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Observatoire du Management Alternatif
Alternative Management Observatory
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Article
Wall Street d’Oliver Stone (1987) :
une fable sur le monde contemporain
Mathilde Denoits – Septembre 2007
Majeure Alternative Management – HEC Paris – 2006-2007
Genèse de l’article : Cet article a été écrit dans le cadre du séminaire « Corporate Social
Irresponsibility» animé par David Bevan pour les élèves de la Majeure Alternative Management,
spécialité de troisième année du programme Grande Ecole du groupe HEC.
Origin of this article: This article was written within the framework of a course on « Corporate
Social Irresponsability » taught by David Bevan in the Alternative Management Program, an HEC
Grande Ecole third year specialization.
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Denoits M. – Article : « Wall Street , une fable sur le monde contemporain » - Septembre 2006
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Wall Street d’Oliver Stone (1987) : une fable sur le monde contemporain
Résumé : Cet article cherche à aborder certains des enjeux éthiques que soulève le sujet même du
film, la pratique de la finance à Wall Street lorsque s’accentue l’emballement de l’euphorie
boursière : la question du délit d’initié, celle de la responsabilité sociale des financiers et celle d’un
« travail qui ne produit rien » selon l’expression du père du héros. Oliver Stone nous amène à
regarder l’univers de la finance, cet univers dont la devise pourrait être « Greed is good », d’où la
morale semble avoir disparu, d’un œil lucide et critique en nous montrant non seulement la mise à
mal des relations humaines mais surtout le vaste processus de déshumanisation à l’œuvre. Le
réalisateur nous invite, à travers une fable sur le monde de la finance, à envisager l’ensemble notre
société dans les rapports qu’elle engendre mais aussi dans l’environnement qu’elle produit.
Mots-clés : responsabilité sociale, finance, éthique
Wall Street from Oliver Stone (1987): a fable about contemporary world
Abstract: This article tries to address some of the ethical issues raised by the topic of the film,
namely the practice of finance in Wall street when the enthusiasm of stock-exchange euphoria
increases: the issue of insider trading, the issue of the social responsibility of the financiers, the
issue of a "work which doesn't produce anything" according to the hero's father. Oliver Stone gets
us to look at the finance's world; this world whose device could be "Greed is good", where moral
seems to have disappeared, showing us with a lucid and critical eye not only the human relations'
peril but also and above all, a large dehumanization process at work. The director invites us,
through a fable about the world of finance, to consider our society as a whole in the relations that it
generates but also in the environment that it produces.
Key words: social responsibility, finance, ethic
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Wall Street d’Oliver Stone (1987)
Une fable sur le monde contemporain
Sur l’affiche de Wall Street, lors de sa sortie en 1987, les passants lisaient « Every dream has a
price. » L’expression semble maladroitement choisie car il est bien moins question de rêves dans le
film d’Oliver Stone, qu’il n’est question de cupidité, de désir insatiable, de convoitise éperdue. Le
réalisateur de Platoon se penche en effet moins sur le prix à payer pour atteindre un objectif que sur
cet objectif lui-même. Dans le New York effréné des années 1980, le jeune Bud Fox, un
stockbroker ambitieux, cherche à parvenir à tous prix, non seulement en travaillant pour son
entreprise mais aussi en se mettant au service d’un broker très expérimenté, particulièrement
cynique et immensément riche, Gordon Gekko, dont la devise est « Greed is good ». Nous
envisagerons dans un premier moment certains des enjeux éthiques que soulève le sujet même du
film, le monde de la finance : la question du délit d’initié, celle de la responsabilité sociale des
financiers et celle d’un travail qui ne « produit » rien1. Nous essayerons ensuite d’analyser la
position d’O. Stone sur ces deux sujets mais aussi de questionner d’autres dimensions de son film,
notamment la mise à mal des relations humaines. Enfin, nous nous interrogerons sur cette prise de
position et sur l’image de la société contemporaine que nous offre le film.
