Travail complet - Gymnase Auguste Piccard
Transcription
Travail complet - Gymnase Auguste Piccard
L’architecture stalinienne Anthony Page Gymnase Auguste Piccard Travail de maturité Sous la direction de Mme Danielle Schneider Novembre 2003 Table des matières Architecture et pouvoir …...…………………………………………………………….…. 1 Staline.…………………...……………………………………………………………………2 Les années obscures (1879-1917)...……………………………..…………………………..2 La conquête du pouvoir et le développement du stalinisme (1917-1939) ………………… 3 Le maréchal Staline et le « génial père des peuples » (1939 – 1953) ………………………6 Les années 1920…… ………………………………………………………………….…..…9 Du constructivisme au réalisme socialiste……………………….…………………….…. 11 .. Le réalisme socialiste….. ……………………………………………………….…..……... 17 Un banc d’essai pour le réalisme socialiste : le concours pour le Palais des Soviets…... 23 1ère phase 1930 – 1931.……………………………………………………………………. 23 2ème phase 1931 – 1932….………………………………………………………………… 24 . 3ème phase 1933 – 1935….………………………………………………………………… 27 Les réalisations des années 30 à 55…………….…………………………………….….… 31 L’architecture industrielle……………….….…………..…………………………..…..…. 32 L’architecture urbaine………………………………………………………………...…… 33 Conclusion.…………….…………………………………………………………….…..…. 45 Bibliographie…….………………………………………………………………………..…48 2 Architecture et pouvoir L’architecture stalinienne est non seulement liée au pouvoir, elle en est un pur produit. Plus précisément le produit d’un homme qui, a lui seul, incarnait le pouvoir : Staline. Son architecture apparaîtra à son arrivée au pouvoir et disparaîtra avec sa mort. Tout comme le caractère et la personnalité de Staline ne changeront plus suite à sa prise de pouvoir, l’architecture stalinienne restera inchangée de ses premiers essais à ses dernières réalisations. L’histoire de cette architecture est révélatrice du pouvoir communiste. Ainsi, toutes les décisions qui seront prises durant les 25 années de son existence seront des décisions arbitraires prises par le Parti qui signera aussi bien son acte de naissance que son certificat de décès. L’architecture stalinienne sera l’un des nombreux produits du stalinisme, produit utilisé non pas pour servir les prolétariens et le socialisme, mais les propres intérêts du Parti, de la bureaucratie et enfin de Staline lui-même. C’est ainsi que, condamnés à célébrer la grandeur du régime et ses réalisations, les architectes et les artistes en général ne travailleront plus qu’au « service du peuple » dans un style monumental censé être intelligible pour les masses. L’art sera relégué au rang de simple instrument de propagande. 3 Staline Staline n’est pas un théoricien, c’est un praticien, tout comme le stalinisme est plus une expérience qu’une doctrine. Cette expérience est ambiguë : d’un côté de grands accomplissements industriels, sociaux et militaires et de l’autre d’immenses calamités : déportations, tortures, exécutions et terreur. L’histoire de Staline est celle d’un règne ; ce règne est absolu et n’admet d’autres lois que celles de son mouvement. Les années obscures (1879-1917) Iassif (Joseph) Vissarionovitch Djougatchvili naît en 1879 à Gori en Georgie. Son père est un pauvre cordonnier sans éducation qui meurt un an après sa naissance. Sa mère Catherine le place à l’école religieuse de Gori puis l’envoie au séminaire de Tiflis en 1893 pour devenir prêtre. Sous l’influence de la lecture des romanciers réalistes russes, de Victor Hugo et de Darwin, il se rallie aux idées révolutionnaires et sera chassé du séminaire en 1899. Pendant dix-huit ans, jusqu’en 1917, il vivra dans l’illégalité. Militant actif du mouvement socialdémocrate et membre du comité clandestin de Tiflis, il tient des réunions d’ouvriers, écrit et imprime des journaux clandestins, se déguise pour échapper à la police, voyage avec de faux passeports et change souvent de pseudonyme. Son mobile, c’est plus le désir de s’élever, 4 l’envie de se venger d’une société dans laquelle il est né trop bas que l’idéalisme et la générosité. Arrêté en 1902 et déporté en Sibérie, il s’évade en 1904. En 1905 il organise la grève de Bakou et rencontre Lénine au congrès Pan-russe de Tempere en Finlande. Il participe également aux congrès Pan-russe de Stockholm en 1906 et de Londres en 1907 où il rencontre Trotski. En 1906, il organise des hold-up dans le Caucase au bénéfice du Parti. En 1908, il est arrêté et exilé ; il s’échappe en 1909 et rejoint Saint-Pétersbourg en 1910 où il est à nouveau arrêté et exilé. Mais, une fois encore en 1911, il s’échappe. En 1912, il entre au comité central bolchevique mis en place par Lénine. Cette même année, il participe aux conférences de Cracovie et de Vienne et s’intéresse au problème des nationalités. En 1913, il publie son essai sur : « Le Marxisme et la question nationale » qu’il signera Staline (l’homme d’acier) avant d’être une nouvelle fois arrêté et déporté en Sibérie d’où il sera libéré en 1917. De ces 38 années, un trait de son caractère émerge : le désir de s’imposer. Pour cela, il ne peut compter ni sur ses connaissances, ni sur ses exploits, ni encore sur ses relations. Il ne lui reste que la volonté, le jugement sans illusion, le calcul, la ruse et la patience. La conquête du pouvoir et le développement du stalinisme (1917-1939) 1917 est l’année de la chute du tsarisme. Le tsar Nicolas II abdique suite à la révolution menée par Lénine. Il s’en suivra une sanglante guerre civile opposant les « blancs », toujours fidèles au tsar et à la bourgeoisie, aux « rouges » des bolcheviques. Cette même année, Staline est nommé commissaire aux nationalités dans le gouvernement insurrectionnel de Lénine. Durant l’année 1918 il est envoyé à Tsaritsyne (Stalingrad) et sauve la ville de l’attaque des « blancs » de Denikine. C’est à cette époque qu’il connaît ses premiers graves heurts avec Trotski. En 1919, il participe à la défense de Petrograd contre le général Ioudénitch. La même année, il est nommé commissaire à l’inspection ouvrière et paysanne, organisme chargé de contrôler et d’épurer les administrations publiques. Dès ce moment, il entretien d’étroits rapports avec la Tchéka (ancêtre du KGB). En 1922, malgré l’opposition de Trotski, il est nommé secrétaire général du comité central, poste qui lui confère déjà un pouvoir immense. Il ne se fait pas seulement craindre de ses subordonnés mais aussi de ses rivaux. Depuis ce poste essentiel, Staline contrôle toutes les nominations des cadres du Parti. Il s’entoure d’un véritable clan de compatriotes du Caucase 5 dévoués corps et âme à leur chef. La rivalité entre Staline et Trotski devient de plus en plus grande. Dans son testament politique, Lénine souligne les dangers de l’autoritarisme de Staline et suggère même qu’il soit éloigné du poste de secrétaire général. A la mort de Lénine, le 24 janvier 1924, Staline parvient rapidement à se présenter comme le successeur de Lénine. Du léninisme, il retient surtout la nécessité de la discipline et l’unité du Parti. Délaissant le rêve d’une révolution à l’échelle mondiale, idée défendue par Trostski, il développe une idée simple et accessible à une majorité de militants : la construction du socialisme dans un seul pays, l’URSS, c’est-à-dire, un renforcement illimité de l’état soviétique et une adaptation progressive aux circonstances. Cette position permet à Staline de se séparer de Zinoviev et de Kamenev, les deux chefs vivants du bolchevisme. Relevé de ses fonctions, Trotski, qui est soutenu par la gauche, s’allie avec les deux hommes pour former un triumvirat d’opposition, la Troïka. Mais Staline l’emporte au comité central de 1927, Zinoviev et Kamenev sont exclus du Parti et Trotski exilé et banni. La gauche est maintenant isolée, Staline s’appuie sur la droite et l’expulse au XVème congrès de 1927. Par la suite, il reprend à son compte les thèses de la gauche et se sépare de la droite et de ses trois leaders Boukharine, Rykov et Tomski. Staline est désormais le maître absolu de l’URSS, par sa « révolution par en haut » il a condamné la gauche comme la droite. Maître de la police et des cadres, il fait célébrer en 1929 son 50ème anniversaire comme une fête nationale. Lorsque, après la mort de Lénine, Staline entreprend son ascension vers le pouvoir, sa personnalité est définitivement formée. Si, certains traits positifs existent : un certain humour, une dignité paysanne héritée de sa mère, la capacité de se taire, le sens du concret et une volonté forte, les traits négatifs, pas toujours visibles, sont plus connus : défiance, rudesse, misanthropie et cruauté. Même si Staline confie un jour à Kamenev qu’il n’y a rien de meilleur que d’aller dormir après avoir exercé une vengeance longuement mûrie, il est habituellement plus discret et connu pour mêler aisément le faux et le vrai. « Il distingue l’algèbre (le langage) de l’arithmétique (la réalité) dissimulant l’une derrière l’autre et se dérobant ainsi à toute prise1. » Boukharine, qui l’a bien connu et qui sera exécuté en 1938 a dit : « Staline est malheureux de ne pouvoir convaincre tout le monde, y compris lui-même, qu’il est le plus grand de tous. C’est là son malheur, peut-être l’unique trait humain en lui. Mais ce qui cesse d’être humain, c’est qu’il ne peut s’empêcher de se venger de son 1 cf. Laloy Jean, « Staline et Stalinisme », in Encyclopaedia Universalis, vol. 21 p. 564 6 « malheur » sur les hommes et précisément sur ceux qui sont par quelques côtés plus grands et meilleurs que lui2. » Pendant tout le déroulement de cette lutte intestine, Staline a travaillé au renforcement de l’URSS. A l’extérieur, par pur souci d’intérêt national, il lie des relations avec les états capitalistes. A l’intérieur, grâce aux effets de la NEP (nouvelle politique économique), la production industrielle et agricole a retrouvé son niveau d’avant-guerre : les paysans mangent à nouveau à leur faim et les travailleurs jouissent d’une réelle protection sociale. Au début de 1928 toutefois, en manque d’équipement agricole, la production agricole stagne et la faible croissance industrielle fait monter le chômage. Staline considère alors que la NEP est dans l’impasse et qu’il faut accélérer la « marche vers le socialisme ». Il lance le premier plan quinquennal. Ce plan de développement économique prévoit un quadruplement des investissements industriels et une croissance industrielle de 135% en 5 ans ! Pour Staline, cet objectif peut être facilement atteint par : - la collectivisation forcée des campagnes, c’est à dire le regroupement des exploitations individuelles en kolkhozes (coopératives agricoles) ce qui permettra à l’Etat de prélever plus facilement les taxes, - l’industrialisation accélérée dans le cadre d’une économie planifiée entièrement contrôlée par l’Etat, mais c’est une catastrophe. Dans les campagnes, c’est la liquidation des koulaks (paysans aisés) qui sont déportés ou fusillés. Un million huit cent mille paysans sont déportés, six millions de personnes meurent de faim et des centaines de milliers meurent en déportation. En 1930, Staline est obligé de reculer. Plus de quatorze mille soulèvements ou émeutes embrasent les campagnes pendant cette seule année. A la fin 1933, 80% des exploitations sont collectivisées. L’Etat pense contrôler l’exploitation agricole mais, en raison de la violence exercée contre eux, les paysans travaillent le moins possible. Jusqu’à la chute du régime soviétique, l’agriculture restera son point faible. 