Georges Kellens : de la tradition à l`innovation - Larcier

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Georges Kellens : de la tradition à l`innovation - Larcier
Georges Kellens :
de la tradition à l’innovation
par
Michel Born
Professeur ordinaire, doyen de la Faculté de psychologie et
président de l’École de criminologie de l’Université de Liège
Fabienne Kéfer
Chargée de cours à la Faculté de droit de l’Université de Liège
André Lemaître
Chargé de cours à la Faculté de droit de l’Université de Liège
et à l’École de criminologie
De la tradition à l’innovation, c’est à la fois un résumé de la trajectoire
criminologique de Georges Kellens et une évocation des chapitres de ce
liber amicorum qui lui est dédié.
On connaît Georges Kellens comme un spécialiste de la délinquance
des affaires, délinquance économique et financière. Juriste et criminologue,
il est une figure marquante de la criminologie contemporaine belge et internationale.
Docteur en droit de l’Université de Liège en 1963, il prête le serment
d’avocat le 24 octobre 1963, profession qu’il exercera durant une dizaine
d’années avant de devenir avocat honoraire. C’est vers le droit pénal – un
droit plus humain que les autres – qu’il se dirige et devient assistant au
service de droit pénal et de criminologie dirigé par le Baron Jean Constant.
Parallèlement, il poursuit une licence en criminologie qu’il décroche en
1966. C’est à la banqueroute mais aussi aux banqueroutiers qu’il consacre
sa thèse de doctorat en « sciences criminologiques », qu’il soutient en 1971.
Il sera ensuite un des plus jeunes chargés de cours, puis professeur et enfin
professeur ordinaire à la faculté de droit.
La criminologie, la pénologie, le droit pénal comparé tiraient leur force
de la tradition d’un droit pénal rigoureux et de travaux criminologiques
classiques. Georges Kellens a eu l’intuition que les temps changeaient. Les
idées criminologiques pouvaient être revisitées grâce au vent de fraîcheur
qu’il a contribué grandement à faire naître : la criminologie de la réaction
sociale et toute la réflexion critique qui y trouva sa source. Pour lui, l’innovation n’est pas révolution. Il reste fidèle à ses maîtres ; il sait ce que le droit
apporte à la criminologie mais n’a jamais hésité à ouvrir de nouvelles portes,
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Georges Kellens : de la tradition à l’innovation
allant lui-même et poussant ses élèves, étudiants, chercheurs et assistants
sur le chemin de l’innovation.
Un de ses soucis est de montrer aux juristes « certaines des ressources
qu’offre la criminologie dans la compréhension de phénomènes qu’ils s’efforcent de définir et de contribuer à juguler. L’un tente de délimiter ce qui
doit être puni. L’autre dessine ce qu’il voit, ce qu’il veut voir, ce qu’il croit
comprendre : sans foi – refusant les dogmes – il s’efforce de s’acheminer vers
des lois, des clés de compréhension de certaines conduites humaines » 1.
À l’Université de Liège, avoir une brillante carrière et obtenir une
reconnaissance internationale ne peut jamais se construire au détriment
de l’enseignement, justification première et incontournable du statut de
professeur. Pour Georges Kellens, cette règle allait de soi et il a marqué
de nombreuses générations du sceau de son savoir encyclopédique de la
criminologie, meurtrissant même au passage quelques étudiants n’ayant
pas réussi à mémoriser tout le panthéon passé et présent de la criminologie. Associant lui-même prodigieusement les noms des auteurs avec
leurs idées, il ne peut imaginer que l’oubli puisse faire son œuvre chez les
autres. Aussi commence-t-il souvent ses évocations de tel ou tel collègue,
vieille ou nouvelle gloire de la criminologie, par un « comme tu sais … », en
émaillant le propos d’affirmations positives sur les idées ou les caractéristiques humaines de la personne. Contrairement à une pratique trop courante
dans nos milieux, jamais il n’utilise la critique acerbe, l’ironie ou le dédain
pour disqualifier l’autre ou se faire valoir mais, en toutes circonstances, il
affirme le positif de l’autre. Cette grande gentillesse a peut-être été perçue
par certains comme une faiblesse mais cache, en fait, une grande sensibilité,
qui lui donne une valeur inestimable bien plus importante que sa notoriété
ou ses publications aux yeux de ceux pour qui les valeurs humaines dépassent toutes les autres.
