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Sylvie DALLET
Professeur des universités
Institut Charles Cros et CHCSC
Objets de pesée et natures mortes
Qu'y a t’il en commun entre le classement universitaire de Shanghai, la vente des
objets tibétains sur Internet et le film Sanxia Haoren de Jia Zhangke ? Soit trois
objets qualitatifs : une liste d'excellence, des produits sélectionnés du e-commerce
et le Lion d'Or de Venise en 2006.
Ou autrement dit : le tableau d'honneur stakhanoviste du monde de la recherche, des
objets arrachés aux contrées qui les ont façonnés et une "nature morte" (Still Life,
du titre de la distribution européenne) qui décrit la destruction des maisons lors de
l'édification du barrage sur le Yang Tsé et l'errance parallèle des vies chinoises. Des
destinées qui se croisent au charroi des routes, au désarroi des êtres. Des images,
sujets de pensée, contre des statistiques, objets de calcul.
Ici, dans la distribution internationale des objets, trois Gorges profondes dévorent
les sujets de l'étude : celle qui avale au trou noir de l'excellence universitaire, celle
qui broie des vies avant d'engloutir des maisons en ruines, celle qui fait disparaître
sur quelques clics sur le web, les meubles d'antan, vernis d'aujourd’hui, tiroirs ouverts
mais vides, bahuts sans provisions dévoilant leurs entrailles.
Photographiés de face, de dos, de profil, pour que l'acheteur puisse détecter malgré
le maquillage les imperfections, ventres ouverts, pauvres meubles raflés dans des
maisons qu'on détruits, achetés quelques sous auprès de ceux qui quittent leur
domicile ancestral, racines à nu, en quête de mémoire. Tibétains, mongols, chinois, ils
sont beaux ces meubles présentés sur Internet, beaux comme "cheptel vif" dont les
négociants de France, d'Angleterre et d'Espagne vantaient les mérites sur les
marchés aux esclaves américains. Un esclave n'est il pas désigné, à l'époque moderne,
comme un "bien meuble " ? Découvrir les dents, tâter les muscles, admirer la finesse
du trait : les marchandises ont été nourries et retapées à quelques frais après les
pertes et blessures du transport. Un mois a suffi pour panser les défauts de la chair
ou du bois, mater les plus récalcitrants et faire le tri entre les belles pièces et le
tout-venant.
La critique qui a salué la magnificence visuelle de Still Life, de la bouche de Catherine
Deneuve, présidente du Jury de la 63ème Mostra de Venise qui a couronné le chefd'oeuvre : " Ce film contient tout ce qui nous plait : la beauté de la photo, la qualité de
l'histoire, les personnages. Vraiment un film spécial".
On connaît désormais l'histoire, bien relayée par les médias : deux personnes un
homme et une femme qui ne se rencontreront jamais à l'écran, cherchent leurs
conjoints respectifs, l'un après 16 ans, pour renouer avec elle, l'autre après deux ans
d'absence, pour s'en libérer. Chacun expérimente à sa manière les transformations du
paysage : les métaphores de la démolition et de l'engloutissement s'offrent à leur vue
au travers des fenêtres, sur des promontoires, dans des barques fragiles ou les
ouvriers mangent, discutent et tissent des liens. Que faire dehors ? Attaquer à la
pioche des murs grêles pour quelque 30 yens par jour, se battre entre clans
d'immigrés, visionner quelques tours de passe-passe. Images grandioses et images
sales se succèdent, enchâssant la double errance de l'homme et de la femme.
L'accompagnement sonore offre au spectateur ébloui des variations merveilleuses,
une nourriture électroacoustique pour les oreilles, un accompagnement qui fait la
véritable garniture de l'oeuvre. Comme les circuits d'artefact de l'Internet, grand
distributeur de simulacres, la musique du taiwanais Giong Lim déplie toutes les
astuces de la composition électronique et, bouleversant la démarche d'auteur, il
travaille désormais en équipe : en reprenant des chansons anciennes du folklore
chinois (Chine continentale et Taiwan), l'équipe de Lim Giong les mixe, les emprisonne,
les magnifie, les détourne au sein d'un environnement électroacoustique peuplé de
bruits, de cris, de chants d'oiseaux. Les ritournelles ("je t'aime comme la souris aime
le riz...") accompagnent, sur des modes d'exposition drum & bass, downtempo ou
trance les lourds vaisseaux dont le réalisateur capte les images à la lumière des eaux
du fleuve. Des vaisseaux aux cargaisons d'hommes et de sons, pleines de paroles
mastiquées, aux plats hachés menus qui glissent dans la gorge et facilitent les
transactions. Des paroles gelées, des verbes chauds, des gestes lents, comme
économisés pour préserver la dépense du travail.
