Histoire et originalité des vignobles des pays du Mont Blanc
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Histoire et originalité des vignobles des pays du Mont Blanc
Histoire et originalité des vignobles des pays du Mont Blanc Maurice MESSIEZ, Docteur en Géographie 73 800 Cruet (France) Des pépins de raisin découverts au bord du lac d’Annecy Il y a d’abord eu, comme ailleurs, des vignes sauvages. Des pépins de raisin découverts dans les fouilles subaquatiques des bords du lac d’Annecy prouvent qu’au néolithique existaient des vitis silvestris. Mais de là à penser que les hommes de l’époque aient pressé des grains… Néanmoins, de Roger Dion à Gilbert Garrier, on retient comme probable la production de vin par les Gaulois, en Allobrogie, avant l’arrivée des Romains. On s’appuie, pour s’en convaincre, sur les écrits de Celse, médecin vivant à l’époque d’Auguste, peu avant Jésus-Christ, sur ceux du naturaliste Pline quelques dizaines d’années plus tard et ceux de Columelle qui, à la même époque, rédige un traité d’agriculture. Ainsi, Pline explique qu’en 71 "on a même découvert une vigne, la vitis allobrogica, dont le vin a un goût naturel de poix ; ses crus, le tabernum, le sotanum et l’ellicum, ennoblissent le territoire de Vienne : connue depuis peu, elle était ignorée à l’époque de Virgile, mort il y a 90 ans. Certains plants ont un tel amour, peut-on dire, pour leur terroir, qu’ils y laissent toute leur gloire et perdent toujours en émigrant de leurs qualités. C’est le sort de la rhétique et de l’allobrogique, que nous avons appelées poissées, méconnaissables ailleurs. Cependant, grâce à leur fécondité, elles compensent la qualité par la quantité, l’eugénie dans les lieux très chauds, la rhétique dans les lieux tempérés, dans les lieux froids l’allobrogique dont le raisin noir donne des vins qui blanchissent avec l’âge". Les Romains ont été les véritables vecteurs de la vigne dans les vallées alpines Ainsi, si l’on en croit ces auteurs, des variétés de vignes existaient dans les Alpes et l’une d’elles serait à l’origine de la mondeuse, fleuron du vin rouge en Savoie. Pourtant, un fait paraît indéniable, c’est que les Romains ont été les véritables vecteurs de la vigne dans les vallées alpines. Dans le Valais on en avance pour preuve que les noms des vieux cépages, l’amigne, l’arvine, la rèze ont des racines latines. Mais quand sont-ils arrivés et par où ? La conquête du Valais n’a été terminée qu’en 10 avant notre ère, soit longtemps après celle de l’Allobrogie et quelques années plus tard que l’ensemble de la Vallée d’Aoste (-25), celle de toute la Savoie se situant en -15. On doit convenir, malgré les recherches génétiques sur les cépages actuels et la mise en évidence de maints cousinages, que nous n’avons pas réellement de preuves concernant une longue filiation entre les variétés actuelles et celles de l’époque gauloise ou romaine. En revanche, l’abondance des trouvailles relatives à la consommation de vin à l’époque romaine (tessons d’amphores, passoires, cruches avec ornementation dionysiaque) prouve que l’on buvait du vin ; et, enfin, l’inscription du musée lapidaire d’Aix-les-Bains témoigne de la présence d’un vignoble au IIème ou IIIème siècle, époque présumée de l’inscription. Ce dernier n’était sûrement pas unique, et tout laisse à penser que le long des voies romaines, en particulier des deux grands itinéraires qui traversaient les Alpes pour rejoindre Augusta Praetoria (Aoste), par le Grand ou le Petit-Saint-Bernard, ainsi que celui menant à Suse, il y avait des vignes autour des villae, près de Lemencum, Mantala, Axima, Maurogenna, Octodur, etc. Le christianisme apporte une nouvelle façon d'aimer le vin L’implantation du christianisme, qui semble partout s’imposer dès le milieu du IVème siècle avec le rituel de la communion, apporte une nouvelle raison d’aimer le vin en ajoutant un caractère religieux à ses qualités. Ce point n’a certainement pas manqué de favoriser l’extension des vignobles sur les beaux et chauds coteaux entourant les jeunes évêchés de Martigny, Aoste, Tarentaise, Saint-Jeande-Maurienne, celui-ci étant le plus tardif (574), au moment d’ailleurs où les premières abbayes s’établissent également. Désormais, le déroulement historique est classique : du XIème au XIVème siècle les établissements religieux, qui mitent les campagnes améliorent et étendent les vignobles, créent de véritables propriétés viticoles, qui vont servir d’exemple à celles albergées par les seigneurs aux paysans pour les petites et multiples pièces de vignes qu’ils arrivent parfois à posséder, surtout d’ailleurs en