Le langage verbal des jeunes des cités
Transcription
Le langage verbal des jeunes des cités
Sociologie Le langage verbal des jeunes des cités Jean-David HADDAD, professeur agrégé de SES au lycée Jean-Moulin de Torcy Le langage verbal des jeunes des cités est-il l’expression d’une sous-culture ou d’une contre-culture ? Telle est la question que l’on peut se poser lorsque l’on enseigne les SES en banlieue et que l’on entend parler nos chers élèves. Ce thème peut, de plus, constituer une illustration du chapitre relatif à la culture, abordé en première ES. Q ue l’on retienne une définition sociologique ou anthropologique de la culture, force est de constater que le langage en est l’un des éléments. Les cités, qui sont principalement localisées dans les banlieues populaires des grandes villes, sont souvent le théâtre de la production de normes culturelles spécifiques, parmi lesquelles un langage particulier qui se développe chez les jeunes et se trouve en constante évolution. Si ce langage était l’expression d’une sous-culture, cela signifierait qu’il partagerait les traits essentiels du langage véhiculé par la culture dominante. Cela signifierait aussi qu’il pourrait y avoir, parfois, une appropriation réciproque de certains termes. Par contre, s’il était l’expression d’une contre-culture, cela se traduirait par une volonté d’autonomie langagière de la part des jeunes des cités ainsi que par la symbolique d’une contestation permanente à travers leur langage et son évolution. En fait, lorsque l’on analyse les fondements puis l’évolution du langage des jeunes des cités, tout laisse penser que certains jeunes cherchent à exprimer une contre-culture, même si la société préfère y voir une sous-culture. HOMOGÉNÉITÉ OU HÉTÉROGÉNÉITÉ DU LANGAGE ? Bien que les jeunes de chaque cité communiquent avec des termes et expressions spécifiques, il y a tout de même un socle commun au langage parlé ici ou là. Homogénéité Il suffit d’entendre des conversations entre individus ou « bandes » pour constater que le langage utilisé est orné de verlan ainsi que de mots ou expressions argotiques (« baltringue», « barbouze »). Les mots d’argot sont souvent eux-mêmes « verlanisés ». L’emploi du verlan est une règle générale. Ainsi les dialogues entre jeunes, et même ceux avec un représentant de la société environnante (enseignant, policier, etc.) sont émaillés de mots tels que « oim », « oit », « keum », « keuf », « meuf », «relou», «chelou», etc. Lorsque l’on fait partie du milieu social évoqué ici, on ne dira pas, le plus souvent, qu’un homme porte une barbe mais une « beubar ». On ne parlera pas de ses cheveux mais de ses « veuches ». On n’appartiendra pas à une bande mais à une « deuban ». L’emploi du verlan peut ici être analysé comme une volonté d’inverser les normes culturelles, tout comme le fait de porter sa casquette et son pantalon de survêtement à l’envers. Cela est d’autant plus vrai que les mots d’argot employés sont presque tous « verlanisés » (« dèpe », « tepu », etc.). La volonté d’exprimer une contre-culture apparaît dès lors. En effet, l’argot traduit une sous-culture populaire. En «verlanisant» cet argot, les jeunes des cités manifestent la volonté d’inverser les normes culturelles populaires de la même façon qu’ils inversent les normes culturelles en général. Mais il n’y a pas que le verlan qui fait la spécificité du langage des jeunes des cités. De nombreuses expressions habillent ce langage, lui donnant une connotation violente. Ainsi « c’est d’la balle ! » signifie « c’est super ! ». Il suffit de demander pourquoi l’emploi de cette expression pour s’entendre répondre qu’une allusion est faite à la balle d’un révolver. « C’est d’la balle ! » veut donc dire que c’est aussi percutant qu’une balle tirée par une arme à feu. Cette sublimation de la violence à travers le langage exprime là encore une volonté de contrer la culture dominante qui, elle, récuse la vioDEES 111 / MARS 1998 . 53 lence et la réprimande.À ce stade, il est donc possible de poser l’hypothèse d’une contre-culture. Hétérogénéité Bien que le verlan, l’argot et les expressions sublimant la violence constituent une sorte de support au langage dont il est ici question, on remarque que, d’une cité à l’autre, des différences existent : – certains mots de verlan sont tronqués ici et pas là. Par exemple, les jeunes de certaines cités diront « ma reumé» alors que ceux d’une cité voisine diront « ma reum » (pour dire « ma mère »). La prononciation varie également. Cela permet à ces jeunes de s’identifier entre eux ; – les expressions peuvent être « verlanisées » de différentes façons. C’est ainsi que, pour dire «comme ça», les jeunes des cités du nord de la SeineSaint-Denis diront « comme aç » ou « ça comme » tandis que ceux des cités de Vitry-Sur-Seine diront « aç meuk ». Dans ce dernier cas, tout est inversé : les syllabes et l’ordre des mots ; – les expressions sublimant la violence sont spécifiques à telle ou telle cité. L’expression « c’est d’la balle » mentionnée plus haut est propre à certaines cités de la région parisienne. D’autres diront «c’est d’la boucherie» pour exprimer strictement la même idée. Il y a donc une différenciation géographique qui permet aux jeunes de se reconnaître. Plusieurs souscultures langagières co-existent donc. Interprétation théorique D’un point de vue plus théorique, il est possible d’interpréter ces phénomènes à l’aide de la théorie de Karl Mannheim. Ce langage est en effet spécifique aux jeunes, dont les parents ne parlent pas plus le verlan que le « veule » (variante du verlan). Il est donc celui d’une génération, même si le verlan 54 . DEES 111 / MARS 1998 existe depuis très longtemps. Il est aussi celui de la crise puisque ces jeunes ont été socialisés en période de crise (rappelons que les taux de chômage sont très élevés dans les banlieues, allant jusqu’à dépasser 50 % dans certains quartiers). Force est de constater aussi que ces jeunes sont socialisés à l’époque de la médiatisation. La violence qu’ils peuvent voir à la télévision n’est pas sans incidence sur leur langage, eux qui passent énormément de temps à regarder les émissions télévisées. Il est donc possible de considérer la crise et la violence ambiante comme étant les événements fondateurs d’une génération, au sens de Mannheim. Ces événements fondent plus une génération dans les cités que dans les quartiers huppés, puisque les jeunes y sont beaucoup plus exposés dans leur quotidienneté. Cela cristallise donc les représentations des jeunes et il se crée, comme le prétend Mannheim, des unités de génération. Les différences de langage peuvent alors être considérées comme l’expression du fait qu’il existe différentes unités d’une même génération, chacune des unités cherchant à faire émerger ses propres normes culturelles. Ici, il s’agit de normes langagières. DYNAMIQUE DU LANGAGE Le langage dont il est ici question est loin d’être figé. Au contraire, il évolue. Mais cette évolution est liée à celle du langage véhiculé par la culture dominante. En effet, de plus en plus de mots en verlan sont utilisés par les jeunes, de quelque milieu social qu’ils soient. Des expressions comme « c’est ma meuf » ou « voilà les keufs » sont légion, y compris, parfois, dans les publicités et surtout dans les caricatures (Les Guignols de l’info, par exemple). Ces mots et expressions, utilisés aujourd’hui par les jeunes des cités et diffusés dans la société, étaient, hier, utilisés par les loubards, comme cela apparaît dans l’article de G. Mauger et C.-F. Poliak, « Les loubards » (Actes de la recherche en sciences sociales, novembre 1983). Il faut noter cependant que le langage des jeunes des cités apparaît comme étant plus étoffé et plus différencié que celui des loubards. La diffusion dans la société de ce type de langage peut laisser croire qu’il y a une volonté d’appropriation par la culture dominante d’un langage parlé par une minorité. Cette volonté d’appropriation témoigne du fait que la culture dominante cherche à voir l’expression d’une sous-culture dans le langage parlé par les jeunes des cités (et dans son «ancêtre», celui parlé par les loubards). Cela se confirme lorsque l’on s’aperçoit que des « dictionnaires du verlan » sont publiés, tout comme l’ont été (et le sont toujours) des dictionnaires de l’argot. Mais les jeunes concernés semblent avoir une autre vision des choses. Effectivement, lorsqu’ils constatent, de façon collective et inconsciente, que « leur » langage est parlé par d’autres, de nouvelles normes langagières émergent et, ainsi, le langage évolue. C’est pour cela qu’aujourd’hui très peu d’entre eux disent « une meuf », ce mot étant quasiment devenu « normal ». Le mot en question a donc, a son tour, été mis en verlan et le nouveau mot employé est une « feum ». On assiste donc à un phénomène de « verlanisation du verlan », emblématique d’une volonté de préservation langagière. Ce refus de voir son langage connu de la culture dominante peut laisser penser que les jeunes des cités cherchent à fabriquer une contre-culture. C’est ainsi qu’à la fin d’un contrôle dans une classe de seconde, alors qu’un enseignant avait dit à ses élèves « mettez vos copies al » (au lieu de dire «mettez vos copies là»), ces derniers ont été insatisfaits, disant « l’prof, y’s prend pour une caillera »… Seuls quelques élèves furent satisfaits : il s’agissait de bons élèves ! LANGAGE ET INTÉGRATION Il s’impose de préciser que le langage dont il est question dans cet article n’est pas parlé par tous les jeunes des cités mais seulement pas certains d’entre eux qui sont en général ceux qui arrêtent très tôt les études ou se trouvent en échec scolaire. Les jeunes qui cherchent à s’intégrer à la société, à adopter les normes de la culture dominante et donc admettent la méritocratie (et non la délinquance) comme moyen d’ascension sociale, parlent en général assez peu le langage dont il a été question ici. Et lorsqu’ils le parlent, ils