Il ne devrait pas y avoir dans le domaine de la finance un « Jenseits von Gut und Böse » suivant
l’expression nietzschéenne, elle ne devrait pas s’exercer sans conscience. Si les mathématiques
s’extraient de la morale, la pratique de la finance a partie liée à l’humain. Bien avant Violence des
échanges en milieu tempéré2 ou La question humaine3, les multiples comparaisons à L’Art de la
Guerre de Sun Tzu font de la finance un monde violent, où les transactions ont remplacé les
combats4, où il convient avant tout d’écraser l’Autre, où la virilité s’incarne dans la réussite.
Réussite surtout matérielle et financière. L’argent est au centre du film et obsède les personnages
hors de toute proportion5 : la morale judéo-chrétienne est totalement occultée.
Comme Nixon, fable sur la corruption et la disgrâce réalisée par O. Stone en 1995, Wall Street
confronte le spectateur à des pratiques illicites engendrées par l’atroce appât du gain. Un gain qui
est le fruit non d’un travail « productif » mais d’une spéculation sur le travail des autres : la
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L’expression est de Carl Fox, père de Bud Fox, mécanicien dans une compagnie d’aviation et leader syndical.
Film de Jean-Marc Moutout, sorti en 2003.
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Film de Nicolas Klotz, sorti en 2007.
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Une citation de Gekko (« Now you're not naive enough to think we're living in a democracy, are you buddy? It's the
free market. And you're a part of it. You've got that killer instinct. ») pose la question de la démocratie associée à
celle des inégalités, du libre-échange et du rôle de l’information.
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Les citations sont innombrables, on peut néanmoins mentionner cette phrase de Gekko : « It’s all about bucks, kid. The
rest is conversation. » Il n’y a plus de place pour la conversation et donc pour le rapport humain…
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légitimité même du monde financier est questionnée par le réalisateur. Aux pratiques éthiquement
condamnables de Gordon Gekko, qui achète une entreprise pour la démembrer, sans aucune
considération pour les employés, s’ajoutent des pratiques légalement condamnables notamment
celle du délit d’initié. Celle-ci ou l’usage de l’enregistrement à l’insu d’une personne6, montrent
que, comme JFK, réalisé en 1991, Wall Street est une réflexion sur le sens de l’information et
surtout sur l’univers de l’information : c’est elle qu’il faut obtenir « à tous prix », « the most
valuable commodity » selon Gekko.
La question de la moralité de la fin de ce film se pose alors : pour lutter contre une mauvaise
pratique, Bud Fox utilise des pratiques illégales et sauve l’entreprise de son père. Est-ce légitime
qu’il y parvienne en extorquant une information de manière bien peu éthique ? Sa probable
condamnation et le plan sur le palais de justice à l’architecture imposante laissent présager que la
justice sera rendue et ces pratiques condamnées. L’essentiel est la prise de conscience qui s’est
accomplie en Bud Fox : il peut répondre à la question « Who I am ? » qu’il se posait au milieu du
film. Dans cette mesure, Wall Street constitue une interrogation sur la nature humaine. Comme dans
Platoon (1986) et dans Born on the Fourth of July (1989), O. Stone explore la dualité de l’homme
et fait sienne la pensée de Térence « Rien de ce qui est humain m’est étranger. »
A travers son film sur le monde de la finance, O. Stone nous propose une vision très sombre des
relations humaines. C’est cette dimension du film qui a été privilégiée lors de sa sortie en DVD. La
jaquette comporte en effet cette citation de Gordon Gekko, « If you need a friend, get a dog. »
L’Autre, double réflexif du soi, qui permet d’accéder à la conscience au sens de Levinas, qui donne
son sens au fait d’être humain, n’est plus considéré ; l’amitié n’a plus cours. O. Stone questionne le
rapport à l’autre et à soi, le vieillissement, le sens du travail et le licenciement, mais aussi les
rapports père-fils ou la place des femmes dans l’entreprise7.
