1 La lutte des classes selon Marx. Florian Gulli, 25 mai 2013. La

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1 La lutte des classes selon Marx. Florian Gulli, 25 mai 2013. La
La lutte des classes selon Marx.
Florian Gulli, 25 mai 2013.
La lutte des classes est une grille d'analyse de la réalité historique. Marx n'a pas
inventé cette grille d'analyse1. Il la reprend aux historiens libéraux français qui, un peu avant
lui, décrivaient l'histoire de France comme une longue lutte entre deux groupes sociaux,
l'aristocratie et la bourgeoise, lutte de classe culminant dans la révolution française. Marx
va se réapproprier l'idée pour en faire la clef de lecture des sociétés modernes. Autrement
dit, la lutte des classes ne s'est pas terminée avec la mort du Roi. Marx écrit au début du
Manifeste : « La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale,
n'a pas aboli les antagonismes de classes Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes,
de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois ».
I. Critiques de l'idée de lutte des classes.
Cahuzac face à Mélenchon sur France 2 le 8 janvier 2013: « La lutte des classes, au
fond, ça résume notre réelle divergence. Vous, vous y croyez toujours et moi je n’y ai jamais
cru.». Deux remarques.
Le discours de classes serait sans objet, d'un discours du passé, périmé par l'histoire.
La lutte des classes serait une illusion, une illusion infantile. « Vous y croyez toujours, comme
on croit au père Noël ; quant à moi, j'ai grandis, j'en suis revenu ».
Il y a une vérité dans ce que dit Cahuzac : « ça résume notre réelle divergence ».
C'est la « divergence » fondamentale, celle qui trace une ligne de partage entre les discours
politiques. Il y a ceux qui croient à la lutte des classes et ceux qui n'y croient pas. Cette
ligne de partage, depuis 1983 en France, traverse évidemment la gauche elle-même.
Imaginons ce que Cahuzac reprocherait à l'idée de lutte de classes. Il y a 6 possibilités.
1. « Les classes sociales, ça n'existe pas! ».
A. Les classes sociales disparaissent lentement au profit d'une immense classe
moyenne.
Un argument qui naît à la fin des années 1950. A côté de cette immense classe
Lettre à Weydemeyer, 5 mars 1852 : « Ce n'est pas à moi que revient le mérite d'avoir découvert l'existence
des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu'elles s'y livrent. Des historiens bourgeois
avaient exposé bien avant moi l'évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois
en avaient décrit l'anatomie économique ».
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moyenne coexisteraient, désormais, un microscopique prolétariat et une microscopique
bourgeoisie. Les inégalités se résorberaient progressivement et il y aurait de plus en plus de
mobilité sociale.
B. La disparition de la conscience de classe.
Il n'y aurait plus de classe parce que la conscience de classe aurait disparue. Plus de
conscience de classe donc plus de classe sociale. Au fondement de la classe, il y aurait la
conscience.
2. « D'accord, il y a des classes, mais elles ne sont pas en lutte ».
A. Les intérêts des différentes classes sociales sont convergents.
On connaît la fameuse formule du socialiste allemand Helmut Schmidt : « Les profits
d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après demain ». C'est ce
que les libéraux appellent la « théorie du ruissellement ». On propose alors tout un nouveau
langage : partenaires sociaux, négociations, etc.
Donc il n'y aurait pas naturellement de lutte des classes. La lutte des classes serait
un produit du discours sur la lutte des classes. On retrouve cette idée chez les sociauxlibéraux aujourd'hui. On accuse alors ceux qui parlent de lutte de classe d'attiser la haine
entre les classes. Bernard Kouchner s'écriait sur Arte, le 17 décembre 2005 : « La lutte des
classes, on n'en veut plus! »2. Une société est un ordre harmonieux, la lutte des classes
n'existe pas naturellement ; ce sont les communistes qui la crée en en parlant et diffusant
ces thèses dans les classes populaires.
B. Il y a bien des rivalités économiques entre les classes sociales, mais pas de lutte
pour le pouvoir politique.
Les conflits d'intérêts sont seulement économiques, par conséquent, ils se règlent
dans la sphère économique, sans que l'État ne dise son mot. La négociation étant alors le
moyen civilisée de régler les différents.
3. « Il y a bien des classes et même une lutte des classes, mais ce n'est pas
celle que vous croyez ! ».
