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INSÉCURITÉ ET DROITS HUMAINS : PRÉOCCUPATIONS ET RECOMMANDATIONS À L’ÉGARD DU PROJET DE LOI C-51 : LA LOI ANTITERRORISTE 2015 DOCUMENT SOUMIS AU COMITÉ PERMANENT DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET NATIONALE (SECU) DE LA CHAMBRE DES COMMUNES LE 9 MARS 2015 Amnesty International est un mouvement mondial regroupant 3 millions de personnes, qui se mobilisent en faveur des droits humains dans plus de 150 pays et territoires. La vision d'Amnesty International est celle d'un monde où chacun peut se prévaloir de tous les droits énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l'homme et dans d'autres textes internationaux. Essentiellement financée par ses membres et les dons de particuliers, Amnesty International est indépendante de tout gouvernement, de toute tendance politique, de toute puissance économique et de tout groupement religieux. CONTENU APERÇU .................................................................................................................Erreur ! Signet non défini. 1. PRÉOCCUPATIONS ET RECOMMANDATIONS À L’ÉGARD DU PROJET DE LOI C-51 .................................... 5 a) LES NOUVEAUX POUVOIRS DU SCRS POUR RÉDUIRE LES MENACES ................................................... 5 I) LES MENACES ENVERS LA SÉCURITÉ DU CANADA ........................................................................... 5 II) LES MESURES POUR RÉDUIRE UNE MENACE ENVERS LA SÉCURITÉ DU CANADA ............................ 7 III) LA PORTÉE POTENTIELLE DE LA RÉDUCTION DES MENACES.......................................................... 8 B) PRÉCONISER OU FOMENTER LA PERPÉTRATION D’INFRACTIONS DE TERRORISME EN GÉNÉRAL, ET LES DISPOSITIONS CONNEXES À L’ÉGARD DE LA PROPAGANDE TERRORISTE ......................................... 9 c) L’ENGAGEMENT ASSORTI DE CONDITIONS : LA DÉTENTION SANS ACCUSATION ................................ 11 D) L’ÉCHANGE DE RENSEIGNEMENTS .................................................................................................. 13 E) LA LOI SUR LA SÛRETÉ DES DÉPLACEMENTS AÉRIENS .................................................................... 15 2. LES LACUNES EN MATIÈRE D’EXAMEN ET DE SURVEILLANCE .............................................................. 17 3. CONTEXTES ACTUEL ET PASSÉ : LES PRÉOCCUPATIONS ET LES AFFAIRES NON RÉGLÉES DOIVENT ÊTRE ABORDÉES .............................................................................................................................................. 20 A) LES DROITS HUMAINS ET LA SÉCURITÉ NATIONALE ........................................................................ 20 B) LES INJUSTICES DU PASSÉ DOIVENT ÊTRE ABORDÉES .................................................................... 21 C) LES RÉUSSITES ET LES ÉCHECS DU PASSÉ DOIVENT ÊTRE ÉVALUÉS ............................................... 22 D) SE CONFORMER AUX OBLIGATIONS INTERNATIONALES EN MATIÈRE DE DROITS HUMAINS .............. 22 APERÇU Avec la combinaison des projets de loi C-44 et particulièrement C-51, le gouvernement canadien propose les réformes aux lois nationales en matière de sécurité les plus exhaustives depuis 2001. Amnistie internationale reconnaît que les gouvernements, dans le cadre de leur mandat visant à faire respecter les droits de la personne, ont une obligation majeure de prévenir les actes terroristes et de demander des comptes aux personnes qui les ont commis. Il est également primordial que les lois, les politiques et les actions prises dans le but d’endiguer le terrorisme se conforment aux normes internationales relatives aux droits humains. Amnistie internationale a recensé, tout au long de son histoire, les manières assez considérables et profondément troublantes avec lesquelles les gouvernements, toutes étiquettes politiques, richesses économiques et pouvoirs militaires confondus, ont ignoré, miné et directement violé les droits de la personne, tout en répondant à des menaces perçues ou avérées à l’égard de la sécurité publique, y compris du terrorisme. Au final, la sécurité et les droits humains souffrent de l’adoption de telles mesures. Le contexte mondial est d’une importance cruciale. Dans certains cas, des états réagissent de façon excessive ou trop rapidement face à des menaces réelles et, ce faisant, prennent des mesures qui vont à l’encontre des normes internationales en matière des droits de la personne. Cependant, dans d’autres situations, les gouvernements proposent et adoptent des mesures draconiennes dans une tentative opportuniste de contenir des ennemis, des figures de l’opposition ou des groupes sortant du circuit traditionnel qui pourraient parfois constituer une menace à leur pouvoir et non à la sécurité nationale. Ces politiques et ces pratiques constituent souvent un prétexte pour cibler des minorités ethniques et religieuses, des migrants, des ennemis politiques, des défenseurs des droits de la personne, des journalistes indépendants et d’autres. Les dernières recherches d’Amnistie internationale révèlent ces inquiétudes dans divers pays du globe, y compris en Russie 1, en Ouzbékistan 2, au Pakistan 3 et aux États-Unis 4, parmi bien d’autres pays 5. 1 Amnistie internationale, Violation of the Right to Freedom of Expression, Association and Assembly in Russia (Index : EUR 46/048/2014), octobre 2014, en ligne (en anglais) : <https://www.amnesty.org/en/documents/EUR46/048/2014/en/>; Amnistie internationale, Un droit, pas un crime : Les violations du droit à la liberté de réunion en Russie (Index: EUR 46/028/2014), juin 2014, en ligne : <https://www.amnesty.org/en/documents/EUR46/028/2014/en/>. 2 Amnistie internationale, Erosion of the right to freedom of expression and association, torture of detainees, and no access for international monitors to Uzbekistan (Index: EUR 62/005/2013), septembre 2013, en ligne (en anglais) : < https://www.amnesty.org/en/documents/eur62/005/2013/en/>. 3 Open letter to Prime Minister Nawaz Sharif (déclaration commune portant sur des inquiétudes partagées sur des attaques de journalistes au Pakistan, le 29 mai 2014) en ligne (en anglais): < https://www.amnesty.org/en/documents/asa33/010/2014/en/>; Amnistie internationale, A Bullet has been Chosen for You : Attacks on Journalists in Pakistan (Index: ASA 33/005/2014) Avril 2014, en ligne (en anglais) : < https://www.amnesty.org/en/documents/asa33/005/2014/en/>; Amnistie internationale, Pakistan: Human Rights and justice – the key to lasting security: Amnesty International submission to the Universal Periodic Review (Index: ASA 33/003/2012), avril 2012, en ligne : < https://www.amnesty.org/en/documents/asa33/003/2012/en/>. 4 Amnistie internationale, United States of America: Another Year, same missing ingredient: Human rights still absent from counter-terrorism policy a year after President Obama proclaimed America at crossroads (Index: AMR 51/032/2014), mai 2014, en ligne (en anglais) : < https://www.amnesty.org/en/documents/amr51/032/2014/en/>; Amnistie internationale, USA: Human rights betrayed: 20 years after US ratification of ICCPR, human rights principles sidelined by “Global War” theory (Index: AMR 51/041/2012), juin 2011, en ligne (en anglais): < https://www.amnesty.org/en/documents/amr51/041/2012/en/>. 5 Voir, par exemple : Amnistie internationale, Saudi Arabia: Counter-terror law continues to provide legal cover to silence dissent a year on (Index: MDE 23/0012/2015), février 2015, en ligne (en anglais) : <https://www.amnesty.org/en/documents/mde23/0012/2015/en/>; Amnistie internationale, Hungary: Their backs to the wall: Civil 1 Amnistie internationale attend des lois nationales canadiennes en matière de sécurité qu’elles servent de modèle de défense des droits humains, et non qu’elles reproduisent ou encouragent les mauvaises pratiques d’ailleurs. Cela signifie garder à l’esprit le besoin d’identification et de réponse à des menaces terroristes existantes, tout en se tenant à ses obligations en matière de droits humains ; cela signifie aussi reconnaître le risque que des mesures antiterroristes pourraient être utilisées pour cibler ou exercer un impact disproportionné sur des personnes et des groupes qui usent de leurs droits fondamentaux de liberté d’expression et d’association. Dans ce mémo, Amnistie internationale met en exergue les préoccupations majeures concernant les implications des nouveaux pouvoirs sur les droits de la personne, les infractions et les processus qui découlent du Projet de loi C-51. Amnistie internationale souligne également les inquiétudes urgentes et de longue date qui n’ont pas été abordées par la législation proposée. 1. Les propositions suivantes contenues dans le Projet de loi C-51 devraient être entièrement retirées et uniquement réintroduites sous une forme qui respecte les exigences internationales en matière des droits de la personne : a) Les nouveaux pouvoirs d’action sans précédent confiés aux agents du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) pour réduire les menaces à la sécurité, étant donné que : i) Ces nouveaux pouvoirs se fondent sur une définition existante et excessivement large de la notion de « menaces portant atteinte à la sécurité du Canada ». Ils s’étendent bien au-delà de la définition d’activités terroristes en vertu de la législation canadienne. Entre autres préoccupations, cette définition exclut uniquement la défense d’une cause, les protestations ou les manifestations légales d’un désaccord. Cette définition augmente ainsi la probabilité qu’un large éventail de revendications puissent, sans être criminelles, devenir illégales (au sens d’être officiellement autorisées) et être assujetties à la perturbation et à l’ingérence imputables à ces nouveaux pouvoirs. ii) La législation proposée n’offre aucune description des mesures spécifiques que les agents seraient autorisés à prendre pour réduire les menaces et elle ne limite pas la portée de leur pouvoir leur permettant de les prendre. Le Projet de loi C-51 n’exclut explicitement que les actions des agents du SCRS qui pourraient provoquer la mort, des lésions corporelles, la perversion du système de justice ou la violation de l’intégrité sexuelle. Il ne protège pas les autres droits humains garantis internationalement, comme la privation de liberté, le droit à la vie privée et la liberté d’expression. iii) Le Projet de loi autorise les juges des tribunaux fédéraux à émettre des mandats d’arrêt avalisant les activités du SCRS qui violent la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte ») et il permet en outre aux agents du SCRS d’agir au mépris du droit local dans les pays dans lesquels ils opèrent ; et iv) Ces pouvoirs sont confiés à des agents de la sécurité et du renseignement qui ne disposent pas de la formation spécifique ni des structures de commande ni de la responsabilité ou de la transparence publique exigée des organismes d’application de la society under pressure in Hungary (Index: EUR 27/0001/2015), février 2015, en ligne (en anglais) : < https://www.amnesty.org/en/documents/eur27/0001/2015/en/>; Amnistie internationale, Egypt “covering up” protester deaths in fourth anniversary of “25 January Revolution” (Index: MDE 12/0005/2015), février 2015, en ligne (en anglais) : <https://www.amnesty.org/en/documents/mde12/0005/2015/en/>; Amnistie internationale, France: Les mesures de lutte contre le terrorisme récemment annoncées mettent les droits humains en péril (Index: EUR 21/0001/2015), janvier 2015, en ligne : < https://www.amnesty.org/en/documents/eur21/0001/2015/en/>; Amnistie internationale, South Korea: National Security Law continues to restrict freedom of expression (Index: ASA 25/001/2015), janvier 2015, en ligne (en anglais) : < https://www.amnesty.org/en/documents/asa25/001/2015/en/>; Amnistie internationale, Turkey: Arrests of journalists point to continuing pattern of criminalising dissent (Index: EUR 44/025/2014), décembre 2014, en ligne (en anglais) : < https://www.amnesty.org/en/documents/eur44/025/2014/en/>. 