Dialogue social : une culture à développer

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Dialogue social : une culture à développer
© Mat Jacob/Tendance Floue
dOssier
Dialogue social :
une culture à développer
L
e social ne se réduit pas au conflit. Encore moins aux « luttes » militantes menées le plus souvent aux marges du monde du travail. Le social, en France, c’est d’abord et avant tout une activité conventionnelle foisonnante, avec des dizaines de milliers de textes rédigés chaque
année, signés le plus souvent par l’ensemble des organisations syndicales.
Accords d’entreprise, conventions collectives dans les branches, accords interprofessionnels, les trois principaux niveaux de négociation traitent
d’enjeux très différents, des horaires de la cantine aux règles d’indemnisation du chômage. Ils mobilisent des acteurs qui, pour être identifiés par
les mêmes sigles, raisonnent également de façon très différente. Rien de commun entre la CGT « politique » qui s’oppose depuis 1958 à tous les
accords UNEDIC et les sections CGT d’entreprise qui signent de leur côté 80 % des accords d’entreprise. Rien de commun entre le MEDEF « de
combat » incarné par son président Pierre Gattaz et la diversité des entreprises, certaines paternalistes, d’autres résolument indifférentes au bienêtre de leurs salariés, d’autres enfin qui cultivent depuis des décennies une tradition d’échanges entre la direction et les représentants du personnel.
Cette diversité des acteurs, présente dans tous les pays du monde, est encore accrue en France par deux phénomènes. Le premier est l’existence de cinq confédérations syndicales représentatives au niveau national (CGT, CFDT, CGT-FO, CFE-CGC, CFTC), auxquelles s’ajoutent en
fonction des branches et des entreprises une demi-douzaine d’organisations présentes nationalement et des dizaines de syndicats « maison ».
Le deuxième phénomène est l’éclatement toujours plus spectaculaire du monde du travail. À cet égard les différences opposent moins le
privé et le public, comme on se plaît à le croire, que les petites et les grandes structures. Dans les grandes, ne serait-ce que du fait des contraintes
réglementaires, on discute, on négocie, et même par gros temps il y a toujours du « grain à moudre ». Les salariés des petites structures sont
beaucoup plus mal lotis, pour toutes sortes de raisons. Tout d’abord, la taille de ces structures les exonère souvent de l’obligation de négocier,
et faute de compétence des deux côtés (absence de DRH, sections syndicales embryonnaires ou inexistantes) le dialogue social peine à s’y développer. Ensuite, économiquement ces petites structures sont souvent placées à la périphérie des grandes, en position de sous-traitance ou sur
des segments moins intéressants de la chaîne de valeur. Enfin, nombre d’entre elles appartiennent au secteur des services, traditionnellement
moins armé syndicalement que le monde industriel.
Ces trois derniers traits ne sont pas sans évoquer un monde qui nous est familier, l’économie sociale et solidaire et plus particulièrement le
monde associatif. Prédominance des petites structures, fragilité économique, appartenance fréquente au secteur des services, l’ESS n’a pas, a
priori, tous les atouts en main pour faire référence en matière de dialogue social. Ses objectifs et les valeurs portées par ses dirigeants font d’elle,
incontestablement, un modèle en devenir.
Certaines conventions collectives du secteur ont longtemps fait référence. Mais dans la pratique conventionnelle et la qualité du dialogue
social, beaucoup reste à faire. Cela tient en partie à la nature de l’activité, autant pour des salariés qui sont, plus qu’ailleurs, engagés dans leur
métier, que pour des dirigeants qui n’assument pas toujours pleinement leur statut d’employeur. Cela tient aussi, paradoxalement, au fonctionnement institutionnel d’un secteur qui a fait de la délibération démocratique le fondement de sa gouvernance. L’attention portée à cette délibération ne doit pas occulter l’importance du dialogue avec les salariés, corollaire nécessaire du vaste mouvement de professionnalisation entamé
il y a plusieurs décennies.
Le développement d’une culture du dialogue social est pour le monde associatif l’un des grands enjeux des années à venir. Cette culture se
jouera d’abord dans les pratiques. Mais il n’est pas inutile de lui donner quelques références. C’est le sens du présent dossier.
●●Richard Robert
dans ce dossier
●●À savoir
- Brève histoire du dialogue social
à la française
●●Analyse
- Les trois espaces de la
négociation collective ;
par Annette Jobert
●●Enjeux
- Repenser le dialogue social ;
par Guy Groux
- Interview de Bernadette Ségol :
« Et l’échelle européenne ? »
●●Focus
- Interview d’Alain Cordesse :
« Unifier le syndicalisme
employeurs dans l’économie
sociale »
- Interview de Robert Baron :
« Nous avons un dialogue social
de qualité dans l’ESS »
- Animation, du militantisme d’hier
à la professionnalisation
d’aujourd’hui
Rédacteurs en chef du dossier :
Ariane Ioannides
et Richard Robert
Les idées en mouvement
le mensuel de la Ligue de l’enseignement
n° 221
SEPTEMBRE-OCTOBRE 2014 9.
dOssier
À Savoir
Brève histoire du dialogue social
à la française
Des corporations au syndicalisme moderne,
le monde du travail a connu différents modes
de régulation. En France, l’État est partie prenante
de l’essor du dialogue social, et au regard de nos
voisins européens il conserve une place centrale.
L
charte établit quelques principes
dont le plus fameux, l’indépendance des organisations syndicales
par rapport aux organisations politiques, ne sera guère respecté.
.10 Les idées en mouvement
le mensuel de la Ligue de l’enseignement
© Meyer/Tendance Floue
es historiens font souvent
de la loi Le Chapelier de
1791 une date cardinale
dans l’histoire sociale française.
Soucieuse de faire disparaître les
multiples organisations qui régissaient la vie économique, l’Assemblée nationale met officiellement
fin aux corporations : la loi, désormais, est unique et s’applique
à tous de la même façon. En réalité, ce moment est moins décisif
qu’on ne le croit généralement.
Tout d’abord parce que les corporations ont eu vite fait de renaître
de leurs cendres, et qu’aujour­
d’hui encore un certain nombre
de professions réglementées (des
coiffeurs aux médecins) conser­
vent une large autonomie dans la
définition des qualifications, d’un
éventuel numerus clausus, des tarifs. Ensuite parce que la loi de
1791 ne fait qu’anticiper un mouvement qui emporte l’ensemble
du monde du travail avec la révolution industrielle.