zone de montagne, dans les vallées. On peut, selon les documents à disposition, constater qu’aucun vignoble de cette époque n’est étranger à un établissement religieux, et surtout pas les plus célèbres comme ceux de Seyssel, Monterminod, Saint-Jean-de-laPorte, Arbin… en Savoie, Lavaux dans le canton de Vaud, Fully, Vétroz, Sion, Sierre… dans le Valais et pareillement à Arnad, Chambave, Quart… le long de la vallée d’Aoste. Certes, nous ne pouvons situer tous les vignobles d’alors et encore moins évaluer leur étendue, nombre de documents restant à étudier, mais les vignes, entre le XIIème et le XIVème siècle , montaient déjà très haut, jusqu’à 1 000 ou 1 200 mètres d'altitude. Culture de la vigne en Savoie, au Moyen Âge, tournant décisif de son histoire À partir de la seconde moitié du XIIIème siècle, l’activité agricole pionnière des monastères s’essouffle ; elle va être relayée, pour un temps, par les initiatives des nobles et de leurs paysans, puis par celles des bourgeois. Le paradoxe, c’est que si les vastes possessions des monastères et évêchés résultent des donations de la grande noblesse, nous connaissons mal les domaines seigneuriaux, peu de travaux leur ayant été consacrés. L’étude de Gérard Détraz, sur la viticulture en Genevois à la fin du Moyen Âge, n’en est que plus précieuse. Histoire et Originalités des vignobles des pays du Mont-Blanc M. MESSIEZ, page 1 Article technique RFOE N° 218 On y apprend que le comte de Genève "portait une attention particulière à ses vignes des rives du lac d’Annecy, se rendant parfois tout exprès à son château de Duingt pour y goûter son vin nouveau. Avec environ 40 hectares de vignes, il en est le plus important propriétaire". Celles-ci, réparties sur le coteau, en superficies très variables allant "d’une dizaine à plusieurs centaines de fosserées, clôturées par des barrières de bois garnis d’épineux ou mieux par des bons murs de pierres avec portes fermant à clef", préludent aux délimitations de nombreux clos. Elles précèdent également le développement du métayage avec division de la vendange par moitié, cas le plus fréquent. Mais aussi, comme Léon Monnier le remarque, dans le Valais "peu à peu, au cours du XVème siècle, les paysans vinrent à leur tour chercher en plaine ce que la montagne ne pouvait leur prodiguer : le vin et les fruits". C’est certainement à cause de l’extension des vignobles en Savoie qu’Emmanuel- Philibert, en 1559, instaure une première réglementation en créant le ban des vendanges, à la fois pour lutter contre les maraudeurs et pour éviter les vendanges trop précoces. Cette extension est confirmée en 1608 par Coryat, voyageur anglais, qui s’exclame : "Sur tout le chemin entre Chambéry et Aiguebelle, je vis une abondance infinie de pieds de vigne plantés au pied des Alpes, de chaque côté de la route, en si grandes quantités qu’ils étaient deux fois plus nombreux pour un espace aussi restreint que dans le reste de la France… On ne pouvait apercevoir sous les Alpes de place vide et inculte. Tout était planté de vignes sur les deux versants, je crois qu’il devait bien y avoir 4 000 clos. Ces vignes, à mon grand étonnement, étaient situées dans des endroits si merveilleusement escarpés qu’il semblait presque impossible que des vignerons puissent y travailler tant était forte la pente de la colline. J’observais aussi dans ces clos de vignes une grande quantité de celliers…" Le prestigieux coteau de Saint-Jean est l’apanage de l’évêque Ainsi on peut penser qu’au XVIIème siècle, à quelques exceptions près, les vignobles ont conquis une bonne partie des versants que le phylloxéra envahira à la fin du XIXème siècle. L’établissement de la Mappe sarde, à partir de 1728, nous permet de constater que les vignobles sont, au moins en Savoie, bien plus étendus qu’aujourd’hui, surtout dans les zones d’altitude, avec prédominance de vignes paysannes très morcelées, chacun voulant avoir une parcelle sur un adret différent pour éviter le gel ou la grêle généralisés. La commune ayant la plus grande superficie viticole se trouve alors à Saint-Julien-de-Maurienne : 3 637 parcelles couvrant 315 hectares se développent sur un large cône, autour de 700 mètres d’altitude, et sont travaillées par 954 roturiers venus de tous les villages des vallées adjacentes. Au-dessous, le prestigieux coteau de Saint-Jean est l’apanage de l’évêque, des nobles et des bourgeois. La Révolution française ne démocratise pas vraiment les beaux vignobles dans la mesure où ceux des établissements religieux sont acquis par des notables bourgeois ou ruraux. Ce sont les crises foncières, survenues au milieu du