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LA REVUE NOUVELLE
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Le cercle vicieux
du processus de paix
L'Accord de Belfast intervenu en avril 1998 ouvrait la voie à une
solution négociée de la guerre civile très meurtrière qui, depuis
trente ans, oppose les catholiques et les protestants. Les catholiques républicains et nationalistes (représentés essentiellement
par le Sinn Féin - I.R.A. et le Social Democratic and Labour Party
- S.D.L.P.) prônent le rattachement de l'Irlande du Nord à la
République d'Irlande du Sud. Pour leur part, les partis protestants
unionistes et loyalistes (l'Ulster Unionist Party - U.U.P. et le
Democratic Unionist Party - D.U.P.) sont favorables au maintien de
l'Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni. La situation est d'autant plus complexe que chaque camp se divise entre fondamentalistes, d'une part, qui campent sur des positions dures accusant les
négociateurs du Belfast Agreement d'avoir renié leurs principes et,
d'autre part, réalistes pour qui une solution pacifique passe nécessairement par des compromis. Les révélations récentes sur l'histoire des négociations de paix montrent qu'en réalité chaque camp
a toujours gardé deux fers au feu, négociant en coulisses tout en
pratiquant l'escalade terroriste. L’existence de « ruses politiques »
a accru la méfiance de la population envers le monde politique et
miné le soutien au processus de paix. L'Accord de Belfast instaurait, entre autres, un gouvernement partagé entre les deux communautés qui, depuis sa mise sur pied, a connu une série de crises.
Dernière en date, la quatrième suspension des institutions semiautonomes par Londres le 14 octobre dernier.
PAR PAUL DIXON
se déroulent en coulisses. Et il est
devenu de plus en plus difficile pour
l’opinion de décider si ce qu’elle voit
est illusion ou réalité. Cela a pour
effet d’accroitre le cynisme du
public et d’affaiblir son soutien au
processus de paix.
La suspicion concernant le processus de paix va croissant : sa véritable
histoire ne serait pas la pantomime
familière du conflit qui est jouée sur
la scène principale du théâtre politique, mais relèverait plutôt d’un
scénario et d’une chorégraphie qui
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Les fondamentalistes affirment que
les mensonges et la manipulation
ne sont jamais justifiés en politique.
Pourtant, ce sont bien les fondamentalistes, républicains et loyalistes, qui ont fait avancer le processus de paix dans ces jeux de miroirs
et derrière ces écrans de fumée. Ian
Paisley et le D.U.P. ont attaqué
David Trimble (président du U.U.P.1)
en le décrivant comme un vendeur
de voitures d’occasion dont ni les
promesses ni les garanties ne sont
fiables. Ils affirment qu’il s’est
« compromis avec le terrorisme » et
qu’il a trompé les unionistes.
COMMENT FAIRE LA PAIX
SANS PERDRE LA FACE ?
De la même manière, les républicains dissidents critiquent le leadership du Sinn Fein - I.R.A pour la
manière dont il a menti au mouvement républicain et l’a manipulé
durant le « processus de paix ». Ils
pointent du doigt le renversement
des positions traditionnelles républicaines au retour de Stormont
(siège du gouvernement), l’acceptation de l’accord et de la mise hors
d’usage des armes. Les dissidents
attendent de l’I.R.A. qu’elle se saborde et appelle le leadership à être
honnête par rapport à sa défaite.
L’ouvrage d’Ed Moloney, Secret
History of the I.R.A., suggère que le
gouvernement britannique et certaines figures importantes du mouvement républicain ont esquissé
quelques pas de danse vers le processus de paix dès le milieu des
années quatre-vingt, alors que le
conflit était dans une impasse. La
lutte de l’I.R.A. pour obliger l’armée
britannique à se retirer du Nord
devenait en effet futile si elle débouchait sur le chaos et la guerre civile
avec l’unionisme. Le problème pour
Gerry Adams, président du Sinn
Féin, était qu’il avait besoin de présenter un mouvement républicain
uni dans le processus de paix, ce qui
lui permettait aussi d’éviter les divisions qui auraient pu déboucher sur
une guerre civile fratricide.
La question clé du processus de paix
nord-irlandais est : comment faire
pour persuader les nationalistes et
les unionistes de trouver un accord
qui ne correspondra pas à leurs
attentes antérieures. La violence des
« troubles » et la rhétorique de la
guerre de propagande ont polarisé
l’opinion en Irlande du Nord. Les
républicains s’attendaient à ce que
leur jour vienne, cependant que les
unionistes « diabolisaient » leurs
ennemis républicains et parfois
nationalistes.
Les réalistes argumentent que la
politique est un sale business et
qu’il est parfois nécessaire de faire le
mal (mentir et manipuler) afin de
faire le bien (atteindre un accord).
La « chorégraphie » qu’est devenue
le processus de paix nord-irlandais
est ainsi, selon eux, inévitable, et
relève d’un usage légitime des compétences politiques.
1
Le gouvernement britannique avait
les preuves qu’une fraction du Sinn
Féin commençait à chercher un
moyen de sortir de la violence. Afin
d’augmenter la capacité du leader-
Democratic Unionist Party (D.U.P.) et Ulster Unionist Party (U.U.P.), deux partis protestants. Pour une présentation des partis politiques, voir « Les partis politiques et les
groupes paramilitaires », de David D’Hondt, La Revue nouvelle, dossier « Irlande, au-delà
du conflit », n° 5, mai 2002.
