SOCIOLOGIE DE LA MEMOIRE - COURS DE LICENCE – MSOC 65

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SOCIOLOGIE DE LA MEMOIRE - COURS DE LICENCE – MSOC 65
SOCIOLOGIE DE LA MEMOIRE - COURS DE LICENCE –
MSOC 65 F
CITATIONS PAR CHAPITRE : CHAPITRES IV, V, VI, VII.
CHAPITRE IV
LES DIFFERENCES ENTRE MEMOIRE ET HISTOIRE
1- Proximités et différences entre mémoire et histoire.
Paul Ricœur affirme tout au long de son ouvrage La mémoire, l’histoire, l’oubli, que la
mémoire est la matrice de l’histoire, qu’elle lui est antérieure, “ dans la mesure où elle reste la
gardienne de la problématique du rapport représentatif du présent au passé ” (p.106)
Pour J. Candau (Anthropologie de la mémoire), la mémoire tend à être traversée par “ le
désordre et la passion ” alors que l’histoire serait conduite par “ un souci de la mise en ordre ”
(p. 56).
Arlette Farge (historienne), critique ceux qui, sous prétexte de science, font une “ analyse
froide ”, “ non affectée par la couleur des émotions ”, de certains événements historiques. “ La
pensée se plaît la plupart du temps à rejeter les affects et à ne pas les considérer comme des
outils valables et indispensables de l’intelligence (...).
Une autre mémoire pour ne pas oublier doit être constituée de sensualité et d’émotions, car
pour représenter et énoncer des vérités, il est nécessaire de représenter des émotions. C’est
dit-on le travail du poète ; c’est aussi celui du chercheur en histoire et sciences humaines.
Comment ne pas savoir de plus que l’absence d’émotion et le refus de sa prise en charge dans
l’élaboration de l’action, du savoir et de la pensée mettent en péril notre sens de la réalité. (...)
L’émotion est une force sociale ordinaire qui cimente les événements et sur laquelle la
mémoire individuelle a pris l’habitude de s’appuyer ; l’histoire se doit de ne pas mépriser cet
aspect afin de fabriquer un récit qui n’oppose plus histoire à mémoire, passé dit objectif à la
subjectivité d’individus toujours suspectés de dévier la grande Histoire au profit du souvenir
de leur misère quotidienne; ”. “ Une autre mémoire pour ne pas oublier ”, in États de
mémoire, p. 6-7.
Les lieux de mémoire, Pierre Nora, “ rupture entre mémoire et histoire ” (“ Entre mémoire et
histoire ”, t.1, 1984). La mémoire est « un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent
éternel », alors que l’histoire est “ représentation du passé ”. La mémoire est “ absolue ” alors
que l’histoire “ ne connaît que le relatif ”. La mémoire est portée par des groupes vivants, elle
est “ ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie ”, “ inconsciente de ses
déformations ”, “ vulnérable à toutes les utilisations et manipulations ”. “ Elle installe le
souvenir dans le sacré ”.
L’histoire ne s’attache qu’aux “ continuités temporelles ”, aux évolutions. Elle a “ vocation à
l’universel ”, “ elle appartient à tous et à personne ”. Elle est une « opération intellectuelle »,
“ laïcisante ” qui appelle « l’analyse et le discours critique », « l’explication des causes et des
conséquences ».
Pour Ricœur, la mémoire a « prétention à la fidélité », et l’histoire, « a prétention à la vérité »,
Elles n’appartiennent pas au même registre, « le registre de la vérité et celui de la fidélité ne
se recoupent pas ». Ce “ fossé ” ne sera jamais “ comblé ” (Mémoire, histoire, oubli, p. 646).
“ L’histoire peut élargir, compléter, corriger, voire réfuter le témoignage de la mémoire sur le
passé, elle ne saurait l’abolir ” (id. p.647).
Ricœur annonce « la nécessité d’une “ subtile combinaison ” entre les traits transhistoriques
de la mémoire et ses expressions variables au cours de l’histoire ”. Il se propose une
“ philosophie critique de l’histoire ” en confrontant la visée de vérité de l’histoire et la visée
de véracité (ou de fidélité) de la mémoire, en confrontant la connaissance et la pratique de
l’histoire et l’expérience de la mémoire vive (p. 167 et suivantes). Cependant, “ l’autonomie
de la connaissance historique par rapport au phénomène mnémonique demeure la
présupposition majeure d’une épistémologie cohérente de l’histoire en tant que discipline
scientifique et littéraire ” (p. 168).
