`TaliOstinato` Nous étions rentrés de Liège la veille au soir. Encore

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`TaliOstinato` Nous étions rentrés de Liège la veille au soir. Encore
‘TaliOstinato’
Nous étions rentrés de Liège la veille au soir.
Encore sonné par les circonstances du voyage, j’avais failli à tous mes devoirs de père en
oubliant le réveil. A près de douze ans, Hugo avait rendez-vous pour sa confirmation.
Entouré d’une mère russe orthodoxe et d’un père agnostique dont le propre père était juif,
notre fils avait fait bonne mesure et trouvé plus sage d’embrasser la foi catholique.
Pour la journée préparatoire, il assistait au catéchisme avec ses camarades communiants.
En cette fin d’année 1992, mon épouse, Scarlet’, avait consenti un concert gratuit.
C’était juste avant d’apprendre la nouvelle. Si bien qu’elle se produisait ce matin même, me
laissant seul comme à regret. Enfin, seul, pas tout à fait. Je tenais encore en mains le journal
intime qu’elle avait pris soin de poser à ma place de petit déjeuner pour mon retour de la
paroisse. Journal antédiluvien qui me ramena illico à notre conversation entre Paris et Liège.
Nous avions évoqué la première fois où je lui fis découvrir la demeure familiale.
Cela remontait à douze ans déjà. Mais je sentais Scarlet’ nerveuse, plus émue que je ne l’étais
moi-même. Je m’en étonnai au moment où nous quittions le péage et la vit jeter un œil discret
sur la banquette arrière. Hugo y terminait sa nuit avec toute l’insouciance de l’adolescence.
Puis son regard clair parcourut l’immensité blond terne des champs sous la grisaille de l’aube
naissante. « Tout s’était passé si vite entre nous, Vincent. Tu me parlais si peu de ton père que
je me sentais aussi intruse qu’usurpatrice. J’étais terrifiée à l’idée de le revoir. Tu saisis ? »
-
Non. Pourquoi dis-tu « le re-voir » ? C’était la première fois que je te le présentais…
Scarlet’ avait tourné son beau visage vers moi et, à la vue de sa mâchoire crispée sous ses
yeux délavés par les larmes, je pris toute la mesure de son désarroi.
-
S’il est parfois si difficile de confier à un être proche nos sentiments les plus intimes,
c’est parce qu’il fait partie intégrante de ce magma émotionnel qui les inspire et parce
qu’on croit souvent à tort qu’il ne pourra pas nous écouter, être juge et partie.
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Sur le moment, je ne répondis rien, me contentant de froncer les sourcils, l’œil rivé sur les
tronçons bétonnés et tape-cul de l’autoroute du nord. Mais je me demandais à qui et à quoi
elle faisait référence exactement, aux relations inexistantes avec mon père, à notre intimité de
couple depuis douze ans ou à bien autre chose. Je compris mieux à quoi Scarlet’ faisait
allusion lorsque, de retour de Belgique, le petit déjeuner tardif à peine avalé, j’ouvris avec
précaution le journal intime qu’elle avait placé à côté de mon bol. Un post-it de sa plus belle
plume m’invitait à l’ouvrir sans tarder d’un simple ; « A toi, Vincent. »
Dès le premier paragraphe, je fus plongé malgré moi dans l’univers dont j’espérais m’être
émancipé ; ma famille, mon enfance et mon père. Tout ce passé que j’avais fui à Paris.
Mais j’avais tort. Comment s’émanciper d’une histoire dont on ne connaît qu’une partie, dont
on n’imagine pas la fin, dont on n’a pas le fin mot, le mot de la fin ? Je sentis mes membres
s’alourdir, ma poitrine et mes paupières picoter à mesure que je revivais les vestiges de mon
enfance à travers l’écriture appliquée de celui que j’avais tant voulu oublier. Oublier et punir.
A l’époque, je vivais encore dans la demeure familiale, un cottage de style « néo-prairie
house » dans la banlieue huppée de Liège. Le refuge d’un maestro ; mon père.
