notre rencontre avec zoulikha bouabdellah

Transcription

notre rencontre avec zoulikha bouabdellah
Article paru sur le site de « Les Jeudis Arty », le 01/12/16
NOTRE RENCONTRE AVEC ZOULIKHA
BOUABDELLAH
Livrer une oeuvre qui sera le support
d’un dialogue. C’est ce qu’entreprend
Zoulikha Bouabdellah avec son
exposition Lettre d'amour à un
homme arabe programmée du 04
novembre au 22 décembre 2016 à la
galerie Mathias Coullaud (Curateur
associé : Christophe Langlitz).
Quel a été votre parcours, qu’est-ce qui vous a amené à être artiste ?
Après ma naissance à Moscou j’ai vite déménagé pour Alger où j’ai grandi et jusqu'à l'âge de
16 ans, à cette période j’habitais littéralement le musée des beaux-arts d’Alger puisque ma
mère en était directrice. En 1993, alors que la guerre civile éclate, ma famille a quitté l'Algérie
pour venir en France. Ici j’ai décidé de faire des études d’art appliqué et j’ai obtenu le diplôme
de l'ENSAPC1 de Cergy-Pontoise en 2002.
Aujourd’hui vous vivez entre le Maroc et la France, cette double influence du Monde
Arabe et de l’Occident est visible dans votre exposition. Ainsi vous vous adressez à un
homme arabe. Pourquoi ?
J’ai vécu pendant longtemps à Paris et depuis que je vis au Maroc j’ai commencé à fréquenter
des hommes arabes. Je me suis rendue compte que je ne connaissais pas les marocains. En
réalité cet homme ne répond pas du tout au portait qu’on en dresse en Europe, cela m’a
intriguée et j’ai voulu commencer à m’intéresser à lui mais pas frontalement, pas à un homme
arabe en particulier. J’ai donc commencé à écrire des lettres que j’adressais à un homme
arabe mais pas un prototype d’homme arabe, l’homme arabe est complexe comme tous les
autres hommes de la terre.
Une de ces lettres accueille le visiteur, retranscrite sur le mur. Le texte de cette lettre est
inspiré par la chanson d’Oum Kaltoum « Al Atlal » qui veut dire « Les Ruines ». Dans cette
chanson elle chante un amour perdu à jamais et reproche à l’homme auquel elle s’adresse de
l’avoir abandonné. Et elle dit « libère moi de mes chaînes » et moi je dis « libérons-nous de
nos chaînes » parce que c’est un travail qu’il est nécessaire de faire à deux. J’aimerais aussi
questionner par-là la mauvaise image qu’on donne des hommes arabes, la tendance que l’on
a à mettre en valeur ceux qui désirent que les choses aillent en arrière. Beaucoup d’hommes
arabes veulent aussi que les femmes se libèrent, il se rendent compte que non seulement elles
en ont besoin mais que nous en avons tous besoin. Comme l’a ditFatima Mernissi[1], la
première féministe arabe est un homme[2]. Il est nécessaire de faire évoluer les choses
ensemble et pas les uns contre les autres.
[1] Féministe et sociologue marocaine
[2] Qasim Amin : penseur égyptien connu comme principal instigateur du courant féministe
arabe.
“Il est nécessaire de faire
évoluer les choses ensemble et
pas les uns contre les autres. ”
Zoulikha Bouabdellah, Les hommes de la plage, 2016 - Vidéo – Installation
sur 4 écransEd 1/3. Photo Louis Delbaere
L’installation vidéo Les hommes de la plage, réalisée en 2016 vous permet-elle, elle
aussi, de questionner ces rapports hommes-femmes ?
Oui mais pas seulement. Cette vidéo a été filmée sur la plage de Casablanca. C’est un
moment particulier qui est la fin de journée. A ce moment précis la plage est
réquisitionnée par les hommes. Ce qui est intéressant c’est de se demander pourquoi
il y a plus d’hommes que de femmes ? J’ai supposé que cela était dû au fait que la
période à laquelle j’ai filmé était la période du Ramadan, le mois sacré durant lequel
les musulmans jeûnent jusqu’au moment du coucher du soleil. Quelques heures avant
le coucher du soleil les hommes viennent jouer et se défouler la plage et j’imagine que
l’absence de femme est due au fait qu’elles sont en train de préparer à manger. Les
femmes sont très importantes dans cette vidéo puisqu’elles sont présentes par leur
absence. Le regardeur se demande où elles sont et, par là même, elles sont présentes.
Puis toute les femmes ne sont pas absentes puisque moi je suis là, j’ai filmé ces
hommes durant de longues heures. Ainsi je profite de ce moment où la plage est
vraiment masculine pour observer un moment de poésie ou ces hommes sont
ensembles et heureux d’être ensemble, faisant la démonstration de leur force.