Au milieu des années 1980, la gentillesse de Georges Kellens, son sens
du service à la communauté et son attachement à la matière juridique se
sont conjugués de manière particulièrement élégante. Il a en effet, durant
huit années, assuré en suppléance les cours de droit pénal, droit pénal
comparé et procédure pénale comparée aux étudiants en droit, avec lesquels
il a partagé sa connaissance des grands courants de pensée ayant influencé le
droit de la responsabilité pénale comme sa maîtrise remarquable du droit de
la peine. Il a su leur apporter son ouverture à d’autres disciplines et d’autres
cultures.
Georges Kellens a été un des grands artisans de la reconnaissance de
la criminologie, notamment (déjà) en apportant une contribution décisive – à l’occasion de sa présidence de l’École de criminologie – à la redéfinition d’un parcours universitaire ambitieux et solide préparant les futurs
criminologues, les « ingénieurs du social », à être aptes à relever des défis
dans l’amélioration des conditions de vie de leurs contemporains et dans
G. Kellens, « De l’utilité de la criminologie spéciale », Rev. dr. pén., 1986, p. 647.
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les transformations de la prise en charge des personnes impliquées dans
la confrontation pénale (auteur ou victime). Agent de changement social,
agent de réhabilitation et de traitement, de médiation, de réconciliation,
de prévention, pour Georges Kellens, le criminologue est un « artiste de
la relativité, du mouvement et de la complexité des choses humaines. Il
peut, surtout dans des équipes pluridisciplinaires, permettre des réponses
nuancées à des questions adéquatement définies. Dans le choix à opérer
aux différents niveaux de la politique criminelle, sa formation et son expérience doivent lui permettre de freiner les solutions faciles et leurs effets
inattendus, voire pervers » 2.
Georges Kellens aime écrire ; n’avait-il d’ailleurs pas un moment voulu
faire des études de philologie romane ? Sa bibliographie, impressionnante,
est servie par l’élégance de sa plume. Ainsi, chemin faisant, il avait déjà
publié en 1970, chez Marabout Université, un dictionnaire de criminologie
de plus de 500 pages, Le crime et la criminologie, qui rencontrera un grand
succès.
Georges Kellens se doutait bien peu que 36 ans plus tard, la définition
qu’il donne de la criminologie dans son dictionnaire serait non seulement
d’actualité mais même d’avenir. Pas une retouche à faire à ce texte. Tout y
est : criminologie, science de carrefour, transversale et discipline autonome.
Seule une phrase s’avère, avec le temps, devenue inexacte : « (…) on pourrait se demander s’il peut être question de considérer la criminologie comme
une profession (…) » 3. Georges Kellens s’est employé à rendre cette interrogation désuète. Certes, à l’époque, la criminologie ne pouvait pas être
considérée comme une profession. Si, depuis lors, des postes de « criminologues » ont été créés partout en Belgique, tant en Communauté française qu’en Communauté flamande ou germanophone, c’est notamment,
parce que Georges Kellens a professionnalisé de plus en plus la formation
et défendu à tous les niveaux, dans toutes les instances politiques et administratives, l’idée que les professionnels de la criminologie ont leur place à
tous les étages de la fonction publique. Ce fut le deuxième volet essentiel de
sa carrière que de mener à éclosion la profession de criminologue avec, en
point d’orgue, le congrès qu’il organisa, à Liège, sur le thème « Le criminologue dans la Cité » 4.