Andréas Sohenstein était chef d’orchestre, francophone d’origine flamande et juive.
Depuis la mort de ma mère, le naturel collet-monté de ce mélomane réputé et distant
reprenait le dessus. Un peu guindé et vieux-jeu en matière éducative, il considéra très vite
mon existence comme une péripétie, un boulet accroché comme en contrepoids au fil invisible
de sa baguette tendue au-dessus du pupitre. Juste après la disparition de maman, il tenta bien
un rapprochement en m’emmenant à l’une ou l’autre de ses répètes ou en me réservant une
place de choix à certains de ses concerts. A un moment donné – ce devait être dix-huit mois
après l’enterrement – il caressa même l’idée de faire de moi un concertiste de talent. Arguant
que le piano – que je taquinais le dimanche pour plaire à maman, bien plus que pour mon ego
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– me sortirait de l’ornière désœuvrée où je m’abîmais régulièrement dans ma soupente.
Mais maman n’était plus là pour susciter d’un regard implorant ni mes bonnes dispositions à
son égard ni mon application besogneuse sur les touches bicolores. Elle était morte depuis
belle lurette et je n’avais plus l’intention de me livrer à cette mélomanie hypocrite.
Je me rappelle comme d’hier de ce fameux jour de mes douze ans où il m’offrit, plein
d’espoir, une partition de Mozart. Tandis qu’il m’invitait à prendre place derrière l’immense
piano à queue du salon, j’avais rabattu sans prévenir le couvercle du clavier avec une telle
violence que ce dernier faillit lui briser les doigts. C’est ce jour-là précisément que, bras
croisés et mâchoire serrée, je me rencognais dans ma très authentique rébellion d’ado.
Ainsi s’opéra le désaccord, plus qu’une rupture, un véritable putsch orchestré contre le diktat
mégalo d’un mélomane d’exception. Je vois encore ses longues mains de cire refermer avec
une lenteur toute théâtrale la symphonie pour cordes d’Amadeus. Puis, derrière ses lunettes
d’écaille, ses yeux sombres couler vers moi un regard déçu.
« Seules, la musique et les grandes passions de ce monde peuvent inspirer à l’homme tout
l’arc-en-ciel de ses émotions. Rien d’autre n’existe pour moi, désormais, Vincent, comprendstu ? Tu pourrais devenir un grand pianiste, si seulement tu le voulais. » Mais je ne voulais pas.
Je ne voulais rien moins que lui ressembler, à ce père, mélomane flamboyant dont l’arrogance
n’avait d’égale que l’inaccessible prétention. De celles qui font qu’un homme, austère et veuf
tel que lui, ose jouer les mères juives face à son fils orphelin, le jour même de ses douze ans.
Je ne remplirais donc ni la salle Pleyel ni mes vœux de bar-mitsva. A cet instant, quelque
chose dans son regard éteint me dit qu’il l’avait compris. Entre banc et piano, je le vis se lever
dignement, marcher d’un pas pondéré jusqu’à l’entrée où il enfila son éternel trench-coach sur
son trois-pièces impeccable. Sa tête penchée de côté accueillit encore son feutre préféré, celui
qui lui donnait toujours un faux air de Simenon.
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Puis il me demanda d’une voix délibérément énigmatique si je savais ce que signifiait la loi
du Talion. Cela faisait des lustres que je n’avais plus mis les pieds chez le Rabbin, ce qu’il
savait pertinemment. Mais je ne tenais pas à l’entendre pontifier davantage et hurlai la pire
insanité qu’un orphelin puisse jeter à la face de son père : « Je te déteste, tu m’entends…C’est
toi qui aurais dû conduire la voiture ce jour-là, c’est toi qui aurais dû y rester, pas elle !