2 loi. b) Il n’a pas été démontré que la nouvelle infraction criminelle – qui a le potentiel de violer et nuire à la liberté d’expression – qui consiste à prôner ou à promouvoir la perpétration d'infractions terroristes « en général », était nécessaire en plus des infractions existantes qui consistent à inciter directement, menacer, conseiller ou à conspirer en vue de commettre des actes terroristes. c) Les pouvoirs élargis permettant de détenir une personne sur la base d’un engagement assorti de conditions : ils diminuent grandement le seuil de la suspicion et augmentent le temps maximum de mise en garde à vue d’une personne sans inculpation. d) L’échange extensif de renseignements entre tous les ministères et organismes identifiés dans Loi sur la sécurité de l'échange de renseignements au Canada. Cet échange se base sur la définition – et sur l’énumération d’actes qui « minent la sécurité du Canada » – la plus vague et la plus étendue jamais adoptée dans la jurisprudence canadienne ; et il i) e) manque de garanties clairement identifiées permettant de répondre à des exemples bien circonstanciés de graves violations des droits de la personne, y compris des actes de torture et d’autres mauvais traitements, qui ont été provoqués ou facilités par des officiers de la sécurité et des officiers chargés de l’application de la loi qui échangent des renseignements peu fiables, inexacts ou incendiaires à l’échelle nationale et internationale. Les procédures d’appel indiquées dans la Loi sur la sûreté des déplacements aériens ouvrent la voie à l’application de la norme minimale de contrôle de la « décision raisonnable » devant un juge de la Cour fédérale. Elles ne garantissent pas un accès pertinent à tous les renseignements et à toutes les accusations qui ont été portées contre un individu et qui lui permettraient de préparer une riposte efficace. 2. Établir une solide surveillance et un examen efficace des organismes et des ministères engagés dans les activités touchant à la sécurité nationale. En particulier : a) Développer un modèle d’examen expert, intégré et indépendant tel que proposé par le juge Dennis O’Connor dans son Rapport de la Commission d’enquête de 2006 relatif à l’affaire Arar ; b) S’assurer que tous les organismes et les ministères engagés dans des activités touchant à la sécurité nationale puissent faire l’objet d’un examen et d’une surveillance ; c) S’assurer que toutes les instances examinatrices et de surveillance, ainsi que leurs processus respectifs, disposent des pouvoirs et des ressources suffisants pour travailler efficacement ; et d) Dans le cadre d’un système général d’examen et de surveillance, instaurer un solide système de surveillance parlementaire de la sécurité nationale au Canada. 3. Aborder tous les cas et répondre à toutes les préoccupations en suspens qui touchent à la sécurité nationale et aux droits de la personne. Particulièrement : a) Adopter un cadre de travail législatif sur les droits de la personne à l’égard du programme de sécurité nationale du Canada ; b) Résoudre rapidement les affaires touchant à des violations de droits humains qui sont liées à la sécurité et dans lesquelles sont impliqués des fonctionnaires canadiens ; c) Mener une évaluation complète – et rendre public – des anciens dossiers, des lois, des outils et des ressources en vigueur dans le domaine de la sécurité nationale, avant de songer à confier des pouvoirs élargis et d’entamer d’autres réformes ; et 3 d) S’engager à mettre en œuvre les recommandations ayant trait à la sécurité. Ces recommandations, laissées en suspens, ont été formulées au Canada par un panel constitué d’experts des droits humains des Nations Unies et d’instances s’occupant du partage des renseignements, de la torture, de déportations à des fins de torture, de certificats de sécurité en matière d’immigration et d’un certain nombre de cas individuels. 4 1. PRÉOCCUPATIONS ET RECOMMANDATIONS À L’ÉGARD DU PROJET DE LOI C-51 Les propositions contenues dans le Projet de loi C-51 sont détaillées et complexes. Les implications et les conséquences des changements et des ajouts sont nombreuses. Une panoplie de graves préoccupations ont déjà été soulignées par d’autres organismes et experts juridiques et Amnistie internationale en partage de nombreuses. Dans ce mémo, Amnistie internationale insiste sur cinq sujets de préoccupation majeurs à l’égard des dispositions figurant dans le Projet de loi C-51 : (1) les pouvoirs du SCRS lui permettant de prendre des mesures pour réduire les « menaces » envers la sécurité du Canada ; (2) la nouvelle infraction qui consiste à préconiser ou à fomenter la perpétration d'infractions terroristes « en général » ; (3) les périodes prolongées de détention sans inculpation ; (4) les pouvoirs élargis accompagnant l’échange de renseignements ; et (5) les procédures d’appel inadéquates pour les individus dont le nom figure sur la liste d’interdiction de vol (no-fly list) de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens. A) LES NOUVEAUX POUVOIRS DU SCRS POUR RÉDUIRE LES MENACES L’un des changements les plus radicaux proposés dans le Projet de loi consiste à élargir les pouvoirs du SCRS bien au-delà de son mandat actuel qui consiste à recueillir, analyser et à faire état au gouvernement d’informations et de renseignements concernant des activités qui pourraient constituer des menaces envers la sécurité du Canada 6. Le Projet de loi C-51 propose un mandat élargi qui permettrait au SCRS de « prendre des mesures, même à l’extérieur du Canada, pour réduire la menace lorsqu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une activité donnée constitue une menace envers la sécurité du Canada » 7. Amnistie internationale s’alarme de ces nouveaux pouvoirs proposés, et cela pour deux raisons fondamentales. Tout d’abord, la définition de ce que constitue une « menace envers la sécurité du Canada » qui permet d’exercer ces nouveaux pouvoirs s’inspire d’une définition en vigueur utilisée dans le cadre d’enquêtes sur les menaces envers la sécurité. Celle-ci s’étend bien au-delà d’actions qui pourraient constituer une activité terroriste, en vertu du Code criminel, et inclut des catégories vagues et/ou excessivement larges d’infractions susceptibles de porter atteinte à l’exercice légitime des droits fondamentaux. Deuxièmement, ces mesures englobent des actions qui pourraient porter atteinte aux droits humains. Ces atteintes pourraient être autorisées par des juges de la Cour fédérale et explicitement inclure des mesures permettant aux agents d’opérer dans d’autres pays en enfreignant ou sans égard pour la législation locale. I) LES MENACES ENVERS LA SÉCURITÉ DU CANADA A Les nouveaux pouvoirs à l’égard de la réduction des menaces sont liés à la définition en vigueur de « menaces envers la sécurité du Canada » stipulée dans la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité (Loi SCRS): 8 2. Dans cette loi … « Menaces envers la sécurité du Canada » signifie : (a) l’espionnage ou le sabotage visant le Canada ou préjudiciables à ses intérêts, ainsi que les activités tendant à favoriser ce genre d’espionnage ou de sabotage ; 6 Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23, art. 12 [Loi SCRS]. 7 Projet de loi C-51, Loi antiterroriste, 2015, 2e session, 41e leg., 2015, Article 42, nouvel art.12.1 proposé à la Loi SCRS [Projet de loi C-51]. 8 Loi SCRS ; voir note 6 supra, art. 2. 5 (b) les activités influencées par l’étranger qui touchent le Canada ou s’y déroulent et sont préjudiciables à ses intérêts, et qui sont d’une nature clandestine ou trompeuse ou comportent des menaces envers quiconque ; (c) les activités qui touchent le Canada ou s’y déroulent et visent à favoriser l’usage de la violence grave ou de menaces de violence contre des personnes ou des biens dans le but d’atteindre un objectif politique, religieux ou idéologique au Canada ou dans un État étranger ; et (d) les activités qui, par des actions cachées et illicites, visent à saper le régime de gouvernement constitutionnellement établi au Canada ou dont le but immédiat ou ultime est sa destruction ou son renversement, par la violence. La présente définition ne vise toutefois pas les activités licites de défense d’une cause, de protestation ou de manifestation d’un désaccord qui n’ont aucun lien avec les activités mentionnées aux alinéas (a) à (d). 9 À noter, cette définition ne se réfère pas expressément à des actes de « terrorisme ». De plus, les menaces répertoriées sont larges et, dans certains cas, impliquent des concepts vagues et indéfinis : l’espionnage, le sabotage, les activités influencées par l’étranger qui sont « préjudiciables » aux intérêts du Canada, la « violence grave » relativement à des objectifs politiques, religieux ou idéologiques, ainsi que les activités visant à « saper » le régime de gouvernement constitutionnellement établi au Canada. Que cette définition de « menaces envers la sécurité du Canada » soit appropriée dans le cadre de la collecte et de la transmission de renseignements ou non, elle exige une évaluation attentive lorsqu’elle accompagne de nouveaux pouvoirs de perturbation qui pourraient avoir des conséquences directes sur les droits d’une personne à la vie privée, à la liberté et à la sécurité. Le SCRS a interprété de manière très large le concept de « menaces envers la sécurité du Canada » lors de la collecte de renseignements. Le sabotage, par exemple, englobe des « activités menées pour compromettre la sécurité ou la défense de biens privés ou publics d'importance vitale comme des installations, des structures, des équipements ou des systèmes. » 10 En lien avec des actions cachées illicites, le SCRC a déclaré qu’elles comprenaient des « activités subversives cherchant à entraver et, en définitive, à détruire les institutions ou les processus électoraux législatifs, exécutifs, administratifs ou judiciaires du Canada » 11. La clause de la Loi SCRS excluant les activités licites de défense d’une cause, de protestation ou de manifestation d’un désaccord qui ne sont liées à aucune des menaces décrites sous « menaces envers la sécurité du Canada » n’offre que des protections minimales. Il existe de nombreuses activités de défense d’une cause, de protestation ou de manifestation d’un désaccord qui ne sont pas criminelles, mais qui, simultanément, sont illicites, dans le sens où les organisateurs n’ont pas répondu aux exigences procédurales ou aux autres exigences stipulées dans les lois ou les statuts. C’est une caractéristique répandue que l’on trouve, par exemple, dans les protestations tenues par des communautés autochtones, des groupes environnementaux ou le mouvement syndical. Peut-être n’ont-ils pas obtenu d’autorisation officielle ; ou ils pourraient même protester malgré une ordonnance du tribunal de renoncer aux manifestations. Cela ne signifie pas que ce sont des criminels ; et cela ne signifie pas qu’ils ne méritent pas d’être protégés par la Charte. La décision d’appliquer la limitation de la Loi SCRS existante aux activités de collecte de renseignements aux nouveaux pouvoirs de réduction des menaces, et ainsi exiger que la protestation soit licite est quelque chose de nouveau, et de particulièrement troublant, par rapport au droit pénal canadien en vigueur. Les pouvoirs de réduction des menaces sont de nature plus proche des sanctions criminelles que la seule collecte de renseignements. Le Code 9 Ibid [gras ajouté]. 