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"Jacques Delors critique la stratégie d'élargissement de l'Union" dans Le Monde (19 janvier 2000) Légende: Le 19 janvier 2000, dans une interview accordée au quotidien français Le Monde Jacques Delors, président de la Commission européenne de 1985 à 1995, demande une fédération des États-nations pour permettre à un noyau d'aller plus loin dans une Europe élargie. Source: Le Monde. 19.01.2000. Paris. Copyright: (c) Le Monde URL: http://www.cvce.eu/obj/"jacques_delors_critique_la_strategie_d_elargissement_de_l_union"_dans_le_monde_19_janvie r_2000-fr-a76406fe-177b-499b-b91a-87b22b895b87.html Date de dernière mise à jour: 19/09/2012 1/4 19/09/2012 Jacques Delors critique la stratégie d'élargissement de l'Union Dans un entretien au « Monde », l'ancien président de la Commission explique en quoi le projet politique des pères fondateurs de l'Europe est menacé de « dilution » par l'inéluctable ouverture aux pays de l'Est. Il demande un nouveau traité bâtissant une « fédération des Etats-nations » EUROPE L'Union européenne est menacée de « s'embourber » dans un élargissement « fuite en avant », selon Jacques Delors, président de la Commission de 1985 à 1995. A Helsinki, les 10 et 11 décembre, les Quinze ont décidé d'accepter les candidatures de douze pays plus la Turquie. CETTE ÉVOLUTION géopolitique était inéluctable, explique M. Delors au Monde, ces pays aspirant à construire l'Europe comme les Quinze. Mais « on s'éloignera forcément d'une Europe politique telle que définie par les pères de l'Europe ». L'ANCIEN PRÉSIDENT déplore également la méfiance des gouvernements vis-à-vis de la Commission. UN NOUVEAU TRAITÉ bâtissant une « fédération des Etats-nations » serait nécessaire, selon M. Delors, pour permettre à une avant-garde de pays d'aller plus loin sur l'économie, la défense et la sécurité. (Lire aussi notre éditorial page 14.) Lors du sommet d'Helsinki, les Quinze ont donné un nouvel élan à l'élargissement de l'Union européenne. A terme, celle-ci comptera quelque vingt-sept membres plus éventuellement la Turquie. Est-ce que ce processus n'est pas trop rapide: trop d'élargissement ne conduit-il pas à diluer l'intégration européenne ? - C'est une fuite en avant incontournable. Mais le dilemme entre élargissement et approfondissement est réel. Notre devoir historique est de réunifier l'Europe et donc d'ouvrir les bras à des pays qui sont aussi européens que nous, mais nous savons, à la lumière de précédents élargissements, que nous risquons ainsi de diluer le projet. C'est pourquoi il est essentiel de distinguer approche géopolitique et approche purement politique.» J'ai soutenu le président Mitterrand lorsque, dans les derniers jours de 1989, il a proposé une confédération européenne. C'était une bonne et forte intuition, même si, malheureusement, cela n'a pas marché. Or nous avons eu tendance à ne pas considérer ces candidats comme des acteurs, mais comme les simples bénéficiaires potentiels des bienfaits de l'espace économique. Nous avons fait une erreur. Car les gènes de l'histoire européenne sont autant à Budapest, à Varsovie ou Prague, qu'à Paris, Londres ou Rome. Nous ne devons pas avoir une vision paternaliste de pays qui, même après quarante ans de totalitarisme, aspirent à construire cette Europe, comme nous. Parce que nous créons un sentiment de frustration en exigeant d'eux mais nous avons raison -, qu'ils remplissent les conditions pour entrer dans le grand marché unique, nous devrions en même temps leur ouvrir les portes, par un dialogue politique plus conséquent. - Pourquoi ce sentiment de frustration ? - Parce que nous n'avons pas su faire la distinction entre démarche politique et démarche économique. Il faut bien sûr des délais pour réussir une intégration de type économique, qui exige de ces pays une économie de marché ouverte et l'intégration dans leur législation de tout l'acquis communautaire, soit quelque 60 000 pages de documents ! Pour autant, si réaliser l'Europe est notre devoir historique, je ne crois pas, contrairement à ce qu'affirme le Conseil européen, que cette Europe à 27, et demain à 30 ou à 32 quand la paix sera revenue dans les Balkans, puisse avoir des objectifs aussi ambitieux que ceux fixés par le traité de Maastricht. En revanche, cet ensemble peut, à travers la création d'un grand espace économique, la liberté des échanges, la multiplication des rencontres entre les populations et les responsables, contribuer à une meilleure compréhension entre les peuples. - Vous y voyez une sorte d'Europe au rabais, ou en tout cas aux ambitions limitées ? - Non, ce peut être un très grand succès historique du point de vue géopolitique, c'est-à-dire la constitution d'ensembles permettant d'instituer une médiation entre, d'une part, une mondialisation aveugle livrée aux seules lois du marché et du capital, et de l'autre, les peuples eux-mêmes. Mais on s'éloignera forcément d'une Europe politique telle que définie par les pères de l'Europe. Je ne choisis donc pas l'approfondissement contre l'élargissement ou l'inverse, je dis que pour poursuivre l'approfondissement, il faut permettre à une avant-garde d'aller plus loin, et de remplir déjà les objectifs ambitieux du traité de Maastricht. 