pratiquement cessé de pasceptique sa vision optimiste de la trouiller les quartiers « tenus » par nature humaine et de ses propres l’IRA. pouvoirs de négociation. Comme Chamberlain faisant pression sur pour qu’il se montre moins Benes LA VRAIE NATURE intransigeant envers Hitler, Tony DE L’IRA Blair, quand il a vu qu’aucune es activités, qui pouvaient au concession ne répondrait aux début paraître secondaires siennes, s’est retourné contre ses par rapport à la lutte armée contre propres alliés : depuis deux ans, il ∨ C n’a cessé de faire pression sur les unionistes de David Trimble pour qu’ils acceptent que Sinn Féin entre au gouvernement sans désarmer. Il a fini par y parvenir. Mais face à ce nouveau Chamberlain, il n’y a pas de nouveau Churchill. Les responsables politiques britanniques, las de la question d’Irlande du Nord, semblent parfois regretter que la démocratie interdise d’abandonner un territoire qui affirme sans relâche, depuis trois siècles, son attachement à la couronne. Même en Irlande du Nord, le désir de paix et, parfois, la peur physique poussent les responsables politiques à chercher un compromis avec l’un des derniers mouvements politiques d’Europe dont le pouvoir repose sur une armée privée. Le pasteur Paisley, seul responsable politique à refuser tout compromis, réduit sérieusement son audience par ses excès de langage et sa rhétorique religieuse poussiéreuse. UN EXEMPLE INQUIÉTANT F aute d’opposition, il est probable que la stratégie commune du gouvernement travailliste et de Sinn Féin sera un succès pour l’un et l’autre. Tony Blair peut se prévaloir d’une réduction du niveau de la violence. Quant à l’IRA, elle a obtenu la quasi-disparition de la présence policière dans les quartiers qu’elle maîtrise, la libération de ses prisonniers et le droit de conserver l’accès à tout ou partie de ses armes. Cette conjonction d’intérêts entre la logique électorale et la logique criminelle représente un exemple inquiétant, dont on ne peut qu’espérer qu’il ne fera pas trop d’émules dans d’autres démocraties. l Sociétal N° 31 1er trimestre 2001 39