10 Service canadien du renseignement de sécurité, Backgrounder #1: CSIS Mandate (2005), cité par Craig Forcese et Kent Roach, Bill C-51 Backgrounder #2: The Canadian Security Intelligence Service’s Proposed Power to ‘Reduce’ Security Threats through Conduct that May Violate the Law and Charter (le 12 février 2015), en ligne, à 9 (en anglais) : < http://craigforcese.squarespace.com/storage/documents/Final%20Backgrounder%20on%20CSIS%20Powers%20v1.pdf> [Backgrounder #2]. 11 Ibid à 11. 6 criminel définit une « activité terroriste » en y incluant des activités qui « perturbent gravement ou paralysent des services, installations ou systèmes essentiels, publics ou privés » 12, mais il exclut « la défense d’une cause, les protestations, les manifestations d’un désaccord ou d’un arrêt de travail qui n’ont pas pour but de provoquer la mort ou une blessure grave, mettre en danger la vie d’une personne ou compromettre gravement la santé ou la sécurité de tout ou partie de la population. » 13 En vertu du Code criminel, il n’est pas exigé que la défense d’une cause, les protestations, les manifestations d’un désaccord ou un arrêt de travail soient licites pour les exonérer de la définition « d’activité terroriste » 14. En s’appuyant sur la Loi SCRS pour exiger que les activités de défense d’une cause et les protestations soient licites afin de les exonérer des pouvoirs perturbateurs du SCRS, plutôt que sur le Code criminel, qui ne contient pas cette qualification, les pouvoirs perturbateurs du SCRS sont étendus, donnant lieu à la troublante possibilité qu’ils puissent être utilisés à l’encontre de personnes et de groupes de personnes manifestant des désaccords ou protestant de manière illicite (au sens de ne pas avoir répondu aux exigences procédurales pour organiser une protestation), mais qui en aucun cas ne posent une menace de mort ou de lésion grave ni ne mettent en danger la vie d’une personne ou compromettent gravement la santé ou la sécurité de tout ou partie de la population. II) LES MESURES POUR RÉDUIRE UNE MENACE ENVERS LA SÉCURITÉ DU CANADA Les nouveaux pouvoirs proposés relatifs à la réduction des menaces ne sont pas prescrits ou définis. Ainsi, ils semblent être sans limites en portée et en nature. Si, dans un cas particulier, l’exercice de ces pouvoirs impliquait des atteintes à la Charte ou à d’autres lois canadiennes, un mandat devrait être obtenu auprès d’un juge de la Cour fédérale 15. Certaines activités sont interdites. Les agents du SCRS et/ou les agents ne sont pas autorisés à : (a) causer, volontairement ou par négligence criminelle, des lésions corporelles [tel que défini dans la section 2 du Code criminel 16] à un individu ou la mort de celui-ci ; (b) tenter volontairement de quelque manière d’entraver, de détourner ou de contrecarrer le cours de la justice ; ou (c) porter atteinte à l’intégrité sexuelle d’un individu 17. Amnistie internationale appréhende le mécanisme de réduction des menaces proposé, et cela pour trois raisons principales. Il est tout d’abord rassurant (même s’il ne s’agit là que d’une maigre consolation) de constater que la Loi interdise expressément les agents du SCRS à mener des activités pouvant causer la mort, des lésions corporelles, entraver le cours de la justice et porter atteinte à l’intégrité sexuelle. Le fait qu’il fut considéré nécessaire d’interdire explicitement des activités qui sont déjà expressément et explicitement illicites en vertu des lois canadiennes et internationales en dit long sur la portée et la nature des pouvoirs perturbateurs potentiels qui pourraient être utilisés. Amnistie internationale redoute que les interdictions ne se limitent qu’à ces trois exemples, et que les 12 Code criminel du Canada, L.R.C 1985, c C-46, art. 83.01 [Code criminel]. 13 Ibid. 14 Ibid. 15 Projet de loi C-51, note 7 supra, Article 42, nouvel art. 12.1(3) proposé de la Loi SCRC: « La prise par le Service de mesures pour réduire une menace envers la sécurité du Canada est subordonnée à l’obtention d’un mandat au titre de l’article 21.1 s’il s’agit de mesures qui porteront atteinte à un droit ou à une liberté garantis par la Charte canadienne des droits et libertés ou qui seront contraires à d’autres règles du droit canadien. » 16 Code criminel, note 12 supra, art. 2. Lésion corporelle : « Blessure qui nuit à la santé ou au bien-être d’une personne et qui n’est pas de nature passagère ou sans importance. » 17 Ibid, Article 42, nouvel art.12.2 proposé à la Loi SCRC. 7 atteintes à d’autres droits garantis par la Charte et en vertu des normes internationales en matière de droits de la personne contraignantes pour le Canada ne le soient pas explicitement. Deuxièmement, Amnistie internationale s’inquiète que le mécanisme permette aux juges de la Cour fédérale d’approuver les violations de la Charte. Il est très préoccupant que ce Projet de loi désigne le pouvoir judiciaire, qui a la lourde charge de faire respecter la Constitution canadienne (y compris la Charte), comme l’autorité nationale qui autoriserait des mesures rompant avec l’ordre constitutionnel, y compris des mesures portant atteinte à la Charte. Même en exigeant que le caractère « juste et adapté » 18 des mesures proposées soit pris en compte par les juges de la Cour fédérale, les charger de cautionner des activités qui violent la Charte constitue une perversion de l’État de droit et de la séparation des pouvoirs 19. Troisièmement, les agents du SCRS seront autorisés à mener ces activités de perturbation au et en dehors du Canada. Si un juge de la Cour fédérale autorisait notamment des actions qui violent la Charte, le mandat qui en découlerait pourrait être délivré « sans égard à toute autre règle de droit, notamment le droit de tout État étranger » 20. Cette disposition suscite un éventail très large d’inquiétudes concernant l’application extraterritoriale des obligations du Canada à l’égard des droits humains, un traitement différentiel ou des conséquences pour les citoyens canadiens et les étrangers soumis aux activités du SCRS, et concernant la souveraineté des états étrangers. III) LA PORTÉE POTENTIELLE DE LA RÉDUCTION DES MENACES Il existe virtuellement un nombre incalculable de scénarios dans lesquels ces pouvoirs perturbateurs pourraient être exercés. Bon nombre d’entre eux sont très troublants et entraineraient presque assurément de graves atteintes aux obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne. Une lecture générale de ce mécanisme pourrait, par exemple, suggérer qu’un juge de la Cour fédérale puisse permettre aux agents du SCRS (dans un souci d’endiguer des activités de sabotage) de contrôler les activités de manifestants des communautés autochtones et d’organismes environnementaux qui bloquent un axe routier menant sur les lieux d’un projet hydroélectrique contesté au Canada, sans avoir obtenu l’avis préalable ou l’autorisation exigée par un règlement local. Les agents pourraient détenir physiquement le chef de file soupçonné du mouvement de protestation, même si il ou elle se trouve dans un autre pays, sans égard pour les pouvoirs de la police, la surveillance judiciaire et pour la législation qui s’appliquent dans ce pays, tant que la détention n’implique pas d’agression sexuelle, de perversion de la justice, de lésion corporelle ni la mort d’un individu. Cela contournerait efficacement les mesures d’extradition ou d’autres processus transparents qui permettraient de répondre à des préoccupations en matière de criminalité ou de sécurité avec un cadre juridique qui assure correctement le respect des droits. Même si l’exemple peut sembler extrême, la combinaison intentionnelle d’un certain nombre de facteurs pointe inévitablement vers cette description. Cela comprend la décision de protéger uniquement les protestations « licites », d’anticiper la possibilité d’atteintes à la Charte et de charger les juges de la Cour fédérale de faire fi de la 18 Ibid, Article 44, nouvel art.21.1(2)(c) proposé à la Loi SCRC. 19 En vertu des lois internationales sur les droits de la personne, des situations très étroitement circonscrites existent et permettent des atteintes à quelques droits, mais non à tous. L’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, 999 UNTS 171 [ICCPR], prévoit que « 1. Dans le cas où un danger public exceptionnel menace l'existence de la nation et est proclamé par un acte officiel, les États parties au présent Pacte peuvent prendre, dans la stricte mesure où la situation l'exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent Pacte, sous réserve que ces mesures ne soient pas incompatibles avec les autres obligations que leur impose le droit international et qu'elles n'entraînent pas une discrimination fondée uniquement sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l'origine sociale. » C’est pourquoi les mesures de restriction des droits de la personne revêtent un caractère nécessaire et non pas raisonnable. De plus, un certain nombre de droits ne peuvent jamais être violés. L’article 4 prévoit en plus que « 2. La disposition précédente n'autorise aucune dérogation aux articles 6 [droit à la vie], 7 [torture et autres mauvais traitements], 8 [esclavage], 11 [emprisonnement pour la seule raison qu'il n'est pas en mesure d'exécuter une obligation contractuelle], 15 [être déclaré coupable d’une infraction criminelle pour une conduite qui n’est pas criminelle], 16 [reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique], et 18 [liberté de pensée, de conscience et de religion]. » 20 Projet de loi C-51, note 7 supra, Article 44, nouvel art.21.1(4) proposé à la Loi SCRC. 8 législation étrangère. Les conséquences sont d’autant plus inquiétantes que ces pouvoirs seraient accordés à des agents du renseignement et non à des agents d’application de la loi qui devraient être assujettis à des règles particulières d’obligation de reddition de comptes, des structures de commandement et de contrôle et qui devraient être formés et équipés en conséquence. Compte tenu des répercussions très graves des actions qui pourraient restreindre la liberté, interférer avec la vie privée ou porter atteinte à d’autres droits humains, des pouvoirs de cette nature ne devraient être octroyés qu’à des organismes chargés de l’application de la loi. B) PRÉCONISER OU FOMENTER LA PERPÉTRATION D’INFRACTIONS DE TERRORISME EN GÉNÉRAL, ET LES DISPOSITIONS CONNEXES À L’ÉGARD DE LA PROPAGANDE TERRORISTE Le Projet de loi C-51 propose la création d’une nouvelle infraction criminelle. Elle consiste à préconiser ou à fomenter la perpétration d’infractions de terrorisme en général : Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans, quiconque, sciemment, par la communication de déclarations, préconise ou fomente la perpétration d’infractions de terrorisme en général — exception faite de l’infraction visée au présent article —, sachant que la communication entraînera la perpétration de l’une de ces infractions ou sans se soucier du fait que la communication puisse ou non entraîner la perpétration de l’une de ces infractions 21 Quelques-uns des éléments clés de cette infraction ne sont pas définis, comme ce qu’on entend par « infractions de terrorisme » et, très gravement, ce qu’on entend par « en général ». La nouvelle infraction proposée ne porte pas sur la perpétration d’une infraction qui constitue une « activité terroriste » (une notion clairement définie dans le Code criminel 22), mais elle désigne plus largement les « infractions de terrorisme ». Il existe de nombreuses infractions liées au terrorisme dans la législation canadienne. Elles vont d’une implication directe dans un acte terroriste, à diverses formes de financement du terrorisme, en passant par l’incitation, la conspiration et la complicité 23. La portée et le contenu de cet éventail d’infractions sont complexes et ne sont pas facilement compréhensibles par la plupart des personnes. L’incertitude est aggravée par l’inclusion du qualifiant « en général ». Il signifie probablement que la notion ne se limite pas à préconiser ou à fomenter la perpétration d’une infraction particulière — comme un acte spécifiquement prévu qui constitue, lui, une « activité terroriste » —, mais il étend l’infraction à une gamme non spécifiée et non définie d’expressions. C’est un terrain miné. En effet, la criminalisation de l’expression, de par sa définition même, empiète sur le droit à la liberté d’expression. Alors que les normes internationales en matière de droits humains reconnaissent, dans certaines circonstances, des limites à la liberté d’expression, elles doivent être clairement et étroitement définies, répondre à un besoin social pressant et elles doivent être les moins intrusives possible pour répondre à ce besoin. Un gouvernement ne pourrait donc imposer des limites à la liberté d’expression que si elles (a) sont prévues par la loi ; (b) se conforment aux tests rigoureux de la nécessité et de la proportionnalité ; (c) sont appliquées dans l’unique but pour lequel elles ont été prescrites – ce but doit être l’un des objectifs autorisés, en vertu du droit international portant sur les droits fondamentaux ; et (d) sont directement liées aux besoins spécifiques sur lesquels elles se fondent. Amnistie internationale a souligné des problèmes liés à de nouvelles lois similaires proposées ou en vigueur dans d’autres pays 24. Nous avons exprimé des préoccupations quant aux arrestations et aux poursuites engagées sur la 21 Ibid, Alinéa 16, nouvel art.83.221 proposé au Code criminel du Canada. 22 Code criminel, note 12 supra, art. 83.01(1). 23 Ibid, art. 83.02-83.04. 24 Voir Amnistie internationale, Spain: New counter-terrorism proposals would infringe basic human rights, (le 10 février 2015), en ligne (en anglais): < https://www.amnesty.org/en/articles/news/2015/02/spain-new-counter-terrorism-proposals-would-infringebasic-human-rights/>; Amnistie internationale, France faces ‘litmus test’ for freedom of expression as dozens arrested in wake of attacks, (le 16 janvier 2015), en ligne (en anglais) : <https://www.amnesty.org/en/articles/news/2015/01/france-faces-litmus-test- 9 base de l’infraction d’ « apologie du terrorisme », vaguement définie dans le droit pénal français, qui risque de porter atteinte à la liberté d’expression. Les traités internationaux portant sur la prévention du terrorisme exigent des États d’ériger en infraction pénale l’incitation à commettre une infraction terroriste. L’incitation demande un élément d’intention ainsi qu’une probabilité directe et immédiate que l’expression provoquera une violence ou d’autres actes délictueux. Des infractions vaguement définies, comme l’apologie du terrorisme, ou le fait de préconiser ou de fomenter la perpétration d’infractions de terrorisme en général, font cependant courir le risque de criminaliser des déclarations ou d’autres formes d’expression qui, même si elles sont offensantes pour beaucoup, sont nettement insuffisantes pour constituer une incitation. La Commission des droits de l’homme des Nations unies, dans sa plus récente Observation générale concernant l’Article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques note : Des infractions telles que l’« encouragement du terrorisme » et l’« activité extrémiste » ainsi que le fait de « louer », « glorifier » ou « justifier » le terrorisme devraient être définies avec précision de façon à garantir qu’il n’en résulte pas une interférence injustifiée ou disproportionnée avec la liberté d’expression. 25 Le droit international des droits humains prévoit des limitations quant à l’exercice de la liberté d’expression. Elles sont manifestement nécessaires et proportionnelles à des objectifs légitimes spécifiés, y compris la sécurité nationale et la protection des droits d’autrui 26. Dans ce cadre, la pénalisation de l’incitation à commettre des actes de terrorisme n’est pas incompatible avec le droit à la liberté d’expression. Le droit canadien également, comme le soulignent les professeurs Craig Forcese et Kent Roach, a reconnu que des limitations à la liberté d’expression sont légitimes et nécessaires, et, à l’égard d’activités de terrorisme, elles pourraient inclure des infractions telles que l’incitation, la menace et le conseil de commettre des actes qui constituent une activité terroriste 27. Cependant, le fait que la nouvelle infraction créée par le Projet de loi C-51 utilise les concepts de « préconiser » et de « fomenter » indique qu’elle prévoit d’inclure des comportements plus larges que le crime d’inciter ou de menacer de terrorisme. Pourtant, il n’y a eu aucune évaluation ou explication sur les raisons pour lesquelles ces infractions existantes se sont avérées inadéquates ou inefficaces, ni pourquoi une criminalisation plus large et plus importante de l’expression est justifiée, nécessaire et conforme aux exigences internationales, comme l’Article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Toute mesure législative établissant des infractions criminelles doit respecter le principe de légalité, tel qu’énoncé dans l’Article 15 du PIDCP. Le principe de légalité exige que la loi classe et décrive les crimes dans un langage clair et précis qui définit étroitement l’infraction punissable. Le Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection des droits humains et des libertés fondamentales dans la lutte contre le terrorisme note que, Pour ce faire, ils doivent adopter des dispositions claires et précises définissant les cas dans lesquels la responsabilité pénale est engagée, pour veiller au respect du principe de la sécurité du droit et faire en sorte que la loi ne soit pas sujette à interprétation, ce qui aurait pour effet d’élargir excessivement l’éventail des comportements prohibés. Une définition trop vague ou trop générale du terrorisme ne répond pas à ces critères et risque d’être invoquée par l’État pour réprimer certains actes pacifiques, pour exercer une discrimination à l’égard d’individus ou de groupes particuliers, ou encore pour limiter l’opposition politique, freedom-expression-dozens-arrested-wake-attacks/>. 25 Comité des droits de l’homme, Observation générale No 34 : Article 19, Liberté d’opinion et liberté d’expression, CCPR/C/GC/34, le 12 septembre 2011, al. 46 [Observation générale No 34]. 26 Article 19 du PIDCP, note 19 supra dispose expressément que l’exercice du droit à la liberté d’expression comporte des « devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il pourrait donc être assujetti à certaines limitations, mais ces restrictions doivent être fixées par la loi et répondre aux critères de nécessité (a) pour le respect des droits ou de la réputation d’autrui ; (b) sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public (public order), de la santé ou de la moralité publiques ». L’Article 20 prévoit en plus que « Toute propagande en faveur de la guerre est interdite par la loi » et « Tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l'hostilité ou à la violence est interdit par la loi. » 27 Kent Roach et Craig Forcese, Bill C-51 Backgrounder #1: The New Advocating or Promoting Terrorism Offence (le 3 février 2015), à 21, en ligne (en anglais) : < http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2560006> [Backgrounder #1]. 10 quelle qu’elle soit. 28 Le Rapporteur spécial note également qu’il existe plusieurs raisons quant à l’importance de la précision, y compris rendre la coopération plus facile et plus efficace entre les états. S’il est du devoir des États de prendre des mesures pour protéger les populations de la violence et de l’insécurité et faire en sorte que justice soit faite, lesdites mesures doivent s’inscrire dans le respect du droit international des droits de l’homme. L’expérience acquise au niveau national montre que le fait de protéger les droits de l’homme et de garantir l’état de droit contribue à lutter contre le terrorisme, en particulier en créant un climat de confiance entre l’État et les individus placés sous sa juridiction et en améliorant la résilience des communautés face aux menaces de radicalisme violent. D’un point de vue pénal, faire en sorte que la législation et les politiques de lutte contre le terrorisme se fondent sur les droits de l’homme aide aussi à promouvoir un système dans lequel les auteurs d’actes de terrorisme sont poursuivis et condamnés conformément aux procédures établies par la loi. Cela favorise aussi la cohérence entre les différentes juridictions nationales et, partant, la coopération internationale. À l’inverse, force est de constater que les concessions faites dans le domaine des droits de l’homme nuisent à l’état de droit et à l’efficacité des mesures antiterroristes quelles qu’elles soient. 29 En particulier, la nouvelle infraction ne s’accompagne d’aucun mécanisme de défense que l’on trouve dans d’autres domaines où l’expression est criminalisée, comme ceux relatifs à la conversation privée, l’intérêt public ou à l’éducation et qui est proposé dans le cadre d’infractions ayant trait à la pornographie juvénile ou la propagande haineuse. Il est également préoccupant que le Projet de loi C-51 abaisse le seuil de la pénalisation pour une personne qui s’est exprimée de manière inconsidérée. Plutôt que de criminaliser une expression inconsidérée sans se soucier de la possibilité qu’une infraction puisse ou puisse probablement être commise à la suite de la déclaration, le Projet de loi C-51 criminalise l’expression qui est inconsidérée sans se soucier de la possibilité qu’elle puisse provoquer la perpétration d’une infraction de terrorisme 30. Il n’est pas exigé que la personne soit animée d’un motif ou d’un objectif sous-jacent : la simple déclaration entrainera la perpétration d’une infraction de terrorisme. Les manières avec lesquelles cet aspect de l’infraction pourrait servir à nuire aux débats académiques légitimes, aux discussions sur la politique et aux discours publics ayant trait au terrorisme, à la sécurité nationale et aux relations étrangères sont évidentes. Les conséquences de cette infraction criminelle vaguement définie vont bien plus loin. La nouvelle infraction qui consiste à préconiser ou à fomenter la perpétration d’infractions de terrorisme en général sert également de fondement pour définir ce que le Projet de loi qualifie de « propagande terroriste ». En particulier, la propagande terroriste est définie comme « tout écrit, signe, représentation visible ou enregistrement sonore qui préconise ou fomente la perpétration d’infractions de terrorisme en général […] ou qui conseille la perpétration d’une infraction de terrorisme. » 31 Le Projet de loi présente des nouveaux pouvoirs dans le Code criminel permettant la saisie de toute publication ou de tout document emmagasiné dans un ordinateur constituant une propagande terroriste 32. C) L’ENGAGEMENT ASSORTI DE CONDITIONS : LA DÉTENTION SANS ACCUSATION L’une des modifications controversées de la Loi sur la sécurité nationale du Canada de 2001, fut l’institution de l’engagement assorti de conditions en vertu desquelles les agents chargés de l’application de la loi pouvaient détenir, mais ne pas accuser, des personnes suspectées de vouloir planifier la perpétration d’actes terroristes. Étant données les préoccupations évidentes associées à une disposition permettant la détention sans accusation, la provision fit l’objet d’une clause de temporisation et devint caduque après trois ans. Elle fut ensuite réintroduite sans clause de temporisation, en tant qu’article 83.3 du Code criminel. 