Michaël Goudoux Centre de Recherche Politique

Transcription

Michaël Goudoux Centre de Recherche Politique
Civitas Gentium 2:1 (2012) 125-155
A L A R ECHERCHE D E L A D IASPORA A RMENIENNE : D EFINITIONS ,
M ODES D E S TRUCTURATION E T P ROCESSUS D’ INSTITUTIONNALISATION
Michaël Goudoux
Centre de Recherche Politique de la Sorbonne,
Centre Européen de Sociologie et de Science Politique de la Sorbonne
Abstract: The apprehension of the ties evolved between Diaspora and long-distance nationalism constitutes a major challenge for international relations as well as for the sociology of
mobilizations. The Armenian Diaspora is nowadays considered to be a historical Diaspora.
The extent of the dispersal, the existence of a homeland, the number and the role of Armenian
transnational institutions and the sense of a common culture count among the factors that
explain the Armenian Diaspora’s particular condition. The present contribution aims at examining the concept of Diaspora (extent, limits, etc.), while confronting it with the institu tionalization process undertaken by actors of the Armenian Diaspora.
Résumé: La compréhension des liens entre diaspora et nationalisme à distance est un défi
pour les relations internationales et la sociologie des mobilisations. La diaspora arménienne,
par l’ampleur et la proportion de la dispersion, la présence d’un Etat-référent, d’institutions
transnationales et d’une culture commune, est qualifiée de diaspora historique. Le but de cette
contribution est de questionner la portée et les limites du concept de diaspora en le confrontant aux processus d’institutionnalisation de la diaspora arménienne.
Introduction
Avec six à sept millions d’Arméniens hors des frontières de l’Arménie, des
communautés d’Arméniens se sont historiquement formées dans des dizaines
de pays. Peuple marchand, les Arméniens sont dispersés depuis l’Antiquité.
Même en l’absence d’Etat, les Arméniens maintiennent un sens de la commu© 2012 Faculty of Turkish Studies and Modern Asian Studies
National and Kapodistrian University of Athens
126
Michaël Goudoux
nauté. Ainsi, leur engagement dans le commerce entraîne la mise en place, dès
le XIVe siècle, de colonies marchandes arméniennes dans les terres du Levant,
à l’Est de l’Europe et le long de la Volga, puis plus tard jusqu’en Perse, en Inde,
en Extrême-Orient et en Europe occidentale. De plus, après 1453, les Sultans ottomans encouragent l’installation d’Arméniens sur le territoire de l’Empire. Ils
obtiennent le droit à une autonomie communautaire et religieuse dans le système du millet. L’Eglise apostolique arménienne devient le ciment des dispersés, relayé ensuite par l’idée nationale arménienne. On assiste à l’étranger à la
formation de journaux, d’écoles, d’associations et de partis politiques; stimulant ainsi le nationalisme arménien. La dispersion existait avant le génocide
des Arméniens qui eut lieu dans l’Empire ottoman à partir de 1915. Mais ce génocide, qui tua entre la moitié et les trois-quarts des deux millions d’Arméniens de la région, occasionna un grand mouvement de réfugiés. La moitié des
survivants se dirigea vers l’Arménie russe tandis que l’autre moitié pris la direction de pays comme l’Égypte, l’Iran, l’Argentine, la France ou les États-Unis,
où existaient déjà des communautés locales arméniennes importantes (leur
forte présence au Moyen-Orient diminue progressivement avec les crises internationales touchant la région). Le génocide de 1915 est par conséquent un
«événement matrice» [1], car il fonde «une mémoire de la catastrophe» et
marque le début de ce que certains nomment «la Grande Diaspora».
La communauté n’existe pas en soi. La seule appartenance à un groupe «naturel» n’en fait pas la cause de phénomènes. La communautarisation est une
relation sociale fondée sur le sentiment objectif d’appartenir à une même communauté. De plus, cette croyance est ensuite portée par l’existence d’une communauté objective, socialement construite et symbolisée par des institutions,
des porte-parole, des emblèmes (parfois en concurrence).
Les communautés arméniennes sont distinctes et hétérogènes se composant
d’associations, d’organisations et d’institutions dans des proportions extrêmement importantes au regard de la population concernée dans chaque pays
d’accueil. Outre l’Église, les acteurs les plus anciens et qui traversent
l’ensemble des communautés sont les partis politiques arméniens, dont la création remonte à plus de cent ans. Au premier rang il y a la Fédération Révolutionnaire Arménienne (FRA Dachnaktsoutioun), qui par sa taille, son histoire
et sa présence dans une trentaine de pays fait office de principale organisation.
C’est un parti à la fois nationaliste et socialiste [2]. Le second parti est l’ADL
1
2
Anahide Ter Minassian, «La diaspora arménienne», in «Géopolitique de la diaspora»,
Hérodote, 1988.
Par facilité de langage je parle de «partis politiques», mais cette appellation est très réductrice pour ces «institutions», qui en plus d’être des partis, ont été, surtout pour la
Civitas Gentium 2:1 (2012)
A la recherche de la diaspora arménienne
127
Ramgavar étiqueté comme étant la droite libérale. Ce parti jouit d’un poids politique réduit par rapport à la FRA, mais il possède cependant une puissance financière relativement importante, notamment via son organisme de bienfaisance. Enfin, le PSD Hentchakian est le parti communiste qui est dorénavant en
sérieuse perte de vitesse. Pour ce qui est des associations arméniennes, il y en a
de toutes sortes: associations de jeunesse, professionnelles ou corporatistes, associations culturelles, ou philantropiques. Certaines ont un ancrage uniquement local, tandis que d’autres sont des «satellites» des grandes organisations
politiques. Plus récemment, principalement en France et aux États-Unis, sont
apparues des institutions unitaires regroupant l’ensemble des associations sur
un plan national. En France, il s’agit du Conseil de Coordinations des organisations Arméniennes de France (CCAF) [3]. A terme, le CCAF devrait être réformé dans le sens d’une institution réellement représentative, le Conseil FrancoArménien (CFA) [4].
