Le Manoir de Port-Cros - Hôtel Le Manoir Port-Cros

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Le Manoir de Port-Cros - Hôtel Le Manoir Port-Cros
Le Manoir de Port-Cros
Petite histoire dÊune utopie
Depuis THOMAS MORE, les utopies se bâtissent sur des îles. L’insularité -­ en latin, «insula» signifie «isolée» -­ décuple l’imagination et rend possible ce que les lois du monde et du nombre ne sauraient tolérer. On connaît les inventeurs d’utopie, on connaît moins les «utopiens», ceux qui ont choisi de vivre leur utopie. Sans doute parce qu’ils préservent un peu jalousement leur territoire, conscients qu’au contact prolongé du réel, le rêve se transforme en peau de chagrin. 1920. La violoniste Marceline Henry et le poète Claude Balyne débarquent à Port-­Cros, un rocher escarpé, recouvert de forêts, à quelques miles des côtes varoises. L’île accueillit le séjour de Jean d’Agrève, héros éponyme d’un roman paru quelques années plus tôt. L’officier de marine y avait vécu, pendant la guerre du Tonkin, une histoire d’amour tragique et impossible, avec une parisienne de passage. Marceline convainc son mari, un notaire de Châteauneuf-­du-­Pape, de se porter acquéreur de l’île, en vente. Devenus propriétaires, les Henry s’installent tout naturellement au Manoir, la bastide construite vers 1830 par un de leurs prédécesseurs, un marquis. Unis par leur passion commune de la nature et des arts, ils vont devenir, à l’instar de François Fournier dans l’île voisine de Porquerolles, les «seigneurs» de Port-­
Cros. La tâche n’est pas aisée : le couple comprend très tôt le potentiel touristique mais aussi la fragilité de l’île. Ils organisent un service de liaisons avec le continent, ouvrent une auberge, font tracer des sentiers et défricher la terre pour la protéger des incendies. Ils créent, en somme, un parc naturel avant la lettre. Dans le même temps, ces mélomanes, membres de la Schola Cantorum de Vincent d’Indy, attirent à Port-­Cros une pléiade d’artistes et d’écrivains. Jean Paulhan, qui débarque là un beau matin de 1927, obtient grâce à eux la location du fort de la Vigie. Tous les étés, pendant plusieurs années, l’équipe de la N.R.F. viendra y boucler la revue, transportant à dos d’âne vivres et matériel. Puis, c’est au tour d’André Malraux, du couple Renaud Barrault, … et de quelques autres grands de l’époque, de se succéder dans le «phalanstère» de Port-­Cros. La guerre arrive, l’île est sinistrée, ses habitants chassés par l’occupant. 1948. Le Manoir est transformé en hôtel. Après la mort de son mari, Marceline Henry continue à l’administrer selon son idéal, avec une forme d’élitisme l’autorisant à choisir ses hôtes. «Après le dîner, elle se tenait là, sur le divan, et passait en revue les clients à leur sortie de table, saluant les familiers, toisant les indésirables» se souvient Pierre Buffet, son petit-­neveu. 1966. Ce dernier reprend les rênes du Manoir. Entre temps, Marceline est morte, le désignant comme légataire universel. L’Etat devait hériter de la majorité de ses terres, à condition que Port-­Cros devienne un Parc National. Après deux ans d’hésitation, Pierre Buffet, alors établi à Paris, revient sur l’île de son enfance. Ses parents s’y étaient en effet installés dans les années 20, pour diriger L’Hostellerie Provençale. En cinquante ans, le monde a changé, l’hôtellerie aussi. A charge pour Pierre Buffet de prolonger le rêve, d’éviter que le Manoir ne devienne le maillon d’une chaîne de luxe internationale ou la maison d’un milliardaire. Après le dîner, Pierre Buffet bavarde volontiers avec ses hôtes dans le salon. Il sait que cela ne durera pas toujours, reconnaît le paradoxe qui consiste à «maintenir, à l’heure de l’accélération généralisée, une forme de vie du XIXe siècle». Utopiste, Pierre Buffet ? En guise de réponse, il cite Paul Valéry, qui séjourna aussi à Port-­Cros : «celui qui veut réaliser son rêve doit être essentiellement éveillé». EMMANUELLE GALL Le Nouvel Economiste, Rubrique L’Endroit. 7 octobre 2000