Autour d`Illusions perdues : illusions / désillusions balzaciennes
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Autour d`Illusions perdues : illusions / désillusions balzaciennes
Autour d’Illusions perdues : illusions / désillusions balzaciennes Titre singulier que celui d’Illusions perdues : hapax grammatical dans l’ensemble de La Comédie humaine qui déploie noms propres (d’Eugénie Grandet à Z. Marcas) et syntagmes composés de noms communs précédés ou non d’articles, suivis ou non de compléments (Le Médecin de campagne, Splendeurs et misères des courtisanes, Les Secrets de la princesse de Cadignan, Un début dans la vie…). Cette singularité morphologique, voulue par Balzac dès la première partie d’Illusions perdues conçue en 1836, recouvre en fait une expérience commune désignée comme telle par les personnages balzaciens. « J’ai perdu toutes mes illusions », déclare Anastasie de Restaud lorsqu’elle effectue le bilan de sa vie au chevet du Père Goriot mourant. Le même stéréotype se retrouve sous la plume de Mme d’Espard qui répond par ce cliché ironique à Mme de Bargeton, dans Un grand homme de province à Paris : » Elle était heureuse d’une circonstance qui rapprochait de la famille une personne de qui elle avait entendu parler, et qu’elle souhaitait connaître, car les amitiés de Paris n’étaient pas si solides qu’elle ne désirât avoir quelqu’un de plus à aimer sur la terre ; et si cela ne devait pas avoir lieu, ce ne serait qu’une illusion à ensevelir avec les autres. » Illusions perdues conviendrait assez comme titre d’une romance ou d’une gravure romantiques. C’est bien cette valeur allégorique qui a frappé les visiteurs du Salon de 1843, arrêtés devant le tableau du peintre Charles-Gabriel Gleyre, intitulé « Le Soir », et rebaptisé « Les Illusions perdues ». Si l’on en croit le Grand Larousse Universel du XIXème siècle : » […] le public lui a donné le titre qui lui convient, Les Illusions perdues, et c’est sous ce titre qu’[il] a été gravé par M. Ch. Carey. » Que représentait « Le Soir » ? « Un homme, parvenu à la maturité de l’âge, un poète, un rapsode, qui a passé sa jeunesse à poursuivre l’idéal, s’est assis, voyageur lassé, au bord de la mer, image de l’infini. Sa main laisse échapper sa lyre ; son front soucieux se penche, ses lèvres se plissent avec amertume ; son regard, plein de tristesse, se tourne vers les flots azurés, sur lesquels glisse une barque, qui emporte tout un essaim de femmes jeunes et belles, couronnées de fleurs et chantant quelque céleste cantique. Ces femmes, ou plutôt ces divinités, éternellement gracieuses, éternellement souriantes, sont les Illusions, qui abandonnent le poète. Elles forment trois groupes charmants. L’une d’elles est adossée à gauche, près de la proue, au mât qui soutient la voile gonflée par une brise légère ; elle est vêtue d’une robe parsemée d’étoiles ; elle 22 tient un cahier de musique, et chante, les yeux levés vers le ciel. Une de ses compagnes la regarde, assise sur le bord de la barque et nous tournant le dos. Une troisième, debout près de la première, joue de la harpe. Cinq autres sont assises au milieu de l’embarcation ; l’une, vue de face, le visage inspiré, la chevelure rejetée en arrière, chante, ayant à la main un long cahier de musique ; ses deux voisines semblent rêver ; une quatrième a les yeux fixés sur le cahier ; la cinquième applaudit en nous regardant. Le dernier groupe est debout : deux jeunes femmes se tiennent embrassées, l’une grave et pensive, portant une palme, l’autre regardant le ciel et chantant ; une troisième joue de la harpe, le genou appuyé sur le rebord de l’embarcation, où est assis un génie ailé, l’Amour sans doute, qui s’appuie nonchalamment sur une rame et laisse tomber dans l’eau les fleurs qu’il arrache d’une couronne. C’est le soir ; le soleil vient de disparaître ; le croissant de la mélancolique Phoébé se dessine dans le pâle azur du firmament ; une bande