Par l’ampleur et la proportion dispersion, par la présence d’un État-référent
et d’une culture commune, ainsi que par l’existence d’institutions transnationales, la diaspora arménienne est qualifiée de «diaspora historique», comme
un modèle idéal-typique de la notion de diaspora. Pourtant ce concept et son
utilisation à propos des communautés arméniennes dispersées de part le
monde n’en reste pas moins problématique.
Diaspeírein signifie en grec «disséminer»; employé dans la traduction de la
Torah par les Juifs d’Alexandrie au IIIe siècle avant notre ère, le substantif
«diaspora» sert à décrire la «dispersion», la «dissolution». Servant à désigner
d’abord la diaspora juive, les caractéristiques des peuples «en diaspora»
s’appliquent également à d’autres «diasporas historiques» tels les Grecs ou les
Arméniens. Puis, par l’accélération des migrations et de la globalisation, le
concept a été étendu aux Chinois, Indiens, Italiens, Irlandais, Kurdes, Libanais,
Palestiniens, Tamouls, Turcs, Coréens. Ce «mot-cliché» sert à décrire des réalités migratoires hétérogènes, voire toute forme de dispersions sur de grands espaces. De fait, le mot «diaspora» fait tout aussi bien référence à des commu-
3
4
FRA, successivement ou simultanément, organisation diasporique, mouvement de libération national, ou même réseau terroriste.
D’abord issu de la création en 1995 du «Comité du 24 avril» (jour de commémoration du
génocide de 1915) dont l’objectif était la reconnaissance par la France du génocide des
Arméniens. Après l’obtention de la loi en 2001, le Comité du 24 avril est investit de missions plus larges et est doté de structures plus formalisées. Il est alors rebaptisé Conseil
de Coordinations des organisations Arméniennes de France (CCAF).
Au lieu d’être comme actuellement une fédération d’associations nommant une Assemblée Générale, puis un Bureau, il devrait s’agir d’une institution représentant directement la communauté arménienne de France à l’issue d’un vote au «suffrage universel».
Civitas Gentium 2:1 (2012)
128
Michaël Goudoux
nautés de migrants, des liens ethniques, des types d’organisations communautaires et caritatives, voire à toute forme de solidarités (professionnelle, affective, politique ou sexuelle) qui se jouent à l’échelle transnationale ou transcontinentale. Il permet de regrouper, sans forcément les distinguer, une pluralité
de phénomènes (exils, réseaux et flux migratoires, nostalgie du lieu d’origine,
facteurs de départ).
Étudier une diaspora suppose la nécessaire prise en compte de l’éclatement
et de la multiplicité des itinéraires, et, ne serait-ce qu’implicitement, elle invite
à leur comparaison dans différents espaces. Néanmoins, il semble intéressant
de s’interroger sur les apports conceptuels ou empiriques de la notion depuis
une trentaine d’années.
L’enjeu d’une «bonne» définition de «diaspora», loin d’être anecdotique, paraît bel et bien configurer les débats. Certains chercheurs insistent sur la nécessité d’un emploi limité du mot de «diaspora», rapporté en général aux expériences des diasporas «historiques» ou «classiques». Cette position est incarnée
en particulier par William Safran, pour qui le paradigme de la diaspora juive
permet une définition stricte du mot car il englobe les principaux critères de
validation du caractère «diasporique» du groupe : dispersion multipolaire à
partir d’un centre, mémoire et nostalgie d’un lieu d’origine, projet de retour,
rejet des sociétés dites «d’accueil», formes de solidarités communautaire et caritative, liens maintenus avec le lieu d’origine. Pour un certain nombre de chercheurs, il existe par conséquent un «cadre diasporique» dont il semble intéressant d’interroger les critères ; et cela paraît d’autant plus vrai, paradoxalement,
pour des diasporas consacrées (les diasporas «historiques») dont le caractère
«diasporique» est plus souvent présupposé que réellement défini et démontré.
Ces précisions typologiques diffèrent nettement d’une position affirmée et,
semble-t-il, majoritaire dans les différentes disciplines des sciences humaines et
sociales (essentiellement depuis les années 1990) qui tend à considérer comme
«diasporique» un nombre toujours plus grand de formes migratoires. Ces
pistes de recherche font écho, sans s’y apparenter directement, à un grand
nombre de travaux des cultural studies attachés à l’étude des identités «postnationales» ou «postcoloniales», «multiculturelles» ou «cosmopolites». Conjointement à l’idée de «diaspora afro-antillaise» formulée par Stuart Hall, toute une
littérature s’est efforcée de rompre avec l’idée de diasporas closes et homogènes en privilégiant les motifs du mouvement, de la mobilité, de l’ambivalence, de l’enchevêtrement et de la mixité des références pour forger le concept
de «diaspora hybride». Ils ont également ouvert la voie, à la redéfinition des
rapports entre identités individuelles et identités de groupes.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
A la recherche de la diaspora arménienne
129
Les deux approches sont-elles irréconciliables ou peuvent-elles se nourrir
l’une l’autre ? Quel est le rapport de la notion avec un certain nombre de
termes connexes, «transnational», «transétatique» ou «global» ? Quels sont les
effets d’une application du terme à des réalités passées, à des époques où le
mot n’était que très rarement utilisé et ne faisait quasiment jamais l’objet d’une
«autodésignation» par les peuples concernés ? Dans la même perspective, quel
est l’écart entre la catégorie qu’utilisent les chercheurs et l’emploi éventuel des
peuples qui se définissent, voire qui revendiquent le statut de diaspora.