XIXème siècle, et surtout le phylloxéra, arrivé tardivement dans les montagnes, qui vont permettre aux paysans de devenir propriétaires des beaux coteaux que leurs aïeux ont, des siècles durant, travaillé pour "les monchus". Aujourd’hui, bien plus réduits qu’au XIXème siècle, sauf dans le Valais, ils appartiennent le plus souvent à des vignerons professionnels, "encaveurs" ou pas, comme l’on dit en Suisse. Originalité des vignobles entourant le Mont-Blanc La première, évidente, c’est le rapport qu’ils entretiennent avec la montagne et ses conditions climatiques. Cependant la vigne n’est pas spécialement exigeante ni fragile, elle ne craint guère le froid, encore moins la chaleur, au contraire ; pourvu qu’on lui propose des sols aérés et légers, elle s’adapte. L’altitude ne la gêne vraiment qu’au-dessus de 600 à 700 mètres, encore que suivant l’exposition elle puisse grimper plus haut. Or les larges vallées qui entourent le massif du Mont-Blanc offrent presque toujours de vastes adrets, où le soleil, à la belle saison, darde ses rayons jusqu’à dix heures par jour. Les ceps s’y trouvent en compagnie de figuiers, d’amandiers, de lavandes, de thym… même de cigales. Si l’arrivée du chemin de fer amenant les vins du Midi a entraîné la disparition des plus hauts vignobles dans les Alpes françaises, en Valais celui de Visparterminen s’étale toujours largement entre 800 et 1 000 mètres, et tout près du Mont-Blanc, à l’aval de Courmayeur, les jolies petites pergolas de Morgex et La Salle, vivant au-delà de 1 000 mètres donnent un vin blanc apprécié. Ce ne sont donc ni les sols ni le climat ni l’altitude qui rendent extraordinaires les vignobles de montagnes, mais la pente et la présence des rochers. Ainsi, ce sont ces paysages insolites de terrasses successives se superposant et arborant leurs vigoureux pampres dans un décor altier de sommets ou de pics neigeux qui créent ces paysages "héroïques", selon le terme utilisé par le CERVIM (Centre d’Etudes et de Recherches sur la Viticulture de Montagne) d’Aoste. Comment ne pas s’extasier sur les décennies d’efforts humains véritablement titanesques qu’a réclamé l’aménagement des pergolas de Donnas, au débouché de la Vallée d’Aoste ? De part et d’autres des marches d’un escalier de géants, elles escaladent la montagne à plus de 45°. Chaque terrasse, enclavée entre d’énormes blocs de rochers, a sa particularité mais toutes, sous l’ombre des feuilles de vignes, accueillaient autrefois un petit potager. Au sommet, les châtaigniers paraissent jouer le rôle de paravalanches ; au-dessous, dès février-mars, les grappes de mimosas lumineux derrière les palmiers apportent une touche méridionale inattendue. Un classement au patrimoine mondial de l’UNESCO est en cours. Classement au patrimoine mondial de l’UNESCO est en cours Et, ce n’est que le début du décor. En remontant la vallée, de-ci de-là des terrasses rescapées ou reconstituées de vieux vignobles offrent d’autres genres de pergolas, de bois ou de maçonnerie blanchie à la chaux. Puis, on passe, toujours sur de fortes pentes, aux vignobles ordonnés d’aujourd’hui, ceux qui enserrent le raide cône du pavillon de chasse fréquenté par le roi Victor-Emmanuel II ou ceux du vignoble "d’Enfer", réaménagé sur le versant abrupt de la Doire, après remembrement de vieilles parcelles un temps abandonnées. Histoire et Originalités des vignobles des pays du Mont-Blanc M. MESSIEZ, page 2 Article technique RFOE N° 218 Enfin, à Morgex, la vigne apparaît presque discrète sur les pergolas petites et basses, d’apparence fragile, reposant sur leurs lauzes effilées de schistes bleus, au pied des couloirs de neige. Là, le phylloxera n’a pu parvenir, aussi on continue à pouvoir "provigner" comme autrefois. Les vignobles du Valais émerveillent tout autant mais de manière différente. Là, pas de friches, d’abandons, mais une apparence d’ordre, un minutieux entretien pour ces multiples "parchets" dont certains sont relativement récents puisque, à l’orée du XXème siècle, il n’y avait que 2 000 hectares de vignes contre plus de 5 000 aujourd’hui. Une grandiose image de la viticulture de montagne Il n’empêche que la descente sur Martigny, en arrivant du col de La Forclaz, à travers ce versant viticole, face à l’auge du Rhône encadrée par des cimes de 3 000 mètres et plus, offre une grandiose image de la viticulture de montagne, à la fois efficace et hédoniste. Comme les hameaux de PlanCerisier, site protégé, dont les masures qui, il y a un siècle, hébergeaient les paysans venus des vallées adjacentes pour travailler leurs ceps, sont devenues des résidences raffinées mais non