On accepte du marxisme l'idée de classe sociale et même l'idée de lutte de classe,
mais on lui donne un sens différent. Voilà ce qu'écrit l'économiste néolibéral Hans-Hermann
Cité par Yvon Quiniou, Karl Marx, Le cavalier bleu, p. 67.
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Hoppe3: « Les libertariens doivent développer une conscience de classe marquée, non pas
dans le sens marxiste du terme, mais dans le sens de reconnaître qu’il existe une nette
distinction entre ceux qui paient les impôts (les exploités) et ceux qui les consomment (les
exploiteurs) ». Il y a donc bien une lutte des classes mais elle oppose ceux qui travaillent,
ceux qui produisent de richesses, en premier lieu les patrons, aux assistés-exploiteurs qui
profitent sans rien faire du travail des autres. Les assistés peuvent être: les chômeurs, les
bénéficiaires de minima sociaux, les fonctionnaires, les immigrés. Il faut s'attendre à ce que
Marine Le Pen reprenne le vocabulaire marxiste en dénonçant l'exploitation des travailleurs
français par les immigrés.
II. La lutte des classes selon Marx.
« Selon Marx » veut dire 1) que Marx est une référence incontournable, un classique
et 2) qu'il s'agit d'une interprétation, donc toujours discutable sous certains aspects (la
question n'est pas : cette grille de lecture est-elle parfaite ? Mais est-elle la plus
intéressante ?). On peut retenir 3 questions : qu'est-ce qu'une classe ? Qu'est-ce que la
lutte ? Qu'elle est la finalité de la lutte ?
1) Qu'est-ce qu'une classe sociale pour Marx ? Il appelle « classe » un ensemble
d'individus qui occupent une même place dans la sphère de la production
économique. Ça n'exclut pas d'autres dimensions mais Marx essaie d'identifier l'élément
essentiel, à savoir la place que l'on occupe dans la production. La question déterminante est
donc : a-t-on la propriété ou non des moyens de productions ? La situation est simple. Il y
a deux classes; la classe de ceux qui possèdent les moyens de production (la bourgeoisie),
la classe de ceux qui ne possèdent pas les moyens de production (le prolétariat).
Le critère retenu pour la définition n'est pas évident. Le critère habituel pour définir
les classes, celui que nous utilisons spontanément, celui que les sociologues utilisent, c'est
celui du « revenus ». Mon niveau de revenu détermine mon appartenance de classe. Marx
considère que c'est s'en tenir aux apparences que de s'en tenir à la question du revenus.
« Le grossier bon sens transforme la distinction des classes en « ampleur du porte-
monnaie ». La mesure du porte monnaie est une différence purement qualitative, par quoi
Sur le site Wikiberal, article « Lutte de classe ».
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on peut toujours lancer l'un contre l'autre deux individus de la même classe »4. Le vrai
critère, pour Marx, est la propriété privée des moyens de production. Si bien d'ailleurs que
la suppression de cette propriété définit tout le programme communiste5. Alors pourquoi ce
critère et pas celui des revenus ? Parce que selon Marx, une société est toujours un rapport
entre dominants et dominés. Décrire une société, ce n'est donc pas d'abord décrire des
individus, mais des relations entre eux, comprendre comment le uns dominent les autres.
Tant qu'on en reste à la question du revenu, rien n'est dit du rapport entre les individus. La
source de la domination, c'est pour Marx, la propriété privée des moyens de production.
Pourquoi ? Il faut comprendre la propriété comme une puissance sociale réelle et non
pas seulement comme un titre juridique. Le propriétaire des moyens de production a une
force dont ne dispose aucun de ceux qui vendent leur force de travail.
a) Il contrôle l'accès des producteurs aux moyens de production. Ce qui lui
donne un pouvoir immense sur leur vie, puisqu'il décide qui travaille et qui ne travaille pas.
Bien sûr le droit du travail va considérablement limiter ce pouvoir-là. Mais ce droit n'est pas
secrété par le capitalisme lui-même. Il lui est imposé par ses adversaires.
b) Il détermine la finalité de la production. Pouvoir qui a des conséquences sur
le destin de populations entières. Rosa Luxemburg prend l'exemple de l'invention et de la
production de machines à tisser6. Elle insiste sur les effets imprévisibles de la production.
Déterminer la finalité de la production est un pouvoir tellement immense qu'il échappe
largement au capitaliste lui-même.