2 cf. Le contrat social, vol. VII, no 4, Paris, juillet-août 1964, in Encyclopaedia Universalis, vol. 21 p. 564 7 Dans l’industrie, le secteur privé disparaît, des centaines de grands chantiers sont mis en route mais resteront souvent inachevés, faute de moyens et de main d’œuvre qualifiée. Des détenus des goulags ou encore des paysans sans aucune connaissance du métier sont utilisés sur des chantiers gigantesques. Des millions de paysans sont envoyés dans les villes pour travailler dans les usines. Des prétendus sabotages servent à expliquer les retards dans le calendrier et les cadres sont arrêtés et jugés au cours de parodies de procès. Début 1933, le premier plan quinquennal est déclaré achevé. Le pari de l’industrialisation est gagné mais la population en a payé le prix fort. Le pays, mobilisé, a connu des tensions et un désordre propice au durcissement de la dictature. Staline doit réagir s’il ne veut pas revoir les factions qu’il a eu tant de mal à éliminer entre 1925 et 1929. Pour cela il faut pouvoir éliminer du Parti toutes les résistances, y compris celles qui ne se sont pas encore manifestées. Il en aura l’occasion en 1934. Suite à l’assassinat de Kirov (1er décembre 1934), un très proche compagnon de Staline, une vague de procès et de condamnations sans précédent va épurer les cadres du Parti. Entre 1936 et 1938, ont lieu d’immenses procès publics dans lesquels les accusés, tel Boukharine, sont forcés d’avouer les crimes les plus invraisemblables. S’en suivra une répression terrible envers les cadres militaires, administratifs et politiques. Avec les confessions des accusés, les arrestations toucheront presque chaque foyer. Lorsque la répression se calme, on admet qu’ont été arrêtés plus de 7 millions de citoyens dont 3 millions ont péri. Dans le Parti, 1108 délégués sur 1966 ont été arrêtés entre 1934 et 1938. Dans l’armée, l’épuration a éliminé 3 maréchaux sur 5, 60 généraux sur 65, 136 généraux de division sur 199 et environ 35'000 officiers sur 70'000. Staline sort de ces années de répression entouré d’un halo de terreur qui forme désormais l’essentiel de son pouvoir. Face à ces événements, il faut mettre en balance les autres aspects du bilan : la création de grandes entreprises, d’armements notamment, les grands canaux et les voies de communication, les barrages et la production d’électricité, le charbon, l’acier, l’alphabétisation, la formation des cadres et, à partir de 1935, la formation d’une armée disciplinée et entraînée. En bref, tout ce qui caractérise la puissance du pays. Le maréchal Staline et le « génial père des peuples » (1939 – 1953) Le 17 septembre 1939, la Russie envahit la Pologne et l’annexe. Elle attaque ensuite la Finlande qui lui cède l’Isthme de Carélie et la presqu’île de Hanko puis enlève la Bessarabie à 8 la Roumanie et finalement annexe les pays Baltes. Ces expansions se font avec l’appui tactique d’Hitler (traité de non-agression signé en 1939 avec l’Allemagne) qui attaquera l’URSS en 1940. Staline, trop confiant dans le traité de non-agression, est surpris par l’attaque éclair de la Wehrmacht. Malgré les succès foudroyants des allemands, il prend la direction de la résistance et fait de cette lutte une guerre nationale russe en mobilisant le patriotisme, en renouant avec les traditions de l’ancienne Russie et en usant de son prestige personnel. Tout cela aura une répercussion très importante sur le moral du peuple soviétique. Pour sauver l’URSS, Staline accepte l’aide matérielle et l’alliance avec les démocraties anglosaxonnes. Sa personnalité en impose à Roosevelt ainsi qu’à Churchill qu’il rencontre aux conférences de Téhéran (1943) et de Yalta (1945). Staline, après ces deux conférences et au lendemain de la guerre, parvint à assurer à l’URSS la maîtrise absolue de l’Europe orientale et centrale. C’est ainsi que la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie, la Yougoslavie, la Hongrie, la Tchécoslovaquie et la moitié de l’Allemagne deviennent des satellites de l’URSS. Mais, dès la conférence de Postdam (mi-1945), les oppositions entre occidentaux et soviétiques ne cessent de grandir. La tension américano-soviétique à propos de mouvements de troupes soviétiques en Iran (mars 1946) marque le début de l’affrontement des deux blocs et le début de la guerre froide. En mars 1948, c’est la rupture définitive entre les anciens vainqueurs de l’Allemagne. Les troupes soviétiques commencent le blocus de Berlin-Ouest et le « rideau de fer » tombe sur le milieu de l’Europe. En ce lendemain de guerre, la popularité de Staline est à son apogée, non seulement en URSS mais également dans le monde communiste. La fidélité à « la ligne » définie par Staline s’impose à tout le communisme, non seulement dans les domaines politiques, sociaux et économiques mais aussi dans les sciences, les lettres et les arts (esthétique officielle du réalisme socialiste). Bien que les conditions de vie et de logement restent très dures, Staline fait l’objet d’un véritable culte de la personnalité qui fait converger vers lui des témoignages d’intellectuels, de savants ou de simples personnes pour lesquelles il incarne l’espérance d’un monde meilleur. Cependant Staline reste dans sa vie privée un homme simple et caché et, dans sa conduite politique, un réaliste avisé et prudent. Il ne veut pas prendre le risque d’un conflit armé et l’URSS n’intervient pas directement dans la guerre de Corée. Son autorité au sein du Parti n’en reste pas moins extrêmement dure. En 1948, de nouvelles vagues d’épuration frappent de nombreux milieux, notamment israélites. En 1953, la découverte d’un « complot des blouses blanches », dans lequel des médecins juifs sont accusés d’avoir fait mourir tout un groupe de dirigeants communistes, fait ressurgir le spectre 9 des grands procès. Mais, le 6 mars 1953, Staline meurt d’une congestion cérébrale et son corps est déposé dans le mausolée de Lénine le 9 mars. Au XXème Congrès du Parti communiste, Khrouchtchev condamne le culte de la personnalité. C’est le commencement d’une vaste campagne de déstalinisation qui va profondément changer le communisme soviétique et international mais qui ne va pas sans injustice à l’égard de l’homme qui a permis de porter l’influence de l’URSS et du marxisme à son apogée. Les villes portant son nom, même Stalingrad, sont rebaptisées. Son corps est retiré du mausolée de la Place Rouge pour reposer au pied du mur du Kremlin. Ses crimes sont dénoncés et ses mérites militaires mis en doute. Mais Staline est-il le seul fautif de son règne ou est-ce le régime hérité de Lénine qui en est la cause ? Une chose est sûre : sans le système de parti unique et de la dictature, jamais un homme comme Staline ne serait parvenu, non seulement à prendre le pouvoir, mais surtout à le conserver jusqu’à sa mort. Les épurations et les procès sont bien le fait de Staline, mais la suprématie du Parti qui les fondent n’a pas été inventée par lui. Ainsi, par les excès et les souffrances qu’il a causés, Staline laisse derrière lui une grande question : qu’est-ce que le socialisme et comment peut-il être conçu et mis en place sans retomber dans des déviations qui ont duré près de trente ans ? D’une façon générale, l’histoire de Staline amène à réfléchir sur la question du pouvoir et de ses limites. 10 Les années 1920 L’architecture stalinienne ne peut être comprise sans parler de sa contradiction avec l’architecture des années 20. Nous verrons que les réalisations des années 30 à 55 sont, dans tous les domaines, le contraire de ce qui fut imaginé et parfois édifié avant le gel total du stalinisme, le contraire du point de vue des formes architecturales, de la théorie architecturale ainsi que du contenu social de l’architecture. Durant les années 20, alors que la prise de pouvoir par Staline n’était pas encore totale, on assiste en URSS à une explosion culturelle qui se déroule sur deux plans. L’un concerne les larges masses qui étaient auparavant privées de culture et des moyens d’y accéder et pour qui apparaîtront ces moyens : alphabétisation, propagande, cinéma ambulant, création de clubs et de maisons de la culture, théâtres en plein air, etc. L’autre concerne les intellectuels, les futuristes et les constructivistes, ceux qui la veille étaient méprisés par la bourgeoisie et qui estiment leur heure venue. Ils pensent que le langage qui est le leur est le mieux adapté à l’expression des idéaux de la révolution. Cette première partie de l’histoire culturelle de l’URSS est basée sur le rejet absolu de la culture ancienne et l’imagination des structures de la société à venir. Les architectes d’avant garde rejettent les formes architecturales du passé et imaginent une nouvelle architecture technico-rationaliste. Ils créent « les nouveaux condensateurs sociaux », des bâtiments conçus comme des machines pour transformer l’homme. Ces condensateurs sociaux sont, d’une part, les clubs ouvriers3 dont le rôle est de permettre l’accès et l’engouement pour la culture à la masse ouvrière, mais c’est aussi l’usine ; elle ne doit plus être un endroit haïssable mais l’endroit où 3 Club ouvrier « Roussakov ». Arch. : K. Melnikov, Moscou 1927 3 Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 40 (Toutes les images sont prises en compte comme les appels de note) 11 s’accomplit la plus belle tâche de l’homme : le travail. L’usine devient le palais du travail, lieu de formation de l’homme social nouveau. Mais le principal condensateur social, celui dans lequel devrait naître un mode de vie nouveau, c’est le logement. C’est ainsi qu’apparaîtront « les cellules d’habitation » et les maisons communes. Dans ces dernières, l’homme ne possède en propre que le minimum indispensable dans sa cellule de 9m2 mais il a tout ce qui est nécessaire à son épanouissement social dans les lieux communs de la maison : club, bibliothèque, salle de musculation, etc. Pour la femme, c’est la fin de l’esclavage : l’alimentation est collective, les crèches et les garderies sont aménagées, les enfants élevés dans des institutions spécialisées et les tâches ménagères partagées. La maison commune apparaît comme un complexe conçu pour un nombre donné de familles, liée par des liens de production dans une même entreprise et vivant au sein de leur unité d’habitation une vie sociale diversifiée. Ce mode de vie nouveau et cette nouvelle société sont basés sur trois points : - la fin de l’esclavage de la femme, qui deviendra une travailleuse à l’égal de l’homme. Déjà dès le lendemain de la révolution d’octobre, la femme a vu sa vie améliorée : avortement légalisé et assisté médicalement, son travail payé à l’égal de celui des hommes, divorce autorisé et réseaux de crèches mis en place, - les enfants sont élevés dans des instituts spécialisés et dès leur plus jeune âge, préparés à leur vie nouvelle, - l’homme nouveau est caractérisé par son goût du travail, sa conscience professionnelle et son absence de préjugé. Il vivra une vie sociale intense à travers les différents condensateurs sociaux. Cette nouvelle société et les habitats nouveaux qu’elle créés, génère une conception nouvelle de la ville dont le palais de la culture (clubs ouvriers) et le palais du travail (usines) constituent les pôles privilégiés. Tel est le modèle de civilisation qu’on se propose de bâtir au cours des années 20. Bien que des clubs ouvriers furent bâtis, des maisons communes également (mal en général), ce modèle de civilisation était inspiré des thèses du socialisme utopique. Quand bien même il illustre la volonté des ouvriers de transformer les rapports sociaux dans la vie quotidienne, ce modèle restera une utopie. 