2- “ Faire de l’histoire ”: les différentes phases de l’opération historique et leurs liens
avec la mémoire.
Ricoeur, reprenant Michel de Certeau in Nora et Le Goff, Faire de l’histoire (Paris,
Gallimard, 1974), adopte la tripartition de l’opération historiographique tel que de Certeau la
proposait :
- La phase documentaire se déroule de la déclaration des témoins oculaires à la constitution
des archives ; elle se fixe pour programme épistémologique l’établissement de la preuve
documentaire.
- La phase explicative/compréhensive concerne les usages multiples du connecteur “ parce
que ” répondant à la question “ pourquoi ? ”. On remarquera ici le refus de l’opposition entre
explication et compréhension telle qu’on la trouve chez Dilthey.
- La phase représentative est celle d’une mise en forme littéraire ou scripturaire du discours
porté à la connaissance des lecteurs d’histoire.
“ C’est à la phase scripturaire que se déclare pleinement l’intention historienne, celle de
représenter le passé tel qu’il s’est produit ” (p. 170).
“ Avec le témoignage s’ouvre le procès épistémologique qui part de la mémoire déclarée,
passe par l’archive et s’achève sur la preuve documentaire ” (p.201).
“ Le moment de l’archive c’est le moment de l’entrée en écriture de l’opération
historiographique ” (p.209). Le témoignage est originellement oral, il est écouté, entendu.
L’archive est écriture, elle est lue, consultée. « Aux archives, l’historien de métier est un
lecteur ».
“ Marc Bloch n’hésite pas à mettre à profit son expérience de combattant des deux grandes
guerres du XXème siècle pour rapprocher son expérience d’historien, principalement
médiéviste, de celle du citoyen engagé, attentif au rôle de la propagande et de la censure et
aux effets pernicieux de la rumeur ” (p.219).
Les documents ne parlent que si on leur demande de vérifier. “ Trace, document, question
forment ainsi le trépied de base de la connaissance historique ” (p.225).
Expliquer, c’est répondre à la question “ pourquoi ? ” par une diversité de “ parce que ”.
3- L’histoire comme enjeu de pouvoir.
Les lois mémorielles
Cf L’article de Sévane Garibian, « Pour une lecture juridique des quatre lois
« mémorielles » » (Esprit, février 2006).
- Loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en
faveur des Français rapatriés »
- Affaire Olivier Pétré-Grenouilleau, « historien spécialiste de l’esclavage, poursuivi en
justice (en novembre 2005) au nom de la loi Taubira pour ses propos tenus dans un entretien
au journal du dimanche, à propos de son livre sur les traites négrières. » Par le « Collectif des
Antillais, Guyennais, Réunionnais » parce que l’historien affirme que l’esclavage n’est pas
« un acte génocidaire ». Il ne nie pourtant pas le caractère de crime contre l’humanité, seul
visé dans la loi Taubira du 21 mai 2001 reconnaissant la traite et l’esclavage comme crime
contre l’humanité.
- Le 12 décembre 2005, 19 historiens rendent publique une déclaration contre les
« interventions politiques » dans leur travail et publient une nouvelle pétition « Liberté pour
l’histoire » visant à abroger toutes les lois restreignant « la liberté des historiens » soit : la loi
du 13 juillet 1990 (loi Gayssot) réprimant la négation du génocide du peuple juif, la loi du 29
janvier 2001 reconnaissant le génocide arménien de 1915, la loi du 21 mai 2001 reconnaissant
la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité (Taubira) et la loi du 23 février 2005
sur le « rôle positif de la colonisation ».
D’autres historiens s’opposent à cette volonté d’abroger toutes les lois, et lancent un appel
« Ne mélangeons pas tout » (20 décembre 2005) affirmant qu’il est pernicieux de faire
l’amalgame entre une loi éminemment discutable (effets positifs de la colonisation) et trois
autres lois de nature radicalement différente (contre le négationnisme).
CHAPITRE V
COMMEMORATIONS ET LIEUX DE MEMOIRE
J. Candau (Anthropologie de la mémoire, p.114) reprend la définition du Robert : “ unité
significative d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a
fait un élément symbolique d’une quelconque communauté ”
La raison d’être fondamentale d’un lieu de mémoire, selon Nora, est “ d’arrêter le temps, de
bloquer le travail de l’oubli, de fixer un état de chose, d’immortaliser la mort ”.