La disposition de l’installation que j’ai voulue en dyptique crée cette île séparée du
monde et donne l’impression d’un espace à eux. Sur le premier dyptique la mer ouvre
l’espace sur les extrémités mais le territoire de la plage est restreint entre les deux
pans d’eau. L’idée est donc de créer un double espace. D’un côté se trouve l’infinité
symbolisée par cette étendue d’eau et de l’autre, l’espace délimité sur lequel se
trouvent les hommes qui sont comme emprisonnés sur la plage.
Sur le second dyptique j’ai voulu un coté plus physique, donner à voir la beauté de
ces corps. Ces hommes sont beaux, dans le monde. Cette installation vidéo est une
écriture poétique en images faite en hommage à cette jeunesse.
La musique et l’aspect fantomatique des hommes évoluant dans cette vidéo
comporte aussi un côté assez angoissant…
Oui, j’ai fait le choix de filmer les mouvements de ces hommes à contre-jour, au
ralenti et cela couplé au choix de la composition de Patrick Burgan [1], très puissante,
révèle évidemment un questionnement qui va au-delà de la poésie du geste. Dans
cette partie du monde la possibilité de voyage n’est pas aussi facile qu’en Occident.
Ces mêmes jeunes sont heureux et investissent leur espace ici, mais c’est un espace
qu’ils ne peuvent pas investir partout. Leur origine maghrébine engendre le fait qu’ils
n’ont pas accès à des visas facilement. Pourtant dans la culture arabe les enfants
grandissent avec cette culture du voyage. Nous sommes des lecteurs de Sinbad le
marin et nous sommes des héritiers d’Ibn Battuta, notre Marco Polo arabe, et,
pourtant, ces hommes sont restreints à un espace géographique. Vouloir partir est
une trahison à son espace d’origine pour certains et une volonté d’invasion pour
d’autres.
La plage est aussi le point de départ de ces gens qui prennent les bateaux pour
espérer un avenir meilleur d’où la musique angoissante qui vient accompagner ces
gestes lents. Ils évoluent sur cet îlot sur lequel ils sont libres, sur lequel la mer est
belle. Ils regardent la mer, ils sont dedans, mais c’est aussi un lieu dangereux à l’égard
duquel ils éprouvent de la méfiance. Sur cette vidéo il est possible de voir que ces
jeunes ont juste envie de vivre, envie de dépasser cet horizon. Regarder l’horizon
c’est déjà vouloir partir, vouloir aller voir ailleurs. On les en empêche, alors que c’est
une volonté, une envie naturelle.
[1] Musique : Patrick Burgan, Dionysos.
“Regarder l’horizon, c’est déjà
vouloir partir.”
Zoulikha Bouabdellah,Chasteté de Joseph, 2016, encre de Chine sur papier,
100 x 73 cm, Photo Louis Delbaere
Vous accompagnez cette installation vidéo de dessins réalisés à l’encre de Chine
représentant des pans de dentelles. Quel rapport établissez-vous entre ces
œuvres ?
La dentelle m’intéresse car c’est un tissu qui est aujourd’hui hyper féminin, un tissu
qui s’adresse finalement aux hommes puisqu’il permet à la femme de s’apprêter pour
attirer le regard de ces derniers, mais cela n’a pas toujours été le cas. C’était un tissu
qui était fabriqué par des femmes pour les hommes notamment pour la cour de Louis
XIV, à l’époque les hommes portaient des fraises. Je trouvais que c’était le parfait
support pour ce travail graphique. Je place mes personnages en réserve, je fais un
travail entre le plein et le vide et c’est l’absence et l’effacement du personnage qui
devient sa révélation. Finalement c’est aussi la mission de la dentelle sur la peau, elle
est là pour cacher mais aussi pour montrer. C’est cet entre-deux qui m’intéressait.
Dans ces pièces je fais une citation du personnage de Zoulikha, mon prénom, qui a
été traité dans la peinture classique. Zoulikha n’est presque jamais citée dans les
textes sacrés. Elle poursuit Joseph dans l’épisode dit « de la chasteté de Joseph »[1].
Jospeh se refuse à elle car elle est la femme de son bienfaiteur Putiphar. J’ai choisi ce
moment précis bien évidement parce qu’il est lié à mon prénom, donc je m’engage
complètement dans cette histoire, mais aussi pour rappeler que finalement la femme
est toujours dans cette quête de sa puissance, et ici cela se témoigne parce que c’est
elle qui veut cet homme. Je reprends les scènes de tableaux dans lesquelles on voit
Zoulikha le poursuivre, elle est attirée par lui et va le tirer vers elle, jusqu’à en déchirer
son habit dans le dos. La volonté et la force du désir de cette femme est donc à
mettre en parallèle avec le désir et la force des Hommes de la plage.