« En 1768, Cartwright construit à Nottingham, en Angleterre, les premières filatures mécaniques de
coton; en 1785, il invente le métier à tisser mécanique. La première conséquence en est, en Angleterre,
la disparition du tissage à la main et l'extension rapide de la fabrication mécanique. Au début du XIX°
siècle, il y avait en Angleterre, d'après une estimation d'époque, environ un demi-million d'artisans
tisserands; ils sont maintenant en voie d'extinction, et vers 1860 il n'y avait plus dans tout le RoyaumeUni que quelques milliers d'artisans tisserands; en revanche, un demi-million d'ouvriers d'usine se
trouvaient embauchés dans l'industrie du coton. En 1863, le président du conseil, Gladstone, parle à la
Chambre d'un “ enivrant accroissement de richesse et de puissance ” qui s'est déversé sur la bourgeoisie
anglaise, sans que la classe ouvrière y ait la moindre part.
L'industrie cotonnière anglaise fait venir ses matières premières d'Amérique du Nord. Le
développement des usines dans le Lancashire a fait naître de gigantesques plantations de coton dans
le sud des États-Unis. On a fait venir des Noirs d’Afrique, main-d'œuvre bon marché pour un travail
meurtrier dans les plantations de coton, de canne à sucre, de riz et de tabac. En Afrique, le commerce
Marx cité par Georges Gurvitch, Études sur les classes sociales, Gonthier, page 32.
Résumé dans la lettre de Engels à Marx du 23 octobre 1846.
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Rosa Luxemburg, Introduction à l'économie politique, I-4. Disponible sur le site www.marxists.org
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des esclaves prend une extension sans précédent, des peuplades entières sont pourchassées à l'intérieur
du “ continent noir ”, vendues par leurs chefs, transportées par terre et par mer sur d'énormes distances
pour être vendues en Amérique. On assiste à une véritable “ migration des peuples ” noirs. A la fin du
XVIII° siècle, il n'y avait que 697 000 Noirs en Amérique; en 1861, il y en avait quatre millions.
L'extension colossale de la traite des Noirs et du travail des esclaves au Sud de l'Union provoqua une
croisade des États du Nord contre cette atteinte abominable aux principes chrétiens. En effet, l'arrivée
massive de capitaux anglais dans les années 1825-1860 avait suscité au nord des États-Unis une grande
activité, tant dans la construction de chemins de fer que dans la création d'une industrie moderne, et
par là même d'une bourgeoisie, adepte convaincue d'une forme plus moderne de l'exploitation :
l'esclavage salarial capitaliste. Les affaires fabuleuses des planteurs du Sud dont les esclaves, en six ou
sept ans mouraient à la tâche, suscitèrent, de la part des pieux puritains du Nord, une réprobation
d'autant plus vive que le climat ne leur permettait pas d'ériger le même paradis dans leurs États ! C'est
pourquoi, à l'instigation des États du Nord, l'esclavage fut aboli légalement en 1861 sur tout le territoire
de l'Union. Les planteurs sudistes, atteints au plus profond de leurs intérêts, réagirent par la révolte
ouverte. Les États du Sud firent sécession, et la guerre civile éclata ».
On pourrait penser aujourd'hui à des objets de consommation qui ont remodelé notre
monde (la voiture par exemple). On pourrait ajouter aussi les désastres écologiques liées à
certaines productions.
c) Il organise la production ; c'est-à-dire qu'il détient l'autorité dans l'entreprise.
C'est un pouvoir important parce qu'il crée des habitudes d'obéissance et de soumission.
Mais aussi parce qu'il peut avoir une incidence sur la santé physique et psychique des
travailleurs. D'où l'idée d'autogestion, de coopératives ouvrières, où le commandement
reviendrait à une assemblée.
d) Il s'approprie le produit du travail des ouvriers et distribue la richesse
produite. C'est ce que Marx nomme l'exploitation. « Il y a exploitation quand une fraction
de la population s'approprie une partie du résultat du travail d'une autre fraction »7.
L'entreprise ne peut faire de profits que parce que le travailleur produit davantage de
richesses qu'il n'en reçoit. Il y a contradiction d'intérêts. L'augmentation des profits se fait
au détriment du salaire ; l'augmentation du pouvoir de l'un se fait en retirant du pouvoir à
l'autre, etc.