Pour Nora, « les lieux de mémoire tendent à cumuler le maximum de sens dans un minimum
de signes »
Selon l’analyse de Ricœur, nous avons d’un côté “ une prétention à dissoudre le champ de la
mémoire dans celui de l’histoire à la faveur d’un développement d’une histoire de la mémoire
tenue pour l’un de ses objets privilégiés. De l’autre, nous avons une résistance de la mémoire
à une telle absorption à la faveur de sa capacité à s’historiciser sous une diversité de figures
culturelles ”. C’est ce qu’il appelle la “ révolte de la mémoire ” collective contre ce qui
apparaît comme une « tentative de mainmise sur son culte du souvenir ».
“ Tout se passe comme si la société toute entière s’efforçait de répondre à l’impératif biblique
Zakhor ”, souviens-toi, écrit Candau en référence au travail de l’historiographe Yosef Hayim
Yerushalmi.
Ainsi, l’ère de la commémoration est surtout celle des “ batailles pour la mémoire ” selon
l’expression de G. Namer, ou de la « concurrence des mémoires ». Voir travaux de Namer sur
les luttes politiques de prise en charge de la mémoire de la résistance à la libération en 194445, entre les communistes et les gaullistes (Mémoire et société) : Pour les uns comme pour les
autres, “ il s’agit à la fois de refaire l’histoire de France en faisant oublier la défaite de 39 et la
collaboration de Vichy, il s’agit aussi de se montrer comme le continuateur même de cette
histoire ” (p.139).
Voir l’ouvrage Malaise dans la temporalité » (dirigé par Paul Zawadski), dans lequel P-A
Taguieff affirme dans un article de cet ouvrage, "« faillite du progrès, éclipse de l’avenir »,
p.100, « Les peurs ont chassé les projets politiques positifs ; d’autre part, les projets se
réduisent à l’expression où à l’exploitation symbolique de certaines peurs. Le passage au
politique de la « grande peur planétaire » diffusé par le discours écologique en constitue le
signe le plus visible. La dimension mythique de ces grandes peurs se marque à ce qu’elles
fonctionnent en deçà du principe de contradiction : c’est ainsi que la peur de la surpopulation
coexiste et interfère avec la peur de la dépopulation. On observe des grandes peurs contraires
ou contradictoires et pourtant simultanées : les peurs des autres (les hétérophobies, les
réactions dites racistes) croisent les peurs du rejet de l’autre (les attitudes dites anti-racistes) ;
les peurs de la différence sur-affirmée coexistent avec les peurs du rejet de la différence ; la
peur des effets conflictuels des identités dites ethniques absolutisées voisinent avec la peur
d’une éradication uniformisante des identités collectives (…) ».
J. Candau, “ comme toujours, les clivages dans la restitution de la mémoire historique
trouvent leur point de départ dans des désaccords sur des problèmes contemporains, avec
lesquels la mémoire ne cesse d’interférer ” (Anthropologie de la mémoire, p.73-74).
CHAPITRE VI
LA MEMOIRE DE JEANNE D’ARC
La question de la mémoire de Jeanne d’Arc est analysée dans l’article de Michel Winock,
“ Jeanne d’Arc ”, dans Les lieux de mémoire (p.4427-4473 ou coll Quarto 4448). A consulter
bibliothèque du Patio côte 303.37/Lieu/I II et III.
CHAPITRE VII
LA MEMOIRE DES GENOCIDES
1944, le juriste américain Raphaël Lemkin forgea le mot “ génocide » pour qualifier « une
forme particulière de criminalité d’État : la destruction des populations juives d’Europe par le
national-socialisme. »
Procès de Nuremberg en 1946
En 1948 (le 9 décembre), l’assemblée générale des Nations Unies inscrit ce mot dans le
vocabulaire juridique international, à côté de celui de “ crime contre l’humanité ”.
L’article II de la convention de l’ONU définit précisément le génocide :
“ Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de
détruire, en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel
a) Meurtre de membres du groupe.
b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe.
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa
destruction physique totale ou partielle.
d) Mesures visant à entraver les naissances au sein d’un groupe.
e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ”.
L’article III précise les actes condamnables :
“ a) Le génocide, b) l’entente en vue de commettre un génocide, c) l’incitation directe et
publique à commettre le génocide, d) la tentative de génocide, e) la complicité dans le
génocide ”.
