Christian de Duve et l`origine de la vie

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Christian de Duve et l`origine de la vie
Revue des Questions Scientifiques, 2014, 185 (2) : 221-228
Christian de Duve et l’origine de la vie
André Brack
Centre de biophysique moléculaire, CNRS, Orléans
[email protected]
Le métier de chercheur offre le très grand privilège de rencontrer des
scientifiques exceptionnels. Christian de Duve fut au nombre de ceux-ci. La
pertinence de ses interventions, la qualité des ses conseils et de ses analyses,
mais également son écoute attentive et bienveillante, ont illuminé chacune de
nos rencontres.
La première rencontre
C’est dans le cours de sa sixième vie que Christian de Duve s’est intéressé
passionnément à l’origine et à l’ histoire de la vie [1]. Il participa à la Troisième
Rencontre de Blois « Aux Frontières de la Vie », organisée par Jean Trân Thanh
Vân en octobre 1991 au Château de Blois. Cette rencontre prestigieuse a réuni 170 scientifiques venus d’une vingtaine de pays et des cinq continents, dont
quatre lauréats Nobel, Christian de Duve, Manfred Eigen, Jean-Marie Lehn
et Abdus Salam. Dans son exposé « Le monde des thioesters », Christian de
Duve proposa un modèle pour les étapes primitives du développement de la
vie sur Terre. Le modèle reposait sur l’idée que des thioesters, produits chimiquement à partir de thiols et d’acides aminés, activaient ces derniers pour
générer des peptides (mini protéines) dotés de propriétés catalytiques, véritable préfiguration des enzymes contemporaines. Piloté par ces catalyseurs
peptidiques et activé par les thioesters, un réseau protométabolique se serait
mis en place ressemblant à un réseau métabolique contemporain pour aboutir
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finalement aux oligonucléotides informationnels du monde ARN. Selon le
modèle proposé, l’émergence de la vie était présentée comme un phénomène
naturel et reproductible, majoritairement guidé par des facteurs déterministes
et non pas par des évènements aléatoires hautement improbables [2].
À Blois, impressionné et admiratif, je me senti conforté dans les travaux que
je menais depuis de nombreuses années pour démontrer le rôle essentiel des
peptides et des thioesters dans l’émergence de la vie [3]. Cette rencontre marqua le début des nombreux échanges scientifiques qui, au fil des ans et des
colloques, se tintèrent d’amitié.
Juillet 2002 : Oaxaca et le message scientifique
En 1993, Christian de Duve devint membre de l’ISSOL, la Société Internationale pour l’Etude sur l’Origine de la Vie. Dès lors, il participa activement à nos réunions et colloques. Au congrès de l’ISSOL à Oaxaca au Mexique
en juillet 2002, il fut invité à donner la conférence de clôture qu’il intitula
« Une proposition de recherche sur l’origine de la vie ». Il y présenta les expériences qu’il aurait aimé faire, s’il avait abordé plus tôt le champ de l’origine
de la vie. La proposition était précédée par un aperçu hypothétique des évènements majeurs de l’origine de la vie. Cet aperçu précisait que l’émergence de
la vie relevait de la transition entre deux types de chimie : la chimie cosmique,
qui commence à être bien connue et qui fournit vraisemblablement les éléments qui servirent à la vie primitive, et la biochimie, le panel bien connu de
réactions métaboliques catalysées par les enzymes qui pilote tous les organismes vivants contemporains et qui devait déjà servir l’ancêtre commun universel, LUCA, dont sont issues toutes les formes de vie connues. Les
cheminements menant de l’une de ces deux chimies à l’autre peut être divisé
en trois étapes, définies comme les étapes pré-ARN, ARN et protéine-ADN.
Pour lui, ces évènements sont essentiellement de nature chimique et ils préfiguraient déjà les processus biochimique d’aujourd’hui. Protométabolisme et
métabolisme devaient être congruents. En adoptant la congruence comme
hypothèse de travail, trois questions peuvent être abordées expérimentalement : l’implication des catalyseurs peptidiques dans la chimie de la vie primitive, la participation des thioesters dans les transferts primitifs d’énergie,
l’influence des acides aminés dans la sélection moléculaire des molécules
d’ARN [4].