28 Rapport du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la promotion et la protection des droits humains et des libertés fondamentales dans la lutte contre le terrorisme, UN Doc. A/HRC/28/28, le 19 décembre 2014, al. 48. 29 Ibid, al. 20. 30 Backgrounder #1, note 27 supra, à 6-7. 31 Projet de loi C-51, note 7 supra, alinéa 15, nouvel article 83.222(8) proposé au Code criminel du Canada. 32 Ibid, alinéa 15, nouveaux articles 83.222 et 83.223 proposés au Code criminel du Canada. 11 Étant donnée la nature exceptionnelle de ce pouvoir, il fait actuellement l’objet d’exigences élevées relatives aux éléments de preuve, à savoir qu’un agent de la paix doit avoir « des motifs raisonnables de croire qu’une activité terroriste sera entreprise [et] il a des motifs raisonnables de soupçonner que l’imposition […] est nécessaire pour éviter que l’activité terroriste ne soit entreprise. » 33 La détention en vertu de l’engagement ne peut actuellement s’étendre au-delà de trois jours. Le Projet de loi C-51 introduit deux changements importants et inquiétants. Le seuil requis pour obtenir un engagement assorti de conditions est grandement abaissé dans des situations où un agent de la paix a des motifs raisonnables de croire à la possibilité qu’une activité terroriste sera entreprise, à pourrait être entreprise ; et que la condition actuelle de l’engagement est nécessaire pour l’empêcher, à aura vraisemblablement pour effet de l’empêcher. La période maximum de détention préventive en vertu d’un engagement passerait de trois à sept jours. 34 Amnistie internationale est particulièrement préoccupée par rapport au changement important quant à l’abaissement du seuil de suspicion, passant de « sera » à « pourrait » ; et quant à l’évaluation du caractère de la nécessité, passant de « nécessaire » à « aura vraisemblablement pour effet ». Le Comité des droits de l'Homme des Nations unies a indiqué que la détention sans accusation dans un contexte lié à la sécurité, comme le constitue le régime de l’engagement assorti de conditions, doit se limiter à des situations dans lesquelles une personne présente une « menace immédiate, directe et inévitable » : Dans la mesure où les États parties imposent une détention pour des raisons de sécurité (parfois appelée détention administrative ou internement administratif) sans lien avec l’ouverture de poursuites pénales, le Comité considère que cette forme de détention comporte de graves risques de privation arbitraire de liberté. En dehors de ce contexte, une telle détention équivaut généralement à une détention arbitraire, étant donné que d’autres mécanismes efficaces, notamment le système de justice pénale, sont disponibles pour faire face à la menace. Si dans des circonstances tout à fait exceptionnelles, une menace immédiate, directe et inévitable est invoquée pour justifier la détention d’une personne considérée comme présentant une telle menace, la charge de la preuve incombe à l’État partie, qui doit montrer que la menace émane de l’individu visé et qu’aucune autre mesure ne peut être prise, et cette charge augmente avec la durée de la détention 35. La position d’Amnistie internationale, exprimée lors d’appels répétés aux gouvernements, est que les gouvernements ne peuvent arrêter et détenir des individus pour des motifs de sécurité, à moins qu’il n’existe une intention de porter des accusations criminelles à leur égard et de les traduire en justice dans des délais raisonnables : Toute personne privée de liberté par un État doit être promptement accusée d’une infraction criminelle et jugée dans des délais raisonnables, à moins que des mesures soient prises en vue de son extradition dans des délais raisonnables. Les procédures, les règles d’administration de la preuve, ainsi que la charge et la norme de la preuve dans le système juridique pénal minimisent le risque que des personnes innocentes soient privées de leur liberté pendant des périodes prolongées. Il est inacceptable de la part des gouvernements de contourner ces garanties, et la détention de personnes sans intention de les poursuivre (ou de les extrader) constitue une grave violation des droits humains. L’exigence voulant que le gouvernement utilise les institutions et les procédures du système juridique pénal ordinaire, y compris la présomption d’innocence, dès qu’il cherche à priver une personne de sa liberté sur la base d’allégations d’un comportement essentiellement criminel constitue un bastion fondamental du droit à la liberté et à la sécurité d’une personne, ainsi qu’un principe sous-jacent du droit international des droits humains 36. 33 Code criminel, note 12 supra, art. 83.3 [crochets ajoutés]. 34 Projet de loi C-51, note 7 supra, alinéa 17, modifications et ajouts à l’art.83.3 du Code criminel du Canada. 35 Comité des droits de l’homme des Nations Unies, Observation générale No 35 : Article 9 (Liberté et sécurité de la personne), UN Doc CCPR/C/GC/35 (16 décembre 2014), al. 15. 36 Amnistie internationale, UN Human Rights Committee : Observations on the revised draft General Comment 35 on Article 9 of the International Covenant on Civil and Political Rights, IOR 41/013/2014, Mai 2014, pp. 10-11 (trad. libre). 12 D) L’ÉCHANGE DE RENSEIGNEMENTS Concrètement, le Projet de loi C-51 propose une nouvelle législation, la Loi sur la sécurité de l'échange de renseignements au Canada. Une loi qui vise à « encourager et à faciliter la communication d’informations entre les institutions fédérales afin de protéger le Canada contre des activités qui portent atteinte à la sécurité du Canada » 37. Amnistie internationale reconnait que le partage des renseignements est essentiel pour prévenir et répondre aux activités de terrorisme. L’échange de renseignements peut également jouer un rôle important pour prévenir et répondre aux violations des droits humains. Cependant, l’échange de renseignements sans mesures de garantie rigoureuses peut avoir un impact préjudiciable considérable sur les droits humains, particulièrement si les renseignements sont inexacts ou ne sont pas fiables ou, ou s’ils sont partagés entre organismes ou gouvernements affichant de piètres pratiques en matière de droits humains. Au Canada, ces enseignements ont été bien documentés, grâce à la Commission d'enquête sur les actions des responsables canadiens relativement à M. Maher Arar (l’Enquête Arar) et à l’Enquête interne sur les actions des responsables canadiens relativement à MM. Abdullah Almalki, Ahmad Abou-Elmaati et Muayyed Nureddin (l’Enquête Iacobucci). Ces deux enquêtes ont révélé à quel point des renseignements inexacts et diffamatoires largement échangés au Canada et à l’étranger ont contribué à de graves atteintes aux droits humains, y compris la torture, que les quatre concitoyens canadiens ont subi en Syrie, et, pour l’un d’entre eux, en Égypte. Les nouveaux pouvoirs relatifs à l’échange de renseignements qui sont proposés dans le Projet de loi C-51 sont associés à des « activités portant atteinte à la sécurité du Canada » 38. Cette section du Projet de loi définit beaucoup plus largement ce que constitue une menace envers la sécurité que celle déjà étendue (et vague) de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité 39. Cette définition s’étend à des activités qui « portent atteinte à la souveraineté, à la sécurité ou à l’intégrité territoriale du Canada ou à la vie ou à la sécurité de la population du Canada » 40. Les situations qui sont spécialement énumérées sont : (a) entraver la capacité du gouvernement fédéral - ou de son administration - en matière de renseignement, de défense, d’activités à la frontière, de sécurité publique, d’administration de la justice, de relations diplomatiques ou consulaires ou de stabilité économique ou financière du Canada ; (b) entraîner un changement de gouvernement au Canada ou influer indûment sur un tel gouvernement par l’emploi de la force ou de moyens illégaux ; (c) espionner, saboter ou se livrer à une activité secrète influencée par l’étranger ; (d) se livrer au terrorisme ; (e) se livrer à une activité qui a pour effet la prolifération d’armes nucléaires, chimiques, radiologiques ou biologiques ; (f) entraver le fonctionnement d’infrastructures essentielles ; (g) entraver le fonctionnement de l’infrastructure mondiale d’information, au sens de l’article 273.61 de la Loi sur la défense nationale ; (h) causer des dommages graves à une personne ou à ses biens en raison de ses liens avec le Canada ; et (i) se livrer à une activité au Canada qui porte atteinte à la sécurité d’un autre État. La définition proposée de « menaces envers la sécurité » dans cette nouvelle loi est incroyablement large. En particulier, pour une loi qui découle d’une partie d’un Projet de loi antiterroriste, le terrorisme ne figure qu’à la quatrième place des neuf menaces envers la sécurité qui y sont répertoriées. D’autres menaces sur la liste vont bien au-delà de toute autre définition juridique canadienne de menaces envers la sécurité, y compris des inquiétudes ayant trait à l’intégrité territoriale du Canada et l’interférence avec les relations diplomatiques ou consulaires, la stabilité économique ou financière du Canada ou les infrastructures critiques 41. 37 Projet de loi C-51, note 7 supra, art. 2. 38 Ibid, art. 2 proposé à la Loi sur la sécurité de l'échange de renseignements au Canada. 39 Supra, note 6, art. 2. 40 Projet de loi C-51, note 7 supra, art. 2 proposé à la Loi sur la sécurité de l'échange de renseignements au Canada. 41 Ibid. 13 Comme c’est le cas avec la Loi sur la sécurité de l'échange de renseignements au Canada, il est précisé que la définition « ne vise toutefois pas les activités licites de défense d’une cause, de protestation, de manifestation d’un désaccord et d’expression artistique ». Comme mentionné précédemment, cette exception ne constitue qu’une protection limitée, étant donné qu’elle ne s’applique qu’à des protestations licites. Elle exclut donc les nombreuses situations au cours desquelles les protestations, bien que n’étant pas criminelles, ne sont pas licites (au sens de se conformer aux exigences des règlements locaux). Comme indiqué ci-haut, cette limitation est contraire à la définition de l’activité terroriste contenue dans le Code criminel, qui exonère toutes les activités de défense d’une cause, de protestation, de manifestation d’un désaccord ou d’interruption du travail, qu’elles soient licites ou non ; elle constitue également une limite non justifiée à un droit important de la Charte. Le Projet de loi C-51 n’intègre pas les recommandations ou les leçons tirées des Enquêtes Arar et Iacobucci. Les rapports de ces enquêtes, publiés en 2006 et 2008, documentaient les multiples manières avec lesquelles l’échange de renseignements non contrôlé, inconsidéré et négligent était à l’origine d’un enchaînement d’événements ayant débouché sur l’ensemble de graves atteintes aux droits humains, notamment l’arrestation arbitraire, l’emprisonnement illégal et la torture, subie par les quatre hommes ayant fait l’objet des enquêtes. Le caractère élargi de la Loi est bien démontré, lorsqu’il autorise le chef d’une institution gouvernementale qui a reçu un renseignement de « le communiquer de nouveau à toute personne, et ce à toute fin » 42. Étant donnée la définition