Ici, le travail est vendu à l'ancienne, dans une symbolique d'actes fractionnés. Comme
au Moyen Age, les ouvriers sont payés à la journée, vivent en groupes faméliques et
quand arrive la conscience ou la parole, parfois fraternels. La chaleur commence avec
une cigarette offerte, un repas partagé quotidiennement et des paroles mâchées,
recrachées, digérées. On vient ici pour du travail, on n'en repart plus : les solitaires
sont happés par une addiction fatale, gagner plus, être dans la dynamique collective
des décideurs et pour les plus démunis, deviennent des esclaves pour payer des
dettes de jeu ou de boisson. Des esclaves contemporains qui ne vivent pas nus comme
dans les plantations de canne à sucre brésiliennes, dans les plantations de coton
étasuniennes de l'époque moderne, mais des esclaves tout de même. Dans les
dernières minutes du récit, l'homme négocie auprès du patron du bateau le rachat de
sa femme pour 30 000 yens, un an de travail pour lui ; cette femme qu'il avait achetée
pour être sienne il y a longtemps et qui s'était sauvée emmenant sa fille avec elle voici
16 ans, paie désormais les dettes de son frère. Simplement nourrie par le propriétaire
du bateau qui, de fait la traite en bien meuble, elle ne reçoit pas de salaire. On pense
à toutes ces bribes d'histoires vraies de la traite, on pense aussi au premier film
français Tamango de John Berry ( 1957), issu d'une nouvelle antiesclavagiste de
Prosper Mérimée (1829), suivi onze ans plus tard par Benito Cereno de Serge Roullet,
d'après le récit d'Herman Melville (1856). Des bateaux lestés de marchandises et de
gens, mais sans gouvernail. Ces bateaux là ne sont pas des arches de Noé et les corps
qu'ils transportent sont des coffres destinés à serrer les sacs du propriétaire.
Gouvernails et portails arrachés, maisons éventrées, mobilier exporté. Pourquoi lier la
liste de Shanghai à ce tableau de misère ? L'Academic Ranking of World Universities
dresse depuis 2003 le bilan supposé des "performances académiques et de
recherche". Les critères retenus concernent le nombre des Prix Nobel et de
médailles Fields, les articles cités dans la prestigieuse "Nature et Science" et le
recoupement des citations d'articles à comité de lecture. Sortent naturellement du
lot les articles en sciences humaines et les créations artistiques. Les objets de la
pensée sont donc pesés, disséqués et soupesés en terme de fiabilité lourde, formant
l'armature des futurs vaisseaux universitaires du globe. Dans les cales, on mange, on
se dispute, on souffre et on rit, parfois. S'il faut des évaluations, celle-ci est
classique en terme de bâtiment : nature et science, l'une pour nourrir les hommes,
l'autre pour lui construire un bardage flottant. Rien d'étonnant à ce que les matières
innovantes, transdisciplinaires apparaissent peu dans ce tableau d'honneur, puisqu'il
est fait pour réorganiser vers la Chine les flux migratoires des enseignants
chercheurs. Dans une logique comparable, la Chine envoie dans nos universités des
étudiants aux notes gonflées, sans grand esprit critique ni méthodologie, qu'il faut le
plus souvent remettre à flot avec humour, avant que leur dynamisme et leur esprit de
finesse ne se déploient hors de la crainte de déplaire à leur professeur patron. A ce
jeu de dupes qui nous attriste, certains se tirent d'affaire, d'autres gagnent le
respect. Ils ne sont pas, tant s'en faut, des fantômes, qui errent pour trouver le
sésame des diplômes français décriés à Shanghai.
Dans la partie belliqueuse qui se mène au niveau des grandes puissances, l'attraction
des chercheurs de haut niveau apparaît comme un élément de stratégie
incontournable des puissances mondiales, France exceptée. La France, on le sait, ne
cherche ni à attirer, ni à retenir ses chercheurs qui sont, pourtant, parmi les plus
talentueux au monde. Ce n'est pas tant une affaire de coût qu'une affaire de
responsabilité collective liée aux échelons intermédiaires du pouvoir universitaire qui
résistent à la pluridisciplinarité, à l'innovation comme à la culture du résultat.
Pourtant, quelques décideurs français ont, assez rapidement, braqué leurs feux de
carrefour sur les critères de Shanghai : volonté de regroupements de recherche,
obligation de mentionner l'université qui les nourrit parmi les commanditaires des
articles, contrôle soupçonneux des publications extérieures. Or on le sait aussi, les
critères de l'Academic Ranking of World Universities sont peu élaborés, peu
prospectifs car directement liés à l'émergence explosive d'un pays en construction.
