Les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse

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Les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse
Les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse instaurant,
pour certains délits prévus par cette loi, un délai de prescription d’un an, par
dérogation au délai de droit commun de trois mois, sont-elles contraires à la
Constitution ?
ALEXANDRE KOENIG – TROISIEME SECRETAIRE
« Parler en dernier, « conclure », écrivait Roland Barthes, c'est donner un destin à tout ce qui
s'est dit, c'est maîtriser, posséder, dispenser, asséner le sens »1.
Le moment étant venu pour votre rapporteur de parler en dernier pour la dernière fois, vous
imaginez toute la solennité avec laquelle il prononce à l’instant ces paroles… d’autant
qu’elles correspondent à la qualification de « discours proféré en réunion publique », et sont
donc susceptibles d’entrer dans le champ d’application des dispositions répressives de la loi
du 29 juillet 18812.
Aussi aurai-je ce soir –plus que tout autre–, la couardise un peu chafouine d’avoir parfois
recours à d’autres plumes que la mienne, et répondrai à la question posée en m’abritant
derrière l’autorité d’autrui, à commencer par celle de mes camarades Secrétaires.
Ainsi nous faut-il tout d’abord constater, suivant la rigueur juridique dont a toujours fait
preuve Madame la Quatrième Secrétaire, qu’une courte prescription, fut-elle érigée au rang de
garantie constitutionnelle de la liberté de la presse, doit céder face à la nécessité de réprimer
les infractions graves qui, comme les propos racistes, portent directement atteinte au principe
fondamental de dignité de la personne humaine.
Ceci étant dit, remarquerait très certainement Madame la Deuxième Secrétaire, le dispositif
querellé n’a pas allongé la prescription d’autres délits de presse encore plus graves, qui visent,
eux, directement l’amour qui lie les êtres : les infractions à caractère homophobe ou sexiste
sont en effet initialement restées soumises à une prescription trimestrielle.
1
2
R. Barthes, Fragments d'un discours amoureux, p. 247.
Article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse [version consolidée au 29 janvier 2014] .
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L’inégalité de traitement entre les propos racistes et les propos sexistes ou homophobes serait
donc tout aussi contraire aux sentiments les plus purs / qu’à l’égalité garantie par notre
Constitution.
Compte tenu de la nature du contrôle exercé en la matière par le Conseil constitutionnel, il
convient donc, in fine, de déterminer si cette différence de régime entre infractions
xénophobes et infractions à caractère sexiste est légitime.
Autrement dit : existe-t-il une différence de nature entre propos racistes d’une part et propos
sexistes d’autre part ?
Citant Serge Gainsbourg s’interrogeant sur le fait de savoir si l’on doit dire d’un individu
qu’il s’agit d’« un noir ou [d’] une personne de couleur », Monsieur le Premier Secrétaire en
conclurait sans doute, comme l’homme à la tête de chou, que « tout ceci / n’est pas clair »3.
Par ailleurs, si l’on peut trouver nimbée de délicatesse la définition que donna Bossuet de la
femme, qu’il aimait décrire comme le « produit d’un os surnuméraire »4– le caractère
discriminatoire des développements consacrés à la fille d’Eve par d’autres auteurs semble tout
aussi établi.
Voyez plutôt.
La femme, « être humain de sexe non masculin, écrivait par exemple Pierre Desproges, est
assez proche de l’Homme –comme l’épagneul breton, [à ceci près] que la robe de l’épagneul
breton est rouge feu, et qu’il lui en suffit d’une »5 précisait-il.
Finalement, à poursuivre cette bien approximative analyse comparative, la frontière entre /
racisme / et / sexisme apparaît en fait plus que ténue.
3
Serge Gainsbourg, Pensées, provoc et autres volutes, p. 13.
Jacques Bénigne Bossuet, Elévations sur les mystères.
5
Pierre Desproges, Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des biens nantis, p. 102.
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L’humoriste pantinois l’a bien démontré dans son Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et
des biens nantis, paru en 1985, dans lequel il consacre une entrée à l’appartement autrefois
réservé aux femmes dans les maisons grecques et romaines de l’Antiquité, le bien nommé
« gynécée », du grec gunaïkos, signifiant « la femme ».
Selon Desproges en effet, « on retrouve également le terme gynécée dans le vocabulaire […]
littéraire classique [moyen-oriental], où il prend [toutefois] un sens nettement différend [:]
« gynécée » signifiant littéralement dans ce contexte « non connaissance », comme le
souligne son utilisation dans ce [flamboyant] dialogue extrait des Contes des mille et une
nuits [rapporté, je précise, par Desproges] : –Ou kilé li misée di Lôvre ? – Gynécée pas. »6
André Gide l’avait constaté : « Dans la vie, rien ne se résout; tout continue. On demeure dans
l'incertitude; et on restera jusqu'à la fin sans savoir à quoi s'en tenir »7.
Au cas particulier, l’incertitude relative à la constitutionnalité des dispositions querellées a
aujourd’hui été dissipée par le législateur, une loi du 27 janvier 20148 ayant harmonisé les
délais de prescription des infractions de presse à caractère raciste, sexistes, homophobes, ou
commises en raison d’un handicap, qui toutes se prescrivent désormais par un an.
Ainsi vous inviterai-je une dernière fois à répondre par la négative à la question posée.
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6
Pierre Desproges, Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des biens nantis, p. 103.
André Gide, Les Faux-monnayeurs, III, x.
8
Loi n°2014-56 du 27 janvier 2014 visant à harmoniser les délais de prescription des infractions prévues par la loi sur
la liberté de la presse du 29 juillet 1881, commises en raison du sexe, de l’orientation ou de l’identité sexuelle ou du
handicap.
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