presque sans limites des menaces envers la sécurité applicables à l’échange de renseignements, la portée très étendue de cette disposition est sans précédent. Ces dispositions doivent être considérées conjointement avec les Directives ministérielles sur l'échange d'information avec des organismes étrangers 43 existantes qui ont été publiées à l’attention d’un certain nombre d’organismes gouvernementaux et de ministères, y compris la Gendarmerie royale du Canada (GRC), le SCRS, l’Agence des services frontaliers du Canada, le Centre de la sécurité des télécommunications et les Forces armées canadiennes. Dans des circonstances exceptionnelles, ces directives ministérielles permettent d’échanger des renseignements à l’échelle nationale ou internationale, même si cela devait déboucher sur le mauvais traitement d’une personne. Cela accroit significativement le niveau de sévérité et la nature des risques pour les droits humains associés à un échange intergouvernemental élargi des renseignements. La Convention sur la torture de l'ONU a appelé le Canada à modifier les directives ministérielles afin de les rendre conformes aux obligations qui incombent au Canada en vertu de la Convention 44. Le Rapporteur spécial de l’ONU sur la torture a appelé les États à « s’abstenir de […] partager […] des renseignements, même s’il n’existe aucune tendance à la torture systématique, s’il est déterminé, ou devait être déterminé qu’il existe un risque réel d’actes de torture ou d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants ou de châtiments » 45. On s’inquiète également d’une disposition qui cherche à limiter la responsabilité du gouvernement en ce qui a trait aux atteintes aux droits humains ou d’autres conséquences dommageables qui pourraient découler d’un échange inconsidéré ou négligent de renseignements. Le Projet de loi prévoit que « Toute personne bénéficie de l’immunité en matière civile pour la communication d’information faite de bonne foi en vertu de la présente loi » 46. Tout ceci apparaît dans un contexte où le contrôle, la supervision et l’examen interne et indépendant pour prévenir 42 Ibid, art. 6. 43 Ministre de la Sécurité publique, Vic Toews, Ministerial Direction to the Canadian Security Intelligence Service : Information Sharing With Foreign Entities (le 28 juillet 2011), en ligne (en anglais) : < http://cips.uottawa.ca/wpcontent/uploads/2012/04/PSATIP-A-2011-00297-March-2012-InformationSharing.pdf>. 44 Comité contre la torture de l’ONU, Observations finales du Comité contre la torture : Canada, 48e séance, UN Doc CAT/C/CAN/CO/6 (25 juin 2012), al. 17 [Observations finales du Comité contre la torture]. 45 Conseil des droits de l'homme des Nations unies, Rapport du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, Juan E. Méndez, 25e session, UN Doc A/HRC/25/60 (le 10 avril 2014), al. 83(h) (trad. libre) 46 Projet de loi C-51, note 7 supra, art. 8. 14 et répondre à des situations d’échange de renseignements débouchant sur des atteintes aux droits à la vie privée et d’autres droits humains internationalement protégés sont inexistants, inadéquats ou élargis. Amnistie internationale demande instamment à ce qu’un cadre législatif assurant un partage des renseignements entre les ministères et les organismes gouvernementaux : a) intègre des garanties pour assurer la fiabilité et la pertinence des renseignements ; b) interdise explicitement tout partage de renseignements qui pourrait déboucher sur des actes des torture ou d’autres formes de traitements cruels, inhumains ou dégradants ou de châtiments ; c) limite la définition de menaces à la sécurité ; d) retire l’exigence voulant que la défense d’une cause, de protestation, de manifestation d’un désaccord soit « licite » ; et e) s’abstienne de s’exonérer de la responsabilité du partage des renseignements effectué de « bonne foi ». E) LA LOI SUR LA SÛRETÉ DES DÉPLACEMENTS AÉRIENS Le Projet de loi C-51 comprend une nouvelle loi, la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, qui établirait clairement dans la loi le système permettant de superviser l’administration de la soi-disant « liste d’interdiction de vol » (no-fly list) du Canada. La Loi donne au Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile la possibilité d’établir une liste de noms de personnes, dont il y a des motifs raisonnables de soupçonner qu’ils participeront à un acte qui menacerait la sûreté des transports, ou qui se déplaceront en avion dans le but de commettre un certain nombre d’infractions terroristes spécifiées. La liste doit être examinée et modifiée tous les 90 jours si nécessaire. La personne dont le nom figure sur la liste se voit refuser le transport 47. Amnistie internationale se félicite que ce système de liste d’individus soit établi dans une loi, une amélioration par rapport aux procédures actuelles liées au Programme de protection des passagers 48. Dans le passé, Amnistie internationale a soulevé des inquiétudes à propos du système actuel. En particulier, nous avons souligné qu’il n’existait aucun mécanisme d’appel accessible et équitable grâce auquel les personnes pouvaient demander à faire retirer leur nom de la liste 49. En vertu de la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, les personnes dont le nom figure sur la liste auraient deux voies de recours. Dans les 60 jours suivant le refus d’embarquement, ils peuvent demander par écrit au ministre que leur nom soit radié de la liste. La possibilité de présenter au ministre leurs observations à cet égard doit leur être accordée. Cependant, il n’est pas exigé que l’accès aux renseignements qui fondent la décision d’inscrire leur nom sur la liste leur soit fourni 50. Si la décision d’inscrire le nom de l’individu sur la liste n’est pas annulée par le ministre, il peut présenter une demande d’appel à un juge de la Cour fédérale. Amnistie internationale s’inquiète que cet appel soit inapproprié à l’égard de deux points importants. Tout d’abord, le juge ne décide que si la décision d’inscrire le nom de la personne dans la liste est « raisonnable », un seuil peu élevé 51. Deuxièmement, au cours de la procédure d’appel, le juge peut ne pas divulguer les renseignements à l’individu si ces derniers pouvaient porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui ; au lieu de cela, l’individu ne reçoit qu’un résumé des renseignements. Le juge 47 Ibid, art. 11, art. 8 et 9 proposés à la Loi sur la sûreté des déplacements aériens. 48 Voir Sécurité publique Canada, Protéger les Canadiens grâce au Programme de protection des passagers, en ligne : < http://www.securitepublique.gc.ca/cnt/ntnl-scrt/cntr-trrrsm/pssngr-prtct/index-fra.aspx >. 49 Amnistie internationale, Human Rights for All: No Exceptions, An Update to Amnesty international’s 2002 Submission to the U.N. Committee on the Elimination of Racial Discrimination on the occasion of the examination of the seventeenth and eighteenth periodic reports submitted by Canada, (Index: AMR 20/001/2007), janvier 2007, aux pp 10-11. 50 Projet de loi C-51, note 7 supra alinéa 11, art. 15 proposé à la Loi sur la sûreté des déplacements aériens. 51 Ibid, alinéa 11, art. 16(3) proposé à la Loi sur la sûreté des déplacements aériens. 15 peut fonder sa décision sur des renseignements même si un résumé de ces derniers n’est pas fourni à l’individu 52. Le Comité des droits de l'homme de l’ONU a souligné qu’un individu doit être en mesure d’avoir accès aux renseignements conservés dans les dossiers officiels le concernant et que ces renseignements puissent être rectifiés s’ils sont erronés. … tout individu [doit avoir] le droit de déterminer, sous une forme intelligible, si des données personnelles le concernant et, dans l’affirmative, lesquelles, sont stockées dans des fichiers automatiques de données, et à quelles fins. Chaque individu doit également pouvoir déterminer les autorités publiques ou les particuliers ou les organismes privés qui ont ou peuvent avoir le contrôle des fichiers le concernant. Si ces fichiers contiennent des données personnelles incorrectes ou qui ont été recueillies ou traitées en violation des dispositions de la loi, chaque individu doit avoir le droit de les faire rectifier. 53 Le droit de chaque individu à faire rectifier des informations incorrectes doit être significatif. Les Principes de Tshwane, adoptés lors d’une conférence d’experts internationaux, signalent que les renseignements ne peuvent être dissimulés pour des motifs de sécurité nationale « d’une manière qui empêcherait la responsabilisation à l’égard des atteintes aux [droits humains] ou priver une victime d’un accès à un droit de recours effectif » 54. Les conséquences sur les droits humains de figurer dans la liste peuvent être graves. Un rapport de 2007 soumis à Transports Canada au nom de 25 organismes de la société civile canadiens souligne les préoccupations quant à la gestion de la liste d’interdiction de vol et aux conséquences négatives sur les droits à la liberté, à la liberté de mouvement, à la vie privée et à la non-discrimination. Le rapport souligne également qu’il y a eu de nombreux cas où des individus ont erronément ou par erreur été inscrits sur les listes d’interdiction de vol canadiennes et autres 55. Un rapport détaillé de 2010 de la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles présente d’autres comptes rendus détaillés et documente les difficultés auxquelles les individus ont fait face pour que leur nom soit retiré de telles listes 56. Le rapport relève très souvent que des limites imposées sur des déplacements peuvent grandement interférer avec les activités professionnelles lorsque les individus occupent des postes qui exigent de voyager. Étant données les nombreuses protections de droits humains en jeu, il est crucial qu’un processus d’appel équitable soit mis en place pour les individus qui cherchent à faire retirer leur nom de la liste. Avec les limites importantes imposées sur l’accès aux renseignements et une norme d’examen minimale qui ne permet pas d’étudier l’affaire sur le fond, le Projet de loi C-51 ne propose pas ce processus d’appel équitable. 52 Ibid, alinéa 11, art.16(6) proposé à la Loi sur la sûreté des déplacements aériens. 53 Observation générale No 34, note 25 supra, al. 18. 54 The Global Principles on National Security and the Right to Information (The Tshwane Principles), le 12 juin 2013, Principe numéro 10 http://www.opensocietyfoundations.org/sites/default/files/global-principles-national-security-10232013.pdf (trad. libre) 55 Faisal Kutty, Canada’s Passenger Protect Program: Too Guilty to Fly, Too Innocent to Charge? (2007) (trad. libre) Social Science Research Network, en ligne (en anglais) :< http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=962797 >. 56 Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles, Rapport de recherche sur les contrôles frontaliers et les atteintes à la liberté et aux droits des voyageurs, (février 2010), en ligne : < http://iclmg.ca/wp-content/uploads/sites/37/2014/03/Rcontroles-frontaliers.pdf >. 