Le syndicalisme moderne, défini comme représentant les intérêts non plus d’un métier (employeurs et salariés compris) mais
des seuls salariés, émerge progressivement au XIXe siècle. Ses fonctions sont alors variées, de l’animation des luttes sociales (grèves,
caisses de secours mutuel) à l’organisation des travailleurs d’un secteur (tarif syndical, placement des
ouvriers via une bourse du travail,
dans certains cas contrôle des embauches). Les organisations syndicales sont souvent aux frontières
de la légalité (elles ne sont reconnues officiellement qu’en 1884).
Surtout actives dans les secteurs les
plus durs du monde industriel
(mines, textile, métallurgie), elles
sont parties prenantes du « mouvement ouvrier » et à ce titre très
politisées. La fin du XIXe siècle voit
un mouvement de fédéralisation,
avec l’émergence d’organisations
nationales et notamment de la
Confédération générale du travail
(CGT) créée en 1895. Lors de son
congrès d’Amiens, en 1906, une
Le tournant des deux
guerres
La Première Guerre mondiale
est un tournant qui voit les pouvoirs publics, jusque-là très méfiants vis-à-vis du syndicalisme,
changer d’optique. La concrétisation du risque révolutionnaire en
Russie n’y est pas indifférente,
mais c’est aussi un souci de modernisation du pays qui motive
les premières tentatives d’organiser le « paritarisme », c’est-à-dire
une discussion du Capital et du
Travail. Les exemples de l’Allemagne et du Royaume-Uni, aux
industries plus avancées, servent
de modèle. L’idée est simple : plutôt que d’approfondir la lutte des
classes comme le souhaitent les
marxistes, il faut discuter et négocier. Mais pour négocier, il faut
être deux ! C’est donc sur initiative gouvernementale qu’est créée
en 1919 la Confédération générale de la production française,
ancêtre du MEDEF.
Après 1945, l’émergence de
l’État-providence à la française
(assurance maladie, assurance
vieillesse, branche famille) s’inscrit naturellement dans ce cadre
paritaire. Des comités d’entreprise
sont créés en 1945, qui dès l’année suivante donnent aux représentants des salariés un droit de
regard sur la gestion (obligation
de consulter le CE en matière de
gestion et de marche de l’entreprise, communication des documents remis aux actionnaires, assistance d’un expert-comptable).
L’économie d’après-guerre valorise aussi l’organisation par
branches professionnelles (près
d’un millier), dans lesquelles sont
signées des conventions collectives renouvelées régulièrement.
Les principaux objets de négociation sont les salaires et dans une
moindre mesure le temps de travail. Dans les grandes entreprises
« sociales », comme Renault, des
« avantages sociaux » sont également négociés, touchant à des sujets variés comme les vacances.
La CGT est dans un premier
temps l’acteur essentiel de ce système, à parité avec le Conseil national du patronat français (CNPF). La
scission en 1948 de la CGT-FO (anticommuniste) et la montée en
puissance de la CFTC vont changer
la donne, d’autant qu’à la création
de l’Unédic en 1958 la CGT ne
signe pas le texte : c’est la CGT-FO
qui présidera l’organisme en alternance avec le CNPF. En 1964, la
CFTC (Confédération française
des travailleurs chrétiens) se déconfessionnalise et devient CFDT
(Confédération française démocratique du travail). Une partie de
l’organisation refuse cette évolution et une « CFTC maintenue »
apparaît. Un arrêté de 1966 fige ce
paysage en stipulant la présomption « irréfragable » de représentativité des cinq syndicats d’audience
nationale (CGT, CGT-FO, CFTC,
CFDT, CGE-CGC). D’autres syndicats apparaîtront entre-temps
(SUD, l’UNSA), mais jusqu’à la réforme du 20 août 2008, au niveau
des branches et des entreprises
(mais pas au niveau interprofessionnel), les représentants de ces
syndicats ont le pouvoir de négocier avec le patronat – même si leur
représentativité réelle est très faible.
Ainsi se dessinent les principales caractéristiques du dialogue
social à la française : des partenaires
sociaux divisés, à la représentativité
n° 221
discutable, théoriquement dotés
d’un grand pouvoir aussi bien au
sein des entreprises que dans la gestion du modèle social.
Concurrence
et forte politisation
La division syndicale favorise
un certain pluralisme, mais nourrit aussi une concurrence qui a
pour revers une forte politisation :
le syndicalisme français, plus que
ses homologues européens, est
contaminé par la politique dans
ce qu’elle a de moins constructif :
raidissement idéologique, envolée
rhétorique au détriment des actes,
jeux d’appareils au détriment de
la stratégie, oubli, parfois, du bien
commun. Nul doute que ces postures sont favorisées par les tactiques et stratégies d’un patronat
qui à tendance à voir dans le syndicalisme une source de nuisance
et n’hésite pas à jouer sur la division pour faire prévaloir ses intérêts. Au total, la division favorise
une culture de défiance et de postures politiciennes, qui n’est pas
propice à la tenue d’un dialogue
social de qualité.
Autre travers de ce modèle, l’ins­
titutionnalisation a pour revers une
certaine fragilité. Tout d’abord, tous
les salariés bénéficient des accords
signés, qu’ils soient ou non syndiqués. Cela favorise des comportements relevant de ce que l’économiste Mancur Olson appelait le
« passager clandestin ». Par opposition, dans les pays scandinaves
être syndiqué ouvre des droits sup­
plémentaires à l’assurance chômage, par exemple, ou en matière
SEPTEMBRE-OCTOBRE 2014
de reclassement. En France, le déclin du nombre d’adhérents, passé
de 5 millions en 1945 à moins de
2 millions aujourd’hui, s’ex­­pli­que
en partie par la relativement faible
utilité d’être syndiqué.
De ce fait, les organisations
tendent à se concentrer sur leur appareil militant, au lieu de se tourner
vers les adhérents.
Une loi de 2008 a tenté de corriger les principaux défauts de ce
modèle. Une de ses dispositions est
de mettre fin à la fameuse « présomption irréfragable de représentativité »,
et donc d’ouvrir le jeu. Autre disposition, auparavant un accord d’entreprise était valable s’il était signé
par une organisation syndicale représentative. Ce qui a généré des
comportements de passager clandestin parmi les organisations, tentées de critiquer des accords qu’elles
n’avaient pas besoin de signer
puisqu’il suffisait qu’une autre s’engage. Le Parlement a mis fin à cette
logique, en permettant à une majorité d’opposants de dénoncer un
texte.