Marx ajouterait que cet immense pouvoir social va finir par se traduire en pouvoir
politique. L'État ne peut qu'être sensible aux intérêts de la propriété privée, si celle-ci est
puissance. Marx le définit souvent comme un instrument de domination dans les mains de
la bourgeoisie.
Jacques Bidet et Gérard Duménil, Altermarxisme, Un autre marxisme pour un autre monde, page 31.
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Voilà pourquoi par conséquent Marx retient comme critère de définition des classes,
la propriété privée des moyens de production. Le revenu permet des classements parfois
commodes mais qui ne vont pas à l'essentiel.
Retour sur 2 objections exposées plus haut.
La disparition des classes au profit d'une gigantesque classe moyenne? 1)
Empiriquement, l'argument n'est plus valable aujourd'hui où l'on assiste à une repolarisation
(Stiglitz le montre pour les USA dans Le prix de l'inégalité, 2012, chapitre 1.). 2) Mais surtout,
cet argument repose essentiellement sur l'analyse des revenus. Or les classes ne se
définissent pas d'abord par le revenu mais par la place dans la production.
Les créateurs de richesse-exploités par les assistés-exploiteurs ? Il s'agit
d'une fausse analogie. 1) Les bénéficiaires de l'aide sociale n'ont aucun des 4 pouvoirs
évoqués plus haut, pouvoir conféré par la seule propriété privée. Ils demeurent donc des
dominés. 2) L'imposition des riches semble injuste tant qu'on ne se demande pas d'où vient
leur richesse. Si l'on affirme que cette richesse vient de l'exploitation de ceux d'en bas, alors
il n'est plus choquant que la collectivité se réapproprie une partie de ce qui lui appartient.
L'impôt devient une correction, une manière de partager de façon plus juste la richesse. 3)
Enfin, les vrais assistés ne sont pas ceux qu'on croit. L'impôt sur les sociétés par exemple
n'est pas du tout progressif mais dégressif. Plus on est en haut de la hiérarchie sociale moins
on paye en définitive. Le milliardaire Warren Buffett le reconnaît lui-même : selon Libération
(15 août 2011) il « explique que son taux d'imposition par l'État fédéral représentait 17,4%
de ses revenus imposables l'an dernier, alors que celui des 20 personnes travaillant dans
son bureau était compris entre 33 et 41% ». Bref, il paye moins d'impôts que sa propre
secrétaire. Il conclut : « Mes amis et moi avons été cajolés pendant trop longtemps par un
Congrès ami des millionnaires. Il est temps que notre gouvernement devienne sérieux sur
le partage des sacrifices ». On peut ajouter que le Congrès n'est pas seulement « ami des
millionaires ». Selon Le Figaro du 28 décembre 2011 : « Une enquête publiée par le New
York Times [...] montre que 250 des 535 membres du Congrès américains sont
millionnaires ». Ainsi la politique pour les millionnaires est faîte par les millionnaires euxmêmes. On n'est jamais mieux servi que par soi-même.
2) Mais la position objective ne suffit pas à définir la classe. Les classes existent
d'abord en « pointillé »8 (classe en soi diront les marxistes après Marx) et se constituent
Bourdieu parle de « potentialité objective d'unité », de « classe probable » dans Raisons pratiques, pages
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dans la lutte.
Marx écrit dans L'idéologie allemande : « Les individus isolés ne constituent une
classe qu'autant qu'ils ont à mener une lutte commune contre une autre classe ; au
demeurant, eux-mêmes s'affrontent hostilement dans la concurrence »9. Avant la lutte, les
travailleurs n'ont pas conscience d'un destin commun les unissant. Ils sont isolés les uns des
autres, en concurrence. On assiste donc au passage d'une masse multiple, divisée, dispersée
à une classe. L'espace social fragmenté se « polarise » peu à peu. La dispersion originelle
s'explique par le fait que les travailleurs sont placés dans une situation de concurrence. Le
même processus vaut pour la bourgeoisie. Elle a d'abord été divisée et fragmentée face à
l'aristocratie, qui elle était organisée, et peu à peu, dans la lutte contre la classe dominante
de l'époque féodale, elle s'est unifiée.