16 2. LES LACUNES DE L’EXAMEN ET DE LA SURVEILLANCE La probabilité des violations des droits humains augmente considérablement lorsqu’il n’existe pas — ou peu — de surveillance des activités des agents de police, du renseignement, des militaires, des responsables judiciaires et d’autres responsables de la sécurité qui ont le pouvoir et le potentiel de commettre des violations. Ce risque s’accentue grandement dans des contextes où existe un secret considérable, comme c’est le cas avec les affaires touchant à la sécurité nationale. Amnistie internationale a constamment signalé qu’un examen et une surveillance efficaces sont primordiaux pour assurer que les protections des droits humains ne soient pas bafouées par la législation, les politiques et les pratiques à l’égard de la sécurité nationale d’un gouvernement. Dans un récent article du Globe and Mail 57 et de La Presse 58, un groupe de 22 éminents Canadiens, y compris quatre anciens premiers ministres, ayant endossé des rôles politique, judiciaire et de veille avec la responsabilité d’évaluer, de répondre et de se prononcer sur des menaces, des lois, des politiques et des opérations concernant la sécurité nationale, ont unanimement appelé à apporter des améliorations importantes à la surveillance et à l’examen des ministères et des organismes chargés de la sécurité nationale du Canada. Amnistie internationale adopte leur position selon laquelle une solide surveillance et un examen efficace servent trois objectifs cruciaux et connexes : garantir les droits humains, protéger la sécurité publique et renforcer la responsabilisation. De nombreux rappels tragiques sont survenus au Canada, notamment grâce aux conclusions des Enquêtes Arar et Iacobucci, sur la vulnérabilité des droits humains dans les affaires touchant à la sécurité nationale. Les conséquences ont mis en évidence des actes de torture, des disparitions, des arrestations arbitraires, des procès inéquitables et des cas de discrimination. Dans tous les cas, le manque d’examen approfondi et de surveillance était clairement évident et a laissé des questions sans réponse pour savoir si les violations auraient pu être évitées dans le cas où un examen renforcé et plus régulier d’instances indépendantes et du Parlement avait eu lieu. En l’absence d’examen et de surveillance authentiques et accessibles, les individus ayant subi des violations de leurs droits humains en liaison avec des affaires portant sur la sécurité nationale se sont tournés vers de longues et fastidieuses enquêtes judiciaires et des poursuites « après les faits ». En particulier, lorsque le juge O’Connor a reçu son mandat pour l’Enquête Arar en 2004, on lui a spécialement demandé de faire des recommandations portant sur l’examen des activités de la GRC relatives à la sécurité nationale. Son rapport détaillé a été publié en décembre 2006 et sa conclusion était claire : le mécanisme d’examen de la sécurité nationale au Canada était inadéquat. Le juge O’Connor a déterminé qu’avec « l’échange renforcé des renseignements, les nouveaux pouvoirs juridiques et les responsabilités, ainsi que l’intégration accrue des services de police dans la sécurité nationale », il était temps d’effectuer une refonte de l’approche adoptée pour examiner les activités de la GRC et des nombreux autres ministères et organismes gouvernementaux impliqués dans la sécurité nationale. Le modèle qu’il a proposé comprend l’assurance que tous les ministères et organismes puissent faire l’objet d’examens, que les instances qui les assurent disposent de pouvoirs solides et efficaces et qu’il existe une intégration entre toutes les instances examinatrices pour garantir que rien ne puisse passer au travers des mailles dans un monde où les ministères et les organismes impliqués dans la sécurité nationale effectuent de plus en plus leur travail de manière interconnectée. 57 Jean Chretien, Joe Clark, Paul Martin, et John Turner, A close eye on security makes Canadians safer, The Globe and Mail (le 19 février 2015), en ligne (en anglais) : <http://www.theglobeandmail.com/globe-debate/a-close-eye-on-security-makescanadians-safer/article23069152/>. 58 Jean Chrétien, Joe Clark, Paul Martin et John Turner, Une question de protection du public et de droits de la personne, La Presse (le 19 février 2015), en ligne : <http://www.lapresse.ca/debats/votre-opinion/201502/18/01-4845380-une-question-deprotection-du-public-et-de-droits-de-la-personne.php>. 17 L’urgence quant au renforcement du processus d’examen et de surveillance de la sécurité nationale au Canada continue de croître. Depuis les recommandations du juge O’Connor en 2006, les opérations ayant trait à la sécurité nationale au Canada sont encore plus intégrées. Les organes de contrôle et de surveillance eux-mêmes ont donc souligné l’importance qu’une intégration similaire du contrôle et de la surveillance voie le jour. L’ancien président du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSARS), Chuck Strahl, a noté en 2013 que le CSARS « n’avait pas l’autorité en vertu du système actuel de suivre ces pistes [impliquant des ministères et des organismes comme les Affaires étrangères, la GRC, Transports Canada et l’Agence des services frontaliers du Canada]. Tout ce que nous pouvons faire, c’est d’enquêter sur le SCRS». Il a souligné qu’il y avait un besoin criant de « règles et peut-être de lois qui reflètent la réalité du XXIe siècle » 59. La disparité des mécanismes d’examen et de surveillance qui existe dans les divers ministères et organismes impliqués pose de plus en plus problème. Des ministères, comme l’Agence des services frontaliers du Canada, ne sont assujettis à aucun mécanisme de surveillance indépendant régulier. La surveillance d’au moins un organisme fut diminuée en 2010 avec la décision de se débarrasser du poste d’inspecteur général du SCRS. La Commission des plaintes du public contre la GRC a récemment été remplacée par la Commission civile d'examen et de traitement des plaintes contre la GRC. Cependant, ce changement ne comprenait aucune mesure pour assurer que la nouvelle Commission puisse procéder à un examen portant sur la sécurité nationale d’une manière intégrée avec les autres instances d’examen et de surveillance. Le Canada manque non seulement d’un système d’organismes experts et indépendants d’examen et de surveillance semblable au modèle proposé par le juge O’Connor, mais le Parlement n’a pas, lui non plus, de rôle de surveillance adéquat pour ce qui a trait à la sécurité nationale. Le Canada est le seul pays parmi ses alliés les plus proches – États-Unis, Royaume-Uni, Australie et Nouvelle-Zélande – à ne pas confier cette responsabilité aux parlementaires. Depuis 2004, il existe un vaste appui multipartite pour qu’un solide rôle de surveillance par rapport à la sécurité nationale soit confié au Parlement. Le Rapport du Comité intérimaire de parlementaires sur la sécurité nationale, préparé et avalisé par des parlementaires de tous les partis, fait cette recommandation en octobre 2004 : Nous pensons qu’en procédant à un examen plus approfondi, le Parlement pourra mieux garantir aux Canadiens qu’il est maintenu un équilibre convenable entre le respect de leurs droits et libertés et la protection de la sécurité nationale. Cette capacité accrue contribuera par ailleurs à rendre la communauté du renseignement plus responsable à l’égard du Parlement et, ce faisant, de la population canadienne. 60 L’importance vitale d’un solide mécanisme de surveillance des activités des organismes chargés de la sécurité nationale a été souligné à maintes reprises par des experts des Nations unies spécialisés dans les droits humains, y compris le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans le cadre de la lutte antiterroriste : Les services de renseignement sont contrôlés par une combinaison d’instances de contrôle interne, exécutif, parlementaire, judiciaire et spécialisé dont les mandats et les compétences reposent sur des lois publiques. Un système efficace de contrôle des services de renseignement inclut au moins une institution civile indépendante des services de renseignement et de l’exécutif. La sphère de compétence combinée des instances de contrôle couvre tous les aspects du travail des services de renseignement : leur respect des lois, l’effectivité et l’efficacité de leurs activités, leurs finances et leurs pratiques administratives 61. 59 Jim Bronskill, Watchdog cites need for stricter oversight to keep pace with spy services CBC News (le 8 novembre 2013), en ligne (trad. libre): <www.cbc.ca/news/politics/watchdog-cites-need-for-stricter-oversight-of-spy-services-1.2419551>. 60 Rapport du Comité intérimaire de parlementaires sur la sécurité nationale (le 4 octobre 2004), en ligne : < http://www.pcobcp.gc.ca/docs/information/publications/aarchives/cpns-cpsn/cpns-cpsn-fra.pdf >. 61 Conseil des droits de l’homme de l’ONU, Rapport du Rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans le cadre de la lutte antiterroriste, Martin Scheinin, Compilation de bonnes pratiques 18 en matière de cadres et de mesures juridiques et institutionnels, notamment de contrôle, visant à garantir le respect des droits de l’homme par les services de renseignement dans la lutte antiterroriste, 14e session, UN Doc A/HRC/14/46 (le 17 mai 2010), p. 8. Voir également Conseil des droits de l’homme de l’ONU, Rapport du Rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans le cadre de la lutte antiterroriste, Martin Scheinin: Dix pratiques optimales en matière de lutte antiterroriste, 16e session, UN Doc A/HRC/16/51 (le 22 décembre 2010), p. 9-12. 19 3. CONTEXTES ACTUEL ET PASSÉ : LES PRÉOCCUPATIONS ET LES AFFAIRES NON RÉGLÉES DOIVENT ÊTRE ABORDÉES Les changements proposés dans le Projet de loi C-51 n’ont pas lieu dans n’importe quelles circonstances. Ils s’ajoutent à des années d’initiatives et de réformes juridiques, institutionnelles et politiques dans le domaine de la sécurité nationale, et à un certain nombre d’affaires qui sont passées dans les méandres des systèmes du renseignement canadien, de l’application des lois et juridiques. Ce contexte, cette histoire et cet héritage doivent servir à nourrir le débat actuel. Il est en outre vital que les préoccupations laissées en suspens soient réglées avant que des nouveaux pouvoirs soient pleinement considérés. A) LES DROITS HUMAINS ET LA SÉCURITÉ NATIONALE Il est primordial de resituer les propositions actuelles dans le débat élargi d’une importance vitale qui porte sur la sécurité nationale et les droits humains. Ce débat a considérablement évolué depuis les attaques terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis. De flagrantes illustrations des conséquences d’activités licites et illicites touchant à la sécurité nationale et qui portent atteinte aux droits humains, que ce soit par le biais d’affaires individuelles, comme celle de M. Maher Arar ou de véritables révélations, comme celles contenues dans le Rapport du Comité spécial du Sénat sur la sécurité et les services de renseignement concernant les pratiques d’interrogation et les lieux de détention secrets de l’Agence centrale de renseignements des États-Unis (CIA). De nombreux cas nous rappellent que les mesures liées à la sécurité nationale qui violent les droits humains sont non seulement injustes et excessives, mais qu’au final, elles sapent la sécurité sur le long terme en ciblant directement et indirectement des communautés, des ethnicités et des religions particulières, exacerbant ainsi les divisions et en donnant naissance à des griefs. Un enseignement fondamental à retenir est qu’il est essentiel que les lois et les politiques relatives à la sécurité nationale embrassent pleinement les obligations à l’égard des droits fondamentaux. Les droits humains ne doivent pas être perçus comme des obstacles ou des entraves à la sécurité, mais plutôt comme la clé de voûte et la feuille de route en vue de son instauration. La panoplie de principes relatifs aux droits de la personne directement pertinents comprend l’égalité et la non-discrimination ; les droits à la liberté d’expression, d’association, la religion et à la liberté ; l’assurance de jouir d’un procès équitable, y compris de la présomption d’innocence ; et l’interdiction absolue de toutes les formes de torture et de mauvais traitements. Il est par conséquent nécessaire de poursuivre la réforme de la loi relative à la sécurité nationale d’une manière qui cherche par tous les moyens à maximiser la protection des droits humains et à minimiser les restrictions. Cette approche est susceptible de remettre en cause la supposition que la réponse à apporter aux préoccupations sur la sécurité nationale demande toujours de nouvelles infractions criminelles, de plus grandes restrictions imposées aux libertés civiles et aux droits humains, ainsi que des pouvoirs des services de la police et du renseignement de plus en plus intrusifs. Embrasser les droits fondamentaux nous oblige à nous assurer que les principes d’inclusion, de tolérance et d’égalité soient des principes directeurs pour mettre en œuvre une réforme politique et juridique de la sécurité nationale. Ces principes s’appliquent et devraient guider des initiatives qui sont spécialement liées à la sécurité nationale, comme les projets de loi C-44 et C-51. Ils s’étendent également à d’autres enjeux juridiques qui sont indirectement liés, comme le débat actuel concernant l’autorisation des femmes à porter le niqab pendant les cérémonies de citoyenneté 62. 