La loi de 2008 pourrait permettre une simplification du paysage, avec deux ou trois grandes
organisations au lieu de cinq. On
peut espérer que les acteurs issus
de ce mouvement de consolidation seront moins soumis à la tentation de la chaise vide, et que la
culture de défiance qui marque le
dialogue social à la française, au
profit d’une culture de confiance
et de responsabilité.
●●Richard Robert
dOssier
Analyse
Les trois espaces de la négociation
collective
À travers une étude des trois niveaux principaux de négociation, Annette
Jobert 1 met en évidence des dynamiques contrastées : affaiblissement de la
branche, renforcement de l’interprofessionnel, suprématie de l’entreprise.
E
n France, comme dans la
plupart des pays industrialisés, la négociation collective est née au XIXe et s’est institutionnalisée progressivement au
cours du XXe siècle. Stimulée par
son encadrement juridique, par
l’action de l’État et les mobilisations des salariés (comme à la Libération, en mai 1968, en 1995
ou plus récemment en 2003 et en
2010), la négociation collective
s’est depuis un demi-siècle considérablement développée et transformée. À la négociation dans le
cadre des branches professionnelles, se sont ajoutés d’autres niveaux de négociation : l’interprofessionnel et l’entreprise. Dans le
même temps, aux thèmes traditionnels que sont le salaire et le
temps de travail, venaient s’agréger
d’autres sujets comme l’emploi, les
restructurations, l’égalité professionnelle, la lutte contre les discriminations et le harcèlement, etc.
L’affaiblissement de la
négociation de branche
La négociation de branche
reste le pivot de la régulation
contractuelle (c’est-à-dire issue
d’accords collectifs conclus entre
les organisations syndicales et
patronales) car c’est à ce niveau
que sont négociées les conventions collectives du secteur privé
(par exemple celles de la métallurgie, du bâtiment, de la pharmacie, de la grande distribution,
etc.). Définissant les conditions
d’emploi, de rémunérations (salaires minima par niveaux de qualification, primes) et de protection
sociale des salariés, la convention
collective, dès lors qu’elle a fait
l’objet d’un arrêté d’extension pris
par le ministère du Travail, s’applique à toutes les entreprises de
la branche. 97 % des salariés du
secteur privé ainsi sont couverts
par des conventions collectives.
Mais depuis une quinzaine
d’années, la régulation de branche
fait l’objet d’un feu nourri de la
part du patronat. Elle imposerait
aux entreprises des règles uniformes au mépris de leur diversité
et, par accroissement du coût du
travail, elle entraverait leur compétitivité dans un environnement
de plus en plus problématique.
D’où la tendance à l’affaiblissement de cette négociation évoluant vers un rituel creux. C’est
spécialement vrai de la négociation salariale qui fixe les minima
par niveau de qualification. Elle
régresse fortement alors qu’elle se
situait au cœur d’une activité con­
ventionnelle ayant pour fonction
d’égaliser les conditions de la con­
currence entre firmes sur un marché.
La négociation
interprofessionnelle,
décisive pour les
réformes
Deuxième espace de négociation, celui de la négociation interprofessionnelle dont sont parties
prenantes les cinq confédérations
syndicales représentatives au plan
national et les trois confédérations
patronales. Elle a pour objectif
d’énoncer des règles, des principes et des orientations relatifs
aux grands dispositifs sociaux
comme l’assurance chômage, les
retraites complémentaires, la formation professionnelle, l’emploi,
la pénibilité, etc. Généralement
repris dans des lois, les accords
interprofessionnels donnent aussi
souvent lieu à des négociations de
branche pour en préciser le con­
tenu.
Ils sont parfois destinés à met­
tre en œuvre, dans l’espace national, des accords conclus au niveau
européen (comme ceux sur le télétravail ou le stress au travail). Ils
résultent aussi pour partie d’initiatives de l’État qui entend ainsi
faire partager la responsabilité des
réformes aux acteurs du monde
du travail. Il y est contraint, du
reste, par la loi du 31 janvier 2007
qui impose au gouvernement d’engager une concertation préalable
avec les organisations représentatives lorsqu’il envisage une réforme
portant sur le travail, l’emploi et la
formation professionnelle.
Par les domaines abordés qui
s’inscrivent souvent dans le champ
des politiques publiques, par son
impact social, la négociation interprofessionnelle a donc une dimension politique évidente. Elle
informe sur les stratégies des
acteurs et leur recomposition, les
positions doctrinaires, l’état du
jeu social.
Quatre accords récents illus­
trent l’importance de ces négociations : l’accord de 2008 sur la représentativité des organisations
syndicales, ceux de 2013 sur la
sécurisation de l’emploi et sur la
formation professionnelle, la nouvelle convention d’assurance chômage de 2014. Les négociations
suscitent de nombreux débats,
faisant apparaître de profonds clivages entre les syndicats.
La décentralisation
de la négociation
vers l’entreprise
La loi de 1982 qui impose aux
entreprises ayant au moins un délégué syndical une négociation
annuelle obligatoire sur les salaires et l’organisation du temps
de travail marque le début de l’essor de la négociation d’entreprise.
Sa progression continue s’est accompagnée d’une diversification.
Aux thèmes traditionnels (salaires
et primes, temps de travail, prévoyance, droit syndical, instances
représentatives du personnel) sont
venus s’ajouter d’autres thèmes
comme l’épargne salariale, des
questions extrêmement diverses
relatives à l’emploi et aux conditions de travail, aux restructurations, à l’égalité professionnelle,
aux luttes contre les discriminations, au harcèlement. Si les salaires et le temps de travail restent
dominants, la part des autres thè­
mes tend à augmenter, en raison
notamment des incitations et obligations à négocier imposées par le
législateur.
Ainsi la loi de 2003 impose
aux entreprises d’au moins 300
salariés une négociation triennale
« portant sur les modalités d’information et de consultation du
comité d’entreprise, sur la stratégie d’entreprise et ses effets prévisibles sur l’emploi ainsi que sur
les salaires ». Cette négociation
Les idées en mouvement
porte aussi sur la mise en place
d’un dispositif de Gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) ainsi que sur les
conditions de maintien dans l’emploi des salariés âgés. Pour relancer la négociation d’entreprise sur
des thèmes sensibles comme les
licenciements économiques et les
restructurations, fortement encadrés par la législation, la loi donne
aussi aux entreprises la possibilité
de négocier des accords de méthode pouvant déroger à certaines
règles légales. On peut également
mentionner les incitations fiscales
pour négocier les questions d’égalité professionnelle ou d’emploi
des seniors qui ont beaucoup progressé ces dernières années.