Donc, il y a d'abord des masses qui se constituent en classe dans les luttes. Ce qui
définit le prolétariat, c'est seulement le combat contre la bourgeoisie. Marx n'est pas
sociologue et ne veut pas l'être. Il ne définit pas le prolétariat par le style de vie, par la
consommation alimentaire, par les pratiques culturelles, les lieux de vie, etc. On entend dire
que Marx est périmé au prétexte que la classe ouvrière homogène d'antan a disparu et qu'il
y aurait eu une individualisation des styles de vie. Marx répondrait que ça n'invalide pas
l'idée de classe sociale. Des individus très divers peuvent parfaitement devenir, dans un
combat, un collectif. Et en réalité, toutes les révolutions se font ainsi.
Il faut ajouter, dernière chose, que si les luttes sont importantes pour produire la
classe, les organisations politiques le sont tout autant. Elles cherchent à diffuser une
conscience de classe dans les masses.
La classe a donc finalement deux faces. C'est une place dans la production, dans le
système économique. C'est la conscience d'un destin commun dans un combat.
Retour sur l'argument de la conscience de classe. 1) La conscience de classe
ne définit pas toute la classe sociale. La classe sociale renvoie à une donnée objective : la
place dans la production. Il y a des classes même si il n'y a pas de conscience de classe.
Comment la conscience de classe advient-elle ? Par les luttes sociales et par les
organisations politiques. 2) Il y a toujours en réalité conscience de classe dans au moins
l'un des deux pôles de la structure sociale. L'absence de conscience de classe dans les
classes populaires s'explique par la très forte conscience de classe dans la bourgeoisie
26-27.
Marx, Oeuvres, III, La Pléiade, page 1107.
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laquelle agit en conséquence pour empêcher la prise de conscience du camp d'en face. Les
Pinçon et Pinçon-Charlot écrivent dans Sociologie de la bourgeoisie : « La bourgeoisie
s'affirme bien comme un groupe conscient de lui-même, de ses intérêts essentiels et de ses
solidarités fondamentales [...]. Classe en soi et pour soi, elle est la seule aujourd'hui à
prendre ce caractère qui fait la classe réel, à savoir d'être mobilisée »10. Et « l'absence du
collectif » dans les classes populaires n'est pas sans rapport avec la mobilisation d'en haut.
3) L'enjeu de cette lutte n'est pas, pour Marx, un meilleur partage de la richesse entre
capital et travail. La question des salaires n'est qu'un épisode de la lutte des classes. La
lutte des classes n'est pas une lutte pour le revenu mais une lutte pour le pouvoir
politique. Le modèle est encore une fois l'histoire de France. La lutte entre aristocratie et
bourgeoisie se termine par la prise de pouvoir de la bourgeoisie. A la suite du passage de
Misère de la philosophie cité, Marx écrit : « la lutte de classe à classe est une lutte politique ».
Dans la lettre à Weydemeyer, Marx écrit : « la lutte des classes mène nécessairement à la
dictature du prolétariat ». Lénine dans Que faire ? revient sur ce point en opposant deux
types de luttes sociales : les luttes économiques (ou syndicales) et les luttes politiques. Les
premières se déroulent à l'intérieure des règles du capitalisme, les autres sont
anticapitalistes. Lénine est ici fidèle à Marx, semble-t-il. L'objectif final n'est pas
l'amélioration des conditions de vie des travailleurs (ce peut être un objectif intermédiaire
cependant), mais le pouvoir des travailleurs. Cette lutte suppose donc nécessairement
l'existence d'un Parti politique (d'où le Manifeste) qui se fixe comme objectif la prise de
pouvoir.
Deux remarques.
1) La lutte des classes pour Marx est une lutte pour le pouvoir contre la bourgeoisie.
Il ne faut pas avoir une vision apocalyptique ou romantique de ce combat, sans à en faire
une utopie. Le « grand soir » est sans doute un mythe. Tout est affaire de contexte. En
contexte démocratique, il faut concevoir cette lutte cen terme de conquêtes ou des reculs
progressifs. Depuis 30 ans, nous perdons progressivement ; ce la ne se fait pas du jour
au lendemain. Il en sera de même pour les conquêtes. La réduction du pouvoir de la
bourgeoisie un un processus de longue haleine. On retire progressivement des pans de
réalité sociale à son emprise : la santé, l'école, retour en régie publique de l'eau, etc.
2) Là réside un problème terrible pour les communistes. Prendre le pouvoir à la
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, pages 111-112.