d’oiseaux voyageurs s’éloigne et se perd dans les profondeurs éthérées. A droite, derrière le rapsode morne et désespéré, le rivage s’efface dans les vagues lueurs du crépuscule. » Ces muses surnuméraires qui fuient le poète vieillissant sont bien étrangères aux vicissitudes parisiennes du jeune poète Rubempré, si bien que Balzac n’a pu relever la parenté onomastique (qui n’existait pas encore sous le seul titre « Le Soir » !) entre son roman et le tableau de Gleyre, perdu dans un Salon qu’il juge sans indulgence. « Je suis allé au Salon », écrit-il à Mme Hanska le 21 mars 1843, «Hélas ! tout y est d’un médiocre à faire trembler, tout, hormis un tableau de Meissonnier [sic], qui est charmant, et un tableau de Cogniet : Tintoret peignant sa fille morte. Deux tableaux sur 1800 ! » Balzac aurait-il inspiré Gleyre à son insu, lequel Gleyre avait déjà fait sensation au Salon de 1840 en exposant un « Saint Jean inspiré par la vision apocalyptique », rappelant certain Saint Jean dans Patmos composé par Lucien ? Ou bien le thème apocalyptique se répandait-il dans tous les domaines autour de 1840? Peu importe. Ce qui frappe, c’est la mise en images du motif de l’illusion qui se poursuit dans le texte balzacien. Dès l’épilogue de La Peau de chagrin, c’est Pauline, « fleur de la flamme » allégorique qui incarne « la reine des illusions, la femme qui passe comme un baiser. » En effet, s’il est impensable de négliger l’aspect politique et psychologique de l’illusion balzacienne, il ne faut pas omettre cette dimension importante : erreur de perception élevée au rang d’art en ce siècle qui voit se multiplier les jeux d’illusions optiques, tels les panoramiques, l’illusion, propre au roman d’apprentissage, déploie tous les possibles du romanesque, suscitant hasards et coïncidences, magie des rencontres et des transformations, en ce lieu de l’illusion universelle qu’est Paris. 32 Illusion/ désillusion/ désenchantement On sait combien le motif du désenchantement trouve son origine dans les lendemains de la Révolution de 1830. Philippe Vigier intitule le chapitre de sa Monarchie de Juillet couvrant la période fin 1830 - mi 1832 « Le temps des désillusions »… et Balzac désireux de dresser le bilan de l’année littéraire 1830 pour le journal Le Voleur qui publie sa série de Lettres sur Paris, regroupe les ouvrages éminents de cette année 1830 sous le nom d’» École du désenchantement ». « Vous avez lu, sans doute, La Confession ? Ce livre, dont la pensée première est hardie, manque d’audace dans l’exécution. Charles Nodier a publié son Histoire du roi de Bohême, délicieuse plaisanterie littéraire, pleine de dédain, moqueuse : c’est la satire d’un vieillard blasé, qui s’aperçoit à la fin de ses jours du vide affreux caché sous les sciences, sous les littératures. Ce livre appartient à l’Ecole du désenchantement. C’est une déduction plaisante de L’Âne mort, singulière coïncidence d’ouvrages ! Cette année, commencée par la Physiologie du mariage, dont vous me permettrez de ne pas vous parler beaucoup, a fini par Le Rouge et Noir [sic], conception d’une sinistre et froide philosophie : ce sont de ces tableaux que tout le monde accuse de fausseté, par pudeur, par intérêt peut-être. Il y a dans ces quatre conceptions littéraires le génie de l’époque, la senteur cadavéreuse d’une société qui s’éteint. L’auteur anonyme de la Physiologie prend plaisir à nous ôter les illusions de bonheur conjugal, premier bien des sociétés. La Confession achève le livre de M. de Lamennais, et proclame que la religion et l’athéisme sont également morts, tués l’un par l’autre ; qu’il n’y a pas de consolation pour l’honnête homme qui commet un crime. Nodier arrive, jette un regard sur notre ville, sur nos lois, sur nos sciences ; et, par l’organe de don Pic de Fanferluchio et de Breloque, il nous dit, en poussant un rire éclatant : » Science ?