Je veux ma maman et j’en ai rien à foutre de ton Talion à la con ! »
Imperceptiblement, j’avais perçu son hochement de tête. Puis il s’était retourné sans répondre
ni à mon offense ni à l’énigme qu’il m’avait lancée comme on tend une perche à un ado
présomptueux en train de se noyer dans ses propres larmes. Je l’avais laissé partir, sans un
geste pour tenter de le retenir. J’avais trop mal pour ressentir la moindre compassion à son
égard. Tout juste éprouvai-je alors cet étrange paradoxe du triomphe sans gloire. Celui qui
tombe à plat lorsqu’on se trompe d’ennemi, qu’on le chasse et qu’au final, au beau milieu
d’un champ de bataille déserté, on se sent seul, seul et démuni.
Si je m’empressai le soir-même de vérifier ce que Loi du Talion voulait dire – du latin Talio,
punition identique à l’offense qui inspira la législation hébraïque et la célèbre formule
biblique « œil pour œil, dent pour dent » - je ne m’excusai jamais auprès de mon père pour
l’excès de langage auquel je m’étais livré pour éviter de lui répondre. C’était inutile.
Mon paternel n’avait aimé qu’une fois, une seule et unique personne ; ma mère. Je devais bien
lui reconnaître ce seul mérite. Rien d’autre n’existe pour moi, désormais, avouait-il.
Rien que la musique. Notes, solfège et symphonies orchestraient toute sa vie.
Suite à mon refus catégorique à marcher dans ses pas, mon Maestro de père replongea dans la
fosse, armé de sa seule baguette vibrant au gré de notes et notoriété. Les hémicycles liégeois
ou parisiens lui conféraient l’immense pouvoir d’oublier maman et de se détourner de moi.
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Je devenais pire qu’inexistant ; transparent. Quelle atrocité qu’une présence ignorée, qu’une
existence non reconnue ! Ma mansarde devint le camp retranché où je m’enivrais jusqu’à la
lie de lectures et m’essayais aux vers néoromantiques. Les feuillets que je noircissais d’autant
de rage que d’encre ornaient bientôt le dédale de mes murs d’ado, tels d’obscurs pamphlets
qu’un orphelin adresserait à son invisible père. Penché sur mes volumes reliés pure peau en
lieu et place du Pianoforte à queue, je cultivai l’intérêt romantique, au cœur du 19ème siècle.
Sur mon lutrin secret se succédèrent les Méditations de Lamartine, les Contemplations
d’Hugo, puis les Feuilles d’herbe de Walt Whitman. Curieusement, leurs incipits (ou poèmes
sans titre) m’aidèrent à supporter le deuil de ma mère et l’isolement d’avec mon père. Mon
père qui tentait encore de temps à autre de m’amadouer ; « Vincent, sais-tu ce que signifie
Ostinato en matière musicale ? » Mais je trouvais plus de réconfort dans l’élégie des poètes
d’antan qu’à travers les mélodies quotidiennement ressuscitées par sa baguette magique.
Si bien que je me contentais de marmonner un « Non, et je m’en fous » particulièrement
inaudible, avant de gagner les ouvrages-refuges sous le fief inexpugnable de ma soupente.
Jusqu’au jour de 1967 où le statu quo de nos vies parallèles fut bousculé par l’irruption
d’Oscar. Oscar Wenselaet, pianiste bruxellois en stage à Liège, emménagea dans la chambre
d’amis. Mes études d’accordeur – seules concessions faites au paternel, me permettaient de
lire et d’écrire mon content d’heures quotidiennes. Ainsi, grâce au très prometteur concertistestagiaire, j’appris très vite toutes les cordes et ficelles du métier, y compris ce qu’était un
ostinato ; soit une formule rythmique, un motif mélodique répété obstinément et généralement
à la basse d’une œuvre musicale. Si l’interprétation du Talion ne laissait aucun doute sur les
mesures de rétorsion de mon père ; pures représailles de mise à l’écart face à mon manque
d’ambition, que venait faire cet ostinato entre nous ? Je n’y comprenais goutte.