L’étude présentée ici vise, tout en questionnant la portée heuristique de la
notion de diaspora, à dépasser les logiques classificatoires et les catégorisations
indigènes par une analyse relationnelle des processus de structuration et d’institutionnalisation de la diaspora arménienne.
Penser les diasporas invite également à penser les espaces géographiques,
socio-économiques et culturels à l’intérieur desquels elles peuvent se déployer.
Le terme a en effet l’avantage, on l’a vu, d’englober zones de départ, flux migratoires et sociétés de résidence, et donc de tenir ensemble toutes les chaînes.
Demeure toutefois l’épineux problème du maintien des frontières ethniques
une fois l’immigration effectuée. Comment gérer la distance avec le (mythe du)
lieu d’origine ? La nature du lien change-t-elle si l’on a affaire à ce que Gabriel
Sheffer a appelé des stateless ou des state-linked diaspora ?
S’il paraît donc difficile d’évacuer le débat entre «diasporas centrées» et
«diasporas hybrides», il semble toutefois intéressant de lier ces prises de position non seulement à des partis pris méthodologiques, mais aussi à des choix
d’échelles qui permettent de mieux saisir l’objet, la notion, voire le concept. En
quoi l’échelle d’observation choisie influe-t-elle sur la manière dont on présente les liens communautaires au sein de la diaspora.
De nombreuses thèses ont présenté les diasporas comme des groupes politiques transnationaux, autonomes, dotés d’une identité commune, de buts politiques similaires et ayant une action concrète sur la politique des Etats [5].
Même si je considère que la diaspora et ses activités politiques dépendent,
voire sont un enjeu, des relations internationales, je montrerai qu’il faut
rompre avec l’idée d’un lien nécessaire entre actions transnationales et consti5
Yossi Shain, The Frontier of Loyalty. Political Exiles in the Age of Nation-State., Middletown,
Wesleyan University Press, 1989; Benedict Anderson, Imagined Communities. Reflections
on the Origines and Spread of Nationalism, London, Verso, 1991; et «Long Distance Nationalism», in The Spectre of Comparisons: Nationalism, Southeast Asia and the World, London,
Verso, 1998. Anderson va jusqu’à affirmer que les diasporas constituent un élément déstabilisateur du système international. Cependant, leurs propos demeurent, bien évidemment, plus nuancés que la courte présentation que je viens d’en donner.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
130
Michaël Goudoux
tution d’une identité et d’une mémoire politique commune. À l’inverse, il
convient de ne pas tomber dans le travers opposé dénoncé par Stéphane Dufoix qui consisterait à nier l’intérêt des activités politiques en exil; «Futile, stérile, souvent impuissante (…), fréquemment assimilée à de la «petite
politique.» [6] Il faut tout de même garder à l’esprit, que ces politiques d’exil,
que nous définirons plus tard, se caractérisent par leur absence de borne et de
règlement; aucun groupe ne peut prétendre au monopole de la représentation
communautaire. Ce champ politique particulier se singularise par une
constante fluidité politique [7].
En premier lieu, nous tenterons, en questionnant les «définitions ouvertes», de
rompre avec la perception d’une diaspora homogène et figée et de saisir les espaces et les dimensions de la diaspora. Dans un second moment, nous allons
opérer des changements de focales entre le global, le national et le local, en alternant analyses synchroniques et diachroniques, afin de saisir les modes de
structuration de la diaspora.
Définitions Et Dimensions De La Diaspora Arménienne.
La Rupture Avec L’idée D’une Diaspora Homogène Et Figée
Plus de la moitié des six à sept millions d'Arméniens vivent aujourd'hui hors
des frontières de la République d'Arménie. Ils sont répartis entre une diaspora
«intérieure» de l'ex-URSS (Caucase, Ukraine, Russie, Asie Centrale) et une diaspora «extérieure» éparpillée sur cinq continents en une cinquantaine de communautés, avec trois zones de concentration principales : l'Amérique du Nord
et, plus particulièrement les États-Unis (environ 900 000), l'Europe de l'Union
Européenne (environ 550 000 dont 450 000 en France), le Proche et le MoyenOrient (400 000 à 500 000) [8]. Mais plutôt que de décrire les différentes caractéristiques de la diaspora arménienne, nous allons plutôt les confronter aux différentes définitions, puis aux «dimensions» conceptualisées par Dufoix.
Dans les années soixante, mais surtout depuis les années quatre-vingt, le
mot diaspora cesse de désigner exclusivement l'ensemble des communautés
juives dispersées et le fait de cette dispersion, pour entrer dans le vocabulaire
de la géographie humaine et celui des sciences sociales en général. Les premières définitions sont des définitions ouvertes. Ainsi, Gabriel Scheffer appuie
6
7
8
Stephane Dufoix, Politiques d’exil, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 16.
Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1986, p. 140-161.