… Niaiserie ! A quoi bon ? Qu’est-ce que cela me fait ? » Il envoie des Bourbons mourir à l’écurie sous forme de vieille jument aristocratique ; et Tony Johannot dessinait, par avance, Holyrood dans la vignette de Patricia. Puis, en décembre, M. de Stendhal nous arrache le dernier lambeau d’humanité et de croyance qui nous restait ; il essaye de nous prouver que la reconnaissance est un mot comme amour, Dieu, monarque. La Physiologie du mariage, La Confession, le Roi de Bohême, Le Rouge et le Noir…sont les traductions de la pensée intime d’un vieux peuple qui attend une jeune organisation ; ce sont de poignantes moqueries ; et la dernière est un rire de démon, heureux de découvrir en chaque homme un abîme de personnalité où vont se perdre tous les 42 bienfaits. Un homme viendra peut-être, qui, dans un seul ouvrage, résumera ces quatre idées, et alors le XIXème siècle aura quelque terrible Rabelais, qui pressera la liberté comme Stendhal vient de froisser le cœur humain. » (Lettre sur Paris XI, du 9 janvier 1831). Tous ces ouvrages pratiquent la dénonciation par la raillerie : ces « poignantes moqueries » détruisent les croyances en la famille (Physiologie balzacienne), la foi en la religion (La Confession de Jules Janin), l’adhésion au progrès scientifique (Nodier) ou à des valeurs morales (Stendhal). L’annonce d’un livre à venir qui constituerait la synthèse et la quintessence des productions de cette École naissante prépare la parution de La Peau de chagrin, dont la préface, en 1831, souligne l’ironie décapante : « De tous côtés s’élèvent des doléances sur la couleur sanguinolente des écrits modernes. Les cruautés, les supplices, les gens jetés à la mer, les pendus, les gibets, les condamnés, les atrocités chaudes et froides, les bourreaux, tout est devenu bouffon ! Naguère, le public ne voulait plus sympathiser avec les jeunes malades, les convalescents et les doux trésors de mélancolie contenus dans l’infirmerie littéraire. Il a dit adieu aux tristes, aux lépreux, aux langoureuses élégies. Il était las des bardes nuageux et des Sylphes, comme il est aujourd’hui rassasié de l’Espagne, de l’Orient, des supplices, des pirates et de l’histoire de France walter-scottée. Que nous reste-t-il donc ?… Si le public condamnait les efforts des écrivains qui essaient de remettre en honneur la littérature franche de nos ancêtres, il faudrait souhaiter un déluge de barbares, la combustion des bibliothèques, et un nouveau Moyen Âge ; alors, les auteurs recommenceraient plus facilement le cercle éternel dans lequel l’esprit humain tourne comme un cheval de manège. Si Polyeucte n’existait pas, plus d’un poète moderne est capable de refaire Corneille, et vous verriez éclore cette tragédie sur trois théâtres à la fois, sans compter les vaudevilles où Polyeucte chanterait sa profession de foi chrétienne sur quelque motif de La Muette. Enfin, les auteurs ont souvent raison dans leurs impertinences contre le temps présent. Le monde nous demande de belles peintures ? où en seraient les types ? Vos habits mesquins, vos révolutions manquées, vos bourgeois discoureurs, votre religion morte, vos pouvoirs éteints, vos rois en demi-solde, sont-ils donc si poétiques qu’il faille vous les transfigurer ?… Nous ne pouvons aujourd’hui que nous moquer. La raillerie est toute la littérature des sociétés expirantes… Aussi l’auteur de ce livre, soumis à toutes les chances de son entreprise littéraire, s’attend-il à de nouvelles accusations. » « L’ironie naît, surtout dans un contexte romanesque, du spectacle de l’illusion », note 52 Gilles Bonnet dans son article « Illusions perdues, ironies romanesques », publié dans Ironies balzaciennes (éd. E. Bordas, Ch. Pirot, 2003). Elle châtie Lucien, héros prométhéen coupable d’usurper, dans la loge des Premiers Gentilshommes de l’Opéra, une place qui n’est pas la sienne. Elle met à nu, par le regard de Mme de Bargeton, le mécanisme de l’illusion /désillusion : « En voyant ces quatre figures remarquables, Mme