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Mais devant l’enthousiasme et la drôlerie d’Oscar, j’abandonnai rapidement jusqu’à l’idée de
comprendre les ténébreux messages de mon père. Wenselaet me surprenait en tout ; sa
vivacité, sa dextérité, sa modestie et même sa voix de contre-alto qui contrastait avec la
fougue maîtrisée de son toucher. Au bout du troisième stage d’été, Oscar et moi avions atteint
un tel niveau de complicité qu’il me sembla que le concertiste avait toujours fait partie de la
famille. Je m’exerçais à accorder nos pianos comme Oscar à accorder nos violons, à papa et
moi. Il excellait dans l’art de flatter de sa voix flûtée nos orgueils respectifs, réalisant même
l’exploit de réunir nos talents d’auteurs et nos oreilles absolues autour d’un même clavier.
Clavier qu’il mettait tour à tour au service du Maestro ou de l’accordeur.
Mais ce trio harmonieux ne dura guère. Je me souviens de ce matin d’août 1970 radieux où
mon père me rappela ce que Talion voulait dire. A vingt ans, j’arrivais aux termes de mes
études. La formation d’accordeur et l’écriture ne m’avaient guère laissé le temps de flirter
avec les copines de mon âge. D’autant moins que les étudiantes étaient rares dans le métier.
Cependant, j’avais accumulé suffisamment d’aventures à la sauvette avec les musiciennes
professionnelles dépannées en stage pour ne plus avoir de doutes sur mes préférences
sexuelles ; j’étais hétéro, naturellement attiré par des femmes plus âgées que moi.
Suffisamment, pour que mon père se trouve rassuré à ce sujet et m’en fasse part.
Pourtant, à l’aube de ce quinze août ensoleillé, lorsqu’au hasard d’un frôlement au-dessus du
clavier chauffé par Oscar, sa bouche vint se proposer à la mienne, je restai suffisamment
interdit, voire tenté, pour ébranler un instant mes certitudes libidinales.
Depuis le seuil du salon, mon père nous avait surpris. Si sur le moment il ne dit rien, je le
soupçonnai longtemps d’avoir perçu un baiser fugace là où une occasion s’était simplement
présentée à nous. Opportunité qu’Oscar et moi avions tous deux laissée passer sans contrainte.
En mon for intérieur, je reconnaissais le trouble occasionné.
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Mais c’était sans commune mesure avec le désarroi qui m’étreignit dès le lendemain, lorsque
j’appris le départ précipité d’Oscar pour Bruxelles. Mon père l’avait renvoyé vers la capitale
sans aucune explication et je ne parvenais pas à admettre l’omerta qu’il maintenait autour des
motifs de renvoi du concertiste. Sous le rexisme de Léon Degrelle, la famille Sohenstein avait
suffisamment connu les affres de l’antisémitisme pour ne pas céder sans contradictions aux
accès ségrégationnistes de l’homophobie. Je croyais volontiers mon père égocentrique, je le
découvrais de surcroît intolérant. Pourquoi s’obstinait-il à taire ses arguments ?
Son mutisme eut très vite raison de notre fragile rapprochement. Quinze jours après le départ
d’Oscar Wenselaet, je quittai définitivement la demeure familiale liégeoise.
Je ne revis jamais Oscar, ce qui me peina énormément et mis près de dix ans pour reprendre
contact avec mon père. Après quelques mois de petits boulots, entre régies nationales et
concerts à la petite semaine, capitale européenne et métier d’accordeur me laissèrent
insatisfait. Je gagnai Paris où se produisait quelquefois l’orchestre paternel, sans que jamais
nous ne nous croisions. Très vite, influencé sans doute par la vie musicale trépidante de
Panam, je troquai mes compétences d’accordeur contre celles d’auteur.
La ville lumière m’éclairait sur mon propre avenir. En marge des métiers de la musique, du
spectacle et de l’écriture, je devenais chansonnier.