Les nouvelles règles de 2008
font dépendre la représentativité
des syndicats de leur implantation
effective mesurée par les résultats
qu’ils obtiennent aux élections
professionnelles. Cela tend à accroître la légitimité de la négociation d’entreprise. Cette dernière
connaît une sérieuse limite : les
salariés des très petites entreprises
y échappent encore largement
faute d’une présence syndicale.
La négociation collective occupe une place majeure et reconnue dans le système français de
relations professionnelles. Les accords sont là, la capacité des ac-
le mensuel de la Ligue de l’enseignement
n° 221
teurs à innover et à inventer de
nouvelles règles aussi. L’enjeu majeur est désormais celui de l’efficacité des accords (notamment interprofessionnels et d’entreprise) et
de leur capacité à avoir prise sur
le changement : comment leur
donner une réelle portée pour l’en­
treprise et pour les salariés, y compris ceux qui ont des statuts
précaires ? Quelle dynamique
peuvent-ils créer qui soit à la fois
bénéfique pour l’entreprise con­
frontée à des transformations
continues et pour les salariés dont
l’emploi et les trajectoires professionnelles doivent être garantis ?
C’est là le défi majeur auquel doit
faire face la négociation singulièrement en temps de crise.
●●Annette Jobert
1. Annette Jobert est directrice de
recherche au CNRS, IDHES/École
normale supérieure de Cachan. Elle
a notamment codirigé avec Antoine
Bevort, Michel Lallement et Arnaud
Mias un Dictionnaire du travail (Presses
Universitaires de France, 2012).
SEPTEMBRE-OCTOBRE 2014 11.
dOssier
Enjeux
Repenser le dialogue social
La période actuelle est marquée par de fortes évolutions du dialogue social. Certaines sont initiées par le politique tandis que
d’autres se situent à des niveaux de plus en plus locaux. L’ensemble de ces évolutions traduit une transformation de notre modèle
social. Transformation inachevée, explique Guy Groux 1, pour qui « nous sommes au milieu du gué ».
avait, de fait, une importance historique. Dans un pays longtemps
marqué par l’intervention de l’État
sur la négociation collective, elle
constitue une véritable « révolution institutionnelle » car elle institue une autonomie accrue de la
négociation face au législateur.
Elle donne ainsi lieu à un nouvel
ordre social. On a pu parler d’un
« ordre social négocié », voire
d’« action publique négociée ».
© Olivier Culmann/Tendance Floue
D
ès la campagne présidentielle, François Hollande
avait montré un réel volontarisme dans le domaine du
dialogue social, allant jusqu’à proposer d’en faire un droit constitutionnel, au même titre que le droit
de grève, par exemple. Dès le début
de son quin­quennat, le dialogue
social était affiché comme l’une des
missions essentielles du ministère
du Travail aux côtés de l’emploi et
de la formation professionnelle.
L’intitulé du ministère faisant explicitement mention du dialogue social était un signe politique et symbolique à la fois significatif et
inédit.
L’essor de la négociation
d’entreprise
Au niveau gouvernemental, les
conférences sociales réunissant le
Premier ministre, certains ministres et les partenaires sociaux
furent mises en place dès 2012 et
connaissent depuis une périodicité au moins annuelle. Il ne s’agit
pas là de « grand’messe », mais
plutôt d’une concertation au sommet afin de définir un agenda
de négociations pour les mois à
venir. Enfin, par diverses injonctions, les pouvoirs publics incitent les entreprises à prendre en
charge par la négociation telle ou
telle question comme les « emplois jeunes », les discriminations
ou d’autres thèmes.
Ces initiatives s’inscrivent dans
une évolution des rapports entre
la négociation collective et le législateur. En janvier 2007, l’adoption d’une loi autorise les partenaires sociaux à signer des accords
interprofessionnels en vue de trans­
former le droit du travail. Dès 2008,
elle donne lieu à des accords, suivis par des votes au Parlement, qui
modifièrent des textes juridiques
d’importance comme la validation
des accords dans l’entreprise, les
critères de représentativité des
syndicats, l’extension des droits à
la formation professionnelle pour
les salariés des petites entreprises,
ou encore les liens entre sécurisation de l’emploi et compétitivité.
La loi de 2007 fut soutenue
par les principaux candidats de
l’élection présidentielle, de François Bayrou à Ségolène Royal. Elle
Ces évolutions récentes du dia­
logue social ne se firent pas sans
paradoxes. Alors que les initiatives du pouvoir politique se situaient à un niveau centralisé, on
allait assister à un dialogue social
de plus en plus disséminé, à une
démocratie sociale de plus en plus
éclatée. En effet, la période est
marquée non seulement par l’essor de la négociation d’entreprise
mais aussi par une autonomie de
celle-ci face à la branche.
En fait, de plus en plus de
thèmes négociés ne peuvent l’être
de façon efficace qu’au niveau de
l’entreprise ou en rapport direct à
la production. C’est le cas de la
Gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC),
de la compétitivité et de son lien
aux emplois existants, de la mobilité, de la polyvalence des organisations du travail, des risques psycho-sociaux, des discriminations,
etc. Concrètement, trois aspects
montrent bien l’affirmation de
plus en plus massive de la négociation d’entreprise.
En premier lieu, la progression quantitative et exponentielle
du nombre des accords locaux.
En 1978, Jean-Daniel Reynaud
– l’un des plus grands spécialistes
des relations professionnelles en
France – jugeait que la négociation
d’entreprise était rare et constituait
une exception face à la négociation de branche. Depuis, les choses
se sont considérablement modifiées grâce notamment aux lois
Auroux (1982) sur l’obligation
annuelle de négocier dans les entreprises. Dans les années 20002010, 35 000 à 40 000 accords
d’en­treprise sont signés en moyen­ne
annuelle.
.12 Les idées en mouvement
le mensuel de la Ligue de l’enseignement
une révolution
institutionnelle
En second lieu, on assiste à la
multiplication d’accords dérogatoires, autorisés dès les années
1980 par les lois Auroux puis con­
fortés par les divers dispositifs juridiques mis en place au milieu
des années 2000 par François Fillon comme ministre du Travail puis
comme Premier ministre.
Enfin, jouent des critères plus
qualitatifs qui se situent au niveau
du contenu des accords. Parce
qu’elle s’applique à des thèmes
très mouvants ou flous comme la
compétitivité, l’emploi et les compétences, la mobilité, les flexibilités négociées, les discriminations,
le stress, la négociation d’entreprise fait souvent preuve d’innovation. Les accords les plus innovants ne proviennent plus, comme
ce fut longtemps le cas, du niveau
national ou de la négociation de
branche, mais des accords d’entreprise, surtout ceux conclus
dans les grands groupes.