12 Du constructivisme au réalisme socialiste Au vu des années 20, on peut légitimement se poser les questions suivantes : comment, dans un pays qui se veut être le berceau du socialisme avec un parti dirigeant prônant le pouvoir du prolétariat, une théorie aussi socialiste que celle proposée par le mode de vie nouveau imaginé pour les prolétariens fut finalement condamnée et abandonnée ? Comment une architecture (constructiviste) en accord total avec les théories de la révolution et au service des prolétariens fut-elle remplacée par une architecture réaliste socialiste qui, en fin de compte, n’a rien de socialiste ? Nous verrons que les réponses à ces deux questions sont identiques et qu’il suffit d’analyser le côté architectural et urbaniste de la période séparant les années 20 (début du constructivisme) des années 30 (début de la théorie du réalisme socialiste dans les arts) pour y répondre, aussi bien du point de vue social qu’architectural. Pendant les années 20 et la première moitié des années 30, aucune discussion sur l’art, qu’il s’agisse de littérature, de peinture, de poésie ou d’architecture, ne peut être conduite autrement qu’en terme politique en rattachant le débat à la lutte politique en cours. Il va donc de soi que les architectes de l’ancienne école, ceux qui étaient attachés aux valeurs traditionnelles et aux principes de l’architecture classique, étaient absents de la bataille contre le modernisme. Pendant la même période, deux organisations d’architectes représentent le courant moderniste en URSS : l’A.S.N.O.V.A et l’O.S.A. L’A.S.N.O.V.A. est un mouvement essentiellement formaliste. Ses recherches, dans les formes architecturales, ne prennent appui sur aucune considération politique ou sociale à l’opposé de l’O.S.A. dont la production prétend se situer dans la ligne de l’édification d’une société socialiste. Compte tenu de la situation politique en URSS à cette période, le seul moyen d’attaquer un mouvement artistique était la « critique de gauche ». Donc, les ennemis du modernisme le critiqueront en argumentant que, malgré leur affirmation, les modernistes sont en fait détachés de toute préoccupation politique et que leur constante référence à l’architecture comme « reconstruction du mode de vie » cache en fait les mêmes préoccupations esthétiques que les partisans des formes classiques. Mais qui sont ceux qui s’attaquent au constructivisme et pourquoi le font-ils ? On peut distinguer deux groupes principaux. D’une part, ceux qui restent fondamentalement attachés aux anciens concepts architecturaux mais qui, ne pouvant les affirmer politiquement, empruntent sans y croire un 13 vocabulaire de gauche. D’autre part, ceux qui critiqueront le constructivisme non pas pour des raisons idéologiques, comme ils le prétendent, mais uniquement pour tenter d’occuper les positions et les places tenues par les partisans du modernisme. Les premiers s’exprimeront en ordre dispersé sans jamais constituer un mouvement uni. Les seconds se regrouperont en une organisation, ce sera la V.O.P.R.A. ou Union des architectes prolétariens créée en août 1929. Elle est constituée de jeunes architectes jusqu’alors inconnus dont la seule ambition est le pouvoir. Il faut savoir qu’à l’époque, les grands ateliers d’architecture de l’Etat commencent à peine à se former et que si l’on veut y avoir plus tard sa place, il faut déjà maintenant éliminer la concurrence. C’est pourquoi les membres de la V.O.P.R.A. s’attaqueront au modernisme, et plus précisément au constructivisme, mouvement principal du modernisme. Du point de vue social, la V.O.P.R.A. affirme les mêmes buts que les modernistes : volonté de créer les nouveaux condensateurs sociaux (maisons communes et clubs ouvriers), être au service de la collectivisation du mode vie et enfin servir le prolétariat. Du point de vue architectural, elle décrit vaguement une architecture prolétarienne mélangeant héritage culturel et technique moderne (prémisse du réalisme socialiste). En fait, à part critiquer et rejeter tout ce que proposent les modernistes, les architectes de la V.O.P.R.A. ne proposent rien à la place. Le constructivisme se traduit lui par une architecture technico-rationaliste4 définissant toute création artistique comme une construction, un assemblage logique et rationnel de composants, la qualité de l’œuvre produite étant d’autant plus grande que la « logique constructive » est respectée. C’est une architecture dépourvue d’ornement utilisant les techniques et les matériaux modernes et où chaque détail s’explique par une nécessité concrète. Les deux principales critiques formulées à l’encontre du constructivisme sont les suivantes : - les constructivistes imitent l’occident, les cubistes et les futuristes par exemple, 4 Projet pour le commissariat à l'Industrie lourde. Arch. : I. Léonidov, Moscou 1930. Ouvrage destiné à la Place Rouge 4 - le constructivisme ne tient pas compte du contenu idéologique en architecture. Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 70 14 A la première critique, les partisans du constructivisme répondent que, bien qu’il existe une certaine ressemblance entre leurs accomplissements et ceux les plus achevés des architectes de l’ouest, il y a une divergence totale dans le rôle même de l’architecture. A l’ouest, l’architecture sert la société bourgeoise du capitalisme alors qu’en URSS elle est au service du prolétariat et de son gouvernement socialiste. Quant à la question du contenu idéologique, ils y répondront de deux manières différentes. La première est qu’il suffit de prêter aux formes simples un contenu idéologique, le cube deviendrait le symbole de l’éternité, la spirale de la révolution, etc. La deuxième réponse est encore plus simple : le constructivisme étant le fruit de la révolution, l’idéologie de cette révolution est déjà dans le constructivisme lui-même. Mais toutes les attaques lancées contre le constructivisme, principalement par la V.O.P.R.A., auront peu d’effet car celles-ci ne proposent rien en lieu et place du constructivisme. De cette incapacité à proposer autre chose que des phrases creuses sur l’importance de l’art et la nécessité d’un message idéologique, le modernisme se trouvera renforcé étant le seul courant architectural du moment. A la fin des années 20, le constructivisme est en plein essor et, après s’être concentré sur le problème de l’objet architectural, il aborde celui de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire. Un débat d’une grande richesse se déroulera autour de la question suivante : allaiton construire des villes comme « avant la révolution » ? L’issue de ce débat, tout comme celui autour du modernisme, marquera la fin de la période où il était encore possible en URSS d’exprimer, dans certains domaines, librement son opinion. Trois modèles de « ville » furent proposés durant le débat : - métropole traditionnelle à croissance illimitée, - structure en grappes constituées de noyaux d’une taille limitée de 30 à 60'000 habitants, - désurbanisation totale sans centre ni noyau. Tout comme furent exclus lors du débat sur le modernisme les partisans du classicisme, le premier modèle fut d’emblée éliminé étant contraire aux thèses de Marx et aux principes du socialisme. Et comme pour le débat sur le modernisme, où la lutte se fit entre les constructivistes et les membres de la V.O.P.R.A., le débat sur l’aménagement du territoire se fit entre les « dés urbanistes » (les constructivistes) et les « urbanistes » (les membres de la V.O.P.R.A.). La fin de ces deux débats est similaire : dans les deux cas, se sont les « projets » éliminés au premier tours qui furent adoptés suite aux décisions du Parti et aux volontés de la nouvelle classe dirigeante : la bureaucratie. 15 La fin des débats sera annoncée par la résolution du comité central sur la reconstruction du mode de vie. Cette résolution, prise par le comité central et publiée dans la Pravda du 29 mai 1930, éclate comme un coup de tonnerre sapant les bases politiques et sociales sur lesquelles les constructivistes avaient édifié leurs théories architecturales. « Le Comité central note que, parallèlement à un mouvement pour un mode de vie socialiste, des tentatives extrémistes non fondées et semi-fantastiques et, par là-même extrêmement nuisibles sont faites par certains camarades (…) dans le but de franchir « d’un seul bond » les obstacles rencontrés sur le chemin de la transformation socialiste du mode de vie (…). C’est à de telles tentatives de la part de certains militants qui cachent leur nature opportuniste sous la « phrase de gauche » qu’il faut rattacher les projets (…) qui ont trait à la transformation des villes existantes ou à la construction de nouvelles villes (…) et qui prévoient la réalisation immédiate ou la transformation en service public de tout ce qui constitue le mode de vie des travailleurs : alimentation, logement, éducation des enfants par la séparation d’avec leurs parents, suppression des habitudes et du mode de vie familial, interdiction autoritaire de la préparation familiale des repas, etc. La mise en oeuvre de ces conceptions nuisibles et utopiques qui ne tiennent compte ni des ressources matérielles du pays, ni du degré de préparation de la population, amènerait à d’extraordinaires dépenses et au discrédit de l’idée même d’une transformation socialiste du mode de vie 5. » Rien ne laissait pressentir une telle prise de position et les organismes architecturaux et urbanistes furent totalement pris par surprise. La résolution paraît dans Sovremennaia Arkhitektura sans rapport aucun avec le contenu du numéro. Elle figure en appendice, visiblement rajoutée au dernier moment, alors que dans la même revue figure un projet de maison commune et des schémas de désurbanisation en contradiction totale avec la résolution. Même la presse politique n’était pas préparée : dans la Pravda du 27 avril 1930 on peut lire des écrits sur la nécessité des maisons communes et de la collectivisation de l’alimentation. Nous l’avons vu, les bases politiques et sociales des constructivistes furent totalement contredites par cette résolution, mais pas seulement celles des constructivistes, celles de la V.O.P.R.A également. Car, mis à part les divergences sur le style architectural, les membres de la V.O.P.R.A. prônaient aussi la collectivisation du mode de vie étant donné que c’était ce qu’encourageait le Parti. Mais, maintenant que le Parti affirmait tout le contraire, comment allaient réagir les membres de la V.O.P.R.A. et les constructivistes ? Nous savons que les 5 cf. Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 91 16 membres de la V.O.P.R.A. menaient une lutte non pas idéologique mais uniquement pour le pouvoir. Pour eux, ce n’était pas un problème. Ils réfutèrent tout ce qu’ils avaient dit condamnant ainsi la collectivisation et s’alignèrent sur les directives du Parti. Mais les constructivistes, eux, restèrent fidèles aux principes proclamés au lendemain de la révolution et dont la transformation de la vie quotidienne des masses était l’objectif essentiel. C’est alors qu’en 1930 est créée, par décision supérieure, l’Association Pan-soviétique architecturale scientifique regroupant l’O.S.A. et l’A.S.N.O.V.A. D’après les dires du Parti, cette association constituait une avant-garde architecturale. En fait, c’était pour mieux les isoler et toutes les décisions importantes leur échappèrent. Après la création en 1932 de l’Union des Architectes de l’URSS, les ex-constructivistes ne purent plus exprimer leurs idées. Certains étaient partis plus tôt comme Kandinsky par exemple. Mais pourquoi le Parti avait-il pris de telles décisions ? Simplement parce que les bureaucrates se rendaient compte que ce nouveau mode de vie proposé ne leur apporterait aucun avantage. Ils ne voulaient pas de la désurbanisation des villes, eux qui commençaient justement à profiter des avantages de celle-ci. Ils ne voulaient pas d’une architecture pour le prolétariat, ce qu’ils voulaient c’était vivre comme la bourgeoise, celle qu’ils avaient combattue. C’est ainsi que les bureaucrates optèrent pour un mode de vie, une architecture et un urbanisme semblables à ceux de l’ancienne bourgeoisie. Certains des arguments qu’ils proposèrent étaient cependant valables : - comment savoir si les nouveaux prolétariens voulaient réellement de ce nouveau mode de vie proposé ? - incapacité technique, matérielle et financière d’entreprendre la désurbanisation de l’URSS et la généralisation d’une architecture moderne. Ils utilisèrent d’autres arguments moins valables qui étaient par contre mieux compris par les masses dont le principal et le plus grave était que le constructivisme imite l’occident. Ils déformèrent également des pensées de Lénine pour justifier leur choix. (Lénine avait mis en garde contre l’idée de vouloir construire une société socialiste ex-nihilo). Mais le Parti n’avait-il pas surmonté des difficultés bien plus grandes lors de la collectivisation forcée des campagnes en déportant des millions de personnes ? Le refus d’un nouveau mode de vie n’est donc pas essentiellement matériel mais bien parce que la bureaucratie n’y aurait trouvé aucun avantage. Et n’est-ce pas dangereux pour une dictature 17 de laisser s’exprimer l’intelligentsia et de permettre l’émancipation des masses ? La fin des années 20 marque le début de l’ère stalinienne au cours de laquelle on ne pourra plus exprimer librement ses opinions. Elle marquera, dans le domaine des arts, le début de la théorie du réalisme socialiste, théorie qui durera plus de vingt ans et qui gèlera tout progrès dans ce domaine. 18 Le réalisme socialiste L’ouvrier et la kolkhozienne A partir de la fin des années 20 le pouvoir est centralisé et le Parti, épuré des opposants, a une direction monolithique où Staline règne en maître. Le premier plan quinquennal qui devrait permettre à l’URSS de rattraper la production capitaliste est lancé. Pour dépasser l’Amérique (mot d’ordre de l’époque), le pays s’organise en brigades qui rivalisent de zèle : brigades ouvrières dans les usines, brigades paysannes dans les kolkhozes cherchant chacune à dépasser la norme grâce à leurs ouvriers de choc, les oudarnikis. Il en est de même dans les arts ; des brigades d’artistes vont se former et, épousant totalement les objectifs du pouvoir, mettent leur talent au service du Parti. Pour les artistes de ces brigades, il ne s’agit plus d’inventer un nouveau style, de nouvelles techniques, mais de rapporter « fidèlement » la réalité de cette nouvelle société socialiste car, pour les dirigeants, le socialisme en URSS n’est plus à édifier, il l’est déjà. Dès lors, le rôle des artistes n’est plus d’aider à la réalisation du socialisme mais de le consolider et d’être les témoins « objectifs » de l’amélioration des conditions de vie et de l’accélération de l’industrialisation. Cet art témoin doit être essentiellement descriptif et surtout immédiatement compréhensible par tous. 19 C’est cette prescription d’intelligibilité immédiate, imposée d’abord à la littérature puis élargie à tous les domaines de l’art, qui va entraîner peu à peu le refus de toutes les tentatives modernistes des années 20. L’art ne peut être légitimé que dans la mesure où il est compris par la majorité des personnes. Seules les formes historiquement assimilées par la culture, c’est-à-dire les formes classiques, possèdent ce degré d’intelligibilité supérieure à laquelle toute forme d’art doit se conformer. Pêchant en quelque sorte par excès de pédagogie, les années 30 ont fait le panégyrique de l’art classique. Etre compréhensible par tous mais surtout montrer la grandeur et la puissance de la société socialiste de l’URSS, tels seront les buts de l’art. La forme est donc secondaire au contenu, elle ne sert que de support, qu’à le mettre en valeur de la façon la plus démonstrative possible. Cela explique le retour au classicisme, l’apparition d’un art de glorification et du monumentalisme comme la forme la plus adaptée au « contenu grandiose » de la société socialiste. Art monumental, adaptation fidèle du classicisme, tel sera le canon fondamental de l’esthétique des années 30. On verra naître en littérature la théorie du Tolstoï rouge et en peinture de grandes fresques, représentant de vaillants ouvriers, glorifieront le prolétariat. L’architecture, quant à elle, permettra d’exprimer le monumentalisme avec le plus de force. Un art « instrument idéologique », un art immédiatement compréhensible par tous, un art monumental, tels seront les caractères fondamentaux de cette nouvelle esthétique visant à affirmer le socialisme dans un seul pays : le réalisme socialiste. La décision du comité central du 23 avril 1932 sur la « reconstruction des organisations littéraires et artistiques » sera une étape décisive dans le domaine des arts. Suite à cette décision, toutes les organisations d’écrivains, de poètes, de peintres, d’architectes, etc. existantes furent dissoutes et remplacées, dans chaque discipline, par une organisation unique : Union des écrivains, Union des peintres, etc.; organisations uniques rassemblées autour d’une doctrine unique : celle du réalisme socialiste adapté à chaque discipline. En architecture, les différentes organisations existantes furent regroupées et formèrent l’Union des Architectes de l’URSS fondée en 1932. Quant aux architectes qui n’étaient pas partisans du réalisme socialiste, l’Union soviétique n’autorisant plus l’émigration, ils furent voués au silence. Dès lors, il n’était pas rare de voir des anciens partisans du modernisme défendre le réalisme socialiste et condamner le modernisme sans toutefois y croire. Dans le domaine de l’architecture, le réalisme socialiste se traduira par un monumentalisme poussé à l’extrême, un retour aux formes classiques au nom de l’assimilation culturelle et de l’intelligibilité par les masses et un symbolisme des plus naïf. La théorie du réalisme 20 socialiste fut définie à l’origine pour la littérature comme une « création d’œuvres d’une haute signification artistique, pénétrée de l’héroïque impulsion du prolétariat international, de la grandeur de la victoire du socialisme et reflétant la grande conscience et l’héroïsme du Parti communiste (…), la création d’œuvres dignes de la grande époque du socialisme6. » En architecture, il se traduira d’abord par des refus : refus de l’architecture d’avant-garde soviétique et occidentale (toutes deux étaient d’ailleurs considérées comme similaires), refus de la recherche et de perspectives sociales liées à un « mode de vie nouveau » et enfin refus d’une approche scientifique et objective de l’architecture. Cette dernière devait aussi, et surtout, se conformer aux règles suivantes : - être monumentale dans ses formes. Cette grandeur architecturale est censée refléter la grandeur des objectifs du socialisme, l’immensité de l’espace physique du premier Etat socialiste, le gigantisme des grands complexes industriels du premier plan quinquennal, en un mot, la puissance de l’URSS ; - être socialiste et joyeuse dans son contenu. Comme les arts devaient montrer la réalité du socialisme et que le peuple socialiste était le plus heureux du monde, son architecture devait forcément être joyeuse ; - s’inspirer des modèles de l’antiquité pour aboutir à un style prolétarien. Ce but de parvenir à un nouveau style par l’assimilation critique de l’héritage culturel ne sera jamais atteint et, dans la plupart des cas, ne représentera qu’une copie de l’œuvre prise pour modèle7. 7 Palais du gouvernement à Bakou. Arch. : L. Roudnev et V. Muntz, 1937-1953 6 Cité par Ettore Lo Gatto in : Histoire de la littérature russe. Desclée de Brouwer, Paris 1965, traduit de l’italien, cité in Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 209 7 Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 226 21 L’architecture stalinienne s’inspirera en grande partie du style Empire russe8 et prendra pour modèle StPetersbourg9. Les architectures grecques et romaines seront aussi des références et dès lors plus aucun bâtiment ne sera construit sans colonne. Cette architecture stalinienne qui était censée être socialiste et prolétarienne offre des contradictions flagrantes et des paradoxes intéressants. La première contradiction est évidente : l’architecture stalinienne est directement inspirée de celle qu’utilisaient l’aristocratie et la bourgeoisie. La même aristocratie et la même bourgeoisie qu’avaient combattu les communistes dont l’un des principes fondamentaux était justement le refus total de toute culture aristocrate ou bourgeoise. 8 Utilisation du «style empire russe» pour un bâtiment administratif à Moscou. Arch. : M. Posokhine et A. Mndoiantz En réfutant le constructivisme pour ses attachements à l’occident et en s’inspirant du classicisme russe pour son côté national, il en ressort un paradoxe intéressant car le classicisme russe est lui directement inspiré du style Empire français et de la Renaissance italienne. En effet, sous le règne de Catherine II, les architectes russes étaient envoyés en France ou en Italie pour y étudier. Nous voyons, à travers l’histoire, que le classicisme russe qui triomphera entre les années 9 1930 et 1955 a été tout autant, Bourse de St-Petersbourg sinon plus, « importé » de l’occident que ne l’a été le constructivisme que l’on accusera, comme on l’a vu, de ce méfait. 