10
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bourgeoisie est une chose, qui a été réalisée dans l'histoire (les communismes du 20ème
l'ont fait). Mais retirer le pouvoir à la bourgeoisie ne signifie pas donner le pouvoir aux
classes dominés. Le pouvoir ouvrier a toujours été le pouvoir du parti ouvrier. Le problème
est celui de la déconnexion entre parti et classe. Ce qui peut conduire à de nouvelles formes
d'autoritarisme, celle des cadres du parti.
III. Fécondité de l'analyse marxiste de la lutte des classes.
La lutte des classes n'est pas un dogme. C'est une grille d'analyse qu'on peut utiliser
pour comprendre des phénomènes historiques. Il ne s'agit pas de dire que c'est la vérité
ultime. Il faut la considérer relativement à d'autres explications possibles. Très souvent cette
grille d'analyse est la meilleure, mais on ne peut préjuger de cette valeur.
a/ L'immigration.
Voici ce que Marx dit de l'origine de l'immigration irlandaise en Angleterre dasn une
lettre (à Mayer et Vogt, le 9 avril 1870). « L'Irlande fournit sans cesse un excédent de main-
d'œuvre au marché du travail anglais et exerce, de la sorte, une pression sur les salaires
dans le sens d'une dégradation des conditions matérielles et intellectuelles de la classe
ouvrière anglaise ». Dans la même veine, à propos cette fois de l'immigration irlandaise aux
USA, Louis Adamic écrit : « Les industriels américains, en pleine ascension et trouvant les
travailleurs du crû trop indépendants, trop exigeants en matière de salaire ou de temps de
travail, avaient dépêchés des agents en Irlande, et ailleurs sur tout le continent, chargés
d'attirer les pauvres aux États-Unis, au moyen de contes fantastiques évoquant des
montagnes d'or, de liberté, et d'opportunités infinies »11.
L'immigration s'explique donc en dernière instance par la nécessité pour le capitaliste
de produire à moindre coup que son concurrent. La main-d'œuvre immigrée est moins
coûteuse ; elle est souvent aussi moins organisée syndicalement ; elle est souvent habituée
à des conditions d'existence plus rudes. Cette analyse vaut pour la France et l'origine de
l'immigration maghrébine.
b/ Le racisme.
Louis Adamic, Dynamite, Un siècle de violence de classe en Amérique (1830-1930), 1931, p. 28.
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9
Le même Marx dans la même lettre écrit: « Ce qui est primordial, c'est que chaque
centre industriel et commercial d'Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée
en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L'ouvrier anglais
moyen déteste l'ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie ».
Le même Louis Adamic: « Les ouvriers américains eurent vite fait de se monter la tête contre
cette présence d'européens indigents, surnommés par eux : « La racaille » ».
Il peut donc y avoir un racisme ouvrier. Ce racisme ne renvoie à aucune théorie
raciale ou ethnique. Il s'explique par la mise en concurrence des salariés autochtones
et étrangers. Cette mise en concurrence est le résultat d'une stratégie patronale visant à
accroître le taux de profit en faisant pression sur les salaires. Là où cette mise ne
concurrence n'existe pas, pour les franges plus élevées du salariat, le racisme est de façon
presque mécanique moins fort. Chez les enseignants, protégés de la concurrence des
étrangers par les conditions d'accès au concours, il est encore plus faible qu'ailleurs.
La lutte des classes, ici la stratégie patronale d'abaissement des salaires par le recours
à l'immigration- explique en dernière instance le racisme aussi.
Ce racisme, qui a une cause objective, est ensuite instrumentalisé par la classe
dominante. Toujours dans la même lettre, Marx écrit: « Cet antagonisme est artificiellement
entretenu et développé par la presse, le clergé et les revues satiriques, bref par tous les
moyens dont disposent les classes dominantes. Cet antagonisme est le secret de
l'impuissance de la classe ouvrière anglaise, malgré son organisation. C'est le secret du
maintien au pouvoir de la classe capitaliste, et celle-ci en est parfaitement consciente ». Il
souligne. Le racisme exploité par la presse permet de diviser la classe ouvrière, ce qui la
rend impuissante. Tant que l'ouvrier identifie l'ouvrier immigré comme son ennemi, alors il
n'a pas les yeux sur son patron. Ainsi, l'immigré est utile pour faire baisser les salaires en
période de croissance et utile en période de crise pour diviser les classes populaires.