Le plus frappant est sans doute le délitement des rapports humains et la perte de considération
pour l’homme. Sur la foule anonyme des cols blancs, le manque de cordialité des salutations,
l’agressivité des apostrophes, la violence des salles de marché, la quasi-absence de compassion face
à la douleur de l’autre…le film est lucide. La scène où le broker le plus âgé se fait licencié est à cet
égard significative : tout à l’euphorie de sa réussite, Bud Fox esquisse un geste pour lui faire part de
sa sollicitude, mais fort lâchement, n’intervient pas pour l’aider. Il semble que dans cet univers,
hormis pour quelques patrons, il ne soit pas possible de vieillir. Le vieillissement, interprété comme
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Se servant de ce que Gekko lui a appris : voler l’information, et l’utiliser, Bud Fox piège son ancien mentor avec un
enregistrement.
Les personnages féminins, objets de transactions, « traversent » le film et ne sont presque que des silhouettes dans
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une diminution des compétences, ou tout au moins une diminution de l’agressivité, engendre une
mise au ban. « La chasse aux vieux », nouvelle de D. Buzzati dans Le K8, n’est pas loin. La valeur
intrinsèque de l’homme semble éclipsée, comme le montre la radicale indifférence des financiers
aux licenciements engendrés par leurs actions9. O. Stone critique un monde où l’entreprise n’existe
plus que pour et par ses actionnaires. Les personnages du film ne considèrent plus les autres, mais
ne se considèrent plus eux-mêmes non plus. Dès les premières répliques, un collègue dit à Bud
Fox : « Look at you now. », il l’invite à se regarder, à voir en l’humain en lui. Comme le suggère E.
Levinas dans Ethique et Infini (1981) : c’est en regardant un visage, celui d’autrui, celui du vieux
broker licencié, mais aussi le sien, que l’on prend conscience de notre immense responsabilité vis-àvis d’autrui. Et c’est peut-être d’abord ce regard et donc cette responsabilité que l’entreprise
capitaliste contemporaine met à mal.
Parallèlement, Wall Street constitue une réflexion sur les relations père-fils, réflexion articulée
sur l’évolution du modèle économique : du col bleu au col blanc, de l’industrie déjà ancienne de
l’avion à l’exacerbation des services financiers, du syndicalisme altruiste idéalisé à l’individualisme
le plus cupide, se construit en quelque sorte « a clash of civilizations » suivant l’expression,
détournée, de Samuel Huntington. Une réplique de Carl Fox, le père, au sujet du sens du travail et
de la valeur de l’argent donne la mesure du gouffre qui le sépare de son fils « Stop going for the
easy buck and start producing something with your life. Create, instead of living off the buying and
selling of others. » A l’issue du film, ce qui demeure, c’est la pérennité et la fécondité, de la relation
filiale. La grandeur du film est peut-être dans cette confrontation de valeurs entre un père et son fils,
dans ce reniement premier du jeune ambitieux qui utilise son père, dans ce revirement magistral de
l’enfant qui, après avoir pactisé avec un père de substitution diabolique, revient vers les valeurs de
son père originel.
Ainsi, lorsque l’on regarde Wall Street en 2007, ce qui me semble le plus frappant, c’est moins la
critique du monde la finance, de la corruption et de l’argent facile que le regard lucide que portait
O. Stone sur notre société dans les rapports qu’elle engendre mais aussi dans l’environnement
qu’elle produit. En effet, la fascination pour les brokers a diminué avec la présence médiatique
croissante du monde de la Bourse. En revanche, ce qui perdure, c’est cette étrange et déroutante
urbanité, en partie engendrée par le fonctionnement du système capitaliste. Le film a vieilli, et
comporte bien des maladresses, mais l’on ne peut qu’être frappé par les plans en contre plongée de
l’entreprise. Indirectement, O. Stone nous interpelle : un monde seulement fait d’hommes peut-il être humain ?