Vers de nouveaux
référentiels ?
Ainsi, la montée des accords
d’entreprise n’est pas seulement
due à l’existence de stratégies patronales visant à privilégier des
rapports de force locaux. Elle est
due aussi – voire surtout ? – à
une redéfinition des enjeux de la
négociation et des rapports entre
les différents niveaux où elle
s’exerce. On assiste ainsi depuis
quelques années à une recompo-
n° 221
sition poussée du dialogue social
et plus largement de la démocratie
sociale.
De l’après-1945 aux années
1990-2000, le dialogue social se
définissait surtout au niveau national, comme l’attestait alors l’influence des accords interprofessionnels ou des accords de branche
sur les négociations d’entreprise.
Aujourd’hui, les référents qui se dé­
fi­nissent au niveau national ne
sont plus toujours en mesure d’influer de façon satisfaisante sur un
dialogue social qui se détermine
de plus en plus en fonction d’enjeux directement liés à la production et sous une forme locale.
Mieux, dans de nombreux cas, du
fait de leurs aspects innovants, les
accords des grands groupes deviennent de véritables référentiels
pour un grand nombre d’entreprises alors que le niveau de la
branche est à leurs yeux, de plus
en plus déprécié.
Au total, la négociation collective dans son ensemble s’est autonomisée par rapport au législateur.
Cette évolution se situe dans le
droit fil de la loi de janvier 2007 et
des différents accords interprofessionnels signés dans ce cadre. Mais
elle reflète aussi un mouvement de
fond relevant d’un con­texte plus
général, qui voit au niveau des entreprises la négociation s’exercer de
façon plus autonome, voire se
constituer comme un référentiel de
plus en plus conséquent.
SEPTEMBRE-OCTOBRE 2014
Ces changements sont significatifs. Ils attestent l’évolution de
notre économie et incidemment
du modèle social qui permet de la
réguler. On pourrait dire, à cet
égard, que nous sommes au milieu
du gué, et que ces évolutions obli­
gent à réviser certains aspects
d’importance. La tendance à la pri­
mauté de la négociation d’entreprise, en particulier, devrait con­
duire à repenser les fonctions de
certaines instances représentatives
du personnel (comme le comité
d’entreprise ou le CHSCT) et à
revaloriser le rôle des délégués du
personnel, ces représentants des
salariés toujours plus en contact
avec les conditions concrètes de la
production et le « ressenti » des
travailleurs à la base, face au produit. Elle devrait aussi conduire à
rechercher plus activement de
nouvelles articulations entre la
négociation collective et le travail
législatif. C’est aujourd’hui un
enjeu crucial.
●●Guy Groux
1. Guy Groux est chercheur au Centre
d’étude de la vie politique française
(Sciences Po). Il a publié de nombreuses
études sur le syndicalisme et l’action
collective. Parmi ses livres, La Grève
(Presses de Sciences Po, 2008).
dOssier
Et l’échelle
européenne ?
Né avec le Traité de Rome, le dialogue social européen
a pris son essor dans les années 1980 et constitue aujourd’hui
l’un des éléments d’un « modèle social européen » encore
inachevé. Qui en sont les acteurs et comment fonctionne-t-il ?
Le point avec Bernadette Ségol, secrétaire générale de la
Confédération européenne des syndicats 1.
Les Idées en mouvement : Comment
s’organise le dialogue social au niveau
européen ?
Bernadette Ségol : Partons du niveau interprofessionnel, celui qui traite
de sujets touchant l’ensemble des salariés
quels que soient les secteurs dans lesquels ils travaillent. Les partenaires sociaux reconnus au niveau interprofessionnel sont la Confédération européenne des
syndicats, côté salariés, et trois organisations patronales : Business Europe, qui
comprend des organisations comme le
Medef, l’Union européenne de l’artisanat
et des petites et moyennes entreprises
(UEAPME) qui représente essentiellement
les PME et dont est membre la CGPME
française, et la Confédération européenne
des entreprises publiques (CEEP), dont est
membre, par exemple, EDF.
Ces partenaires sociaux sont parties
prenantes du travail d’élaboration des
normes mené au niveau européen. L’article
154 du Traité européen précise que la
Commission a pour tâche de promouvoir
la consultation des partenaires sociaux au
niveau de l’Union « et prend toute mesure
utile pour faciliter leur dialogue en veillant
à un soutien équilibré des parties ». En
outre, cet article oblige formellement la
Commission à consulter les partenaires
sociaux sur les initiatives sociales.
Encore faut-il que la Commission
prenne des initiatives en matière sociale… et à cet égard il faut bien dire que
cela n’a guère été le cas de la Commission
Barroso, si l’on excepte le travail mené
sur l’emploi des jeunes et l’encadrement
du régime des stages. Au début des années 2000, au contraire, des initiatives
très intéressantes avaient été prises pour
harmoniser au niveau européen les textes
sur le temps partiel, le congé parental, les
CDD. Ces dernières années, le travail a
donc plutôt été mené sur une base volontaire, à l’initiative des partenaires sociaux.
L’interprofessionnel ne constitue qu’un
volet de l’activité conventionnelle. Que
se passe-t-il aux autres niveaux ?
Il existe parallèlement, depuis 1998,
une trentaine de plateformes sectorielles
dans des secteurs aussi divers que les services, les transports, les administrations
publiques, mais aussi le football, la pêche,
ou l’électricité. Certaines de ces plateformes sont très actives et leurs accords
peuvent faire référence : je pense par
exemple à l’accord européen des partenaires sociaux de l’agriculture sur les
troubles musculo-squelettiques, qui a été
regardé de près par d’autres secteurs
confrontés au même problème. Ces plateformes ont pour particularité d’intégrer
des acteurs nationaux. Elles contribuent
à confronter les approches entre pays,
elles permettent aux acteurs d’un secteur
donné de se parler, de s’entendre sur certains principes, certaines règles. Du point
de vue de la Commission, cela permet
d’harmoniser les conditions de la concurrence. C’est important, car même au sein
de l’Europe la tentation du dumping social existe. L’enjeu pour nous est d’abord
et avant tout de faire progresser les droits
de tous les travailleurs.