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des années quatre-vingt. « En coulisses », ces ennemis ont commencé
à coopérer afin de maintenir le
conflit à un niveau d’intensité raisonnable. Patrick Mayhew, secrétaire d’État britannique à l’Irlande du
Nord, confia un jour, en privé, que
les Britanniques devaient aider
Adams à rallier les plus « durs » du
mouvement républicain à sa cause.
Car, en cas d’échec, il aurait bien pu
être remplacé « par quelqu’un de
bien plus dur ».
ship du Sinn Féin à amener un
mouvement républicain uni vers
une stratégie non armée, les Britanniques devaient lui offrir un moyen
« honorable » de sortir du conflit.
Pour le leadership du Sinn Féin, il
était important de présenter sa participation à un processus politique à
partir d’une position de force plutôt
que de faiblesse. Le leadership du
Sinn Féin avait besoin d’un scénario
qui démontrerait aux activistes et
sympathisants républicains que le
front pan-nationaliste et le combat
non armé étaient des moyens plus
efficaces que la lutte armée dans la
recherche d’une unité irlandaise.
David Trimble a dû, lui aussi, faire
face à de sérieux problèmes en tentant de persuader les unionistes de
soutenir l’Accord de Belfast (Belfast
Agreement). Les négociations vers
l’accord avaient, en effet, inévitablement entrainé un changement des
positions de l’U.U.P., le rendant ainsi
vulnérable aux attaques des fondamentalistes l’accusant de trahison.
Mais le leadership du Sinn Féin
pouvait difficilement imposer cette
nouvelle stratégie à l’ensemble du
mouvement sans apparaitre comme
en train de « vendre » le républicanisme traditionnel, et cela explique
les contradictions et les glissements
qui sont apparus dans la rhétorique
républicaine. Des appels formels à la
modération étaient accompagnés
d’une escalade de la violence de
l’I.R.A. et d’une réaffirmation de
positions fondamentalistes.
Le D.U.P., quant à lui, se définit luimême comme le parti des « honnêtes hommes d’Ulster », un parti
au franc-parler et qui a des principes. Mais, derrière cette rhétorique fondamentaliste, on retrouve
le même réalisme calculateur. Les
leaders du D.U.P. condamnent le
terrorisme mais ils ont été associés
à des paramilitaires loyalistes ; ils
refusent de s’assoir à la table du
gouvernement avec le Sinn Féin
mais occupent leurs postes ministériels. Ce parti donne maintenant à
entendre qu’il pourra peut-être
« faire des affaires » avec le Sinn
Féin, s’ils émergent tous deux des
élections comme principaux partis
de leur bloc communautaire. Mais
l’arriéré de rhétorique fondamentaliste du parti fera qu’il sera très difficile, même pour Ian Paisley, de
« vendre » à ses rangs un tel accord
avec le Sinn Féin.
Selon John Major, ancien Premier
ministre britannique : « Le leadership de l’I.R.A. avait sa propre logique, perverse. Pour eux, une offre de
paix devait être accompagnée de
violence afin de montrer à leurs
militants qu’ils n’étaient pas en
train de se rendre. »
SUR SCÈNE
ET DANS LES COULISSES
« Sur le devant de la scène », le leadership républicain et le gouvernement britannique ont combattu la
guerre de propagande, tout en
intensifiant la vraie guerre à la fin
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cord de Belfast, a-t-il déclaré, porte
« sur l’égalité et la justice, pour la
paix ». Le temps des négociations
timides et des « gestes symboliques » est révolu : « Il est temps de
conclure en posant des actes. » Plus
de « chorégraphie », donc : « Le
moment critique, c’est le moment
critique. Il n’y a plus de voies parallèles. Nous sommes finalement arrivés au carrefour. »
CONFLIT ET COMPROMIS
S’il n’y avait pas de conflits, il n’y
aurait pas besoin de politique. Mais
un conflit (pas nécessairement violent) est endémique et le rôle vital de
la politique et des hommes politiques est de gérer les compromis, les
errances et les nécessaires ambigüités, pour que des gens qui ont
bien souvent des opinions tranchées
puissent vivre ensemble, en paix.
Mais, ici, une partie des ruses politiques utilisées dans la gestion concrète du processus de paix a été dévoilée, ce qui a entrainé un cynisme
grandissant et une méfiance croissante envers la politique et les hommes politiques. Ce qui est dangereux
pour la démocratie et engendre des
difficultés dans le développement
même du processus de paix. L’heure
est venue de dire la vérité.
Paul Dixon
Paul Dixon est l’auteur de Northern
Ireland : The Politics of War and Peace,
Palgrave, 2001. Cet article est extrait de
« Political Skills or Lying and Manipulation ? The Choreography of the
Northern Ireland Peace Process », Political Studies, vol. 50, no 4, septembre 2002.
Lire également « L’I.R.A., victoire,
défaite ou match nul ? », La Revue nouvelle, op. cit.
Dans l’un de ses discours, Tony Blair
semble reconnaitre ce point. L’ac-
Traduit de l’anglais par David D’Hondt.
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