8 9 Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 218 Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 178 22 L’idée que l’architecture est représentative de la société qui l’a engendré n’est pas nouvelle. On retrouve cette même idée à la racine des théorisations de la période stalinienne en architecture à ceci près que la société censée être représentée est totalement imaginaire et encore plus utopique que celle que les constructivistes avaient imaginé. Etant purement imaginaire, elle est parée de toutes les vertus. Ainsi, dans la mesure où, par définition, « le peuple soviétique est le plus heureux des peuples du monde10, » la différence entre les constructivistes durant les années 20 et N. Kolly est que, pour les constructivistes, il y a un projet de société alors que pour N. Kolly et tous ceux qui tenteront de donner un fondement théorique à l’architecture de la période stalinienne, la société idéale existe déjà. Nombre de bâtiments, s’inspirant de l’antiquité ou étant directement des copies de palais de la Renaissance ou de temples grecs11, n’avaient aucun côté pratique et étaient inadaptés à leurs nouvelles fonctions. De grands volumes étaient inutilisables en raison de l’ornementation excessive ou tout simplement inutile (le péristyle d’un temple grec est inutile quand celui-ci à le rôle d’un théâtre). De plus, ces excès faisaient monter les coûts de production en flèche et entraînaient des dépenses extrêmement importantes. Un des 11 Théâtre à Sotchi, 1939. Arch. : V. Schtiouko et V. Gelfreich (futurs associés de B. Yofan pour le projet final du Palais des Soviets) principaux reproches fait au nouveau mode de vie proposé dans les années 20 était justement les dépenses qu’il allait engendrer. Autre paradoxe intéressant, après avoir longtemps critiqué l’architecture de Washington pour ses bâtiments d’inspiration classique, l’URSS fera de même à l’échelle nationale. On relèvera également une caractéristique essentielle de l’architecture stalinienne qui est en inéquation avec la situation existante en URSS. Au début des années 30, la situation du logement en URSS était toujours aussi catastrophique, sinon plus que dans les années qui suivirent la Révolution. Une attitude en apparence logique aurait été de développer des 10 discours de N. Kolly au 1er Congrès des architectes de l’URSS, cité in Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 210-211 11 Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 304 23 systèmes de construction simples et de pousser les architectes sur la voie de la recherche d’une architecture adaptée à cette situation urgente. Or, on constate que l’orientation imposée par le Parti à la recherche et à la pratique architecturale est, au contraire, dirigée vers des problèmes soit disant « éternels » de l’architecture : expressivité, monumentalité, historicité, etc. comme si la satisfaction des besoins en matière d’équipement et de logement ne se posait plus. Là encore nous voyons le peu d’intérêt socialiste qu’avait le Parti car, sur le nombre de bâtiments destinés à l’habitation12 qui furent construits sous l’ère stalinienne, la plupart furent réservés à une élite : la bureaucratie. L’architecture du pays « prolétarien » n’a pas réussi à combler le fossé entre les classes, elle l’a même peut être agrandi. 12 12 Immeuble d'habitation, Chaussée de Mojaisk. Arch. : A. Alkhazov et A. Mezer, Moscou 1940 Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 286 24 Un banc d’essai pour le réalisme socialiste : le concours pour le Palais des Soviets Le Palais des Soviets joue un rôle clé dans l’histoire de l’architecture stalinienne. Le but du concours lancé en 1930 était plus de rompre avec les recherches des années 20 que de réaliser un bâtiment. Le Palais, commencé mais jamais terminé et dont la nécessité était discutable, devait permettre, grâce à son aspect symbolique déterminant, d’ouvrir la voie à un nouveau style architectural : « Le style de l’époque du socialisme ». Comme nous l’avons vu, une des caractéristiques du réalisme socialiste est que le bâtiment n’est qu’un support qui doit exprimer une idée. Il est donc clair que le Palais des Soviets devait, bien plus que tous les autres bâtiments, exprimer une idée. Les organisateurs du concours se contenteront de dire que l’idée exprimée doit être conforme à l’idée que le Palais incarne. Grâce à cette définition des plus vague, ils se réserveront le droit de dénoncer les formes choisies par les concurrents comme non expressive de l’idée incarnée par le Palais, quelles que soient ses formes. Le Palais, déjà projeté en 1922, n’était pas seulement monumental dans ses formes, il l’était aussi dans son programme. Il prévoyait une salle de 8'000 places et une autre de 2'500 places, diverses autres salles plus petites, un restaurant de 1'500 places, etc. Durant le concours des années 30, le projet dépassera largement ces chiffres. On peut distinguer trois phases dans le concours du Palais des Soviets : 1930 à 1931, 1931 à 1932 et 1933 à 1935. Chacune de ces phases correspond à des organisations différentes du concours, à des modifications du projet et à des formes d’expression traduisant les modifications de l’approche idéologique de l’architecture dans la période considérée. 1ère phase 1930 - 1931 L’objectif de la 1ère phase n’était pas d’aboutir à un projet définitif mais plutôt de préciser l’orientation à donner aux architectes. Douze architectes furent invités à participer au concours. Ils devaient représenter les diverses tendances architecturales de l’époque preuve 25 qu’en 1930, rien n’est définitivement tranché quant à l’orientation future de l’architecture de la période stalinienne. Parmi ces architectes, on trouve des représentants de l’avant-garde de l’Europe occidentale : le Corbusier, W. Gropius ainsi que trois soviétiques : J. Joltovski, B. Yofan et G. Krassine. Le premier est un fervent partisan de la Renaissance italienne, le second est encore inconnu alors que le dernier est un adepte d’une architecture rationnelle. Les organisateurs se dirent satisfaits de cette première partie au terme de laquelle aboutirent des projets très différents les uns des autres ce qu’il leur permis d’établir le programme du deuxième concours. 2ème phase 1931 – 1932 Cette deuxième phase du concours fut ouverte à tous ceux qui désiraient y participer, professionnels ou amateurs13, soviétiques ou étrangers. Le concours fut déclaré ouvert le 18 juin 1931 et la date du rendu fixée au 1er décembre de la même année. 13 Projet présenté par un non-professionnel. Devise: «Un sixième du globe» Le programme distinguait quatre zones dans le Palais : « La zone A contient la grande salle du Palais pour quinze mille personnes et ses annexes, soit une surface de 15’720m2. La zone B se compose de la petite salle pour 5'900 personnes, de ses annexes (dont la réserve de livres et deux salles de lecture et d’exposition) d’une surface de 16’280m2. La zone C se 13 Images tirées de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 254 26 compose de deux salles pour 500 personnes et deux salles pour 200 personnes et de leurs annexes d’une surface de 2’800m2. La zone D de 2’000m2 inclut la direction et les services du Palais. La surface totale du Palais est de 36’800m2 14. » Au terme de cette deuxième phase, 160 projets avaient été présentés et 112 propositions partielles faites par des techniciens spécialisés portant sur des points précis du Palais comme la circulation, la ventilation, etc. La participation étrangère avait été importante : 11 projets américains, 5 allemands, 3 français, 2 hollandais, 1 italien, 1 suédois et un estonien. Quant aux projets soviétiques, ils émanaient soit d’architectes s’étant présentés individuellement, soit d’équipes constituées dans le cadre des diverses organisations qui, à cette époque, n’étaient pas encore dissoutes. Les résultats annoncés le 28 février 1932 constituèrent une surprise. Trois prix exceptionnels (12'000 roubles) récompensèrent les trois projets jugés les meilleurs15 : celui de I. Joltovski, partisan de la Renaissance italienne dont son projet en est directement inspiré, celui de B. Yofan qui semble avoir cherché son inspiration à Babylone et celui de l’Américain G. Hamilton illustre inconnu qui propose un édifice dont les architectes de Washington des années 30 avaient le secret. Il est à noter qu’aucun architecte étranger invité à la première phase n’obtint la moindre mention à part celle de Le Corbusier où l’intérêt pour certaines solutions dans le domaine de la circulation est mentionné. 15 Projet.de I. Joltovski. 14 In : le Palais des Soviets. Edité par l’Union des Architectes de l’URSS, p.5, Moscou 1933, cité in Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 246 15 Images tirées de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 252, 256, 257 27 15 Projet de B. Yofan 15 Projet de G. Hamilton Les résultats de la deuxième phase sont clairement annonciateurs du virage que va faire prendre le Parti à l’architecture, à savoir un retour aux formes classiques. Pour justifier ce retour, on s’appuya sur les thèses de Lénine qui avait mis en garde contre l’illusion qu’une culture « prolétarienne » pouvait être créée ex-nihilo et qu’il fallait, pour y arriver, assimiler d’une manière critique l’héritage culturel. Cependant, il n’avait pas pris formellement position pour un retour aux formes classiques et surtout il n’avait interdit ni la recherche, ni la liberté de discussion. Il en sera tout autrement au cours des années 30 durant lesquelles le Palais des Soviets servira de ban d’essai au « nouveau classicisme ». Suite à cette deuxième phase, les organisateurs modifieront quelques points du projet. D’abord, ils « conseilleront » de renoncer au caractère « ras de terre » caractéristique de nombreux projets pour s’orienter vers une « composition audacieuse en hauteur de l’édifice ». 28 Ensuite, les salles principales qui avaient été conçues comme des amphithéâtres où toutes les places étaient équivalentes les unes aux autres, seront munies de balcons. Ce genre d’aménagement avait été dénoncé par tous les architectes et hommes de théâtre des années 20 comme contribuant à la ségrégation de certaines catégories de spectateurs, ce qui est contraire aux thèses du communisme. Dans les premiers projets du Palais des Soviets, il n’y avait qu’une seule catégorie de personnes, il y en aura désormais deux. Enfin, certains concurrents avaient pensé bien faire en mettant le présidium au centre de la salle pour éviter de le séparer de la masse des délégués. Ces projets furent abandonnés et l’on revint à une conception plus classique et plus hiérarchique ou le présidium fait face à la salle et est surélevé par rapport à celle-ci. Le conseil de construction formulera également des observations stylistiques, généralement pour encourager les recherches vers « les meilleurs exemples de l’architecture classique ». 3ème phase 1933 – 1935 Au cours de cette ultime phase, le conseil de construction a fait savoir qu’il a décidé : « 1) De prendre le projet du camarade Yofan comme base pour le Palais des Soviets. 2) De couronner la partie supérieure du Palais des Soviets d’une puissante statue de Lénine de 50 à 70 mètres de hauteur de manière à ce que ce palais apparaisse comme le piédestal de la statue de Lénine. 3) De charger le camarade Yofan de la mise au point ultérieure du Palais des Soviets sur la base de la solution actuelle mais en faisant en sorte que soient utilisées les meilleures parties des projets des autres architectes. 4) D’admettre la possibilité de faire participer d’autres architectes à l’élaboration du projet. » 16 Le projet de Yofan, proposé au deuxième tour, sera considérablement modifié. Pas dans son style, qui restera inspiré de Babylone, mais dans ses dimensions. Les différents bâtiments qui entouraient le projet du deuxième tour furent réunis avec la tour dans un ensemble unique. Les dimensions du premier projet étaient insuffisantes pour qu’il puisse accueillir une statue de 70 mètres. La hauteur définitive du palais était de 420 mètres, ce qui en faisait le bâtiment 16 cf. Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 271 29 le plus haut du monde17 et la statue de Lénine qui le surplombait plus grande que la statue de la Liberté18. La salle principale qui était de 15'000 places passe à 21'000 places et le plafond de celle-ci devait être d’une hauteur de 100 mètres ! Durant les différentes phases du concours, le monde professionnel de l’architecture avait été considérablement modifié. Les différentes organisations qui avaient participé à la deuxième phase ont été réunies en l’Union des Architectes de l’URSS. Le projet est devenu un projet officiel, c’est le Parti qui le prend en charge. Nous avons vu, au cours des différentes phases, que les 17 « Le plus grand bâtiment du monde » modifications du projet n’avaient jamais été le fait des architectes mais toujours celui du jury et du conseil de construction. Le fait que le président de ce conseil soit V. Molotov, un des plus proches collaborateurs de Staline, montre bien et l’importance que revêt ce projet aux yeux des autorités et le rôle dirigeant joué par le Parti dans le 18 17 18 « La plus grande sculpture du monde » déroulement du concours. Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 272 Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 272 30 Le projet définitif fut terminé en 193919. Il ne passa pas inaperçu dans le monde architectural. Hitler, par exemple, gardait un œil jaloux sur les réalisations de l’architecture stalinienne. Il fut très inquiet d’apprendre que le Palais des Soviets allait dépasser en hauteur l’édifice qu’il projetait lui-même de construire. Il finit par se calmer à l’idée que son projet, une maison du peuple au centre de Berlin20, comporterait le plus grand dôme du monde et serait sept fois 19 Projet définitif de B. Yofan, V. Schtiouko et V. Gelfreich supérieur au dôme de MichelAnge à St-Pierre de Rome. Staline, bien que surveillant de près le Palais des Soviets et en général toutes les nouvelles constructions érigées à Moscou, s’inquiétait moins des œuvres de ses voisins fascistes. Il n’en était pas moins fier de savoir que le bâtiment qui allait représenter la grandeur du socialisme serait le plus haut du monde. L’emplacement où devait se dresser le Palais des Soviets fut choisit à l’Ouest du Kremlin sur un terrain marécageux à l’endroit où se dressait le monastère du Christ Sauveur. Cette cathédrale, la plus grande de Moscou, fut dynamitée sans la moindre hésitation, destruction hautement symbolique 20 Projet pour la Grande Salle du peuple, Arch .: Speer, Berlin, 1939 19 étant donné que l’idéologie Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 273 Image tirée de Golomshtock Igor, L’art totalitaire : Union Soviétique – IIIème Reich - Italie fasciste - Chine , p. 289 20 31 communiste ne tolérait pas la religion. Les travaux commencèrent en 1939, une immense cuvette fut creusée et l’on planta les fondations en béton armé. Le chantier n’ira pas plus loin, déserté durant la deuxième guerre mondiale. L’armature métallique fut utilisée pour la défense de la ville et l’on constata que la cuvette était constamment envahit par l’eau ; l’étude géologique des sols avait été mal faite. Après la mort de Staline, on aménagera en ce lieu une vaste piscine chauffée en plein air où l’on se baignera toute l’année. Finalement, à la veille du XXIème siècle, le maire de Moscou y fera reconstruire la cathédrale du Christ Sauveur. Le projet du Palais des Soviets aura joué un rôle capital dans l’histoire de l’architecture de la période stalinienne. Il a été le lieu principal de la rupture avec les recherches des années 20 et marquera le retour aux formes classiques pour toute l’architecture des années 30 à 55. Au niveau international, à part rendre le Führer jaloux, il portera un coup fatal au prestige de l’architecture soviétique à l’étranger. Il constituera une prise de position hostile aux recherches de l’avant-garde européenne et sera le signe, pour les architectes européens, que l’architecture soviétique allait désormais emprunter une direction inacceptable pour tous ceux qui l’avaient soutenue et qui avaient placé en elle de grands espoirs. 32 Les réalisations des années 30 à 55 Il n’y aurait aucun intérêt à aborder l’étude des réalisations des années 30 de manière chronologique dans la mesure où leur caractéristique principale est l’immuabilité des règles et des formes de composition ; aucun sens non plus à dresser une liste puisque la plupart des réalisations architecturales se ressemblent de l’est à l’ouest et du nord au sud. La véritable architecture stalinienne, celle des grands alignements, des « massifs d’habitation », des monuments, des grands axes et du règne absolu de la symétrie ne commencera à marquer les villes qu’à partir du deuxième plan quinquennal. La majorité des réalisations architecturales des années 30 seront conçues en fonction du plan de Moscou21 et des principes généraux qu’il contenait. « L’idéal urbanistique russe consistait en un système de larges boulevards, encadrés d’une architecture imposante et menant, d’un anneau de gratte-ciel périphérique symétrique, à un gratte-ciel central, siège du gouvernement ou du Parti, surmonté d’une flèche: conçue sur le modèle des gratte-ciel moscovites, ce bâtiment central était toujours le plus haut de la ville. La hauteur des édifices et la richesse de leur finition dépendaient de l’importance de la ville en question. » 21 Plan du nouveau centre de Moscou, 1933-1935 21 Image tirée de Golomshtock Igor, L’art totalitaire : Union Soviétique – IIIème Reich – Italie fasciste – Chine, p. 283 33 L’architecture industrielle Il semble que l’on ait essayé d’introduire dans certains complexes industriels les mêmes principes que dans l’habitat ou les équipements publics. L’entrée de l’usine d’automobiles Likhatchev à Moscou s’orne d’un portique, celle de Gorki est bordée de jets d’eau et chacune des 13 écluses du canal Moscou-Volga (1931-1937)22 était construite comme une arche triomphale, richement décorée de bas-reliefs et surmontées d’immenses sculptures ; les bâtiments d’ingénierie plagiaient les bâtiments de la douane de Venise et les voies d’accès au complexe étaient dominées par des statues de Staline. Ces exemples sont cependant des exceptions ; la plupart des nombreuses usines soviétiques furent importées clé en main par l’entreprise Albert Kahn des Etats-Unis. Ces usines étaient, comme toutes celles de l’époque, conçues en fonction de la production à la chaîne et étaient semblables aux usines que l’on trouvait en 22 Canal « Moscou », écluse no 5. Arch. : B.Savitzki et You. Kun, 1937 Europe de l’Ouest. Il semble que le choix de ces usines préfabriquées ait été un des rares choix logiques en architecture durant la période stalinienne et son argumentation pour une fois claire et sensée: « Se fonder avant tout sur les chefs-d’œuvre de l’architecte antique pour construire des centrales hydrauliques, des centres métallurgiques gigantesques, des sovkhozes, etc., équivaudrait à équiper l’armée rouge à la manière des guerriers grecs23. » Dans le domaine de l’habitat et des services, les choix furent moins logiques et souvent le symbolisme a eu le dessus sur le fonctionnel. 22 Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 306 cf. N. Milioutine : « Les objectifs importants à l’étape actuelle de l’architecture soviétique ». In : Sovietskaia arkhitektura, no 2/3, 1932, cité in Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 221 23 34 L’architecture urbaine C’est dans le milieu urbain que les principes du réalisme socialiste furent appliqués avec le plus de force et c’est Moscou, plus précisément la rue Gorki (ancienne rue Tverskaia d’avant la révolution) qui fut le banc d’essais pour l’architecture stalinienne. Elle sera le premier exemple construit (1937 – 1939) de ce que sera pendant l’ère stalinienne la recherche d’une monumentalité. Dans les détails architecturaux faits d’emprunts divers, elle est un bon exemple de l’éclectisme de cette période. Elle constitue également un tour de force technique incontestable puisque l’ancienne Tverskaia fut élargie de 17 à 52 mètres ! L’architecte responsable des travaux était un ancien membre de la V.O.P.R.A., A. Mordinov qui, à l’occasion de la réalisation des « Champs Elysées de Moscou » comme on les appelait, soigna particulièrement sa publicité personnelle. Les procédés industriels mis en œuvre pour la réalisation de cette rue sont en contradiction « temporelle » avec les formes architecturales, les détails et les décorations des bâtiments qui la constitue. Ce sera une des contradictions flagrantes et permanentes de l’architecture stalinienne. Toutes les rues principales de Moscou ne furent pas entièrement refaites comme la rue Gorky, on utilisera un procédé plus simple pour en changer l’aspect : le « façadisme ». Ainsi, dès les années 30, les principales artères de Moscou furent parées de façades grandioses à la décoration clinquante24. 24 Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 218 35 A la fin coût 24 Façade du siège des Mossoviet. Arch. : D. Tchetchouline des années 40, le des finitions extérieures de tels bâtiments représentait le 30% de leur budget total sans parler du fait que les innombrables flèches, tourelles, arches, sculptures et halls d’entrée d’apparat réduisaient l’espace habitable au minimum. De plus, les standards de construction étaient si bas qu’immédiatement après la finition des travaux on devait placer des treillis métalliques au niveau du 1er étage pour protéger les passants des chutes de céramique et autres matériaux décoratifs… Ainsi, le façadisme transformera les quartiers de certaines villes en décor de cinéma en dur plus propices à y tourner Ben-Hur ou Roméo et Juliette que des films qui évoqueraient le communisme. La plupart des architectes qui feront des réalisations durant la période stalinienne seront ceux formés avant la révolution ou des jeunes fraîchement sortis des écoles d’architecture pour qui l’obtention du diplôme dépendait plus de leur origine sociale que de leurs connaissances. L’un d’eux, I.. Joltovski, admirateur de Palladio et de la Renaissance italienne, par l’une de ses réalisations en 1934, donna le feu vert du retour au classique. Cette réalisation, un immeuble d’habitation (dit l’immeuble sur la Mokhovaia)25, nécessita de trouver d’anciens artisans, de débloquer des matériaux rares et coûteux, de ne pas tenir compte des prix plafonds, ni des normes de surface et de confort en vigueur. Tout cela fut interprété par les architectes comme signifiant que ce type d’architecture avait la bénédiction des autorités. C’est ainsi que l’immeuble sur la Mokhovaia 25 25 Immeuble sur la Mokhovaia. « Le réalisme socialiste en Imagearchitecture tirée de Kopp » par Anatole, I. Joltovski,L’architecture Moscou 1934 de la période stalinienne, p. 84 36 devint le prototype d’une architecture de l’habitat qui s’édifiera sur tout le territoire de l’URSS. Les quelques équipements sociaux-culturels construits pendant les années 20 (principalement des clubs), frappent par la simplicité de leurs formes et l’attention portée à la fonctionnalité. Au contraire, les équipements culturels et, d’une façon générale, les constructions de l’époque stalinienne sont caractérisées par l’importance accordée à la forme architecturale, aux décors, au symbolisme et à l’effet produit, quitte à sacrifier le bon fonctionnement de l’édifice. L’exemple le plus caractéristique de la domination du symbolisme sur la fonctionnalité est le théâtre de l’Armée Rouge à Moscou26. Il occupe le centre d’une grande place, position destinée à renforcer le 26 Théâtre de l’Armée Rouge. Arch.: K. Alabian et N. Simbirtzev, Moscou 1934-1940 caractère monumental de l’édifice. Il illustre bien le résultat d’un croisement d’éléments architecturaux nouveaux avec une symbolique élémentaire. Le plan général de l’édifice est conçu en forme d’étoile à 5 branches27, symbole de l’armée rouge. Les colonnes de