de Bargeton s’expliqua le peu d’attention de la marquise pour Lucien. Puis quand la conversation commença, quand chacun de ces esprits si fins, si délicats, se révéla par des traits qui avaient plus de sens, plus de profondeur que ce qu’Anaïs entendait durant un mois en province ; quand surtout le grand poète fit entendre une parole vibrante où se retrouvait le positif de cette époque, mais doré de poésie, Louise comprit ce que du Châtelet lui avait dit la veille : Lucien ne fut plus rien. » Si quelques années séparent les Lettres sur Paris (1831) de la rédaction d’Illusions perdues (1836-1843), le cadre chronologique fictif d’Illusions perdues correspond aux débuts de la Restauration. David Séchard revient à Angoulême après son apprentissage chez les Didot en 1819 ; Lucien achève sa première expérience parisienne avec la mort de Coralie en août 1822. Or, le romancier juge les travers de cette époque non seulement avec le recul du temps, mais avec l’expérience du présent, expérience du journaliste et du créateur. Et les critiques émises en 1836-1839 rejoignent le constat amer qu’il établissait pour Le Voleur de 1831. La gérontocratie, dénoncée dans les lettres, illustrée par la galerie des vieillards de La Peau de chagrin (père de Raphaël, vieux Porriquet, Jonathas, l’antiquaire…) est encore au pouvoir en province (père Séchard) comme à Paris (série des libraires, Matifat, Camusot…). Le commentaire de la dernière lettre sur Paris, en mars 1831, s’applique à la brochure de Chateaubriand, De la Restauration et de la monarchie élective : « Il est malheureux », note Balzac, « pour un pays que ses hommes les plus illustres ne sachent ou ne puissent aujourd’hui briller que dans l’opposition. » Brillent en effet dans l’opposition d’Illusions perdues Chateaubriand, dont est annoncé le renvoi, en 1824, du ministère des Affaires étrangères par Louis XVIII et Villèle , ainsi que les fictifs Michel Chrestien, républicain, et Daniel d’Arthez, que Les Secrets de la princesse de Cadignan envoient siéger dans l’opposition de droite à la chambre des députés, sous la Monarchie de Juillet. Enfin, la célébration ambiguë du pouvoir de la presse connaît deux épisodes de banquet intéressants à relire ensemble. Raphaël de Valentin est conduit, dans La Peau de chagrin, à un banquet offert par le banquier Taillefer, en l’honneur du nouveau journal qu’il vient de fonder 62 de ses deniers. Blondet salue ainsi les nouveaux journalistes : « Or, comme nous nous moquons de la liberté autant que du despotisme, de la religion aussi bien que de l’incrédulité ; que pour nous la patrie est une capitale où les idées s’échangent et se vendent à tant la ligne, où tous les jours amènent de succulents dîners, de nombreux spectacles ; où fourmillent de licencieuses prostituées, où les soupers ne finissent que le lendemain, où les amours vont à l’heure comme les citadines ; que Paris sera toujours la plus adorable de toutes les patries ! la patrie de la joie, de la liberté, de l’esprit, des jolies femmes, des mauvais sujets, du bon vin, et où le bâton du pouvoir ne se fera jamais trop sentir, puisque l’on est près de ceux qui le tiennent… Nous, véritables sectateurs du dieu Méphistophélès, avons entrepris de badigeonner l’esprit public, de rhabiller les acteurs, de clouer de nouvelles planches à la baraque gouvernementale, de médicamenter les doctrinaires, de recuire les vieux républicains, de réchampir les bonapartistes et de ravitailler le centre, pourvu qu’il nous soit permis de rire in petto des rois et des peuples, de ne pas être le soir de notre opinion du matin, et de passer une joyeuse vie à la Panurge ou more orientali, couchés sur de moelleux coussins. » Raphaël répond à ce programme : « Ah ! reprit Raphaël avec un accent de naïveté qui fit rire ces écrivains, l’espoir de la jeune France, je pensais, mes amis, que nous voilà près de devenir de bien grands coquins ! Jusqu’à présent, nous