Faute de statistiques comptabilisant les Arméniens dans la plupart des pays dont ils ont
acquis la citoyenneté, mais aussi faute de critères d'appartenance objectifs, on ne dispose
que d'estimations fluctuantes du fait des migrations permanentes et d'une géographie
changeante des communautés. J’ai choisi ici les estimations les plus basses.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
A la recherche de la diaspora arménienne
131
sa définition sur des éléments objectifs (groupe ethnique), mais l’élément fondamental est le lien avec l’origine: «Les diasporas modernes sont des groupes
ethniques minoritaires, issus de migration, qui résident et agissent dans des
pays d’accueil tout en maintenant de forts liens affectifs et matériels avec leurs
pays d’origine - leurs patries (homelands)» [9]. Nous verrons par la suite que
pour la diaspora arménienne, il est difficile de saisir à quoi correspond «la patrie», à quel territoire. Pour beaucoup d’Arméniens en diaspora, le pays d’origine, c’est la Cilicie, qui fait aujourd’hui partie de la Turquie. On note une pré sence indéniable de liens affectifs avec une Arménie mythifiée; certes, mais
pour ce qui est des liens matériels - même si ils ont augmenté à partir du tremblement de terre de 1988, puis après l’indépendance de l’Arménie - ceux-ci
sont assez limités en nombre et en volume (par rapport aux dimensions de la
diaspora).
Ces définitions ouvertes s’accompagnent d’un certain nombre de critères:
maintien de l’identité et de la solidarité communautaire, relations avec l’Etat
d’origine, et avec le pays d’accueil et motifs de la migration (volontaire/involontaire, économique/politique). Je considère que contrairement aux autres, ce
dernier critère est aporétique. Ainsi, la diaspora arménienne serait issue une
fois pour toute d’une migration involontaire et politique. Mais cette logique de
l’invariabilité, «empêche de prendre en compte les changements de nature»
[10] dans le pays d’accueil. En effet, certains «migrants politiques» n’interviennent pas dans la mise en place d’activités politiques, ou inversement il
peut y voir une réactivation des liens avec le pays d’origine de gens qui en
semblaient détachés.
Plus largement, il convient en revanche, de saisir la diaspora à partir de ses
différences géographiques. En effet, la composition de la diaspora arménienne
est nécessairement hétérogène à la fois dans sa composition et dans son implication. Il y a d’abord les disparités en terme de nombre et de répartition. On
peut dégager quatre pôles: Russie-Caucase, Europe, Amérique du Nord,
Moyen-Orient.
Mais la géographie humaine de la diaspora ne correspond pas à sa géographie politique. On a déjà vu la différence entre diaspora intérieure et extérieure. Ainsi, même si les Arméniens sont entre 1 et 2 millions en ex-URSS, ces
communautés, tout en veillant à la préservation de leur identité arménienne,
ont un développement institutionnel peu marqué et son très peu présentes
9
Gabriel Scheffer, Modern Diasporas in International Politics, London, Groom Helm, 1986,
p. 24.
10 Stephane Dufoix, Les diasporas, Presses Universitaires de France (Collection «Que saisje?»), Paris, 2003, p. 70.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
132
Michaël Goudoux
dans les partis politiques mondiaux de la diaspora et sur les enjeux transnationaux. Cela confirme la prégnance de la relation au pays d’accueil dans l’analyse de la diaspora. Ainsi, on retrouve les mêmes disparités au Moyen-Orient
entre les Arméniens d’Iran, et dans une moindre mesure, les Arméniens de Syrie (qui limitent ou qui sont contraints de limiter leurs activités et revendications politiques) et les Arméniens du Liban. Là encore, du fait des relations à
un pays d’accueil qui exacerbe le communautarisme politique, allié à une instabilité chronique, a fait du Liban un des pôles les plus actifs de la diaspora.
Les Arméniens de Turquie constituent un cas particulier qui est cependant
riche d’enseignements. Même si leur nombre est encore plus difficile à estimer,
les Arméniens de Turquie sont au moins plusieurs dizaine de milliers. Ils ne se
considèrent pas comme étant en exil. Si il est comme toujours périlleux de séparer les activités culturelles de leur dimension politique (a fortiori lorsqu’il
s’agit de la diaspora et de la préservation de l’identité arménienne), les Arméniens de Turquie se structurent autour d’institutions culturelles et cultuelles et
non autour des partis politiques de la diaspora (absents en Turquie). J’ai pu observer lors d’entretiens ou de discussions informelles une certaine défiance
chez les Arméniens de France [11] envers les Arméniens de Turquie. Deux
types de perception: l’une plutôt misérabiliste, considérant que les Arméniens
de Turquie sont muselés, incapables de saisir les enjeux de la «nation arménienne» et de produire un discours et des revendications politiques [12]; et
l’autre plus radicale consiste en une remise en question totale de leur «arménité» considérant qu’ils sont désormais davantage des Turcs que des Arméniens.
L ‘assassinat de Hrant Dink [13] a été le symbole de cette discorde. De son vivant, il était très critique envers les mobilisations pour la reconnaissance du génocide [14]. Et alors même que des centaines de milliers de personnes défilaient à Istambul, aux cris de «nous sommes tous des Arméniens», les institutions politiques des Arméniens de France sont restées muettes et inactives (en
11 On considère ici la minorité active des Arméniens de France avec lesquels j’ai été en
contact, c’est à dire ceux qui gravitent de près ou de loin autour des institutions que
j’étudie.
12 Il s’agit avant tout de la revendication pour la reconnaissance par la Turquie du génocide des Arméniens.
13 Hrant Dink était un journaliste et un écrivain turc d'origine arménienne. Il a été assassiné, le 19 janvier 2007, à Istanbul par un nationaliste turc de 17 ans, devant les locaux de
son journal bilingue Agos.