ne refusent pas l’appropriation que la culture dominante peut en faire. Au contraire, ils essayent de voir une complémentarité entre les langages. Cela montre que ces jeunes perçoivent ce langage comme l’expression d’une sous-culture. Ils sont donc en accord avec la perception que la société veut avoir de ce langage. Par contre, les jeunes qui ont des problèmes avec la justice et / ou rejettent le système scolaire et la société dans son ensemble cherchent à préserver « leur » langage, quitte à le faire évoluer dès lors qu’il est parlé ailleurs qu’à l’intérieur de leur cadre de vie. Ce sont eux qui veulent faire de ce langage l’expression d’une contreculture. Sous-culture d’un côté, contre-culture de l’autre, il semblerait finalement que tout soit une question d’intégration au sens durkheimien du terme. Les individus intégrés, c’est-àdire ayant intériorisé les normes et les valeurs dominantes, voient dans le langage des jeunes des cités l’expression d’une sous-culture (surtout s’ils le parlent parfois). Par contre, ceux qui parlent ce langage tout en refusant d’intérioriser les normes et valeurs dominantes prétextent d’une contre-culture. Une enquête réalisée en mars 1997 auprès des élèves de première ES du lycée Le-Corbusier d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) permet d’aboutir aux mêmes conclusions. Cette enquête a été réalisée une fois que les élèves avaient assimilé les notions de sous-culture et de contre-culture. Il apparaissait que vingt des vingt-deux élèves interrogés prétendaient parler plus ou moins le langage dont il est question, défini par les trois caractéristiques suivantes : – utilisation massive du verlan (y compris de mots en verlan à leur tour verlanisés) ; – utilisation de mots d’argot ; – utilisation d’expression sublimant la violence. Parmi les vingt élèves (ayant entre 16 et 20 ans), douze prétendaient que ce langage exprime une sous-culture. Ces douze élèves ont tous pour ambition d’obtenir le baccalauréat et de se diriger vers des études supérieures. Neuf d’entre eux prétendaient parler ce langage « assez rarement » ou « rarement ». Parmi les huit élèves prétendant que ce langage exprimait une contre-culture, six se trouvaient en situation d’échec scolaire (quatre ont été réorientés à la fin de l’année scolaire, suite à une demande formulée par eux-mêmes, le passage en terminale étant de droit). Un des huit élèves a par ailleurs abandonné les études au mois de mai. Il s’agissait de celui (le seul) qui prétendait parler ce langage très souvent (voir l’annexe, page suivante). CONCLUSION Ce sont donc ceux qui ne se perçoivent pas intégrés ou rejettent la société qui, généralement, font tout ce qu’ils peuvent pour que le langage qu’ils parlent soit l’expression d’une contre-culture. Ce sont eux qui transforment les mots dès lors que ceux-ci se trouvent appropriés par la culture dominante. En revanche, les individus désirant s’intégrer à la société parlent moins ce langage et, de toute façon, ils le perçoivent comme exprimant une sous-culture (au même titre qu’un patois par exemple). Quant à la société dans son ensemble, elle cherche à travers le discours de ses représentants, et par l’intermédiaire de ses médias, à ce que ces jeunes s’intègrent. Pour cela, tout est fait afin que l’image d’une sousculture soit véhiculée (à quand les cours de verlan, les romans en verlan ?). Enfin, on peut présumer que ceux qui refusent d’intégrer ces jeunes chercheront à diffuser l’idée selon laquelle les jeunes des cités produisent une contre-culture et ne sont donc pas en mesure de s’intégrer. DEES 111 / MARS 1998 . 55 Annexe Questionnaire soumis aux élèves Nous définirons le langage des jeunes des cités par les trois éléments suivants : – utilisation massive du verlan ; – utilisation de mots d’argot ; – utilisation d’expressions sublimant la violence. 1. Habitez-vous dans une cité (au sens large du terme) ? ❑ Oui (19 réponses) ❑ Non (3 réponses) 2. Parlez-vous le langage dont il est question ici ? ❑ Oui, très souvent (1 réponse) ❑ Oui, souvent (3 réponses) ❑ Oui, parfois (6 réponses) ❑ Oui, mais assez rarement (5 réponses) ❑ Oui, mais rarement (5 réponses) ❑ Non, jamais (2 réponses) 3. Ce langage est-il, selon vous, l’expression d’une sous-culture ou d’une contre-culture ? (Vous devez absolument choisir une réponse.) ❑ Sous-culture (12 réponses) ❑ Contre-culture (8 réponses) Croisement des réponses aux questions 2 et 3 Question 3 Très souvent Souvent Parfois Assez rarement Rarement Jamais Total Sous-culture 0 1 3 4 5 1 13 (12 + 1) Contre-culture 1 3 2 1 0 1 9 (8 + 1) Total 1 4 5 5 5 2 22 (20 + 2) Question 2 Réponse à la question 2 selon la situation scolaire Seuls les vingt élèves parlant le langage en question sont concernés ici. Situation scolaire Échec Équivoque Sous-culture 1* 6 5 12 Contre-culture 6 2 0 8 Question 2 * L’élève en question est en situation d’échec mais a l’intention de redoubler et réussir. 56 . DEES 111 / MARS 1998 Réussite Total