62 Amnistie internationale prie instamment le gouvernement à retirer son appel du récent jugement rendu par la Cour fédérale, à respecter le droit des femmes à porter le niqab lors des cérémonies de citoyenneté. 20 Ces normes devraient également s’appliquer au ton et à la teneur du langage du discours utilisé dans le débat. Amnistie internationale partage l’inquiétude soulevée par de nombreux commentateurs, organisations et leaders communautaires quant aux déclarations publiques discriminatoires et conflictuelles du premier ministre Harper lorsqu’il se réfère aux mosquées comme étant des endroits où une radicalisation en lien avec le terrorisme prend sa source 63. Les leaders politiques doivent éviter les généralisations vastes et potentiellement sulfureuses de cette nature, qui, au minimum, ne font que préparer le terrain à des discriminations continues. De tels commentaires ne peuvent encourager les sens d’inclusion et de respect qui sont au cœur d’approches véritablement efficaces pour aborder la question de la sécurité nationale. B) LES INJUSTICES DU PASSÉ DOIVENT ÊTRE ABORDÉES De nombreuses affaires relatives à des violations des droits humains impliquant une responsabilité directe et indirecte de la part d’agences canadiennes chargées de la sécurité et de l’application de la loi ne sont pas résolues. Dans certains cas, le Canada n’a toujours pas offert de recours efficace, suite à des conclusions ou des décisions émanant d’enquêtes judiciaires ou à des jugements rendus par la Cour suprême du Canada. Il est d’une importance cruciale que les injustices du passé soient rectifiées et que des leçons soient tirées pour éclairer toutes les propositions de nouvelles réformes : L’ancien juge de la Cour suprême du Canada, Frank Iacobucci a mené une enquête judiciaire détaillant les manières dont la conduite déficiente des autorités canadiennes a contribué à des violations des droits fondamentaux à l’étranger, notamment des actes de torture et d’autres mauvais traitements, à l’encontre de MM. Abdullah Almalki, Ahmad Abou-Elmaati et Muayyed Nureddin. Le rapport du commissaire Iacobucci a été publié en octobre 2008 64. Ces trois hommes n’ont reçu aucune excuse ni compensation. Au contraire, ils sont embourbés dans un litige prolongé qui les oppose au gouvernement. En janvier 2010, la Cour suprême du Canada a décidé que des agents des services du renseignement canadien avaient violé la Charte des droits d’Omar Khadr lorsqu’ils l’avaient interrogé à la baie de Guantánamo, tout en sachant qu’il avait fait l’objet de privations de sommeil et qu’il s’agissait d’un mineur 65. Aucun recours n’a été offert pour remédier à ces violations. M. Abousfian Abdelrazik continue de chercher la vérité et à obtenir une compensation pour le rôle qu’a joué le SCRS dans sa détention et les tortures qu’il a subies au Soudan 66. M. Benamar Benatta est en quête de vérité et de réparations pour les actions illégales des fonctionnaires canadiens de l'Immigration qui l’ont envoyé de l’autre côté de la frontière entre les mains des fonctionnaires américains, le 12 septembre 2001, inaugurant ainsi un cauchemar de cinq ans de détention arbitraire et d’autres violations, y compris des actes de torture et de mauvais traitements 67. Les poursuites engagées par MM. Adil Charkaoui et Hassan Almrei, qui, pendant des années ont fait l’objet du 63 Muslim groups 'troubled' by Stephen Harper's mosque remark, CBC News (le 2 février 2015), en ligne (en anglais) : < http://www.cbc.ca/news/politics/muslim-groups-troubled-by-stephen-harper-s-mosque-remark-1.2940488>. 64 Enquête Interne sur les actions des responsables canadiens relativement à Abdullah Almalki, Ahmad Abou-Elmaati et Muayyed Nureddin (Ottawa : Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2008), en ligne : <http://publications.gc.ca/collections/collection_2010/bcp-pco/CP32-90-1-2010-fra.pdf >; 65 Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 RCS 44. 66 Abdelrazik c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2009 CF 580, [2010] 1 RCF 267. 67 Five Lost Years: Toronto’s Benamar Benatta calls himself a forgotten victim of Sept. 11, Ottawa Citizen (le 29 janvier 2008), en ligne (en anglais) : http://www.canada.com/ottawacitizen/news/observer/story.html?id=6cfbd053-d721-4146-9cb93e02e1558093. 21 régime injuste de certificats de sécurité, sont, elles aussi, en suspens 68. C) LES RÉUSSITES ET LES ÉCHECS DU PASSÉ DOIVENT ÊTRE ÉVALUÉS Il est tout aussi critique de prendre en considération les affaires concernant les arrestations, les poursuites et les condamnations en lien avec la sécurité nationale qui se sont produites jusqu’à maintenant. Bon nombre d’entre elles sont survenues avant que des activités terroristes ne se produisent, suggérant ainsi que les enquêtes avaient permis de déjouer des attaques ou d’autres actes criminels. Toutes ces affaires présentent une histoire, des défis, des préoccupations et des résultats uniques. Aucune analyse complète des affaires qui ont vu le jour depuis la dernière refonte juridique d’importance visant la sécurité nationale en 2001 n’a été présentée aux Canadiens. Cette analyse démontrerait le degré d’adéquation des outils et des pouvoirs actuels, et là où existent des lacunes. Elle permettrait aussi de mettre en lumière les préoccupations en matière de droits fondamentaux associées à des opérations particulières ou le cadre légal existant. L’intégrité et la fiabilité des propositions actuelles visant à effectuer une réforme du droit sont fondamentalement sapées par cette carence d’informations. La pertinence de cet échec à préparer et à publier une analyse en profondeur est d’autant plus préoccupante, étant donné qu’il n’existe aucun mécanisme d’examen détaillé et indépendant ni de surveillance du Parlement sur les activités en lien avec la sécurité nationale. D) SE CONFORMER AUX OBLIGATIONS INTERNATIONALES EN MATIÈRE DE DROITS HUMAINS Les lois, les politiques et les actions entreprises par le Canada au nom de la sécurité revêtent une dimension internationale importante. Cette dimension est évidente dans les nombreux partenariats bilatéraux, accords multilatéraux et obligations contraignantes émanant des traités des Nations unies et des résolutions du Conseil de sécurité qui traitent tous de la responsabilité d’endiguer les menaces terroristes. Cependant, les aspects internationaux en matière de droits humains de la sécurité nationale sont souvent négligés. Ils doivent faire l’objet d’une attention et d’une réponse équivalente. Par exemple, de nombreuses instances et de nombreux experts des Nations unies spécialisés dans les droits humains ont, au fil des ans, exprimé des inquiétudes et formulé des recommandations au sujet de diverses lois canadiennes sur la sécurité nationale, de politiques et de pratiques qui contreviennent aux obligations internationales du pays en matière de droits humains. Malheureusement, ces recommandations ont généralement été soit ignorées, soit clairement rejetées par le gouvernement canadien. Cette situation doit changer. Il est essentiel que le Canada mette en œuvre et inscrive ces recommandations contraignantes concernant les droits fondamentaux dans l’arène du débat autour de la sécurité nationale, et cela pour deux raisons. Cela assurerait tout d’abord que le Canada respecte ses obligations internationales légalement contraignantes de respecter les droits fondamentaux sur toutes les questions concernant sa sécurité nationale. Cela démontrerait ensuite un leadership dont il a cruellement besoin et permettrait de faire une contribution cruciale aux « meilleures pratiques » mondiales dans le débat international en cours sur la sécurité nationale et les droits humains. Les enjeux qui continuent d’être préoccupants pour le système des droits de la personne de l'ONU comprennent : Le Comité sur la torture de l'ONU a appelé le Canada à modifier les instructions ministérielles qui concernent l’échange de renseignements qui, dans des circonstances exceptionnelles : (1) avalisent l’utilisation de renseignements de l’étranger qui pourraient avoir été obtenus par la torture et, en les utilisant, concourir implicitement à l’usage de cette dernière ; et (2) autorise le partage de renseignements avec d’autres pays, même s’il est probable que ce partage débouche sur des mauvais traitements 69. 68 Charkaoui to sue Ottawa for $24 million, CBC News (le 12 mars 2010), en ligne (en anglais) : <http://www.cbc.ca/news/canada/montreal/charkaoui-to-sue-ottawa-for-24-million-1.881023>. 69 Observations finales du Comité sur la torture des Nations unies, note 44 supra. 22 La Commission des droits de l'homme et le Comité sur la torture des Nations unies ont tous deux appelé le Canada à inscrire l'interdiction absolue de refoulement vers la torture dans la législation canadienne 70. Le Comité sur la torture, la Commission des droits de l'homme et le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire ont appelé le Canada à mettre en conformité le régime de certificats de sécurité avec les normes internationales en matière de procès équitable 71. La Commission des droits de l'homme, le Comité des droits de l'enfant et le Comité sur la torture des Nations unies ont appelé le Canada à remédier aux violations des droits fondamentaux en lien avec la sécurité nationale dont ont fait l’objet MM. Abdullah Almalki, Ahmad Abou-Elmaati, Muayyed Nureddin et Omar Khadr. 72 70 Ibid., al. 9 ; Commission des droits de l'homme de l’ONU, Observations finales de la Commission des droits de l’homme : Canada, 85e session, UN Doc CCPR/C/CAN/CO/5 (le 20 avril 2006), al. 15 [Observations finales de la Commission des droits de l’homme]. 71 Observations finales du Comité sur la torture, note 44 supra, al. 12 ; Conseil économique et social du l'ONU, Rapport du groupe de travail sur la détention arbitraire : Addendum : Canada, 62e session, UN Doc E/CN.4/2006/7/Add.2 (le 5 décembre 2005), al. 92(d). 72 Observations finales du Comité sur la torture, note 44 supra, al. 16 ; Comité des droits de l'enfant des Nations Unies, Observations finales sur les troisième et quatrième rapports périodiques du Canada, soumis en un seul document, adoptées par le Comité à sa soixante et unième session, 61e session, UN Doc CRC/C/CAN/CO/3-4, al. 78 ; Observations finales de la Commission des droits de l'homme de l’ONU, note 70 supra, al. 16. 23 WWW.AMNESTY.CA/ WWW.AMNISTIE.CA 24