BUZZATI, Dino, Le K, (1966), Paris, Pocket, 2004
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Un échange entre Fox et Gekko traduit bien l’absence de conscience morale du second :
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downtown qui offrent le point de vue du piéton oppressé par ces buildings – sièges sociaux
d’entreprises, bureaux ou habitations – mais aussi par les plans en plongée qui laisse apparaître la
foule grouillante des minuscules humains. Face aux immeubles, l’homme n’a pas sa place, il est
détrôné par le béton. Les travellings sur les façades qui présentent des milliers de fenêtres
identiques alignées suggèrent la déperdition du sens. En effet, comment construire son identité, en
tant qu’être humain, dans un paysage qui ne laisse pas de place à l’individualité ?
Les premiers plans du film (notamment le cadavre de poisson) ne sont pas sans évoquer les
images mortifères de Soylent Grenn. Tous les plans qui suivront, des ascenseurs bondés aux files de
voitures, des buildings immenses aux open spaces et aux salles des marchés où se fait jour toute
l’agressivité humaine possible, ne font qu’exprimer la déshumanisation de notre monde. Un monde
qui ne laisse aucune place à la nature, sauf pour les très privilégiés. De l’industrie lourde du 19ème
siècle aux « industries de services » et à la finance de la fin du 20ème siècle, l’éloignement de la
nature, son occultation et sa mise à mal ne font que s’accentuer. Seul Gordon Gekko profite à loisir
de la mer, lui seul a encore le droit au plaisir originel de voir le soleil se lever sur l’océan. Tous les
humains du film, toutes ces visages qui attendent, toutes ces personnages qui se précipitent, toutes
ces silhouettes qui courent, toutes ces voix qui s’excitent, n’ont pas le loisir de s’arrêter pour
regarder la mer, observer la planète, se retourner vers eux-mêmes. La vie quotidienne « inhumaine »
des Occidentaux de la fin du 20ème est représentée par les ascenseurs, les escalators, les transports en
commun, les files d’automobiles : tout ce qui invite à un mouvement frénétique, tout ce qui noie la
pensée dans la précipitation, tout ce qui a été engendré par le développement d’un capitalisme
irraisonné. Ce que nous dit O. Stone de ce système économique mortifère, c’est à la fois la perte de
valeurs morales fondatrices, le règne de l’argent et de la cupidité, mais aussi la disparition d’un lien
originel avec la planète sur laquelle toute cette agitation, bien vainement, se produit. « Damn, I wish
you could see this. » dit Gordon Gekko à Bud Fox, lui souhaitant de pouvoir vivre de tels instants.
Cette parole du financier cynique du film peut s’interpréter plus largement comme une adresse à
tous les spectateurs, une invitation à prendre le temps de regarder, un souhait : que chacun s’arrête,
se retourne et regarde, pour « voir » ce qui lui est offert.
Au final, il nous semble que le film d’O. Stone pose la question de la responsabilité éthique
de l’entreprise à un moins quatre niveaux. Le premier niveau est celui des pratiques illégales et en
particulier du délit d’initié, qui relève en particulier de la responsabilité du management et du top
management. Le deuxième niveau est constitué par les pratiques financières elles-mêmes, par le
cœur de métier des brokers qui jouent sur et avec des entreprises et donc avec leurs employés. Le
« Fox: Why do you need to wreck this company? / Gekko: Because it's wreckable, all right? »
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troisième niveau, primordial, est celui des relations humaines engendrées par le monde capitaliste.
Le quatrième niveau, le plus fond fondamental selon moi, est celui du monde construit par
l’ensemble du système économique capitaliste : l’urbanisme et l’architecture déshumanisants, le
rapport au temps, sans cesse vainement accéléré, l’absence de sens – que ce soit celui du travail, des
valeurs, des relations – qu’il faut peut-être articuler à la perte de toute dimension spirituelle, la perte
enfin du rapport originel et essentiel de l’homme à la nature. Ces quatre niveaux sont à la source de
l’immense malaise, de la souffrance devrais-je dire, des êtres humains qui vivent dans le monde
occidentalisé aujourd’hui. La part de responsabilité des entreprises et des grandes firmes
occidentales est, pour chacun de ces quatre niveaux, immense et nous sommes « a part of it » selon
de mot de Gekko, avec le pouvoir, et le devoir, d’être lucides et critiques.
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