Vous travaillez sur plusieurs supports : installation avec Silence, vidéo avec
Dansons, désormais vous utilisez le dessin à l’encre de Chine. Avez-vous une
préférence pour un de ces supports ?
C’est la première fois que je travaille à l’encre de Chine. Ce qui m’intéresse est de
servir l’idée, peu importe le moyen plastique. Je suis une artiste plasticienne donc je
dois trouver des solutions plastiques au message que je veux transmettre. Mon
regard est visuellement métissé. Je m’intéresse aux arts de l’Islam, à la sculpture
classique, à la peinture. Pour ce travail j’utilise l’encre de Chine, car elle permet un
contraste important avec le blanc. Même diluée, cette encre reste totalement noire,
elle forme une matière bouillonnante permettant de faire émerger des personnages
du vide. L’encre est aussi une matière très fluide qui donne une possibilité de coulure
que j’accentue parfois pour donner l’idée d’une mer tourmentée et en mouvement.
C’est une encre qui transmet tout à fait la force de la volonté du personnage de
Zoulikha, en opposition à la fragilité de la dentelle.
Vos œuvres sont le miroir d’engagements passionnés et suscitent parfois des
réactions passionnelles, au-delà du rationnel. Pouvez-vous proposer les mêmes
œuvres à Dubaï, en Espagne et en France ? Est-ce que vous réfléchissez en fonction
du pays et de sa culture ?
Sincèrement non, la seule fois ou j’ai du faire face à la censure c’était en France.
Silence, a été montré en Tunisie, à Dubaï. Elle est parue dans une revue d’art Dubaïote
en double page et je n’ai eu aucun problème dans ces deux pays. Silence n’est pas
anti-musulman mais anti-patriarcal. Cependant j’ai choisi de la retirer de l’exposition
Femina en 2015 car je me suis trouvée en face de personnes qui n’ont pas cherché à
comprendre cette œuvre. Je ne verse pas dans la provocation, cela ne m’intéresse
pas. Je pense que surtout en tant que femme, que féministe, ça n’a plus aucun intérêt.
Selon moi, c’est ce que devaient faire les premières féministes mais aujourd’hui je
pense que nous avons assez prouvé que la femme réfléchit aussi bien que l’homme : il
est donc possible de dialoguer, sans avoir besoin de démonstration. La
démonstration est une forme de faiblesse aujourd’hui. Le but de mon travail est
d’appeler au dialogue afin que les choses avancent. Cependant ce n’est pas facile et
cela en grande partie à cause de la censure qui est présente partout : en France, aux
USA … et qui n’est pas juste une maladie des pays arabes ou musulmans mais une
maladie courante. L’artiste doit savoir serpenter et doit contourner cette censure
pour faire avancer les choses, la confrontation directe ne marche pas.
[1] Coran: Sourate 12, verset 25 à 28 et Bible: Genèse 39, verset 12 à 18.
“Le but est que mon travail
appelle au dialogue”
Les trois choses que vous ne savez pas encore...
Vous avez eu la chance de grandir dans un musée. Y aviez-vous rencontré une
œuvre favorite ? L’Heracles de Bourdelle. Il y a une réplique au musée des beaux-arts
d’Alger, cette sculpture m’a vraiment impressionnée étant petite ! C’est une pièce
extraordinaire que j’ai eu le loisir d’admirer quatre fois par semaine.
Vous avez aussi fait beaucoup référence au cinéma dans certaines de vos oeuvres.
Quel film vous a marqué en particulier ? Le film Libanais Et maintenant on va où ? Ce
film porte sur la guerre civile au Liban. Il raconte l’histoire de femmes qui se réfugient
dans la montagne. C’est dramatiquement drôle. Ça dit beaucoup de la capacité
qu’ont les artistes à faire d’un moment dramatique un moment drôle. Il permet de se
rendre compte que l’humour est vraiment une arme puissante.
Avez-vous d’autres actualités en parallèle de votre exposition à la Galerie Mathias
Coullaud ? Oui, en ce moment je fais partie de l’exposition collective Sacrées graines
qui se tient à L'Institut des cultures d’Islam de Paris du 15 septembre 2016 au 15
janvier 2017.
Certains de mes travaux sont également présentés dans l’exposition l’Iris de Lucy qui
a lieu au Musée départemental d'art contemporain de Rochechouart du 07 juillet au
15 décembre 2016.
Et pour finir, je bénéficie d’une exposition personnelle, Inverted, au Centro Atlántico
de Arte Moderno de Las Palmas aux Canaries. Elle se déroule du 27 octobre 2016 au
08 janvier 2017.
L'exposition "Lettre d'amour à un homme arabe" est visible à la galerie
Mathias Coullaud au 12 rue de Picardie, Paris 3ème, jusqu'au 22 décembre
2016.
Une rencontre réalisée et racontée par :
Mathilde