2- Le négationnisme
P. Ricœur (La mémoire, l’histoire, l’oubli, p.434), “ Les usages déviants du comparatisme
sont sans doute aisés à démasquer sur la frontière qui sépare la révision du révisionnisme ”.
Pierre Vidal-Naquet, Les Assassins de la mémoire (Paris, La Découverte, 1987).
“ Il nous est de plus en plus difficile de parler avec les jeunes, déclare Primo Lévi au nom de
tous les rescapés. Cela nous apparaît comme un devoir, et, en même temps, comme un risque :
le risque de leur apparaître anachroniques, de ne pas être écoutés. Il faut que nous le soyons :
au delà de nos expériences individuelles, nous avons été collectivement témoins d’un
événement essentiel et imprévu, essentiel parce que justement imprévu, que personne n’avait
prévu. C’est arrivé contre toute prévision ; c’est arrivé en Europe ; il est arrivé, fait
incroyable, que tout un peuple civilisé, qui venait de sortir de la floraison culturelle de
Weimar, suive un histrion dont le personnage, aujourd’hui, porte à rire ; et cependant,
Adolphe Hitler a été obéi et encensé jusqu’à la catastrophe. C’est arrivé, cela peut donc arrivé
de nouveau : tel est le noyau de ce que nous avons à dire ” (Les naufragés et les rescapés Quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, 1989, pour la traduction française)
3- Histoire et mémoire des génocides
Pour Ricœur, “ les événements tels que la Shoah et les grands crimes du XXème siècle, situés
aux limites de la représentation, se dressent au nom de tous les événements qui ont laissé leur
empreinte traumatique sur les cœurs et les corps : ils protestent qu’ils ont été, et à ce titre ils
demandent à être, dits, racontés, compris ” (id. p.648).
4- Le génocide arménien
Les faits
1915-1916.
Il y avait entre deux millions et deux millions et demi d’Arméniens avant la première guerre
mondiale, à la fin, il n’est reste plus que quelques centaines de mille.
Dans le même temps, les preuves historiques que constituent les archives ont été falsifiées ou
détruites.
Ce n’est qu’après 1975, aux États-Unis et en France, que commence un véritable travail
historiographique sur ce que les Arméniens appelaient la Catastrophe.
D’autre part, les crimes commis à l’encontre des Arméniens ont donné lieu à des procès de
certains des responsables turcs en 1919-1920 par les cours martiales turques, voir Dadrian.
Ces procès ont donné lieu à quelques exécutions. Mais les historiens restent confrontés à
l’absence d’archives officielles turques et à l’absence de jugement des responsables au niveau
des organisations internationales, pour cause d’un manque de moyens légaux du droit
international de l’époque. Mais l’obstacle majeur, semble être après celui d’un
“ négationnisme d’État ”, celui d’un négationnisme auxquels participent les historiens turcs.
Les faits ne sont pas contestés en eux-mêmes, mais bien le sens, c’est à dire l’interprétation,
qui comme on l’a vu avec Ricoeur est une étape essentielle de l’opération historiographique.
(La Turquie nie le caractère programmé des massacres au niveau de l’Etat)
Dans l’Empire Ottoman, le droit islamique prédomine. De fait le statut des musulmans diffère
de celui des non musulmans. Ces derniers jouissaient de droits sociaux et politiques restreints.
Ils étaient considérés comme des dhimmis. Les dhimmis, essentiellement des juifs et des
chrétiens (cas des Arméniens), recevaient la protection du Sultan (chef temporel et spirituel)
et bénéficiaient de la liberté religieuse en échange d’impôts particulièrement lourds.
C’est dans ce statut qu’il faut rechercher la cause première de la “ question arménienne ”.
Si le XVIème siècle est l’âge d’or de l’Empire Ottoman, au début du XIXème siècle l’Empire
a vieilli, menacé à l’intérieur par la révolte de ses sujets et les passions nationalistes qui
concernent l’ensemble de l’Europe, menacé de l’extérieur par les grandes puissances
coloniales.
Face à ces pressions, le Sultan annonce des réformes visant à donner aux minorités non
musulmanes une égalité de statut devant la loi et l’impôt, l’accès aux emplois publics... En
échange de quoi, les puissances (France, Angleterre, Prusse, Russie et Sardaigne) garantissent
à l’Empire le respect de son indépendance et de son intégrité (Traité de Paris, 1856).