L'exploitation du racisme ne se fait sans doute plus aujourd'hui comme au temps de
Marx. La presse détourne l'attention du problème de classe en imposant dans le débat public
des thèmes renvoyant à la division autochtones/ étrangers. Sans forcément critiquer les
étrangers.
d/ Origine de la seconde guerre mondiale.
Interprétation dominante du 2nd conflit mondial. Tout allait pour le mieux jusqu'à ce
que la démocratie soit contestée par les deux monstres jumeaux totalitaires, communisme
10
et fascisme. Des historiens de droite vont même jusqu'à dire que le péché originel de ce
siècle brutal est la Révolution d'Octobre. Le fascisme n'étant qu'une réaction de peur
panique bien compréhensible face au danger de guerre civile. La fin de l'URSS fut la fin de
cette parenthèse horrible et le retour à la normal, le capitalisme et la démocratie.
Ce schéma est très contestable. Il ne répond pas à des questions auxquelles il est
possible de répondre si l'on applique notre grille d'analyse. Je m'inspire ici de l'historien
canadien Jacques Pauwels et de son livre Big Business avec Hitler
12.
1) Le grand patronat allemand, dans son immense majorité, soutient financièrement
le parti d'Hitler. Au milieu des années 20 le NSDAP est en faillite; il n'est plus en mesure de
payer les SA. Pourquoi le grand patronat renfloue-t-il la jeune formation politique? Sinon
parce que Hitler promet explicitement dans ses discours qu'il détruira les organisations
politiques et syndicales de gauche? Ce qu'il fera effectivement. L'historien montre ensuite
que le plein emploi lié au réarmement de l'Allemagne s'accompagnera d'une permanente
baisse des salaires même avant 1939. Là aussi l'analyse de classe semble évidente.
2) Staline, dès 1934, propose à la France et à l'Angleterre un pacte de sécurité. Ce
qu'aurait fait logiquement tout lecteur soviétique de Mein Kampf. Les démocraties
occidentales ont refusé. Pourquoi? Le célèbre slogan: « Plutôt Hitler que le Front
Populaire! » fournit l'explication en réintroduisant une dimension de classe.
3) De larges pans du grand patronat américain soutiennent Hitler. Financièrement.
Idéologiquement: Hitler est présenté sous un jour favorable par les informations diffusées
au cinéma avant le film, informations produites par la 20th Century Fox. On lui propose
d'écrire 2 articles rémunéré dans le Reader Digest. Pourquoi? Sinon parce que son discours
est un discours de classe. Promesse d'une désorganisation des classes populaires et d'une
guerre contre la Russie soviétique.
IV. La pluralité des dominations et leur connexion.
Le sociologue Alain Bihr13 a trouvé une expression commode. Il y a trois discours
possibles. Ceux qui prétendent que la lutte des classe n'est rien (voir intro). Ceux qui
prétendent que la lutte des classe est tout, c'est-à-dire qu'elle explique tout ce qui se passe
dans le monde social. Marx est parfois de ceux-là. Par exemple dans les Manuscrits de1844:
Jacques Pauwels, Big business avec Hitler, Aden, 2012.
Alain Bihr, Les rapports sociaux de classe, Page 2, 2012.
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« Tout l'asservissement de l'homme est impliqué dans le rapport de l'ouvrier à la production
et que tous les rapports de servitude ne sont que des variantes et des conséquences de ce
rapport ». Enfin, ceux qui affirment que la lutte des classes est quelque chose. Mais qu'il y
aussi d'autres choses, c'est-à-dire d'autres luttes qui n'ont rien à voir avec la lutte des classes
et qu'on ne peut pas dériver d'elle.
La lutte entre ouvriers autochtones et étrangers, on l'a vu dérive de la lutte des
classes. Mais cela n'est pas vrai de tous les conflits (et cela n'est même pas vrai de toutes
les formes de racisme). Certains conflits existaient avant et existeraient encore si l'on
parvenait à supprimer le capitalisme.
Deux exemples de dominations irréductibles à la lutte des classes: la domination
masculine et la domination hétérosexuelle. Ces dominations précèdent le capitalisme,
existent dans des formations sociales non-capitalistes. Pas toujours mais souvent. Ces
dominations sont autonomes; elles n'ont pas leur source dans le capitailsme.