14 Ses prises de positions ont encore été récemment reprises par les détracteurs de la proposition de loi visant à pénaliser la négation du génocide des Arméniens, votée en 2006 à
l’Assemblée Nationale et bloquée au Sénat. C’est certainement l’un des contre-arguments le plus difficile à récuser pour les institutions arméniennes qui portent le projet.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
A la recherche de la diaspora arménienne
133
dehors évidemment d’initiatives individuelles) [15]. Du point de vue des Arméniens de Turquie, la perception de cette défiance m’a été confirmée par Füsun Üstel, auteur d’un ouvrage sur les Arménien de Turquie [16]. Selon elle, la
diaspora est d’abord perçue comme homogène, et est largement diabolisée.
Elle a également insisté sur le choc qu’avait représenté les événements aux 3e
Jeux Panarméniens de 2003 (Des athlètes arméniens de Turquie avaient été pris
à parti par des athlètes arméniens venant d’autres pays, qui leur reprochaient
de s’exprimer en turc). Cet état d’esprit est résumé par des citations recueillies
dans une de ses enquêtes : «Ils [es Arméniens de la diaspora] ne nous aiment pas»;
«La Turquie est la patrie des Arméniens de Turquie». Sans tomber dans le culturalisme, il semblerait que la diaspora soit perçue comme trop politisée et trop radicale. Ainsi, selon le point de vue, les Arméniens de Turquie appartiennent ou
non à la diaspora et font ou non partie du «homeland».
La géographie politique de la diaspora politique se concentre donc sur trois
pôles: le Liban, les États-Unis, et la France. Cette hétérogénéité géographique et
culturelle de la diaspora est en plus constamment remodelée par les migrations
au sein de la diaspora. Au lieu de considérer les migrations et leurs motifs de
manière définitive, il s’agit au contraire de saisir leurs évolutions et leurs influences sur la composition et les pratiques de la diaspora. Dans le cas de la
communauté arménienne de France, l’arrivée dans les années soixante-dix, et
quatre-vingt d’Arméniens venus du Liban à cause de la guerre, ont profondément modifié les objectifs et les modes d’action des institutions diasporiques.
Les Arméniens du Liban s’inscrivent plus volontiers dans une démarche communautaire [17]. D’un point de vue identitaire, ils se considèrent eux-mêmes
comme plus traditionnels et «puriste» que les Arméniens français depuis plusieurs générations. J’ai d’ailleurs pu observer que la plupart des leaders des
institutions diasporiques les plus actives étaient en grande majorité issu de
l’immigration libanaise; certains partis ou associations, comme le bureau fran15 J’ai eu de riches échanges sur ce thème avec Füsun Üstel, professeure de Science Poli tique à l' Université de Galatasaray (Turquie), dans le cadre de l’atelier «Turquie contemporaine», qu’elle organisait à l’Ecole doctorale de Paris 1, les 19 et 24 janvier 2011, et
dans lequel je suis intervenu.
16 Ouvrage rédigé en collaboration avec des journalistes d’Agos (journal de Hrant Dink), et
actuellement en cours de traduction en anglais. Un chapitre traite spécifiquement de la
perception des Arméniens de Turquie sur l’Arménie et sur la diaspora.
17 A titre d’exemple, j’ai pu observer notamment via mes entretiens, qu’ils connaissent et
pratiquent davantage la langue arménienne, qu’ils mettent plus fréquemment leurs enfants dans des écoles arméniennes, sont plus proches de leur Eglise et de leur paroisse,
sont davantage présent dans les partis politiques arméniens et perçoivent l’assimilation
comme une menace.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
134
Michaël Goudoux
çais du PSD (ex-communiste), ancienne coquille vide, ont été réinvestit par des
Arméniens du Moyen-Orient [18]. Plus récemment, la migration (pour des raisons économiques cette fois) des Arméniens d’Arménie, commencée après
l’indépendance, entraîne elle aussi des modifications. Cela touche davantage
les États-Unis, destination privilégiée des Arméniens d’Arménie. En plus de
cette géographie changeante de la diaspora, il est nécessaire de prendre en
considération les phénomènes générationnels [19], qui là aussi occasionnent
des changements de nature.
Les Dimensions De La Diaspora Arménienne: Identification, Différenciation,
Historicité
Dans les années 1980, apparaissent les «définitions oxymoriques», issues de la
pensée post-moderne. Contrairement aux définitions ouvertes il n’y a dorénavant plus de référence à un point de départ ni à un maintien d’une identité
dans la dispersion. La réflexion postmoderne privilégie l’identité paradoxale,
le non-centre et l’hybridité. Voici comment Stuart Hall appréhende le concept
de diaspora: «L’expérience de la diaspora que j’envisage ici ne se définit ni par
l’essence ni par la pureté, mais par la reconnaissance d’une nécessaire hétérogénéité et diversité; par une conception de l’“identité“ qui vit par et à travers la
différence et non malgré elle.» [20] Même si la diaspora arménienne peut sembler correspondre à la définition du maintien d’une identité dans la dispersion,
nous ferons le choix ici de nous appuyer davantage sur les définitions oxymoriques; afin de marquer l’importance de l’hétérogénéité dans le jeu et dans les
stratégies de «gommage» des différences. Pour mieux saisir la diaspora arménienne aux travers de ces définitions, nous allons la confronter aux trois «dimensions» conceptualisées par Stéphane Dufoix [21].
La «dimension d’identification» permet d’écarter l’ «illusion de l’essence»,
en s’attachant à la question de la dénomination. Cette dernière peut être fluctuante en fonction des acteurs qui entreprennent cette dénomination: pays
18 Ce thème constitue un des blocs de ma thèse. Je suis actuellement en train d’essayer de
chiffrer la proportion d’Arméniens du Liban dans la population générale des Arméniens
de France, afin d’avoir une idée de leur surreprésentation. Pour cela je me suis rapproché
des Eglises arméniennes.