Depuis lors, l’activité de publication, en dix langues, ne se relâchera pas :
on en compte aujourd’hui plus de 250, spécialement dans le domaine du
droit humanitaire, de la criminologie des organisations, de la délinquance
G. Kellens, « Entre théories et pratiques, la criminologie appliquée constitue-t-elle une
discipline susceptible de professionnalisation ? », R. Cario, A.M. Favard, R. Ottenhof
(dir.), Profession criminologue, Toulouse, Erès, coll. Criminologie et sciences de l’homme,
1994, pp. 15-27.
E. Yamarellos et G. Kellens, Le crime et la criminologie, Verviers, Marabout Université,
1970, p. 125.
G. Kellens, Criminologie et société – Le criminologue dans la Cité, hier, aujourd’hui,
demain, actes du colloque du cinquantième anniversaire de l’École liégeoise de criminologie Jean Constant, Bruxelles, Bruylant, 1998, 162 p. (coll. A. Lemaître).
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routière, du sentencing, de la sociologie de la déviance, du récit de vie en
sociologie du crime, du droit des jeunes, du hooliganisme, des victimisations, de l’insécurité, de la politique criminelle, de la politique et du droit
pénitentiaires, de la criminologie spéciale, de la prévention, de l’enseignement et de la recherche en criminologie.
Pour Georges Kellens, comme pour l’humoriste Sempé, « rien n’est
simple – tout se complique » : méfiance vis-à-vis des modes, des experts
autoproclamés, des solutions simplistes. Il faut savoir poser des questions
pour garantir un accès à des réponses valables. Si on l’interroge sur l’utilité
de la criminologie, la première réponse doit sans doute être qu’elle aide à
poser des questions, qu’elle représente une puissance de questionnement,
qu’elle a pour première fonction d’aiguiser le regard 5.
Pour lui, « un criminologue doit pouvoir garder une distance critique
par rapport au système de normes, à leur mise en œuvre, à la situation
des différents intervenants, à la souffrance des protagonistes du drame
criminel, victimes et condamnés » 6. Distance critique mais pas indifférence.
Georges Kellens est toujours avant tout lui-même, indépendant ; il sait
aussi s’impliquer dans l’action, s’indigner de la situation matérielle ou juridique des uns, des conditions de détention – parfois ignobles – de certains,
conseiller le Prince mais aussi le critiquer.
Refusant une criminologie utilitaire, il n’en a pas moins été un scientifique
artisan d’une criminologie « utile » en termes d’accessibilité, de compréhension, un criminologue également engagé dans l’action (Jeunesse et droit,
Centre de santé mentale de Liège, Médiante, Fan coaching, Commission
administrative des prisons et de l’établissement de défense sociale de la
région liégeoise).
L’honnêteté intellectuelle est pour lui la qualité qu’il faut pouvoir exiger
d’un criminologue : résister à donner un argument facile, sens critique pour
soi-même également, adopter une position nette, dire d’où on parle et à
partir de quelles données : la criminologie n’a de sens que par rapport à une
recherche de qualité dont l’indépendance soit garantie par des structures
de subsidiation impartiales ou le moins partiales possible 7. Si l’on entend
bien par criminologie une discipline qui analyse notamment en toute indépendance les structures, les interconnections et les rapports de pouvoirs,
Georges Kellens évoque « les limites déontologiques de l’accord des
universités à faire de la recherche criminologique pour des sociétés ou des
personnes privées qui ont des intérêts à défendre, par exemple, des industries d’armement ou de sécurité » 8.
G. Kellens, « De l’utilité de la criminologie spéciale », Rev. dr. pén., 1986, p. 639.
G. Kellens, « La longue marche des criminologues », F. Ringelheim (éd.), Punir, mon
beau souci – Pour une raison pénale, numéro thématique de la Revue de l’Université de
Bruxelles, 1984, nos 1-3, p. 326.
G. Kellens, « L’enseignement de la criminologie dans les universités belges », Rev. dr.
pén., 1989, p. 1074.