Cependant, les réformes promises ne seront pas appliquées. L’Empire Ottoman continue de
s’effriter dans un contexte d’indépendance revendiquée par les anciennes provinces (Liban,
Roumanie, Serbie...).
C’est dans ce contexte qu’émerge une conscience nationale arménienne. L’élite intellectuelle
pense que le moment est venu de restaurer la nation réduite à une simple communauté
religieuse. Après la guerre de Crimée, 500 000 musulmans quittent la Russie et s’installent en
partie sur les terres des Arméniens. Dans le même temps, les Kurdes (traditionnellement
nomades) investissent les provinces arméniennes. Les villageois se plaignent dès lors des
violences et de l’insécurité grandissantes dans leurs provinces (conversions forcées de
femmes et d’enfants, pillages, infraction dans la levée des impôts...). Les promesses de l’État
sont renouvelées mais restent sans effets. Les arméniens multiplient les démarches à
l’étranger pour faire entendre leur cause.
Afin de régler la question arménienne, le Sultan Abdul Hamid tente d’affaiblir les nationalités
non turques en les lançant les unes contre les autres (Kurdes et Circassiens sont montés contre
les Arméniens et multiplient les massacres). L’Angleterre envoie des observateurs qui
constatent la dégradation de la situation dans les provinces arméniennes. Devant les
massacres, le gouvernement prend systématiquement le parti des Kurdes, les tribunaux turcs
sont corrompus. Les puissances hésitent à intervenir du fait de leurs nombreux intérêts
économiques : remboursement en cours de la dette de l’Empire Ottoman, ventes d’armes,
chemins de fer...).
A la fin du XIXème siècle, né un phénomène révolutionnaire arménien (création de partis ou
de groupes de jeunes révolutionnaires, dont certains préconisent et organisent la lutte armée),
prétexte pour accuser les Arméniens, en bloc, de traîtrise.
On entre alors dans un cercle vicieux de la violence, prélude au massacre de tout un peuple.
Les années 1895-1896 seront des années de massacres, que Y. Ternon qualifie de pogroms
(comparables, selon lui, à ceux subis par les juifs en Pologne et en Ukraine) : 200 000
victimes, des villages entiers détruits, des conversions forcés...
Des centaines de milliers d’Arméniens quittent alors la Turquie pour l’Europe occidentale,
l’Amérique ou la Bulgarie.
En Turquie, on passe à un nouveau régime, en juillet 1908, après une révolution sans effusion
de sang. Le parti Ittihad (Union et progrès), issu du mouvement Jeunes-Turcs, prend le
pouvoir.
Si les Arméniens se réjouissent dans un premier temps de ce nouveau régime, les JeunesTurcs, hypernationalistes, mettent en œuvre de violentes mesures contre les minorités et
visent à l’homogénéisation forcée de la Turquie. L’entrée en guerre de la Turquie semble
largement liée au désir de résoudre les conflits intérieurs, sans être gênée par les interventions
diplomatiques de l’étranger. Un certain nombre de déclarations de responsables turcs à des
diplomates étrangers vont dans ce sens. Alors que le génocide débutait, les Alliés font paraître
une déclaration conjointe condamnant la “ tolérance ” et souvent “ l’appui des autorités
ottomanes dans les massacres ”, qualifiés de “ crime de la Turquie contre l’humanité et la
civilisation ”.
Alléguant d’actes de trahison, les autorités ottomanes ordonnèrent, en mai 1915, pour des
raisons de sécurité nationale, la déportation de la totalité de la population arménienne des
provinces de l’est et du sud de l’Empire, mais également celle des arméniens des villes et
notamment de la capitale, Istanbul. Une loi supplémentaire prévoit la spoliation de leurs
biens. La grande majorité des déportés périt de façon directe ou indirecte.
Le gouvernement crée dans le même temps l’Organisation Spéciale, groupe formé de détenus,
spécialement amnistiés pour “ accompagner ” les déportés, en fait pour perpétrer les
massacres. Les Arméniens mobilisés dans l’armée turque sont en partie massacrés par les
autres soldats.