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Septembre 2004 : dans la magie Des Treilles
En septembre 2004, Manfred Eigen et Walter Gehring organisèrent un
colloque “Origine de la vie et evolution des premières cellules et organelles” à
la Fondation des Treilles, près de Tourtour, dans le Var. Dans ce cadre idyllique où tout semble être fait pour stimuler la réflexion et la méditation, seize
experts débattirent d’un problème aussi vieux que la biologie et la philosophie. Le sujet fut approché sous plusieurs angles d’une manière réellement
interdisciplinaire et les présentations variées furent à la pointe des connaissances. La présentation de Christian de Duve, intitulée « Singularités dans
l’origine et l’évolution de la vie », fut, comme à l’accoutumée, éclairante et
enrichissante. Selon lui, l’origine et l’évolution de la vie impliquent un grand
nombre de singularités, comme, par exemple, le code génétique universel du
dernier ancêtre commun à tous les êtres vivants. Un certain nombre de mécanismes peuvent théoriquement expliquer ces singularités. Un de ces mécanismes réside dans la nécessité déterministe qui gouverne la chimie. Les stades
précoces de l’origine de la vie, de nature chimique, furent contraints d’apparaître dans les conditions environnementales de l’époque. Un autre mécanisme important fut la sélection, qui dépend de facteurs environnementaux
mais également de contraintes internes. La différence doit être faite entre sélection directe (moléculaire) et indirecte (cellulaire). La sélection cellulaire a
dû démarrer très tôt car elle seule permet la compétition darwinienne. La sélection est souvent mutualiste, les entités sélectionnées puisant souvent dans
leur environnement les entités impliquées dans la sélection. C’est ainsi que
pour la mise en place de la synthèse protéique, des ARN sélectionnés pour
devenir des ARN de transfert ont pu privilégier les acides aminés avec lesquels
ils interagissaient. La sélection peut également optimiser. Il faut simplement
que le système évoluant soit capable d’explorer la gamme complète des possibilités offerte pour permettre aux mutants les mieux adaptés aux conditions
environnementales d’émerger avec un fort taux de probabilité. Il n’y a ni
place, ni besoin, dans l’histoire de la vie, pour un coup de chance extraordinaire ou un dessin intelligent : peu de contingence, mais beaucoup de nécessité.
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Le Domaine des Treilles, relief vallonné alternant végétation libre et parcelles paysagées de près de 300 hectares, fut créé par Anne Gruner Schlumberger. Il abrite un Centre d’études et de recherches dans les domaines des
sciences, des lettres et des arts. Les conférences ont lieu dans la Grande Maison et l’hébergement se fait dans différentes maisons réparties sur le domaine.
J’eus le plaisir de partager la Maison des Amis avec Ninon de Duve et son
mari. Les copieux petits déjeuners préparés en commun ainsi que les nombreuses longueurs de piscine faites avec Christian resteront des moments de
partage inoubliables.
Janvier 2006 : « Qu’est-ce que la vie ? » à Namur
Du 23 au 27 janvier 2006, des scientifiques et des philosophes se réunirent à l’invitation de l’Université de Namur pour une session de conférences
autour de la question « Qu’est-ce que la vie ? ». Christian de Duve intitula sa
conférence « Hasard et nécessité : 35 ans après ». Il présenta les trois leçons de
la vie. Premièrement, la vie est une. Tous les êtres vivants descendent d’une
forme ancestrale commune, le dernier ancêtre commun universel. Deuxième-
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ment, la vie est chimie. Depuis le début, la vie s’explique en termes de structures et d’interactions de molécules chimiques. Dès lors, il est légitime de
penser que la vie est née à partir de petites molécules, acides aminés, sucres,
bases azotées, acides gras, qui se sont combinées pour former des systèmes
moléculaires organisés de plus en plus complexes pour aboutir finalement au
dernier ancêtre commun universel. La chimie est reproductible, elle obéit
donc au déterminisme : menée dans des conditions identiques, la chimie fournit toujours les mêmes résultats. Si les mêmes conditions venaient à se reproduire ailleurs dans l’Univers, la vie devrait y naître également. Troisièmement,
la vie est information. L’information est apparue lorsque la chimie primitive
a généré des molécules capables de réplication, inaugurant ainsi la continuité
génétique. La réplication ouvrit la possibilité de mutations, donc d’évolution
et finalement de sélection des formes les plus aptes à survivre. Les mutations
offertes au filtre de la sélection naturelle sont des phénomènes accidentels. Les
mutations ne sont pas totalement aléatoires car elles ont souvent des causes
bien précises, mais elles sont dépourvues d’intentionnalité. Elles n’ont pas lieu
en vue d’un résultat déterminé, mais accidentellement, laissant la sélection
naturelle opérer a posteriori. Ce fait introduit la contingence, chère à Stephen
Jay Gould, dans l’évolution biologique [5].