avons fait de l’impiété entre deux vins, nous avons pesé la vie étant ivres, nous avons prisé les hommes et les choses en digérant. Vierges du fait, nous étions hardis en paroles ; mais marqués maintenant par le fer chaud de la politique, nous allons entrer dans ce grand bagne et y perdre nos illusions. » Le couronnement grotesque du marquis de Valentin par Blondet armé d’une fourchette annonce le baptême de Lucien journaliste, au cours du banquet qu’il offre à ses nouveaux amis dans Illusions perdues : « - Mes enfants, dit alors Finot en se levant et tenant une bouteille de vin de Champagne à la main, nous avons protégé tous et tous encouragé les débuts de notre amphitryon dans la carrière où il a surpassé nos espérances. En deux mois il a fait ses preuves par les beaux articles que nous connaissons : je propose de le baptiser journaliste authentiquement. - Une couronne de roses afin de constater sa double victoire », cria Bixiou en regardant Coralie. Coralie fit un signe à Bérénice qui alla chercher de vieilles fleurs artificielles dans les 72 cartons de l’actrice. Une couronne de roses fut bientôt tressée dès que la grosse femme de chambre eut apporté des fleurs avec lesquelles se parèrent grotesquement ceux qui se trouvaient les plus ivres. Finot, le grand prêtre, versa quelques gouttes de vin de Champagne sur la belle tête blonde de Lucien en prononçant avec une délicieuse gravité ces paroles sacramentales : » Au nom du Timbre, du Cautionnement et de l’Amende, je te baptise journaliste. Que tes articles te soient légers ! » Raphaël perdait ses illusions en écoutant les sophismes de Blondet ; Lucien est dessillé par les maximes des viveurs : « En ce moment, chacun expliquait son caractère à son voisin. Quand les gens d’esprit en arrivent à vouloir s’expliquer eux-mêmes, à donner la clef de leurs cœurs, il est sûr que l’Ivresse les a pris en croupe. Une heure après, tous les convives, devenus les meilleurs amis du monde, se traitaient de grands hommes, d’hommes forts, de gens à qui l’avenir appartenait. Lucien, en qualité de maître de maison, avait conservé quelque lucidité dans l’esprit : il écouta des sophismes qui le frappèrent et achevèrent l’œuvre de sa démoralisation. » De La peau de chagrin à Illusions perdues, « la raillerie est » bien « toute la littérature des sociétés expirantes »… Balzac illusionniste ? Le sujet d’Illusions perdues lui-même relève de l’illusion d’optique, du trompe-l’œil. En effet, la connaissance du réel, que poursuit le romancier, implique la fin des illusions, comme le rappelle Arlette Michel (« A propos de poétique balzacienne : réalisme et illusions perdues », AB 1980). Le romancier désireux de dire le vrai effectue un travail de révélation du réel, qui dénonce l’emprise de l’imaginaire. Doué du don de « seconde vue », qui anime le narrateur de Facino Cane, le narrateur, et, par intermittences, certains de ses personnages, mettent à nu les rouages de la vie artistique et politique, le mécanisme du succès. Or, cette possibilité de voir par-delà les apparences fait appel, dès l’incipit de Facino Cane, aux puissances de l’imaginaire et du rêve. « Quand il faisait beau, à peine me promenais-je sur le boulevard Bourdon. Une seule passion m’entraînait en dehors de mes habitudes studieuses ; mais n’était-ce pas encore de l’étude ? j’allais observer les mœurs du faubourg, ses habitants et leurs caractères . Aussi mal vêtu que les ouvriers, indifférent au décorum, je ne les mettais point en garde contre moi ; je pouvais me mêler à leurs groupes, les voir concluant leurs marchés, et se disputant à l’heure où 82 ils quittent le travail. Chez moi l’observation était déjà devenue intuitive, elle pénétrait l’âme sans négliger le corps ; ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs, qu’elle allait sur-lechamp au-delà ; elle me donnait la faculté de vivre de la vie de l’individu sur laquelle elle s’exerçait, en me permettant