Alors pourquoi ce mystère ? L'université française est restée une industrie de maind'oeuvre, qui véhicule encore ce que Pierre Schaeffer appelait "le petit train des
disciplines" dans les années 1960. La plupart des innovations interdisciplinaires ou
pluridisciplinaires de fond tournent court faute de volonté politique locale : les
directeurs de recherche sous la pression des laboratoires ou de leur propre initiative
rechignent à être évalués sur multicritères, oubliant par là même que la vie et la
pensée fonctionnent sur des modalités combinatoires et des codes multiples. Rien
n'interdit la monorecherche, ni ce qui va à sa suite, l'écrasement dans un monomur
d'enceinte. L'étude de la résistance des matériaux ne peut exister que si les hommes
qui travaillent et qui vivent d'espoir, pensent à l'amélioration de la maison monde.
Nous avançons fractionnés et meurtris, au gré des vents qui tournent. Pour exemple,
l'innovation américaine se positionne sur le multimédia et les biotechnologies. La
recherche et la formation française, qui semblent emboîter le pas à la seconde
démarche, oublient encore que le domaine de l'audiovisuel américain occupe le second
poste à l'exportation nationale. La Chine a bien compris les leçons du géant américain :
elle sélectionne ses chercheurs scientifiques en oubliant les sciences humaines, trop
contestataires mais elle fait des facilités au cinématographe, au delà du contrôle
tatillon d'un certain nombre de censeurs historiques, tournés vers la représentation
idéalisée d'un passé de grandeur. Pourtant, à force de ténacité, les descendants
d'esclaves américains ont changé la donne en instaurant des quotas...
Les Américains évaluent leurs chercheurs, la Chine sélectionne témérairement les
siens et les futurs siens, la France doit ouvrir une voie nouvelle, si possible créative
parce que prospective. Suggérons quelques critères, qui ne se seront certainement
pas suivis par les universités. La sélection en démocratie repose sur des examens et
des diplômes. N'ayons donc pas peur de la recherche dès la licence, ni des diplômes à
tous les âges de la vie, y compris dans des secteurs innovants et à risque : le métier
de chercheur n'est pas une sinécure, ni une vente d'appartements à la coupe. Dans les
critères de base, ne pas oublier d'équilibrer le sex ratio des universitaires qui
restent quasi exclusivement, pour les professeurs, des langues de bois qui se tutoient.
Regarder très précisément la part de pluridisciplinarité des équipes et des formations
et prendre des mesures incitatives sur la base de projets créatifs. Un bâtiment exige
des maçons, des appareilleurs et des architectes. Prendre la mesure des initiatives
innovantes (ethnomusicologie par exemple, mais aussi histoire des idées et des
cultures) qui permettent le dialogue Nord-Sud, voire Sud-Sud, mais surtout le
dialogue des disciplines (arts du récit et de la représentation par exemple) dans le
respect des cultures. Marier les arts avec les sciences autant de fois que possible,
sur la base du volontariat et récompenser ce volontariat au lieu de lui couper ses
moyens sur la base de restructurations de territoire interne issues des catégories
passionnelles des Badinguets du Second Empire. Valoriser ceux qui jettent des
passerelles parce que ceux-ci sont aussi, comme la dernière image de Still Life, des
funambules. Sur les ailes des anges, il y a des ouvriers, dans le rêve des ouvriers, il y a
des guerriers et des magiciens. Et la roue tourne pour tout le monde surtout si la
solidarité la pousse. En passant, diversifier les Conseils d'administration et les
étoffer d'experts indépendants. Ne pas accepter que les décisions qui engagent des
hommes et des finances se prennent sans évaluation nationale. Faire et entendre dans
le temps prioritaire de la morale, parce que, au delà des passions du pouvoir, la souris
aime le riz...
On le sait, les cadres universitaires français sont tellement rigides que les ruptures
se font sur les modes de la fuite ou de la révolution de palais. L'Ecole Pratique des
Hautes Etudes, la Maison des Sciences de l'Homme, le Service de la Recherche de
l'ORTF et la plupart des grandes maisons d'édition françaises sont issues de ces
ruptures, fécondes puisqu'elles croyaient au risque et à la création. C'est au pied du
mur qu'on reconnaît le maçon. La culture du risque reste une nécessité dans des lieux
ou des professeurs forment, encadrent et insufflent à des jeunes l'idée que le monde,
façonné par les hommes continue à se transformer. Une culture et une recherche se
gèrent et se vivent en partage des deux côtés, entre ceux qui la font et ceux qui la
goûtent, avec la société civile et les professionnels qui en font leur métier. Rien ne
prend, dans ce mélange des universités et des métiers, sans la recherche et la
création. Si la science avait la solution, à quoi servirait l'art ? Les quartiers de
souffrance ont besoin de cet art comme d'une science à l'écoute qui ne reproduit pas
uniquement des enseignants. Le mélange des genres ce n'est pas un bateau à la dérive
chargé de meubles prêts à être vendus, c'est tout simplement l'espoir vivant porté
par l'arche de Noé, gouvernée en recherche vers une terre émergée à bâtir
ensemble, dans une diversité culturelle complémentaire. Vraiment un film spécial.
Vivement sa sortie en salles.
Sylvie Dallet