Perfectionniste et excessivement respectueux du public, Christian de
Duve, alors âgé de 89 ans, abandonna les transparents et inaugura, à la perfection, sa première présentation PowerPoint. Quelle leçon de modernisme
donnée aux conférenciers beaucoup plus jeunes que lui, prisonniers de leurs
transparents plus ou moins lisibles.
Mars 2013 : la dernière rencontre à France Culture
Aurélie Luneau invita Christian de Duve à son émission « La Marche des
sciences » le 28 mars 2013 à l’occasion de la sortie de son livre « Sept vies en
une : Mémoire d’un prix Nobel » publié aux Éditions Odile Jacob [1]. Désirant profiter de cette occasion pour me rencontrer, il demanda à ce que je
participe à l’émission. Ce fut pour moi l’occasion de le remercier pour son
apport scientifique mais également pour la promotion de notre discipline. Je
me permis de citer l’envoi de son livre « À l’écoute du vivant » [6], qui résume
si bien sa forte personnalité :
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« Toute ma vie de scientifique a été pénétrée de la conviction que je participais à une approche signifiante et révélatrice de la réalité. J’ai connu la joie
d’apprendre, le plaisir presque voluptueux de comprendre, le rare éclair d’illumination, l’austère satisfaction d’observer les règles du jeu scientifique, fondées sur la rigueur et l’intégrité intellectuelle. Ces émotions et ces impératifs,
je les ai partagés avec d’autres scientifiques. Et j’ai aussi vibré dans d’autres
registres, en résonance avec des poètes, des écrivains, des artistes et des musiciens qui m’ont ému par leurs œuvres et leurs interprétations. Exceptionnellement, je me suis senti proche de quelque chose d’ineffable, totalement
mystérieux mais réel, du moins pour moi, une entité qu’à défaut d’un meilleur
terme, j’appelle “Ultime réalité” ».
Questionné sur ce qu’ il entendait par « Ultime réalité », il répondit qu’ à la
fin de son périple, il appelait « Ultime réalité » quelque chose qui existe en dehors
et qu’on découvre. Finalement, il était arrivé à la conclusion que cette notion-là
était fausse et que le vrai, le beau, le bien, n’est pas quelque chose qui vit en dehors
de nous et qu’on découvre, mais quelque chose qui est en nous, que nous créons
nous-mêmes.
Je garde de cette dernière rencontre un sentiment partagé entre complicité amicale et tristesse. C’est ce sentiment que j’ai essayé de restituer dans
l’hommage rendu dans notre journal scientifique consacré à l’origine de la vie
[7].
Références
[1] De Duve C (2013) – Sept vies en une. Mémoires d’un prix Nobel. Odile
Jacob
[2] De Duve C (1992) – The thioester world, in Frontiers of Life, Éditions
Frontières, Ed. Trân Thanh VânJ & K, Mounolou JC, Schneider J & Mc
Kay C pp 1-20.
[3] Brack A (1987) – Selective emergence and survival of early polypeptides
in water. Orig Life Evol Biosph 17: 367-379.
[4] De Duve C (2003) – A research proposal on the origin of life. Orig Life
Evol Biosph 33:559–574.
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[5] De Duve (2007) – Les leçons de la vie. Revue des questions Scientifiques.
178 (1) : 83-90.
[6] De Duve C (2002) – À l’écoute du vivant. Odile Jacob, p.362.
[7] Brack A, Lazcano A, Schwartz A (2013) – Christian de Duve (1917–
2013). Orig Life Evol Biosph 43:189–190.
André Brack et Christian de Duve (avril 2013)
228
revue des questions scientifiques
isbn
978-2-8041-1401-5