de me substituer à lui comme le derviche des Mille et Une Nuits prenait le corps et l’âme des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles. […] Quitter ses habitudes, devenir un autre que soi par l’ivresse des facultés morales, et jouer ce jeu à volonté, telle était ma distraction. » (Facino Cane) Distraction d’un « homme des foules » pré-baudelairien pour lequel je est déjà un autre, éphémère lucidité de Lucien : » Le don de seconde vue que possèdent les gens de talent lui fit soupçonner la catastrophe annoncée. » Or cette dénonciation des illusions, loin d’ouvrir l’accès au réel vérifiable, alimente un faire-vrai qui n’exclut pas les contradictions idéologiques. Si Dauriat et Finot détiennent les clefs du succès littéraire, comment d’Arthez peut-il publier son ouvrage avec le succès qui est le sien, dès Illusions perdues et dans Les Secrets de la princesse de Cadignan ? La « capitalisation de l’esprit » à l’œuvre dans le roman, selon les propos de Lukacs, épargneraitelle l’ » oasis de la rue des Quatre-Vents », enclave utopique dans un texte réaliste, qui n’est pas sans évoquer le souvenir du canton alpin dans Le Médecin de campagne, l’entreprise de régénération de Montégnac dans Le Curé de village et surtout la confrérie des Frères de la Consolation de L’Envers de l’histoire contemporaine ? Entre la blague journalistique et la sainte communauté du Cénacle, le lecteur, lui aussi, peut choisir son interprétation. Quel « faire vrai » selon Balzac ? On se souvient de la formule célèbre de Maupassant dans la préface de Pierre et Jean consacrée au roman : » Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession. J’en conclus que les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des Illusionnistes. » Balzac est coutumier de cette reconstitution « logique » des faits , lui qui bouscule la chronologie, en prenant le « sujet tantôt en travers, tantôt par la queue », comme d’Arthez le conseille à l’apprenti romancier qu’est Lucien. Désireux de rendre l’épaisseur du réel par le choix judicieux des détails, il justifie dans la préface de l’édition Dumont (1843) de David Séchard le retour en province de ses personnages dans le troisième volet d’Illusions perdues ; « Dans cette longue entreprise, un oubli compromettrait les travaux déjà faits. En voulant copier la société tout entière et la reproduisant, si l’auteur négligeait un détail, on 92 l’accuserait alors d’en avoir pris certains autres. Ainsi, certains critiques lui diraient : Vous avez une prédilection pour les personnages immoraux, ou pour les tableaux scandaleux, puisque vous offrez telle ou telle figure, en oubliant le contraste que produirait à l’âme le portrait bienfaisant de telle ou telle autre. Ce reproche ne peut s’adresser aujourd’hui à Illusions perdues, et la vie de David Séchard et de sa femme, au fond de la province, est une opposition violente aux mœurs parisiennes. » Réponse anticipée aux reproches qui ne manqueront pas d’être formulés, cette préfacebouclier tire les leçons de l’expérience d’Un grand homme de province à Paris. Nicole Billot (« Balzac vu par la critique, 1839-1840 », AB 1983) a donné un savoureux florilège des violentes réactions suscitées dans la presse par ce roman sur la presse . » Œuvre abjecte, immonde », « vaste cloaque, où chaque excrément du cœur, chaque résidu de l’âme humaine serait apporté en triomphe »…telles sont les fleurs de rhétorique qui saluent la naissance d’Un grand homme de province à Paris. Toutefois, si Balzac veut peindre le monstre moderne sous toutes ses facettes, il ne le fait pas à la manière des illusionnistes évoqués par Maupassant. Au lieu de gommer les artifices de construction romanesque, de « retasser les pierres pour que les joints ne parussent pas », de façon à faire tenir droite la prose « d’un bout à l’autre, comme un mur portant son ornementation jusque dans les fondements et que, dans la perspective, ça fasse