2/4 19/09/2012 - On se rapproche du principe des « coopérations renforcées » ? - Non, les coopérations renforcées, cela ne peut pas marcher. D'abord, parce qu'un pays peut opposer son veto, et que, d'autre part, les coopérations renforcées ne s'appliquent pas à tout le traité de Maastricht. Si l'on veut poursuivre l'objectif d'une Europe politique, il faut permettre à cette avant-garde de constituer ce que j'appelle une « fédération des Etats-Nations », parce que je ne crois pas que les nations soient condamnées à disparaître. Ce projet-là doit faire l'objet d'un traité particulier, plus exigeant et plus explicite. Je condamne la routine qui consiste à penser que ce qui a réussi dans l'élargissement de 6 à 9, puis à 12, peut s'avérer une bonne méthode pour un élargissement à 27 ou à 30. - Comment bâtissez-vous cette fédération des Etats-nations ? - Je pense qu'elle doit aboutir à une unité économique et monétaire approfondie par une meilleure coordination des politiques économiques, à une défense unifiée, à des actions communes dans le domaine de la politique étrangère, enfin à la création d'un espace de sécurité pour les citoyens, question qui prend de plus en plus d'importance, parce qu'il ne s'agit pas simplement de la sécurité par rapport à l'ordre public ou par rapport à la criminalité, mais aussi de la sécurité alimentaire et de celle liée à l'environnement, ce qui, au surplus, augmentera notre force de proposition à l'échelon mondial. - A Helsinki, les Quinze ont préféré surseoir à une vaste réforme des institutions européennes, condition sine qua non de l'élargissement... - Oui, parce qu'ils n'ont pas voulu poser la question qui fâche et divise: "quel pourrait être notre projet commun lorsque nous serons 30 ? Et d'ailleurs quel est déjà notre projet commun à 15 ?" Lors du Conseil européen de Lisbonne, en 1992, la Commission avait mis en garde contre une précipitation vers de nouveaux élargissements. Or, sous l'impulsion de quelques chefs de gouvernement, on a continué la fuite en avant. Aujourd'hui, on a déjà fortement le sentiment que nos institutions sont inadaptées à une Europe à quinze. Alors à trente... - A la fin des travaux d'Helsinki, le président de la Commission de Bruxelles, Romano Prodi, a proposé de lancer un grand débat sur les frontières de l'Europe... - C'est la question à 1 million d'euros ! Elle est insoluble. C'est pour cela que je propose une approche géopolitique associée à une approche politique. Dans la première option, je vois très bien l'Ukraine y participer: c'est un pays très proche de nous, qui souffre beaucoup, qui a du mal à se défaire des liens tutélaires qui le freinent. Mais je me refuse à entrer dans un débat explosif et sans issue sur le thème "où sont les frontières de l'Europe ?". - Mais est-ce un faux débat que d'essayer de définir ce qui fonde l'Europe et l'identité européenne ? - Non, au contraire, je déplore que le Conseil européen refuse de traiter cette question, et que personne ne l'y incite. Que voulons-nous et que pouvons- nous faire ensemble ? Ce sont les deux questions vitales. Si on y répond, nous aurons sans aucun doute des divergences, mais nous en sortirons, collectivement, en pleine clarté. Allons-nous abandonner le rêve des pères de l'Europe qui, dans une période extrêmement difficile, alors que les peuples avaient en mémoire les guerres et les atrocités, ont surmonté tout cela pour se tendre la main et faire quelque chose d'inouï dans l'Histoire ? La vraie question est de savoir si les Européens veulent ou non toujours jouer un rôle dans l'Histoire. - N'y-a-t-il pas une contradiction fondamentale dans l'énoncé même de votre idée d'une fédération des Etats-nations ? - Ce que je retiens de la méthode fédérale, c'est qu'elle permet de savoir qui fait quoi, et donc aux citoyens de sanctionner ce qui leur paraît non conforme au mandat qu'ils ont donné à leurs dirigeants. Et ce que je retiens de l'Histoire, c'est que les Etats-nations doivent demeurer. La méthode communautaire, qui est actuellement en recul, permet de concilier les deux. Elle consiste à bien faire fonctionner le triangle 3/4 19/09/2012 constitué par le Parlement européen, un Conseil des ministres qui décide et qui est colégislateur avec le Parlement, et une Commission, organe de proposition et d'exécution. Quand le triangle fonctionne bien, tout le monde est satisfait, parce que ne remontent au Conseil européen que les grandes questions. Or, depuis quelques années, on se méfie de la Commission et on aboutit à une situation d'un Conseil européen qui fonctionne comme un G 7 ! Le résultat, ce sont des ordres du jour démentiels, des communiqués trop longs, et, sauf exception, comme la défense, cela ne fait pas avancer l'Europe. Lorsque la méthode communautaire est ignorée, l'Europe s'embourbe dans la déclaration d'intention non suivie d'action concrète. - Comment concilier cette méthode communautaire avec ce qu'on appelle le « déficit démocratique » de l'Europe, le fait que les citoyens sont de plus en plus sceptiques vis-à-vis des décisions communautaires ? - Il faut appliquer le principe de subsidiarité, c'est-à-dire ne pas aborder au niveau européen des questions qui sont mieux traitées aux niveaux national et local. Il est aussi nécessaire que les gouvernements changent leur pédagogie vis-à-vis de l'opinion. Car tous sont tombés dans ce travers : pour ne pas se fâcher, non seulement on ne se pose pas les vraies questions, mais on s'arrange pour que tout le monde puisse dire « j'ai gagné ». Enfin les institutions pourraient se rapprocher des citoyens et rendre l'Europe plus lisible. » PROPOS RECUEILLIS PAR ERIC LE BOUCHER ET LAURENT ZECCHINI 4/4 19/09/2012