Quelques années plus tard, alors que je signais une énième collaboration avec le label des
jeunes prodiges repérés dans le foisonnement des radios-crochets des seventies, je croisais
pour la seconde fois la route d’un concertiste hors pair. Pianiste d’origine russe, Scarlet
Evesnova faisait son entrée fracassante dans ma vie. A trente ans, j’étais un homme comblé.
Curieusement, c’est à ce stade de ma vie où la chance me souriait à la scène comme à la ville,
où nos existences n’avaient jamais interféré en une décennie, que je recontactai mon père.
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Une fois Scarlet convaincue par la sincérité de mes sentiments à son égard, elle avait promis
de m’accorder sa main, à la double condition que je lui présente mon père et, compte tenu de
sa petite quarantaine, que je lui fasse un enfant sans tarder. J’obtempérai et, ce faisant, l’année
qui précéda l’élection de Mitterrand se révéla d’un bout à l’autre cruciale pour Scarlet et moi ;
rencontrés en janvier, nous rendîmes visite à mon père à la Saint-Valentin, conçûmes notre
fils fin mars, nous mariâmes en mai et accueillîmes Hugo une semaine avant Noël 1980.
Cadeau de fin d’année qui devait clore mes velléités de renouement avec le paternel.
Du moins le pensai-je à l’époque. Mais, en quelque sorte, la vie, la vie et Scarlet elle-même, à
travers ce journal intime, prolongèrent malgré moi l’emprise paternelle sur mon existence….
Mon père venait de mourir. Il avait été frappé par un AVC en plein concert de la SaintNicolas, dans l’amphithéâtre du Sart-Tilman, à l’université de Liège. Les urgentistes belges
n’avaient rien pu faire. Une semaine à peine après son décès spectaculaire, nous l’enterrions
selon ses propres vœux dans la plus stricte intimité du temple qu’il avait aménagé à l’arrière
du cottage familial. Sur le trajet du retour, Scarlet, Hugo et moi n’avions pas pipé mot.
Nous avions écouté dans un recueillement contrit, interrompu par quelques sanglots et
reniflements, les meilleures orchestrations de feu Andréas Sohenstein.
Mais j’étais encore loin d’avoir éprouvé toute la douleur de la perte lorsque je pris
connaissance de cet autre legs paternel, plus épistolaire qu’universel. Ce journal intime que je
parcourais désormais à titre posthume me révélait page après page, année après année, depuis
celle de son mariage en 1949 jusqu’à l’avant-veille de sa mort, le 4 décembre 1992, toute
l’ampleur de mon fourvoiement, l’incommensurabilité de l’entêtement dont j’avais fait preuve
à son égard. Je relevai sous sa plume, 1962, l’année de mon douzième anniversaire.
Mon père y relatait notre prise de bec avec une mansuétude surprenante.
Il avait été occupé, très occupé, trop occupé par la musique. Il le reconnaissait.
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Il avait vu à travers mon solfège la possibilité d’allier sa passion et son devoir de père.
Mais il respectait mon désir d’authenticité quand il écrivait : « Après l’esclandre de Vincent,
je me suis juré de ne plus gâcher un seul anniversaire en tentant de le rallier à ma cause.
Ce prosélytisme de mélomane n’avait pas lieu d’être. Vincent a perdu sa mère il y a peu et sa
souffrance doit bien trouver un exutoire ailleurs que dans la soumission au père. En se
vengeant sur moi (loi du Talion), il gagne en indépendance et maintient une distance qui peut
être salutaire. Vincent se protège et, tant que ça l’aide à grandir, je ne vois rien à y redire. »
Trois ans plus tard, le Maestro Sohenstein déchantait. En feuilletant l’année 1965, je tombai
sur une allusion au terme Ostinato pour lequel j’étais loin d’avoir saisi l’acception paternelle :
« Vincent persiste à refuser toute suggestion de ma part pour son avenir, ce qui ne
m’inquiéterais pas en soi. Mais, depuis la mort de sa mère, Julia, je déplore cette manière
systématique de rejeter sans discernement tout ce qui vient de moi. Désormais, ce fil rouge de
dissidence qu’il tisse entre nous, loin d’ajouter à la cohérence de son être, finira par le
fragiliser. Car l’obstination qui un temps le construisait, si elle devient aveugle risque de se
retourner contre lui. En musique, un ostinato lancinant peut finir par tuer l’harmonie à
laquelle il était censé donner base et vie par le rythme. Rejeter pour rejeter, c’est détruire
potentiellement un destin. Il faut que je le dise à Vincent, que je lui fasse comprendre qu’à
terme, son Ostinato affectif agit à son détriment, qu’il érige entre nous un mantra tacite, une
omerta vengeresse, un TaliOstinato démesuré depuis ce jour de printemps 1960 où Julia a pris
la voiture sans liquide de frein, a perdu le contrôle et s’est finalement tuée à ma place.