une grande ligne unie » (Flaubert, lettre à Louise Colet du 2 juillet 1853), Balzac exhibe les « ficelles » romanesques, héritées de Sterne et Diderot, en pratiquant après eux, cette « structurevaudeville », définie par M. Kundera dans son Art du roman. Il n’hésite pas à souligner les coïncidences exagérées, jouant en virtuose du hasard dont l’Avant-propos de la Comédie humaine a fait « le plus grand romancier du monde ». Ce hasard, il l’élève au rang de nécessité. « Par la conception large et profonde des caractères, par l’ampleur et la profondeur de la description de la société, par la liaison fine et variée des personnages avec la base sociale et le milieu de leur action, Balzac crée un large champ dans lequel des milliers de hasards, dont l’effet global engendre toutefois une nécessité, peuvent tranquillement se rencontrer. » (Lukacs, Balzac et le réalisme français). Dès lors, Balzac multiplie toutes les acceptions du hasard, tantôt assimilé à la Providence, tantôt à un artifice, qui ne doit rien, précisément… au hasard. Il le convoque pour mettre en présence ses personnages, David et Lucien au seuil des Deux poètes, Herrera et Lucien à la fin de David Séchard, Mme de Bargeton et Mme d’Espard au cœur d’Un grand 10 2 homme de province à Paris. Lucien le rêve comme Providence : « Lucien se dit vaguement que Paris était la capitale du hasard, et il crut au hasard pour un moment. ». Cérizet et Petit-Claud en usent comme dans un mélodrame : « Petit-Claud dit à son client [David] : » Allez chez vous, profitez au moins de votre imprudence, embrassez votre femme et votre enfant ! et qu’on ne vous voie pas ! » « Quel malheur ! se dit Petit-Claud, qui resta seul sur la place du Mûrier. Ah ! si j’avais là Cérizet… » Au moment où l’avoué se parlait à lui-même le long de l’enceinte de planches faite autour de la place où s’élève orgueilleusement aujourd’hui le Palais de Justice, il entendit cogner derrière lui sur une planche, comme quand quelqu’un cogne du doigt à une porte. « J’y suis, dit Cérizet dont la voix passait entre la fente de deux planches mal jointes. J’ai vu David sortant de l’Houmeau. Je commençais à soupçonner le lieu de sa retraite, maintenant j’en suis sûr, et sais où le pincer… » Hasard et coups de théâtre scandent l’intrigue, tout comme les lieux propices à la désillusion sont précisément ceux qui favorisent l’illusion, visuelle ou théâtre. Aussi la désillusion mutuelle des deux provinciaux à Paris se produit-elle à l’Opéra, lors des Danaïdes de Salieri : « En perdant ses illusions sur Mme de Bargeton, comme Mme de Bargeton perdait les siennes sur lui, le pauvre enfant, de qui la destinée ressemblait un peu à celle de J.J. Rousseau, l’imita en ce point qu’il fut fasciné par Mme d’Espard ; et il s’amouracha d’elle aussitôt. Les jeunes gens ou les hommes qui se souviennent de leurs émotions de jeunesse comprendront que cette passion était extrêmement probable et naturelle. Les jolies petites manières, ce parler délicat, ce son de voix fin, cette femme fluette, si noble, si haut placée, si enviée, cette reine apparaissait au poète comme Mme de Bargeton lui était apparue à Angoulême. La mobilité de son caractère le poussa promptement à désirer cette haute protection ; le plus sûr moyen était de posséder la femme, il aurait tout alors ! Il avait réussi à Angoulême, pourquoi ne réussirait-il pas à Paris ? Involontairement, et malgré les magies de l’Opéra toutes nouvelles pour lui, son regard, attiré par cette magnifique Célimène, se coulait à tout moment vers elle ; et plus il la voyait, plus il avait envie de la voir ! » La visite des coulisses du Panorama-Dramatique dévoile l’envers du décor et de la conscience de Lucien, fasciné par la beauté du mal : « Sur un signe de Lousteau, le portier de l’Orchestre prit une petite clef et ouvrit une 11 2 porte perdue dans un gros mur. Lucien suivit son ami, et passa soudain du corridor illuminé au trou noir