style corinthien sont, elles aussi, en forme d’étoile à cinq branches ce qui, bien entendu, est parfaitement invisible dans la réalité. Elles forment un péristyle couvert qui entoure tout le théâtre, péristyle qui est utile uniquement du côté de l’entrée. Toute cette naïveté architecturale entraîna un immense 26 27 Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 326 Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 326 27 Plan du théâtre de l’Armée Rouge 37 gâchis de matériaux et d’espace construit. Les foyers, les escaliers et les dégagements sont totalement hors d’échelle par rapport à la salle, mais ils sont la conséquence inévitable de la forme en étoile, de la forme « symbolique » choisie. La scène n’innove que par sa taille, mais pour ce qui est du rapport acteurs-spectateurs, rigoureusement séparés les uns des autres, on retourne aux scènes traditionnelles du théâtre à l’italienne (ce qu’on avait voulu éviter dans les clubs des année 20). Ainsi, on en est revenu aux fastes du théâtre bourgeois où l’on vient plus pour être vu que pour voir une pièce de théâtre. « Il faut reconnaître que le théâtre de l’armée rouge constitue un exemple positif de la nouvelle image de l’édifice théâtral soviétique. Le caractère particulièrement organique de l’ensemble de la composition provient du mode de développement de la forme, qu’il s’agisse de l’ensemble ou de ses éléments constitutifs, à partir de la forme de l’étoile. Ce faisant, les auteurs se conforment justement à la loi de la formation des cristaux et arrivent à toute une série de propositions de formes nouvelles et originales pour les divers éléments et les détails 28 .» Nous pouvons voir que la critique du théâtre de l’armée rouge est résolument positive, comme le seront d’ailleurs toutes les analyses des bâtiments officiels construits durant cette période. Ceci ne veut pas dire que les critiques d’art russe étaient bornés au point de ne pas voir les défauts flagrants de cette architecture. Simplement, la construction d’un tel édifice au centre d’une place de Moscou et en l’honneur de l’armée rouge ne pouvait avoir que l’appui des autorités et du Parti ; sa critique ne peut être alors que positive. C’est ainsi que l’auteur essaie de mettre en avant des points positifs de l’édifice en utilisant un langage pseudo-scientifique auquel il ne croit certainement pas. Le théâtre de l’armée rouge est le témoignage de l’abandon des idées novatrices des années 20 dans le domaine culturel. Les réalisations où seront exprimées avec le plus de force les idées du réalisme socialiste sont étonnement les stations de métro moscovites alors que le retour aux formes classiques y semble encore moins justifié que pour les autres réalisations. C’est cependant ce qui fut fait avec l’aide des arts plastiques ; peintures, sculptures et mosaïques qui transformèrent ces stations de métro en véritables palais souterrains plus décorés qu’un palais de la Renaissance: 28 cf. I. A. Kornfeld: «L’architecture des bâtiments publics soviétiques. Le théâtre central de l’armée rouge ». In : Akademia arkhitektury, no 4, 1935, cite in Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 325 38 plafonds immenses d’où pendent d’étincelants candélabres de cristal, statues grecques sur balustrades renaissance, mosaïques recouvrant des murs entiers, etc.29 Chaque station de la première ligne avait nécessité en moyenne 1'700 m3 de marbre ; celles de la seconde ligne en ont elles utilisé jusqu'à 2'500 m3 chacune. 29 Entrée de la station Kievskaia. Arch.: D. Tchetchouline, 1937 29 29 29 Station Elektrozavodskaia, 1938 Station de Koltzevaia, 1938 Images tirées de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 332 39 Dans les dernières stations construites, le premier niveau où l’on achetait les billets faisait de 12 à 15 mètres de haut constituant un volume 8 à 10 fois supérieur à celui des premières stations. Encore une fois, la contradiction « temporelle » entre les formes architecturales et décoratives utilisées et la technologie employée dans la réalisation du métro était frappante. Il faut rappeler que le métro de Moscou était, au moment de sa réalisation, l’ouvrage le plus avancé de ce type dans le monde. De grands efforts techniques et d’aménagement y avaient été réalisés pour en faire un réseau confortable, peu fatiguant grâce à la généralisation des escalators, et d’une ambiance agréable par sa luminosité et sa propreté. Le métro de Moscou avait été présenté en son temps comme une œuvre exemplaire de la nouvelle architecture30. Ainsi Joseph Révai, ministre de la Culture de la République populaire de Hongrie disait : « Le métro de Paris est (…) parfaitement pratique ; il n’y a rien à redire en ce qui le concerne sous le rapport du « fonctionnalisme ». Mais quel sentiment le métro inspire-t-il à l’ouvrier parisien, dont il est le principal moyen de transport ? 30 30 Entrée de la station Arbatskaia. Milieu des années quarante Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 333 40 Quand (…) il entre dans ces gares souterraines répondant parfaitement à leur fonction, c’est le sentiment de vide, de désolation, de désespoir, de corvée que nourrit en lui la froide «utilité pratique » du métro parisien. Et le métro de Moscou ? Avec son architecture ornée de statue, avec, oserais-je le dire, son luxe, il nourrit chez le travailleur se rendant à son travail, le sentiment qu’en Union soviétique c’est jour de fête, même quand ce n’est pas dimanche. L’un et l’autre sont fonctionnels mais il ne s’agit pas de la même fonction31. » Cet argument n’est pas dénué d’intérêt et, me basant sur les photos, je trouve personnellement que les stations de métro de Moscou ont vraiment l’air plus agréables que celles de Paris. Finalement, quoi d’étonnant à ce que le réalisme socialiste se soit exprimé avec le plus de force dans les stations de métro alors que justement l’un des canons fondamentaux du réalisme socialiste était de rendre l’art accessible à tous, spécialement aux prolétariens et que le métro est justement le moyen de transport des prolétariens. De toute manière, aucune critique contre le métro ne pouvait être faite suite au discours de Kaganovitch lors de l’inauguration de celui-ci en mai 1935 à moins de ne vouloir s’attaquer à Staline lui-même : « Le camarade Staline a beaucoup à faire. Il dirige tout le pays. Il est plongé dans les problèmes de l’industrie, de l’agriculture et des transports. Mais je vais vous dire sur la base de ma propre expérience, que le camarade Staline aime particulièrement et se préoccupe de la reconstruction de la ville de Moscou, et tout particulièrement de la construction de son métropolitain. Il entre dans tous les détails de nos travaux : comment construire les trottoirs, comment réaliser les chaussés, comment développer la verdure et les parcs de la ville et comment construire le métro pour s’assurer de la haute qualité de ces réalisations et leur achèvement dans les délais prévus. C’est plus d’une fois qu’il nous a formulé ses exigences: veillez à ce que la qualité du métro soit élevée, exemplaire. Chacune de ses remarques soulevait et mobilisait les bolcheviques de Moscou pour combattre avec encore plus de résolution pour la construction et la qualité (…) sous la surveillance vigilante et amicale de ce géant de notre grande patrie : le camarade Staline32. » Pour ce qui est des destructions d’édifices destinées à libérer des espaces pour la construction de nouveaux, il ne semble pas que l’on ait détruit des bâtiments en raison de leur attachement à l’ancien gouvernement du tsar. St-Petersbourg, ville où siégeait le tsar, fut même prise 31 32 cf. Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p.330 cf. Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p.331 et 334 41 comme modèle architectural pour ses bâtiments de style empire russe33. Par contre, les édifices religieux furent les cibles de destructions plus symboliques qu’utilitaires. La religion n’ayant pas sa place dans l’idéologie communiste, considérée par Marx comme l’opium du peuple, des centaines d’églises furent détruites à Moscou. La destruction de la cathédrale du Christ-Sauveur, la plus grande de Moscou pour y édifier à la place le Palais des Soviets est hautement symbolique et sensée refléter la victoire du communisme sur la religion. Cependant, la plupart destructions sur le des territoire soviétique n’étaient pas volontaires. L’URSS fut le pays qui a subi le plus 33 Hôtel particulier Pachkov (aujourd’hui annexe de la bibliothèque Lénine), 1784-1786 de destructions durant la deuxième guerre mondiale. Quelques chiffres en sont révélateurs : 32'000 entreprises industrielles détruites, 1'710 villes totalement ou partiellement rasées et, parmi elles, des villes de première importance comme Leningrad, Stalingrad, Kiev, etc. 70'000 villages totalement détruits, 70 millions de m2 de surface habitable disparurent et 25 millions de personnes restèrent sans abris. La situation du logement était déjà catastrophique avant la guerre, elle devint véritablement insoutenable après celle-ci. Pourtant ceci ne changea en rien les formes, les principes et les orientations architecturales. Au contraire, dans la mesure où le Parti et Staline lui-même avaient mis l’accent sur les sentiments nationalistes et patriotiques russes pour favoriser l’unité nationale vis-à-vis de l’envahisseur, l’architecture dite « nationale » sera renforcée. Les principes architecturaux des années 30 resteront totalement inchangés si ce n’est que ses caractéristiques principales (monumentalité, symbolisme et « héritage culturel ») furent encore accentuées dans la période d’après guerre. Bien que la production architecturale soit passée d’une activité marginale par son volume et artisanale par sa technique durant les années 20 à une véritable activité industrielle durant les années 30 avec une productivité énorme, elle ne parvint jamais à rattraper la courbe de croissance des demandes. 