Il n’est pas un jour de ma vie où je ne regrette d’avoir failli à mes devoirs de père, ce jour-là,
et d’avoir peaufiné l’orchestration bancale d’un concert au lieu de chercher notre fils à la gare.
De retour d’une retraite scolaire, Vincent attendait, impatient, une berline familiale qui jamais
n’arriva. Un virage, un coup de frein fatal pour sa mère et pour notre complicité à venir… »
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Arrivé au tiers du journal de papa, je prenais déjà conscience de deux choses ; d’une part,
l’écart vertigineux entre l’image glaçante que je m’étais faite de mon père et ce qu’il était
vraiment : un père célibataire, aimant et dépassé par les événements. D’autre part, la
conviction que ce journal deviendrait, plus qu’un livre de chevet, une relique dédiée à sa
mémoire. Mais je le porterais non pas comme on porte une bible ou un talisman, mais
plutôt comme on porte une croix, un ouvrage rédempteur ou un recueil expiatoire.
En feuilletant les pages plus avant, un post-scriptum attira mon attention qui commentait
ainsi les années soixante : « Je constate avec soulagement que Vincent ne passe pas
exclusivement son temps libre à broyer du noir dans sa mansarde. Les volumes épars et
les citations d’auteurs du dix-neuvième placardées dans sa chambre en témoignent. »
Plus loin encore, au cœur des feuillets consacrés aux années soixante-dix, je découvrais
plusieurs citations extraites d’incipits. Elégies que j’avais lues et relues de manière
compulsive à l’époque où je rongeais mon frein d’ado dans ma soupente.
« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. » annoté par mon père d’un : « Il est
étrange de constater que la seule femme que j’aimerai jamais portait quasiment le même
prénom que la fiancée pleurée par Lamartine ; Julia pour Julie… »
Plus loin, mon père évoquait « Demain, dès l’aube » de Victor Hugo : « Quelle ironie tout
de même de relever dans la biographie des auteurs dont s’enivrait Vincent tant de
similitudes avec nos propres drames existentiels : là encore ; Léopoldine Hugo ne s’estelle pas tuée en voiture, comme ma Julia ? » Jusqu’au « O captain ! My captain ! » de
Walt Withman dont il avait retranscrit la première strophe en 1970, année de mon départ.
La figure du héros/Président, Comme celle du paternel déchu qu’on regrette amèrement.»
Mon père, Andréas Sohenstein, loin de m’ignorer ou de me punir pour avoir dédaigné la
relève, avait discrètement posé ses souliers vernis dans mes traces…
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« Vincent me manque mais je suis rassuré à l’idée qu’il éprouve une telle palette affective et
qu’il trouve les mots pour l’exprimer. Après tout, n’est-ce pas là l’essentiel ? Au fond, ce sont
ses notes à lui… Simplement, j’aurais aimé partager cet arc-en-ciel émotionnel avec lui.»