Il faudrait enfin citer l’existence du
comité d’entreprise européen, qui con­
cerne les entreprises de dimension européenne (celles qui emploient plus de
1 000 travailleurs dans les pays membres
de l’UE et 150 travailleurs ou plus dans
au moins deux États-membres). Mais le
comité d’entreprise européen ne négocie
pas. Il est informé sur les questions qui
concernent tout le groupe ou des établissements présents dans au moins deux
pays, et il est également habilité à émettre
un avis. Il peut par ailleurs travailler avec
les organisations syndicales nationales
qui négocient, au sein d’un groupe présent dans plusieurs pays de l’UE, un accord-cadre européen.
Revenons à l’interprofessionnel et à la
Confédération européenne des
syndicats. Les textes que vous signez au
niveau européen s’appliquent-ils
automatiquement au niveau national ?
Non, bien sûr, et la mise en œuvre
des accords interprofessionnels n’est pas
toujours évidente. Tout d’abord ces textes
n’ont pas en eux-mêmes de valeur con­
traignante. Ils peuvent acquérir une valeur
normative plus forte en étant transposés dans une directive. Mais les Étatsmembres conservent une large part de
souveraineté en la matière et ils peuvent
bloquer ou retarder la transposition d’une
directive. Or vous comprenez que ces ac-
Les idées en mouvement
cords n’ont de sens et de pertinence que
si tous les pays ou pres­que les appliquent.
On tombe ici sur une limite du modèle
social européen : il ne peut y avoir de dialogue social valable et intéressant au niveau européen que si c’est aussi le cas
dans les pays membres.
«
Il ne peut y avoir
de dialogue social valable
et intéressant au niveau
européen que si c’est aussi le
cas dans les pays membres. »
La question s’est posée récemment
dans certains pays affaiblis par la crise et
par la Troïka. Je ne pense pas seulement
à la Grèce, mais aussi à la Pologne, un
pays qui ne se porte pas mal économiquement. Nos syndicats ont quitté les
négociations qui devaient permettre de
transposer les accords sur le stress car ils
ont compris que ce n’était pas sérieux :
leurs homologues patronaux n’avaient
pas vraiment l’intention de s’attaquer au
sujet, et se contentaient de faire acte de
présence. Ailleurs, ce sont les gouvernements qui n’étaient pas favorables à la
transposition de cet accord. Or on ne parvient à rien sans un soutien politique et
matériel des gouvernements. La situation
est différente en Belgique, par exemple,
où vous avez un syndicalisme fort et où
l’existence d’un Conseil national du travail peut offrir un recours.
D’une façon générale, le dialogue social
est plus compliqué aujourd’hui qu’au début
des années 2000, quand on avait créé le CE
européen ou signé les accords sur le télétravail en 2002 ou le stress en 2004. La clé de
tout, tant au niveau européen qu’au niveau
national, c’est d’avoir un bon partenaire
employeur. Il y a des pays où c’est le cas, et
cela explique en grande partie leurs succès
économiques : je pense à l’Allemagne, aux
pays nordiques…
Il semble difficile de faire avancer tout
le monde au même rythme…
Assurément, et on se heurte ici à des
différences historiques et culturelles qu’on
ne peut pas effacer d’un revers de main. Je
ne pense d’ailleurs pas qu’il soit souhaitable de les harmoniser : la richesse de
l’Europe, c’est aussi sa diversité, y compris
celle de ses modèles sociaux. En revanche,
il me paraît essentiel de faire en sorte que
les participants comprennent mieux
l’autre culture. À cet égard nous observons
de réels progrès, notamment grâce aux CE
européens qui sont des lieux de confrontation et d’échan­ge. C’est dans ces lieux
« invisibles » que le modèle social européen, pas à pas, se construit.
L’activité de la CES et de ses homologues patronaux n’est pas déconnectée de
cette construction « décentralisée ». Mais
au niveau européen on est dans le fondamental, pas dans les détails. Ce que nous
négocions, c’est ce qui permet de trouver
un terrain d’entente. Et croyez-moi, ce
n’est pas rien !
●●Propos recueillis par Richard Robert
1. La Confédération européenne des syndicats
est la principale organisation syndicale
européenne. Réunissant 85 organisations
nationales qui représentent ensemble plus de
60 millions d’adhérents, elle compte notamment
parmi ses membres la CFDT, la CFTC, la CGT, la
CGT-FO, la FSU et l’UNSA.
le mensuel de la Ligue de l’enseignement
n° 221
SEPTEMBRE-OCTOBRE 2014 13.
dOssier
Focus
« Unifier le syndicalisme employeurs
dans l’économie sociale »
L’Usgeres, devenue l’Udes (Union des employeurs de l’économie sociale
et solidaire) en 2013, a fêté cette année ses 20 ans. L’occasion pour Alain
Cordesse 1, son président depuis 2005 et vice-président de la Ligue
de l’enseignement, de revenir sur l’histoire de la structuration des employeurs
de l’ESS et de l’UDES, une organisation reconnue comme multiprofessionnelle
au niveau national depuis la loi du 5 mars 2014.
Alain Cordesse : L’Usgeres a
formulé sa première demande officielle de représentativité en
2009 à Xavier Bertrand et François Fillon, alors ministre du Travail et Premier ministre. La demande a été déboutée par le
Conseil d’État en 2012 après une
requête en contentieux demandant que nous soyons reconnus
au même niveau que la FNSEA
(agriculteurs) et l’UNAPL (professions libérales). Depuis, avec le
changement de gouvernement,
nous avons été invités à participer
aux conférences sociales de 2012,
2013 et 2014. Un représentant de
l’UDES siège en qualité de personnalité qualifiée au conseil
d’orientation pour l’emploi depuis début 2013.
sultés par les organisations interprofessionelles en amont et avant
la signature des ANI (Accords nationaux interprofessionnels), d’accéder au financement du paritarisme et d’intégrer la CNNC
(Commission nationale de la négociation collective).
«
Fallait-il affirmer
clairement le terme
“patronal” ? Nous avons
eu de vrais échanges
sur ce sujet sans jamais
renier nos spécificités
et nos valeurs. »
Vous avez toujours souhaité que
l’UDES soit reconnue en tant que
partenaire social à part entière.
Comment cette quête a-t-elle été
perçue ?
femmes et les hommes dans l’économie sociale et solidaire.