G. Kellens, « L’enseignement de la criminologie dans les universités belges », Rev. dr.
pén., 1989, p. 1071.
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Dans la synthèse de sa leçon inaugurale de la chaire Francqui qu’il a
occupée à l’Université Libre de Bruxelles en 1986 (le titre du cours était :
« Cercles de craie et traits de fusain – Lectures criminologiques du droit
pénal spécial »), Georges Kellens a écrit : « je voudrais me situer en dehors
de la mode et je voudrais que la criminologie soit écoutée et crédible » 9. Se
gardant bien de « surfer » sur des courants idéologiques et refusant l’adhésion à une « chapelle », Georges Kellens est un modèle d’intégrité intellectuelle, évitant la langue de bois, scientifique avant tout, disant ce qu’il sait
même si c’est à contre-courant de l’attente.
S’il écrit très bien, Georges Kellens est également « lisible » et attentif
à la communication des résultats de ses travaux au public non seulement
de professionnels mais aussi de profanes : pas de place pour le jargon, pas
d’écran de fumée et pas de recherche du scoop car il sait aussi que « la
communication des résultats de recherches à un large public ne s’accompagne pas toujours des nuances nécessaires : généralisations hâtives, lectures
simplifiantes, recherche du résultat qui frappe. C’est un autre écueil qui
guette le criminologue dans un secteur dont les médias sont avides et qui
suscite les passions, donc des lectures encore déformantes » 10.
Membre de réseaux scientifiques et de sociétés savantes, Georges Kellens
est également « un criminologue dans le monde ». Hors de Belgique, son
port d’attache important est la France, où il fait partie du groupe fondateur
de Déviance et société et du Groupement européen de recherche sur les
normativités (GERN).
On le retrouve notamment au Japon, en Indonésie, en Équateur, aux
États-Unis, souvent au Canada et spécialement au Québec, mêlant contacts
scientifiques et amicaux. Il est aussi en relation étroite avec les Pays-Bas,
l’Italie, la Grèce, la Suisse, la Pologne et la Hongrie.
Il fréquente les Nations Unies, le Conseil de l’Europe et, actuellement,
préside la Fondation internationale pénale et pénitentiaire et est secrétaire
général adjoint de la Société internationale de criminologie.
Son audience et sa reconnaissance internationale lui donnent un tel
prestige qu’elles l’aident à faire progresser ses idées en Belgique, renforçant
l’écoute dont il jouit déjà auprès de nos autorités nationales et communautaires.
Impossible d’évoquer Georges Kellens sans parler de son humour.
Inénarrable, en toute circonstance, l’humour surgit au détour d’une phrase
ou d’un long propos argumenté mettant ainsi en lumière la pétillance de son
esprit. Cet humour est apprécié par le public nombreux qui participe aux
colloques, journées d’études, conférences, congrès, symposiums, séminaires
où il assure soit la présidence de séance, la présentation d’un rapport introductif ou conclusif ou tout simplement une communication. Cet humour
10
G. Kellens, « De l’utilité de la criminologie spéciale », Rev. dr. pén., 1986, p. 646.
G. Kellens, « La longue marche des criminologues », F. Ringelheim (éd.), Punir, mon
beau souci – Pour une raison pénale, numéro thématique de la Revue de l’Université de
Bruxelles, 1984, nos 1-3, p. 328.
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Georges Kellens : de la tradition à l’innovation
qui rend plaisantes toutes ses interventions s’avère souvent être une sorte
de complément ou une autre façon de présenter les faits, la réalité, les théories, les données, les évidences de manière critique, celle qui cherche non
à détruire mais à construire une démarche intellectuelle reconnue comme
un des buts fondamentaux de l’université, à savoir le sens critique. Par cette
rigueur de la mise en question des évidences en matière pénale et criminologique, Georges Kellens mérite le titre de criminologue critique, ce qui,
aux yeux de certains, représente la plus grande lettre de noblesse de la criminologie.
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