Le jour tombait lorsque je repérai un feuillet manquant au début de 1980, année où je lui
présentais Scarlet à Liège. Je refermai l’ouvrage et repoussai bien vite ce détail intrigant dans
un coin de ma mémoire. Avec la nuit, mon appétit s’attisait. Je savais que Scarlet récupérait
Hugo à la catéchèse et qu’elle conduirait prudemment. Mais les notes de mon père à propos
des coups du sort similairement vécus par notre famille et celles des poètes d’antan éveillaient
chez moi un mauvais pressentiment, comme l’arrière-goût amer d’une angoisse inexplicable
mais profonde. Pour passer le temps qui semblait figé dans une chape de plomb, je m’activai
en cuisine, la peur chevillée au corps comme une fringale lancinante.
Lorsque s’ouvrit enfin la porte d’entrée sur le long « Coucou, c’est nous ! » de la voix flûtée
de Scarlet, je ressentis un tel soulagement qu’un instant la tête me tourna.
Ce ne fut que plus tard, bien plus tard, après le repas et la mise au lit d’Hugo, que ce feuillet
manquant me revint insidieusement à l’esprit. Alors que, allongés sous les draps où nous nous
étions tous deux machinalement tournés l’un vers l’autre, le corps avide d’une horizontalité
salvatrice, Scarlet elle-même m’y aida.
-
Tu as trouvé le journal d’Andréas ? (Et dès que j’eus opiné) Et alors ?
-
Eh bien, je me demande pourquoi il t’a confié à toi, sa belle-fille, un journal qui parle
essentiellement de nos rapports père-fils.
Le regard de Scarlet se brouilla légèrement quand elle me répondit.
-
Vincent, ce n’est pas ce que tu crois…
-
Tu ne sais pas ce que je crois, pour la bonne raison que je ne sais pas ce que je dois
croire moi-même.
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-
Si, je sais. Tu as imaginé le pire, que nous étions de mèche, ligués contre toi…peutêtre amants. Puis tu as lu et tu as commencé à douter de ça aussi. Et maintenant, oui,
tu ne sais plus quoi penser. Mais tu te fais des idées. Ton père m’a envoyé son journal
l’avant-veille de son AVC. Il voulait que je te le confie le jour des douze ans d’Hugo.
-
C’est dans quatre jours. Pourquoi as-tu anticipé alors ? Tu l’as lu ?
-
Oui, m’avoua-t-elle en baissant les yeux un quart de seconde, et j’ai compris pourquoi
il voulait te le soumettre ce jour-là, précisément.
-
Parce que c’est clairement le jour de mes douze ans qu’a sonné notre rupture.
Papa devait considérer qu’il n’y avait pas de meilleure date anniversaire pour me faire
comprendre ce qu’était la douleur d’un père face à l’intransigeance d’un ado…Et comme si
Scarlet avait lu dans les pensées…
-
Oui, c’était symbolique, mais comme il ne pouvait pas savoir qu’entretemps il
mourrait et te mettrait simultanément en état de deuil, j’ai préféré anticiper, ne pas
recréer les circonstances de votre rupture trente ans plus tôt.
Je repensai à ce qu’elle m’avait confié dans la voiture, juste après l’annonce de la mort de
mon père. « S’il est parfois si difficile de confier à un être proche nos sentiments les plus
intimes, c’est parce qu’il fait partie intégrante de ce magma émotionnel qui les inspire et parce
qu’on croit souvent à tort qu’il ne pourra pas nous écouter, être juge et partie. »
Et je comprenais mieux son désarroi d’alors ; pour avoir déjà lu le journal, elle savait que
j’avais eu tort de rejeter mon père. Bien plus que le liquide de frein défectueux qui avait tué
ma mère, bien plus que mon père chassant Oscar, je m’étais rendu orphelin à double lorsque
j’avais refusé le dialogue avec un père homicide par négligence auquel je ne voulais en rien
ressembler. Orphelin de mère, je m’étais donc appliqué, seul, la double peine du parricide
psychologique, trente ans avant l’AVC paternel.