19 Martine Hovanessian, Le lien communautaire. Trois générations d’Arméniens, Paris, Armand
Colin, 1992.
20 Citation reprise par Stéphane Dufoix, op. cit. p. 27.
21 Dimension d’identification; dimension de la différenciation; dimension de l’historicité;
Stephane Dufoix, op. cit. p. 64.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
A la recherche de la diaspora arménienne
135
d’accueil, pays d’origine, représentants officiels d’une communauté, scientifiques…
Même si la notion de diaspora a été forgée autour de la diaspora juive, la
diaspora arménienne fait partie, avec la diaspora grecque, des diasporas dites
«historiques». On peut noter que la dimension d’identification est une
constante chez les chercheurs proches des institutions communautaires. Ainsi,
dans un article de référence sur la diaspora arménienne, Khachig Tölölyan
(présenté comme proche de la FRA), prend bien soin de distinguer groupe ethnique et diaspora: «I will argue that organized, institutionally mobilized and sustained connections, combining material and cultural exchange among diasporic communities as well as between the diaspora and the homeland, are the key components of
a specially «diasporic» social formation, one that is not only a renamed ethnic group»
[22]. On trouve également un exemple dans les travaux de Gaïdz Minassian
[23], qui à propos des clivages sur les orientations politiques et idéologiques
entre les différentes institutions dans les années 1970-80, forgent les catégories
de «diasporisme révolutionnaire», «diasporisme démocratique», et «diasporisme de type marxiste» [24]. Pour la FRA, l’unique solution passe par le retour
des Arméniens de la diaspora dans un Etat nation incorporant les territoires de
l’Arménie turque: c’est le «diasporisme révolutionnaire». A travers cet appel
au déracinement socio-culturel, il favorise l’ethnicité au détriment de la citoyenneté et rejette l’idée de l’Etat d’adoption comme seconde patrie; contrairement au «diasporisme démocratique», qui basé sur l’acceptation «d’être un
peuple en diaspora», considère que la rénovation de la diaspora est une nécessité et doit s’appuyer sur l’individu, la société d’accueil, la raison, la démocratie et la citoyenneté. Entre ces deux diasporismes, il existait une troisième
conception, celle de l’ASALA (groupe terroriste), un «diasporisme de type
marxiste», qui appelait à la modernisation du modèle communautaire, à la solidarité avec les autres peuples en lutte et au recours à la guérilla révolutionnaire. Ce dernier s’est ensuite surtout fondu dans le diasporisme démocratique.
22 Khachig Tölölyan, «Elites and Institutions in the Armenian Transnation», Diaspora, Volume 9, Number 1, Spring 2000. Special Issue: «The Materiality of Diaspora».
23 Chercheur de référence en France sur le sujet à l’Université Paris X et journaliste au
Monde.fr. Il n’est pas «encarté» auprès d’une institution en particulier, mais il a mené
plusieurs collaborations, dont notamment la participation à un comité chargé, par le
CCAF, de rédiger un projet de charte pour la future institution représentative de la communauté arménienne de France, le CFA (Conseil Franco-Arménien).
24 Gaïdz Minassian, (directeur Demaldent J-M.), La Fédération Révolutionnaire Arménienne
Dachnaktsoutioun. Ethique et Politique. 1959-1998 ou l’Utopie en Suspens, Université Paris X
Nanterre, 1999.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
136
Michaël Goudoux
Ce qui est intéressant à retenir ici, c’est que l’activité de dénomination de la
diaspora en tant que diaspora est au cœur d’une compétition entre les différents acteurs, les partis politiques, et au sein des institutions communautaires.
Ces activités idéologiques et tactiques portent sur les limites et les frontières de
la diaspora, sur son rôle, ses stratégies, en somme sur l’identité du groupe.
D’autre part on observe que l’activité de dénomination est encore fonction à
la fois de la relation au pays d’accueil ainsi qu’au pays d’origine. Ce dernier
point est crucial dans la dénomination de la diaspora en tant que diaspora.
Pendant longtemps, et jusqu’à un passé récent, l’Etat arménien (mais également certaines tendances de la FRA) considérait les communautés à l’étranger
comme des «colonies». Nous reviendrons plus loin sur les relations très conflictuelles entre les différents gouvernements arméniens et les institutions politiques de la diaspora; surtout avec la FRA, interdite pendant la période de
l’Arménie soviétique, mais également après l’indépendance [25]. L’un des
principaux points d’achoppement, est celui très symbolique de la double nationalité. En effet, les Arméniens de la diaspora ne peuvent pas acquérir la double
nationalité auprès de l’Etat arménien. Ces dernières années, le ton est à la détente. Pour calmer le jeu, et pour renforcer les transferts matériels, le gouvernement arménien a mis en place, le 29 octobre 2008, un ministère de la diaspora.
Les relations des Arméniens avec les diverses structures de diaspora étaient,
jusqu’alors, coordonnées par un département spécial au ministère des Affaires
étrangères. Le Président Serge Sarkissian a décidé de le transformer en agence
séparée et plus grande peu de temps après son entrée en fonction. Hranush
Hakobian, première a être nommée ministre de la diaspora a annoncé, dès sa
première conférence de presse, que la mission principale de son ministère serait d’aider les millions d’Arméniens dispersés à conserver et renforcer leur
identité dans le monde entier. J’ai pu tout de même remarquer que la délégitimation des membres des institutions politiques de la diaspora allait jusqu’à la
remise en question de leur «arménité», par des dirigeants ou des fonctionnaires
de l’Etat arménien; considérant les Arméniens de la diaspora davantage
comme des Français, des Américains, des Argentins… seulement d’origine arménienne [26].