33 Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 178 42 Pendant les vingt-cinq années qu’aura duré la théorie du réalisme socialiste, il ne s’est rien passé de très excitant dans le domaine architectural. Le dernier événement architectural de la période stalinienne est la construction de huit immeubles de grande hauteur à Moscou34. On ne les appelait pas « gratte-ciel » car ils étaient bien sûr très différents et surtout nettement supérieurs, dans tous les domaines, aux horribles tours américaines… Ces huit immeubles se trouvent à l’intersection des grands axes radiaux et des boulevards. Ils devaient marquer la future expansion de la ville et former une structure spatiale unique axée sur les centres idéologiques de la capitale : le Kremlin et le futur Palais des Soviets. Cette structure spatiale invisible est à bien sûr l’échelle humaine tout comme la forme en étoile du théâtre de l’armée rouge. Ces huit immeubles constituent un tournant dans l’architecture stalinienne, car bien qu’étant monumentaux, ce n’était pas des copies de l’antiquité. Certes, les ornements sont encore nombreux mais ne sont pas la copie d’une façade d’un palais renaissance : c’est un 34 34 Le ministère des Affaires étrangères, place de Smolensk. Arch : V. Gelfreich et M. Minkus style unique. Ce style, bien Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 344 43 qu’apparût à la fin de l’époque stalinienne et présent sur moins de dix bâtiments, est celui qui va être retenu et associé à l’architecture stalinienne. Demander à quelqu’un ce à quoi lui fait penser l’architecture stalinienne, il répondra : « Gros, grand, carré et lourd » oubliant vingtcinq années de copie passéiste de l’antiquité. Mais à quoi est dû ce tournant ? L’abandon des formes classiques vient peut être du fait qu’elles ne sont pas adaptées pour des immeubles d’une telle hauteur, hauteur qui variait tout de même entre 134 et 275 mètres. Cet argument reste peut valable car le Palais des Soviets, qui devait mesurer près de 420 mètres, avait bien une architecture de forme classique inspirée de Babylone. Une supposition plus plausible est que l’idée d’un renouvellement formel de l’architecture ait été acceptée. Tous les architectes de ces immeubles sont extrêmement puissants et influents dans le milieu architectural et sont également bien introduits dans le cercle dirigeant (condition obligatoire pour être influent dans un domaine). On y retrouve Gelfreich, co-auteur du Palais des Soviets, Mordinov, présidant de la V.O.P.R.A ou encore le futur architecte en chef de Moscou. Il est possible qu’un tel groupe d’architectes, ayant les faveurs du Parti, ait réussi à faire admettre l’idée d’une révision des formes architecturales en vigueur, s’assurant de nouvelles commandes et un prestige accru. Rappelons que bien qu’étant communiste, la société soviétique n’est pas pour autant égalitaire et il est bien plus intéressant (sur le plan professionnel et financier) de travailler à un projet prestigieux plutôt qu’à un projet-type anonyme. Pour ce qui est du tournant architectural, il ne sera officiellement jamais question de tournant car, comme tout le monde le sait, le Parti communiste ne se trompe jamais et ne procède jamais à un tournant politique (l’architecture était bien une affaire politique). Chaque virage politique, quelque soit les contradictions flagrantes qu’il entraîne, ne peut être autre chose que l’aboutissement de décisions antérieures dont le virage ne démontre que la justesse… L’explication officielle de ce tournant, qui bien sûr n’en est pas un, est un brillant exemple des formulations officielles faites par le Parti pour expliquer ses choix et qui trouve toujours dans les classiques du marxisme la citation nécessaire : « Les architectes soviétiques ont toujours rêvé de réaliser des édifices de grande hauteur. Ce qui avait été un rêve est, par les efforts opiniâtres du Parti et du gouvernement, devenu une réalité35. » 35 cf. N. Tzapenko : O realistitcheskikh osnovakh zovietskoi arkhitektury, Moscou 1952, cité in Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 347 44 Ces huit immeubles, pourtant tous lancés entre fin 1948 et début 1949, ne se ressemblent pas pour autant. Certains ont plus ou moins la même forme mais chacun est différent autant par son plan que par ses détails architecturaux. Tous cependant avaient une flèche à leur sommet, différente pour chacun mais toujours démesurée, celle de l’université faisant plus de 40 mètres36. 36 Université d’Etat de Moscou, Arch. : L. Roudnev, P. Abrossimov, A. Khariakov et S. Tchernitchev 36 36 Elévation et plan de l’Université de Moscou Images tirées de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 346 45 Quatre de ces huit édifices étaient des immeubles d’habitation qui étaient réservés à l’élite de la société russe. Tous extrêmement luxueux : cours intérieures, terrasses, garage pour 200 voitures (une rareté à l’époque), plus d’une vingtaine d’ascenseurs, etc. Il pouvait y avoir jusqu’à 800 appartements pouvant accueillir 3'500 personnes. C’était de vraies maisons-citées avec restaurants, salons de coiffure, pharmacies, salles de fitness, garderies et autres magasins (comme le prévoyait les projets des maisons communes des constructivistes, projets abandonnés et condamnés). Les huit plans furent signés et approuvés par Staline lui-même et les huit immeubles obtinrent le prix Staline… Les critiques de ces immeubles étaient bien sûr résolument positives et surtout montraient la grande différence qui existait entre les gratte-ciel américains et les édifices soviétiques de grande hauteur : « Le mérite des auteurs de ces édifices consiste en ce qu’ils ne se sont pas mis à habiller leurs réalisations dans les formes de l’architecture grécoromaine ou gothique comme ce fut le cas lors de la construction des gratte-ciel américains. Les architectes soviétiques ne se sont pas non plus lancés dans la création de boîtes sinistres et nues. Nos architectes ont créé un nouveau type de bâtiment tel qu’il n’en existe nulle part au monde37. » Le gratte-ciel stalinien marquera la fin architecturale de la période du « Grand Architecte du communisme ». Il marquera également la fin de la théorie du réalisme socialiste en architecture, théorie qui durant vingt-cinq ans n’a été qu’un vieux discours justifiant ou condamnant telle ou telle œuvre architectural non pas à l’aide de critères scientifiques mais par rapport à des impératifs politiques. L’architecture était un instrument politique et non pas une fin ni, comme pendant les années 20, un outil de transformation social, mais par contre un des moyens employés par le stalinisme pour atteindre ses propres objectifs. 37 cf. N. Tzapenko : O realistitcheskikh osnovakh zovietskoi arkhitektury, Moscou 1952, cité in Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 351 46 Conclusion Staline meurt le 6 mars 1953 et c’est Khrouchtchev qui devient secrétaire général du Parti et chef du gouvernement. Au XXème congrès du Parti communiste (février 1956), Khrouchtchev condamne le culte de la personnalité dont Staline faisait l’objet, dénonce ses crimes et conteste ses mérites de stratège. C’est le début de la campagne de déstalinisation. En décembre 1954 déjà, le Comité central du Parti et le conseil des ministres dénoncèrent, lors d’une conférence à Moscou à laquelle étaient convoqués architectes, ingénieurs, techniciens et administrateurs, les excès commis depuis des années dans la construction. Les incohérences de l’architecture stalinienne furent tournées en ridicule. Le Parti, comme à son habitude, trouva des boucs-émissaires. Khrouchtchev désigna les architectes comme seuls responsables des excès « décorationistes » qui avaient entraîné la flambée des prix de la construction alors que, comme nous l’avons vu, c’est le Parti lui-même qui avait engagé l’architecture dans l’impasse du réalisme socialiste. C’est ainsi que le Parti expliqua au peuple soviétique que les 30 ans de crise aiguë du logement et de l’équipement qui les avaient forcés à s’entasser dans des appartements communautaires et à faire d’interminables queues devant les trop rares magasins, avaient pour seules explications l’engouement des architectes pour les formes classiques et leur oubli des besoins du peuple. Au vu de cette réponse, on pouvait se demander pourquoi le Parti communiste, l’infaillible Parti, celui qui veille sur les prolétariens et leur assure le pouvoir, n’avait pas réagi durant ces années de crise. Mais c’est là une question qui ne se posait pas. Quant au résultat de vingt-cinq années de réalisme socialiste en architecture, je pense y avoir répondu. Vingt-cinq ans de dictature sous le gel total du stalinisme ont fait qu’en 1955 l’architecture soviétique n’était pas plus avancée, si ce n’est moins, qu’en 1930. Bien qu’ayant bénéficié du développement économique et technologique de l’URSS grâce aux plans quinquennaux, l’architecture stalinienne n’a pas réussi à réduire le manque de logements et d’équipements principalement en raison de la théorie du réalisme socialiste que le Parti lui imposa. Pour ce qui est de cette théorie, vingt-cinq ans n’a pas suffit à en faire autre chose qu’une méthode définie par des oppositions et des négations : « Le réalisme socialiste en architecture ne doit être ni ceci, ni cela, ni « une copie servile du passé », ni non plus « Le refus des racines nationales et de la notion d’art38. » 38 cf. Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p.361 47 Comme nous l’avons vu, l’architecture stalinienne ne reflétait pas du tout la société soviétique de l’époque. Par contre, un parallélisme certain existe entre l’histoire de son développement et celui, politique et social, de l’URSS à savoir, un développement de la dictature ou la bureaucratie a le pouvoir et où toutes les décisions sont prises de manière arbitraire par le Parti. Finalement, en étudiant le développement social et politique entre les années 30 et 55, il n’y a rien de surprenant à ce qu’une telle dictature développe une architecture comme l’architecture stalinienne ; le contraire aurait été étonnant. Pour ce qui est de l’après Staline en architecture, Khrouchtchev fera construire des milliers de « cages à lapins »39 afin de palier à la crise du logement alors que sous Brejnev, on construira 39 Un grand ensemble à Moscou, début des années septante d’immenses tours. Durant les années 90, ce sera une architecture débridée affichant la richesse des nouveaux russes. Actuellement, l’architecture stalinienne redevient à la mode à Moscou. Les « immeubles de grande hauteur » construits juste avant la mort de Staline sont à nouveau très prisés : le prix de vente peut atteindre 10'000 dollars le m2. Le concept d’une ville dans la ville, avec magasins, restaurants, fitness, salles de spectacles, etc. est très apprécié. Le 39 Image tirée de Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, p. 360 48 problème est que les bâtiments de l’époque stalinienne ne répondent plus aux exigences contemporaines. C’est pourquoi, une nouvelle « sœur » des grandes tours staliniennes est actuellement en chantier. Un autre exemple de l’engouement pour l’architecture stalinienne est l’émotion qu’à suscité la destruction de l’Hôtel Moskva. Ouvert en 1935, c’était l’hôtel le mieux situé de la capitale et c’est pour des raisons d’insuffisance de confort qu’il a été détruit. Suite à l’indignation des protecteurs du patrimoine, la municipalité a décidé de reconstruire l’extérieur du nouvel hôtel à l’identique de celui de la Moskva. Malgré cela, nombre d’architectes et d’habitants parlent de sacrilège. Plus au nord, la destruction de la tour Hôtel Intourist qui, construite en 1970, écrasait le centre ville, n’a par contre suscité aucune réaction. De nombreux moscovites souhaitent également la destruction du monstrueux Hôtel Rossia (1967) qui défigure les rives de la Moskva. Ces deux bâtiments n’ont rien du charme, désormais en vogue, de l’architecture stalinienne. 49 Bibliographie Golomshtock Igor, L’art totalitaire : Union Soviétique – IIIème Reich – Italie fasciste – Chine, Paris : Carré, 1991 (1990) Kopp Anatole, L’architecture de la période stalinienne, Grenoble : Presse universitaire de Grenoble, 1978 Laloy Jean, « Staline et Stalinisme », in Encyclopaedia Universalis (vol. 21), Paris : Encyclopaedia Universalis France S.A., 2002, p. 563 – 567 Mourre, « Staline », in dictionnaire encyclopédique d’histoire, Paris : Larousse – Bordas, 1996 (1978), p.5246 – 5250 Moscou, Patrimoine architectural, éd. D. Chvidkovski et J.–M. Pérousse de Montclos, Paris : Flammarion, 1997 Edelman Frédéric, Les grandes orgues du réalisme socialiste », Le Monde, 26 février 2003 Site Internet : http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3390--310723.html Roth Henri, « Le retour architectural de Staline », Tribune de Genève, 2 juillet 2003 50