qui, dans presque tous les théâtres, sert de communication entre la salle et les coulisses. Puis, en montant quelques marches humides, le poète de province aborda la coulisse, où l’attendait le spectacle le plus étrange. L’étroitesse des portants, la hauteur du théâtre, les échelles à quinquets, les décorations si horribles vues de près, les acteurs plâtrés, leurs costumes si bizarres et faits d’étoffes si grossières, les garçons à vestes huileuses, les cordes qui pendent, le régisseur qui se promène son chapeau sur la tête, les comparses assises, les toiles de fond suspendues, les pompiers, cet ensemble de choses bouffonnes, tristes, sales, affreuses, éclatantes ressemblait si peu à ce que Lucien avait vu de sa place au théâtre que son étonnement fut sans fin. » Enfin la plongée dans les Galeries de Bois du Palais-Royal achève l’initiation du jeune homme par « la poésie de ce terrible bazar ». « Après avoir vu aux Galeries de Bois les ficelles de la Librairie et la cuisine de la gloire, après s’être promené dans les coulisses du théâtre, le poète apercevait l’envers des consciences, le jeu des rouages de la vie parisienne, le mécanisme de toute chose. » La thématique de l’illusion psychologique rejoint ici celle de la technique visuelle dans les nombreuses allusions à la magie orientale, qui sous-tendait déjà La Peau de chagrin, conte oriental. L’intérieur de l’appartement de Coralie, illuminé pour le banquet, ressemble au « palais du Cabinet des fées », qu’une première version manuscrite rayée attribuait au « palais des mille et une nuits ». Tel Raphaël de Valentin possesseur de la peau talismanique, Lucien attribue à sa jeunesse une « puissance talismanique » tandis que le narrateur dépeint Dauriat en « sultan » de la librairie et d’Arthez Lousteau en prestidigitateur. Avant Splendeurs et misères des courtisanes qui multiplient métamorphoses et bals de têtes, la seconde partie d’Illusions perdues retrace la transformation à rebours des actrices, « papillons rentrés dans leurs larves », des dignes négociants du Marais en vieillards libertins, annonciateurs de Crevel, des protagonistes provinciaux en dandy et coquette sûrs de leur gestuelle et de leur rôle. Il est enfin un lieu, au cœur de la Galerie Vitrée, abritant « les ventriloques, les charlatans de toute espèce, les spectacles où l’on ne voit rien et ceux où l’on vous montre le monde entier », lieu d’illusion emblématique de tout le roman. « Là s’est établi pour la première fois un homme qui a gagné sept ou huit mille francs à parcourir les foires. Il avait pour enseigne un soleil tournant dans un cadre noir, autour duquel éclataient ces mots écrits en rouge : Ici l’homme voit ce que Dieu ne saurait voir. Prix : deux sous. L’aboyeur ne vous admettait jamais seul, ni jamais plus de deux. Une fois entré, vous 12 2 vous trouviez nez à nez avec une grande glace. Tout à coup une voix, qui eût épouvanté Hoffmann le Berlinois, partait comme une mécanique dont le ressort est poussé : » Vous voyez là, messieurs, ce que dans toute l’éternité Dieu ne saurait voir, c’est-à-dire votre semblable. Dieu n’a pas son semblable ! » On est bien en présence de la blague, « gonflée d’air comme la blague à tabac qui lui donne son nom », nous rappelle Nathalie Preiss, blague qui « redistribue les rapports entre illusion et réalité, faux et vrai : plus que le couple mensonge-vérité, c’est le jeu entre plein et vide qui la caractérise et la déception qui la définit. » Commentant la scène de la Galerie Vitrée, N. Preiss souligne l’effet déceptif de ce qui est littéralement un passage à vide. « L’on s’attend à contempler la profondeur de l’invisible et l’on se heurte à ce miroir qui, telle l’idole, vous renvoie à vous-même : » Vous voyez là, messieurs, ce que de toute l’éternité Dieu ne saurait voir, c’est-à-dire votre semblable. » Splendeur éternelle de l’idole ! » (N. Preiss, Pour de rire ! La Blague au XIXe siècle, PUF ).