dénaturées de notables respectant la mer de vignes qui les ouate. Mais, l’enchantement ne s’arrête pas là. De Fully à Sierre, voire Brig, le grand cône de Chamoson à l’abrupt de rochers, autrefois utilisé pour l’élevage, n’a plus que des vignes. Et que dire de la promenade le long du "bisse" entre Sion et Saint-Léonard où de véritables murailles retiennent des dizaines de terrasses, ou "tablards", s’étageant comme des marches gigantesques dont certaines couvrent un hectare et que l’on atteint pour les travaux par de multiples monorails, voire par un tunnel ! La Savoie, à cause de la grande longueur du versant occidental des Alpes et du fait que l’industrialisation des grandes vallées bien orientées a été plus précoce et plus complète, n’a pas eu, ou n’a plus, ces spectaculaires décors de vignobles. Ses 23 000 hectares de ceps au début du XXème siècle se sont réduits au mieux à 3 000 hectares, essentiellement répartis en basse vallée où quelques amandiers subsistent parfois face à la mécanisation et apportent un parfum printanier. Une pépinière de tous les cépages de la République française… Les vignes perchées de Maurienne ou de Tarentaise - selon l’expression des anciens paysans, il fallait avoir "tué père et mère" pour les travailler - ont quasiment toutes disparu et c’est bien dommage pour l’image des vins de Savoie. Car quoi qu’on en ait eu parfois honte face aux vins du Midi ou d’Algérie, ces vignes, avant le phylloxéra et l’introduction de cépages américains ou d’hybrides, pouvaient produire de très bons vins, uniques en leur genre. Mais, après les agronomes romains, on cherche en vain dans les traités d’agriculture les noms des cépages alpins formant pourtant un patrimoine génétique original. Costa de Beauregard, dans son traité sur "L’Agriculture en pays montueux", paru en 1774, ne mentionne que la mondeuse. Il faudra que Napoléon Bonaparte, dans son génie de l’organisation, décide d’aménager dans les jardins du Luxembourg, en 1803, une pépinière de tous les cépages de la République française pour qu’une enquête soit faite auprès des maires afin qu’ils les décrivent et les nomment. Les édiles de Savoie, fiers de cet honneur, ont très bien répondu. En revanche, la vallée d’Aoste a tardé et le Valais n’était point encore département du Simplon. Mais l’initiative fut poursuivie et, à la veille de l’invasion du phylloxéra, on a partout déterminé les diverses variétés peuplant les vignes des pays du Mont-Blanc. À partir des années 1850 pourtant, ayant quelque peu honte des cépages locaux, nous l’avons dit, on croit pouvoir gagner du prestige en important des cépages internationaux renommés : chardonnay, gamay, pinot… Puis, à ceux-ci, s’ajoutent les plants américains, clinton, othello, noah, insensibles au phylloxéra, et bientôt les hybrides. Fin du XXème, réhabilitation des anciens cépages On se rend compte assez vite des erreurs commises concernant les plants directs et les hybrides, mais il faudra attendre la fin du XXéme siècle pour que se dessine une véritable réhabilitation des anciens cépages autochtones qui depuis deux millénaires ont été formatés par les sols et les climats alpins. Rien d’étonnant à ce que la vallée d’Aoste, moins ouverte aux échanges, ait mieux conservé et finalement protégé ses variétés indigènes tels le blanc de Morgex résistant au froid et mûrissant vite, le muscat de Chambave, le petit rouge, le cornalin, le fumin, le mayolet, l’oriou, le premetta, le neyret ; seulement deux blancs, face à une dizaine de rouges si on tient compte du roussin, de la corniola, la bonda, moins remis au goût du jour. Dans le Valais, en 1991, sur 47 variétés recensées, étaient historiques l’amigne, la petite arvine, l’humagne blanc, la rèze, le payen du Valais ou savagnin, équivalent du blanc de Morgex, le heida, le traminer, tous donnant des vins blancs ; et en rouge, le cornalin, le rouge de Fully ou durize, l’himbertscha et le lafnetscha dans le Haut-Valais. Pour répondre à l’enquête de 1803, les maires de Savoie étalent souvent une science ampélographique insoupçonnée, tout en déplorant que l’usage du patois entraîne plusieurs dénominations pour un même cépage. En tout, une trentaine de blancs, autant de rouges. Retenons l’altesse, la bergère ou bergeron, le chasselas, le gouais blanc, le hibou blanc, la jacquère, la malvoisie, le muscat, le savagnin blanc et le verdan. En rouge, la douce-noire, le fumet ou durif, le gouais rouge, le hibou noir, la malvoisie rouge, la mondeuse, le persan et le servagnin. Histoire et Originalités des vignobles des pays du Mont-Blanc M. MESSIEZ, page 3 Article technique RFOE N° 218