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Je pensais à Hugo et, je le comprenais comme Scarlet désormais ; s’il est difficile de se
confier, nous devrions tout de même essayer. Ce serait pitié de ne pas être aimé pour ce que
nous sommes vraiment et de ne pas nous donner la chance d’aimer en retour…
J’allais en faire part à ma femme, la remercier pour sa sollicitude, lorsque ma main frôla une
petite aspérité lisse, inhabituelle, sous l’oreiller. C’était une page jaunie, repliée en un carré
parfait. Je la reconnus aussitôt ; la page manquante du journal, celle du début de l’année 80.
Je m’apprêtais à la lire lorsque je croisai le regard suppliant de Scarlet qu’un flot de larmes
embuait d’une seule vague foudroyante et silencieuse. Je sus d’instinct que lire le feuillet
devenait parfaitement inutile. Entre deux sanglots, Scarlet qui savait allait tout m’expliquer.
« Ton père n’était pas l’homme que tu croyais. Il t’aimait plus que tout, tant tu lui rappelais ta
mère. Mais lorsqu’il a constaté à quel point Oscar parvenait à canaliser ton attention sur lui
comme sur sa musique, il s’est rapidement douté que le jeune pianiste n’était pas vraiment là
pour le stage et pas devenu ton ami par hasard…du moins pas au début. Oscar Wenselaet est
arrivé au cottage familial parce qu’il ne parvenait pas à intégrer l’orchestre prestigieux de ton
père. Il avait candidaté plusieurs fois sous son vrai nom. Mais le grand Maestro n’avait pas
même daigné répondre. C’est pour ça que j’ai arraché au journal la page correspondant à
février 80. Parce que je tenais à te l’expliquer moi-même…Le jour de la Saint-Valentin où tu
m’as présentée comme ta fiancée et incessamment épouse à ton père, il nous a accueillis avec
émotion. Un enthousiasme qui était loin d’être feint. Tu te rappelles de sa gaieté contagieuse ?
(J’opinai d’un air perplexe) Et bien, ce n’était pas seulement dû à vos retrouvailles ou à la
nouvelle que nous lui apportions. Non, en fait, il m’avait reconnue…Le véritable nom sous
lequel Oscar Wenselaet a candidaté plusieurs fois comme pianiste auprès de ton père est
Scarlet Evesnova, une concertiste d’origine russe envers qui élite mélomane et Nomenklatura
philarmonique nationales des années soixante se montraient réservée, voire misogyne.
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‘TaliOstinato’
Ton père a décelé l’anagramme Oscar Wenselaet / Scarlet Evesnova en relisant mon rapport
de stage et en le comparant aux courriers de candidature. Puis, lorsqu’il a pris conscience du
danger qu’il te faisait courir en t’exposant à mes tentatives d’infiltration désespérées ;
travestissement et imposture, il m’a renvoyée à Bruxelles avec un rapport de fin de stage
antidaté. Plus tard, lorsque tu es parti pour Bruxelles puis Paris, il avait mon adresse et s’est
arrangé pour me recommander auprès des Conservatoires et Orchestres parisiens et, ensuite,
pour organiser notre rencontre fortuite au siège du Label JPP. C’était durant la semaine des
Jeunes Prodiges Parisiens. Ton père n’a jamais chassé Oscar pour te punir. Simplement, il
avait repéré avant toi la confusion des sentiments à laquelle tu t’exposais. Il voulait t’éviter
une cuisante déception au moment où se révèlerait ma supercherie. »
Mon père avait misé sur le temps – le temps et mon goût pour les femmes plus âgées – afin
d’éponger sa dette envers moi ; une compagne d’exception à défaut d’une mère….
Quitte à passer pour un sans-cœur psychorigide. Et je n’avais rien vu venir.
Je n’avais pas compris à temps combien son abnégation était à la hauteur de sa maestria ;
un ensemble harmonieux de mesures dont le secret assemblage offrait à ses proches comme
au public tout le sacrifice de son génie.
Les larmes aux yeux, Scarlet et moi rîmes en chœur en hommage à son départ, comme il avait
dû le faire après le nôtre, le jour béni de la Saint-Valentin qui venait d’entériner notre union
en même temps que son dessein.
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