25 En 1992, le président arménien Levon Ter Petrossian, qui traitait la FRA de «vieillard
agonisant porteur de mort et de désolation», expulse le président de la FRA avant
d’interdire l’ensemble du parti deux ans plus tard. L’interdit ne sera levé qu’en 1998,
avec l’élection de Robert Kotcharian à la présidence de la République.
26 Lors d’un entretien avec un conseiller du précédent ambassadeur d’Arménie en France
(actuellement ministre des Affaires étrangères), ce dernier m’a expliqué que les Français
d’origine arménienne, étaient à ses yeux, de part leur comportement, davantage Français
qu’Arméniens.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
A la recherche de la diaspora arménienne
137
Enfin, la non prise en compte de l’origine arménienne dans les statistiques
officielles françaises ne va pas sans poser de problèmes. Il est impossible de savoir le nombre exact d’Arméniens vivant en France. Cela donne lieu à un jeu
sur les chiffres et leur utilisation. Les associations arméniennes auront tendance à gonfler le nombre de Français d’origine arménienne sur l’ensemble du
territoire, sur une circonscription, ou une commune afin de faire valoir, par
exemple, un poids électoral. A l’inverse, les associations arméniennes peuvent
aussi jouer sur la part peu importante de cette population d’origine arménienne par rapport à l’ensemble de la population, afin par exemple, de mettre
en avant le besoin d’adopter une législation de protection des «minorités».
Mais l’un des chiffres les plus mis en avant est celui du chiffre total de la population arménienne vivant en diaspora rapporté à la population de l’Arménie.
En effet, le nombre d’ «Arméniens de l’extérieur» (environ 7 millions) est égal
voire supérieur à celui du nombre d’Arméniens d’Arménie. Cette présentation
de la situation n’est pas sans conséquence dans les rapports avec l’Arménie.
Ecrire le chiffre c’est une façon de rendre réelle une communauté. Il y a alors le
risque d’une «illusion de la communauté».
De part la pluralité des acteurs en jeu, les prises de position au niveau de la
dimension d’identification de la diaspora arménienne diffèrent selon la position occupée. La diaspora a une identité différente selon que l’on se situe du
point de vue d’autorités arméniennes, d’autorités turques, selon le pays
d’accueil, ou entre les différentes institutions communautaires, et au sein de
celles-ci, entre les différentes générations, entre les Arméniens «assimilés» et
les Arméniens militants de la «Cause arménienne», ou encore que l’on soit artiste, activiste, chercheur ou journaliste. Il en va de même autour des questions
de sa délimitation, mais également du rôle qui lui est assigné.
En effet, l’addition ne fait pas communauté et n’entraîne de fait une
conscience commune. Il faut prendre en compte la «dimension de la différenciation», c’est-à-dire la question de l’unité et des limites de la communauté, la
question du fondement du groupe (ethnique, religieux politique…). Est-ce que
ce qui les rassemble est plus important que ce qui les divise? Certes, les Arméniens partagent peu ou prou la même langue et une histoire ancienne commune. Mais les clivages sont nombreux. Ils sont d’ordre religieux (orthodoxes
et catholiques), géographiques (Arméniens d’Anatolie, d’Arménie, ou réfugiés
du Moyen-Orient) [27], et surtout politiques (divisions partisanes, rapports
27 Sur ce point j’ai pu observer certaines différences sur le thème de la commémoration du
génocide lors d’une sorte d’entretien collectif en public, avec un panel composé d’un Arménien de France, un Arménien du Liban, et un Arménien d’Arménie. C’était à l’occasion d’une table ronde que j’ai été invité à animer, le 19 avril 2010, lors d’une soirée pro-
Civitas Gentium 2:1 (2012)
138
Michaël Goudoux
avec l’Arménie soviétique, intégration ou assimilation…). Pour ce qui est des
critères plus subjectifs comme la réunion autour de projets communs, là aussi
les divisions sont saillantes. Yves Ternon exprime ses doutes à ce propos: «Les
Arméniens ! Si ce pluriel désignait un peuple réuni autour d’un projet, on pourrait
parler d’une vision commune de l’avenir. Mais tant de clivages divisent les Arméniens
que (…) cette vision représente cette part de rêve que chacun porte en soi, où il investit
ses désirs et ses fantasmes.» [28] La demande de reconnaissance du génocide resurgit au début des années 1960, dans la recherche d’une nouvelle unité. Cela
correspond au paroxysme de la fragmentation de la diaspora (entre pro et antisoviétique). Des voix s’élèvent alors (notamment au sein de la FRA) pour réactualiser la tragédie de 1915, considérant qu’une stratégie contre la Turquie serait bien plus prometteuse qu’un effondrement dans l’anti-socialisme. De plus,
la mise en avant de la thématique de la demande de reconnaissance a aussi et
surtout eu comme effet d’apaiser les divisions au sein de la FRA et plus globalement de la diaspora, par le maintient d’un «sentiment d’unité», du moins sur
ce thème. Le génocide de 1915 apparaît davantage encore comme un référant
identitaire - d’autant plus que la référence à un territoire s’amenuise - et la demande de reconnaissance devient en plus un motif et un objectif d’engagement
communautaire. Nous verrons que cette thématique va être réappropriée par
d’autres groupes, faire l’objet de concurrence au sein de la communauté arménienne de France, et finalement servir de référent commun dans la construction
d’une institution représentative des Arméniens en France.