Dès sa création, l’Usgeres avait
vocation à réunir l’ensemble des
employeurs, quels que soient
leurs regroupements, se
reconnaissant dans l’économie
sociale…
Oui, nous voulions réunir audelà du collège employeurs d’Uniformation et présenter un front
uni vis-à-vis des organisations
syndicales de salariés, en particulier dans le domaine de la formation professionnelle continue. En
2004, l’Union, qui comptait alors
21 membres, s’est dotée d’une
réelle capacité de négociation
d’accords collectifs de travail pour
le compte et sur mandat express
de ses membres. Débute alors un
travail de fond sur la formation
professionnelle, en lien avec l’UNIFED (qui représente la branche
professionnelle du secteur sanitaire, médico-social et social) et le
GEMA (Groupement des entreprises mutuelles d’assurance). Le
premier accord est signé le
22 septembre 2006. C’est l’accord
sur la formation professionnelle
tout au long de la vie dans l’économie sociale, qui, outre une disposition visant à aligner les taux
de la formation professionnelle
sur 1,60 % de la masse salariale
brute selon la taille de l’entreprise,
avait pour objectif de définir un
champ de négociation propre à
l’économie sociale et solidaire, qualifié d’abord de champ interpro­
fessionnel. Cet accord sera étendu
en août 2010 après un maelström
juridique et contentieux en Conseil
d’État sur le champ de l’accord et
sa qualification d’accord interprofessionnel. Finalement, l’Usgeres
aura mis quatre ans pour qu’un
champ multiprofessionnel de
l’économie sociale et solidaire soit
reconnu par la direction générale
du travail, ce qui constitue une
avancée importante dans la reconnaissance de la fonction em-
Lors de la conférence de l’Usgeres en octobre 2012, nous
avons réuni dans le cadre d’une
même table ronde – ce qui était
une première – le MEDEF, la
CGPME, l’UPA, la FNSEA et
l’UNAPL. Le 30 janvier dernier,
nous avons signé avec ces cinq
organisations un protocole d’accord sur l’organisation du dialogue social et la représentativité
des organisations patronales. La
loi du 5 mars 2014 a repris en
grande partie les contenus de ce
protocole en définissant un niveau de représentativité multiprofessionnel à côté du niveau interprofessionnel, dans lequel l’UDES
aura toute sa place, à côté de la
FNSEA et de l’UNAPL. Cette évolution majeure nous permettra de
siéger au CNEFOP (Conseil national de l’emploi, de la formation et
de l’orientation professionnelles)
et dans les CREFOP et d’être con­
Nous avons eu des débats
identitaires en amont et même
après les élections prudhommales
de 2008 qui, chacun le sait, ont
été un vrai succès pour les employeurs du secteur dans le cadre
de l’Association des employeurs
de l’économie sociale (AEES).
Avec plus de 19 % des voix toutes
sections confondues et 35 % là où
nous avions des candidats, l’AEES
s’est imposée comme la deuxième
force après l’Union des employeurs.
Fallait-il alors affirmer clairement le
terme « patronal » ? Nous avons eu
de vrais échanges sur ce sujet sans
jamais renier nos spécificités et nos
valeurs, comme en témoigne le travail que nous avons réalisé sur la
responsabilité sociale des employeurs de l’ESS et les déclinaisons qui s’en sont suivies en ter­
mes d’outillage de la fonction
employeurs. Cette année, l’UDES
vient de finaliser une déclaration
commune paritaire sur le dialogue
social territorial et envisage d’ouvrir la négociation en fin d’année
d’un accord sur l’égalité entre les
.14 Les idées en mouvement
le mensuel de la Ligue de l’enseignement
Vous avez récemment signé un
protocole d’accord avec les cinq
organisations patronales ?
n° 221
© Benoît Debuisser
Les Idées en mouvement :
L’UDES est aujourd’hui partie
prenante du dialogue social.
Comment expliquer cette
évolution ?
ployeur dans le secteur, l’Usgeres
puis l’UDES, négociant avec les
cinq confédérations syndicales de
salariés. En parallèle, la négociation d’accord multiprofessionnel
s’est poursuivie avec en 2010, un
accord sur la prévention des
risques psychosociaux dont le
stress au travail ; en 2011, trois
accords sur les parcours d’évolution professionnelle, sur la formation des dirigeants bénévoles et
les parcours d’évolution professionnelle et sur l’égalité et la prévention des discriminations et en
2014, la signature d’un accord sur
l’insertion professionnelle et l’emploi des jeunes.
Qu’est-ce qui a motivé la
création de l’UDES ?
C’est la volonté commune
d’unifier le syndicalisme employeurs dans l’économie sociale.
L’Union a travaillé à la redéfini­
tion de ses contours, en lien avec
le SYNEAS (Syndicat des employeurs associatifs de l’action sociale et médico-sociale) qui a été le
premier membre de l’UNIFED à
souhaiter rejoindre la dynamique
commune. Depuis, la FEGAPEI
(Fédération nationale des associations gestionnaires au service des
personnes handicapées) et la
Croix-Rouge ont décidé de nous
rejoindre.
L’UDES a donc réussi à fédérer
les anciens membres de l’Usgeres
et la majorité des membres de
l’UNIFED dans une structure com­
mune, qui regroupe à présent 26
membres, 70 000 entreprises qui
emploient plus d’un million de
SEPTEMBRE-OCTOBRE 2014
salariés, soit un salarié sur deux
de l’économie sociale et solidaire.
Il n’y a qu’une seule organisation,
dans l’économie sociale et solidaire, qui réunit à la fois associations, coopératives et mutuelles
autour de la fonction employeur.
Ces trois composantes agissent de
concert dans l’intérêt général. À
l’avenir, de nouveaux adhérents
viendront probablement s’agréger
à cet élan. Le militantisme patronal aura sans doute changé de visage. Le paysage des branches
professionnelles évoluera également et les acteurs du dialogue
social seront probablement moins
nombreux qu’aujourd’hui. Mais je
suis fier du travail collectif réalisé
ainsi que des résultats obtenus.
●●Propos recueillis par
Ariane Ioannides
1. Alain Cordesse est militant associatif,
syndical et politique depuis 1966. Élu
local pendant 19 ans, longtemps délégué
général de la Ligue de l’enseignement
du Val-de-Marne, il a été le président
fondateur du CNEA (Conseil national
des employeurs associatifs). Il est,
entre autres, vice-président du CSESS
(Conseil supérieur de l’économie
sociale et solidaire), vice-président
du CEGES (Conseil des entreprises
et employeurs gestionnaires dans
l’économie sociale), membre du CNEE
(Conseil national éducation économie) et
personnalité associée au CESE (Conseil
économique, social et environnemental).
dOssier
« Nous avons un dialogue
social de qualité dans l’ESS »
Robert Baron est président d’Uniformation, principal organisme paritaire collecteur agréé
(OPCA) de l’économie sociale et solidaire. Militant à la Ligue de l’enseignement, animateur,
employeur associatif pendant 30 ans, ancien secrétaire général de l’UNODESC (Union nationale
des organismes de développement social, sportif et culturel), il aborde les spécificités du dialogue
social dans l’ESS.