Lors des débats sur le « mariage pour tous », on a entendu l'idée suivante à gauche:
« Ce débat est une diversion, c'est de l'enfumage, pour ne pas parler des questions
sociales ». Cela voulait souvent dire, il y a une vraie lutte, la lutte des classes, et de fausses
luttes qui ne servent qu'à masquer les premières. Ce qui n'est pas lutte des classes n'existe
pas. Souvent l'opposition entre questions sociales et questions sociétales recouvre
l'opposition entre luttes essentielles et luttes inessentielles. L'idée serait de combattre les
injustice, partout où elles se trouvent et pas seulement dans la production.
Mais reconnaitre que ces luttes sont des luttes à part entière ne doit pas nous
conduire à ne pas penser leur connexion. On peut trouver par exemple deux formes de
féminisme, une féminisme idéaliste (dominant au niveau institutionnel) et l'autre matérialiste.
Le féminisme idéaliste envisage les rapports de sexes indépendamment des rapports de
classe. Il considère les femmes en général, abstraction faite de leur place dans la sphère
économique, et s'attaque aux difficultés que rencontrent toutes les femmes: cela donne les
campagnes gouvernementales contre la violence faites aux femmes. Cela n'est pas vain, ces
problèmes existent et ne disparaîtront pas comme par magie avec le capitalisme. Ces
problèmes concernent toutes les femmes, celles des classes dominantes comme celle des
classes dominées. Le problème de ce féminisme qui ne relie pas les dominations, c'est qu'il
laisse dans l'ombre beaucoup de problème spécifiquement féminins mais qui ne concernent
une très grande partie des femmes, celles des classes populaires.
Un féminisme matérialiste connecte les différentes dominations. Il y a des problèmes
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propres aux ouvrières que ne rencontrent ni les ouvriers, ni les femmes des classes
supérieures. Par exemple, le travail précaire est le travail le plus répandue parmi les femmes
des classes populaires. Puisqu'il ne concerne pas toutes les femmes, les féministes idéalistes
n'y pensent pas particulièrement. On peut avoir un jour une loi contre la violence faîte aux
femmes et le lendemain une mesure aggravant la situation des travailleurs précaires, c'està-dire du travail des femmes. Un jour, une protection contre le harcèlement, et le lendemain,
l'ouverture des grandes surfaces le dimanche, dont les employées sont d'abord des femmes.
A chaque fois, un gain important pour une minorité de femmes s'accompagne d'une
aggravation des conditions de vie de la majorité de femmes du pays.
Bref des dominations autonomes, en ce sens qu'elles dérivent de sources différentes,
mais qu'il faut impérativement connecter entre elles faute de rester aveugles à de
nombreuses injustices.
Résumé.
I. Critiques de l'idée de lutte des classes.
1. « Les classes sociales, ça n'existe pas! ».
A. Les classes sociales disparaissent lentement au profit d'une immense classe moyenne.
B. La disparition de la conscience de classe.
2. « D'accord,il y a des classes, mais elles ne sont pas en lutte ».
A. Les intérêts des différentes classes sociales sont convergents.
B. Il y a bien des rivalités économiques entre les classes sociales, mais pas de lutte pour
le pouvoir politique.
3. « Il y a bien des classes et même une lutte des classes, mais ce n'est pas
celle que vous croyez ! ».
II. La lutte des classes selon Marx.
1) Qu'est-ce qu'une classe sociale pour Marx ? Il appelle « classe » un ensemble
d'individus qui occupent une même place dans la sphère de la production économique.
2) Mais la position objective dans la production ne suffit pas à définir la classe. Les
classes se constituent réellement au cours des luttes sociales.
3) L'enjeu de cette lutte n'est pas, pour Marx, un meilleur partage de la richesse entre
capital et travail. La lutte des classes n'est pas une lutte pour le revenu mais une lutte
pour le pouvoir politique.
III. Fécondité de l'analyse marxiste de la lutte des classes.
a/ L'immigration.
b/ Le racisme.
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c/ Origine de la seconde guerre mondiale.
IV. La pluralité des dominations et leur connexion.
La lutte des classes est bien quelque chose, mais elle n'est pas tout. Il existe des
dominations (masculine, hétérosexuelle, etc.) et donc des conflits qui ne dérivent pas de
la lutte des classes et qui ne disparaîtraient pas avec le capitalisme.
Nécessité néanmoins d'articuler les dominations.
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