L’après guerre est caractérisée par des débats houleux du Parlement à propos des massacres,
de l’anticonstitutionalité de la loi de déportation, du nombre de victimes et de la responsabilité
du gouvernement. Mais on assiste également à des arrestations, non pas par des juridictions
internationales, mais par les autorités turques pressées par les Alliés. Cependant, pour des
raisons diplomatiques et politiques, très peu de responsables seront effectivement jugés. La
volonté d’unification nationale de la Turquie, sous l’influence du mouvement kémaliste (et de
Moustafa Kémal, son leader politique), empêche cette logique de se poursuivre.
La mémoire du génocide arménien
Martine Hovanessian, Le lien communautaire – Trois générations d’Arméniens, Armand
Colin, 1992.
“ la deuxième génération a été investie du rôle de garde-fou et a témoigné d’une impossible
identification au passé parental (…) Le deuil impossible, l’horreur innommable, mais aussi la
contrainte de la survie conduiront à l’oubli forcé du poids de l’héritage génocidaire ” (p. 280).
“ Le “ qu’est-ce qu’être arménien ? ” relance précisément le débat sur la représentation
apocalyptique de la violence dans l’histoire du peuple ” (p.280).
“ un éveil à la réalité démantelée des Arméniens, les conduisant malgré eux à délimiter leurs
frontières d’appartenance ” p.253.
“ Sous l’effet du drame, la conscience identitaire ensommeillée se manifesta sous une forme
émotionnelle ” p.291.
“ La communauté se dessine moins dans l’identification à des valeurs ethniques ou culturelles
que dans la conscience d’un destin commun marqué par la perte et la rupture irréversible ”
p.297.
Le 24 avril est constitué depuis les années 65-70 comme un jour de commémoration du
génocide
« Comment concevoir l’obstination des Arméniens à tant investir dans la reconnaissance
officielle du génocide ? Comment expliquer que certaines associations fondent leurs objectifs
sur ce thème unique ?
En exhortant la Turquie à endosser la responsabilité ancienne de la Catastrophe, les
Arméniens aspirent à se libérer de l’angoisse de la négation liée à leur identité. »
“ La reconnaissance du génocide par les autorités turques contribuerait à rompre ce silence
qui perpétue le sentiment de la nation martyre et le souvenir d’une effusion de sang privée de
sens ” p.300
5- Le génocide juif
Le contexte historique :
Le régime hitlérien a exterminé près de six millions de juifs d’Europe, dans les chambres à
gaz ou par d’autres méthodes. Pour Hitler, être juif c’était appartenir à une “ race ”. Cette race
devait disparaître de la grande Allemagne qu’il rêvait de construire par l’intégration de
l’Autriche, et la soumission des peuples slaves (Russes, Ukrainiens, Polonais). L’Allemagne
devait être Judenfreï (débarrassée des juifs) ou Judenrein (nettoyée des juifs). Alors la “ race
aryenne ” pourrait installer sa puissance pour mille ans et régénérer le monde. Projet mis en
oeuvre systématiquement à partir de 1941-1942 sous le nom de “ solution finale ”.
On sait grâce au travail des historiens qui ont travaillé sur les déportations et les
exterminations qu’il existait deux sortes de camps vers lesquels les juifs étaient déportés :
- l’immense majorité est envoyée dans des lieux dans le seul but d’être mis à mort, on a
appelé ces lieux les “ camps de la mort ” ou “ camps d’extermination ”, ou plus justement
selon l’historien américain Raul Hilberg, “ centres de mise à mort ”. Le premier de ces centres
est mis en route en décembre 1941 à Chelmo (Pologne) puis suivirent les installations de
Belzec, Sobibor et Treblinka, dont on ne parle presque jamais parce qu’il n’y eu pratiquement
aucun survivants pour témoigner de ce qui s’y est passé. Dans ces lieux, relate Annette
Wieviorka, historienne de la Shoah, 2,7 millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont été
gazés. Les corps ont été alors enterrés dans des fosses ou brûlés dans des fours crématoires.
- Mais il existe parallèlement des “ camps de concentration ” comme Buchenwald et
Mauthausen, dont deux sont également centres de mise à mort : il s’agit de Auschwitz Birkenau et de Majdanek. Dans les camps de concentration, la mort était présente au
quotidien, par la faim, le froid et la maladie.
Auschwitz est le plus tristement célèbre parce que les morts y ont été plus nombreux et
paradoxalement, les survivants (résistants et juifs) également. Auschwitz est devenu de ce fait
le symbole du génocide dans son ensemble, il désigne l’épisode le plus sombre de l’histoire
du XXème siècle.