Robert Baron : Dès les années 80,
nous avons eu le souhait de travailler à la
structuration des employeurs dans le domaine de l’éducation populaire et de la
jeunesse, secteur qui n’était malheureusement pas bien pris en compte, voire était
délaissé. Dans l’entreprise, dans la branche
et plus largement au-delà de l’interbranche, si l’on souhaite un véritable dialogue, il faut que chacun joue son rôle. La
confusion entre le dirigeant et le salarié
n’est pas saine et on ne peut pas créer de
dialogue avec un employeur qui s’assume
à contrecœur. Il a fallu trouver un certain
nombre de réponses : conventions collectives, contrats de travail adaptés, classification des salaires, formation, protection
sociale…
Existe-t-il une spécificité du syndicalisme
employeur dans l’économie sociale et
solidaire ?
Il en existe principalement trois. La
première, c’est d’être au sein de l’économie
sociale et solidaire d’abord un mouvement
d’idées et ensuite une entreprise. Le secteur marchand est avant tout une entreprise se posant la question de son développement et de ses résultats économiques.
La deuxième spécificité est liée à notre
construction. À la Ligue de l’enseignement, faire accepter l’idée aux dirigeants
de fédérations d’être patrons n’a pas été
facile. La plupart, étaient avant tout militants de l’organisation et engagés au niveau de la vie démocratique et sociale. Il y
a là un côté un peu schizophrénique mais
c’est notre réalité, qui est très vraie à la
Ligue et dans les autres mouvements
laïques et plus largement au sein de l’économie sociale et solidaire. Enfin, la troisième particularité est que les syndicats
sont convaincus de la pertinence de nos
organisations et que nous développons
des projets acceptables contribuant au
mieux-être des citoyens. C’est un regard
politique plutôt favorable ; leur attente
n’en est que plus forte.
Si des points de blocage persistent tels
les salaires ou les classifications, nos points
de vue peuvent converger sur certains aspects comme la protection sociale ou la formation professionnelle.
Quel regard portent sur vous
les organisations patronales ?
Il a évolué, surtout depuis 2002 avec
notre percée aux élections prudhommales.
Avant, associatifs, mutualistes, coopératifs
n’étions pas considérés comme de véritables employeurs. On nous disait : « Ce
n’est pas votre argent personnel que vous
mettez sur la table, c’est le produit de l’impôt. » Tout le discours que l’on entendait
sur « vous croulez sous l’argent public »
s’estompe progressivement. Mais si le regard a évolué, c’est aussi parce que nous
avons démontré que nos propositions
étaient constructives et responsables.
«
Nous avons cette capacité
à trouver des réponses à
l’atypisme de nos situations. »
Comment qualifier notre dialogue social ?
Je dirais qu’il est de qualité. Pour parler
de la convention collective de l’animation,
par exemple, nous avons près de 150 avenants modificatifs au texte initial. Nous
avons cette capacité à trouver des réponses
© Uniformation
Les Idées en mouvement : Quand la Ligue
a-t-elle passé le cap du syndicalisme
employeur ?
à l’atypisme de nos situations, notamment
autour du périscolaire, de l’enseignement
de la musique ou du déroulement de carrière des salariés. Dans le secteur du tourisme social et familial, le dialogue social est
plus contraint en raison de la proximité
d’autres secteurs tels l’hôtellerie et la restauration ou les espaces de loisirs. Il existe près
de 700 conventions collectives dans notre
pays, la moitié de ces secteurs professionnels signent très peu d’accord chaque
année. Les partenaires sociaux de l’ESS se
situent plutôt dans le camp d’un dialogue
social dynamique et constructif. Enfin la
représentativité de l’UDES au niveau multiprofessionnel constitue un atout supplémentaire pour chacune des branches professionnelles de l’économie sociale et solidaire.
●●Propos recueillis par Ariane Ioannides
Animation, du militantisme d’hier
à la professionnalisation d’aujourd’hui
À l’occasion des 20 ans de la convention de l’animation en 2008, les partenaires sociaux ont témoigné 1
sur les étapes qui ont rythmé la création puis les évolutions de leur secteur.
C’
est à la fin des années
1960 que la professionnalisation des métiers
de l’animation va prendre son
essor. Elle naît de la convergence
de deux volontés : celle du ministère du Travail de généraliser la
couverture conventionnelle des
salariés, dans le secteur associatif
comme dans d’autres. Celle des
responsables associatifs – dirigeants comme représentants des
salariés – pour lesquels l’existence
de nombreux accords collectifs
dans les grandes associations soulignait encore plus vivement leur
absence dans la myriade de petites associations qui composent
le secteur.
Dans un premier temps, les
responsables associatifs sont
confrontés à une apparente « opposition » militants-professionnels. Si ce cheminement perdure
encore un peu, l’entrée dans cette
filière est moins liée à l’action militante, comme elle l’était au départ.
Le 28 juin 1988, l’animation
– dite socioculturelle à l’époque –
signait donc sa première convention collective. L’animation devenait
une « branche professionnelle »,
avec son « champ d’activités », ses
« partenaires sociaux », ses « accords et avenants ».
Les idées en mouvement
150 000 salariés, 14 000
entreprises associatives
La branche animation couvre
environ 150 000 salariés, répartis
dans 14 000 entreprises associatives, dont les domaines d’activités
sont pour l’essentiel les activités
culturelles et les activités scolaires
et périscolaires. Les salariés qui travaillent dans ce secteur sont majoritairement sur des postes d’animation et de développement.
le mensuel de la Ligue de l’enseignement
n° 221
À travers les confrontations et
les négociations qui ont marqué
leurs relations, les partenaires sociaux de l’animation (dont Robert
Baron et Alain Cordesse) retracent
cette histoire telle qu’ils l’ont
vécue. Certaines questions nourrissent d’ailleurs encore aujourd’hui les réflexions des organisations syndicales de salariés et
celles des représentants d’employeurs.
●●A.I
1. Petite histoire de la branche
de l’animation, les partenaires
sociaux racontent, éditions Branche
professionnelle de l’animation, décembre
2008.
SEPTEMBRE-OCTOBRE 2014 15.