Comme le formule A. Wieviorka, “ Pour le reste [centres de mise à mort], il n’y a rien à dire,
presque rien à écrire. Non à cause d’une quelconque difficulté ou d’un manque de talent
littéraire ou d’une insuffisance des mots. Il n’y a que des masses d’êtres humains qui arrivent
et meurent gazés, qu’on enterre ou qu’on brûle. Tout récit littéraire ou historique implique une
temporalité. Ici, le temps n’existe pas, contrairement à ce qui se passe dans le système
concentrationnaire. Il consiste en la répétition de gestes quasi industriels qu’un récit ne saurait
rendre, car narrer implique le sentiment du passage du temps ” (Déportation et génocide Entre la mémoire et l’oubli, Plon, 1992).
La France de Vichy
Sur les 330 000 juifs qui habitaient en France en 1939, 75 000 sont morts en déportation.
Seuls 2500 juifs de France en sont revenus. Les autres entrent dans l’illégalité ou la résistance,
nombreux sont ceux qui furent cachés.
Dans le département de Seine, 149 734 personnes ont été recensées dans les fichiers de la
préfecture de police en 1940, fichiers qui furent utilisés en 41 et 42 pour les rafles.
Ainsi, le 16 juillet 1942, la police française sur ordre des Allemands, arrête près de 13 000
juifs (hommes, femmes et enfants) parqués au Vélodrome d’Hiver, c’est la rafle du Vel d’Hiv.
La mémoire de la Shoah
A. Wieviorka “ Quelle finalité les témoins ont-ils donnés à l’impératif qu’ils énoncent souvent
: ne pas oublier ? Car l’injonction à se souvenir n’existe jamais seule. Elle se double toujours
d’un “ pour ”, qui en exprime la finalité ” (Déportation et génocide - Entre mémoire et oubli,
p. 314).
Albert Béguin, éditeur de l’un des tout premiers ouvrages sur la déportation, déclare : “ Je
pourrais vous donner mille bonnes raisons de ne pas oublier l’horreur des camps - raisons de
fidélité aux morts, de justice envers les victimes, de sympathie pour tant de gens dont la vie
entière a été tragiquement marquée - raisons de justice à l’égard des coupables auxquels il faut
faire porter le poids de crimes aussi monstrueux ; raisons encore de prudence politique,
incitant à des préoccupations contre le retour de l’abomination. Mais au delà de ces motifs, il
y en a un qui est à la fois élémentaire et impérieux : nous n’avons pas le droit de rien ignorer
de ce qui est dans l’homme, parce que d’abord le souci de la vérité exige cette connaissance
sans fausse pudeur et parce qu’ensuite, on ne fera un homme neuf, une société neuve que si
l’on part d’une notion juste de l’homme et d’une claire conscience des périls qu’il porte en
lui ”.
Cette exhortation à ne pas faire confiance à la nature humaine se retrouve dans le projet du
livre Si c’est un homme de Primo Lévi, qui trouve un écho tardif, notamment en France.
L’oeuvre de Primo Lévi témoigne de sa propre interrogation, de ce désir de comprendre une
expérience qui résiste à la compréhension, questionnement sur l’humanité des victimes :
Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue
Qui ne connaît pas le repos
Qui se bat pour un quignon de pain
Qui meurt pour un oui pour un non
Considérez si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu’à la force de se souvenir
Les Yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver...
Puis, reprenant l’injonction de se souvenir sur le modèle de la tradition biblique, il exhorte à
la mémoire, c’est là l’une des très rare référence de Primo Lévi à un judaïsme dont il était très
éloigné au moment de sa déportation :
N’oubliez pas que cela fût
Non ne l’oubliez pas
Gravez ces mots dans votre cœur
Pensez-y chez vous, dans la rue
En vous couchant, en vous levant
Répétez-les à vos enfants
Ou que votre maison s’écroule
Que la maladie vous accable
Que vos enfants se détournent de vous.
Gérard Namer conduit une enquête entre 1984 et1985, auprès de déportés qui sont revenus en
France (Mémoire et société, “ Vers une expérience cruciale ; la mémoire des déportés ”) : “ le
déporté, écrit-il, est porteur d’une mémoire d’horreur, dont il doit et veut témoigner. Pour
survivre par ailleurs, il doit se construire une vie quotidienne qui impliquerait semble-t-il, de
se recentrer sur le présent et sur le futur ” (p. 141).