Enfin, la «dimension de l’historicité» permet de rompre avec «l’illusion de la
continuité qui consiste à ne jamais remettre en question l’instauration, la déliquescence ou les transformations d’une diaspora. Selon Dufoix, l’enjeu de
l’identification engage deux formes d’histoire: l’historicité (le passé) et l’historiographie (écriture du passé). En effet, écrire l’histoire fait exister dans l’histoire; peut-être d’autant plus de la part d’un peule qui a connu un massacre de
masse. C’est «un mode performatif de l’existence.» [29] L’histoire occupe une
place essentielle aussi bien dans le sentiment d’appartenance à un peuple que
dans l’engagement politique communautaire. D’abord, l’histoire antique
marque l’ancienneté du peuple et de ses fondements communs. Ainsi, la plupart des présentations historiques de l’Arménie évoquent la fierté d’avoir été le
jection de film et débats autour de la transmission de la mémoire du génocide, organisée
par l’association «Nazarpek Jeunesse Hentchakian», au Centre de Jeunesse Arménien, à
Alfortville.
28 Yves Ternon, "Comment les Arméniens voient-ils l'avenir de leur peuple?", in Roupen
Boghossian (Ed), Les Arméniens, le visage d'un peuple, Fondation internationale Lelio Basso, Venise, 1985, p. 125-135.
29 Stephane Dufoix, op. cit. p. 66.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
A la recherche de la diaspora arménienne
139
premier Etat chrétien. D’une manière générale, les travaux sur la période de
l’Arménie antique et moyenâgeuse se concentrent sur l’histoire culturelle. La
période contemporaine et singulièrement celle de l’empire ottoman et de la tragédie de 1915 a donné lieu à la plus importante littérature sur les Arméniens
(même si le nombre de publication est évidemment bien inférieur à celui sur la
Shoah). En plus du rôle de transmission de l’histoire d’un peuple, une grande
partie de ce travail historique avait aussi pour vocation de servir de «preuve».
Autres types d’orientations historiographiques: l’histoire des Arméniens de
France, comme modèle d’une intégration réussie ou plus récemment les relations historiques entre Arméniens et Juifs, démontrant la communauté de destin et la proximité des deux peuples. Il n’est pas étonnant que les historiens, à
la fois experts et militants [30], soient en première ligne lorsque des débats sur
l’histoire et la mémoire sont engagés.
De plus, l’historiographie est aussi au cœur des associations et des partis politiques arméniens, et ce d’autant plus lorsqu’il s’agit, comme la FRA, de mouvements «nationalistes». Les défenseurs de la cause arménienne ont longtemps
véhiculé l’idée d’une Nation arménienne reposant sur une histoire et un territoire mythique servant de socle à une identité arménienne déterritorialisée. La
compréhension de ce rapport à l’histoire est d’autant plus primordiale que la
problématique de commémoration publique et de la reconnaissance du génocide, en terme de «mémoire empruntée» [31] est au cœur des processus d’identification et de différenciation, et est l’objet de mobilisations collectives de la
diaspora. Cela engage aussi la diaspora dans une posture victimaire (qui est
part ailleurs remise en question en interne, même si le sujet reste tabou). On
peut parler de «mémoire historique» pour ces usages du passé et de l’histoire:
«(…) La mémoire historique est une manière d’histoire finalisée, portée par un «intérêt» qui n’est pas celui de la connaissance du passé mais celui de l’exemple, la légitimi té, la commémoration et l’identité.» [32]
Avant de développer le thème de la structuration sociologique de la communauté arménienne de France, arrêtons nous sur le principal biais inhérent aux
définitions oxymoriques. Les études qui s’appuient sur celles-ci ont tendance à
confondre analyse non-centré et analyse déterritorialisée. A l’opposé d’un
constructivisme trop idéaliste, basé uniquement sur les concepts et les discours
30 Entretien avec l’historien Yves Ternon.
31 «Mémoire empruntée» car les événements n’ont pas été vécus directement par les acteurs, mais précisons que la commémoration dans les cercles familiaux a toujours perduré, le simple fait de vivre en diaspora pouvant rappeler ce passé douloureux.
32 Marie-Claire Lavabre, «De la notion de mémoire à la production des mémoires collectives, dans Daniel Cefaï (dir.), Cultures politiques, Paris, PUF, 2001, pp. 142-144.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
140
Michaël Goudoux
provenant des catégorisations indigènes, il convient de se concentrer sur une
analyse en terme de sociologie des institutions.
On peut se demander quel est le niveau pertinent de l’appartenance à une
seule communauté: le local, le régional, ou le global? La littérature transnationaliste place les «communautés imaginées» au niveau global; des communautés regroupées autour d’un sentiment d’appartenance faisant fi des cadres territoriaux. Certes le travail d’organisations transnationales comme la FRA dans
le sens d’une communauté globale partageant un combat et projet commun
peut sembler correspondre à ce genre d’analyse. Mais les différences culturelles ou de socialisation sont souvent primordiales. La diversité des jeux sociaux, notamment en fonction de la philosophie politique, des pratiques politiques et sociales, de la vie associative ou de l’économie des pays d’accueil, désolidarise la diaspora et l’empêche de fonctionner au niveau global. Le sentiment d’appartenance à une seule communauté s’inscrit dans des pratiques sociales nationales ou locales. On est Arménien de France ou encore Arménien de
Marseille. Ce qui est essentiel c’est d’observer comment les problématiques
touchant au global sont intégrées dans les pratiques locales.
Sans tomber dans le travers opposé, qui consisterait à déduire de ces divisions que l’exopolitie est condamnée à l’immobilisme, voire à l’inexistence, il
s’agit au contraire pour nous de tirer toute la portée explicative de cette situation faite d’hétérogénéité et de fluidité sur la conception et le déploiement des
stratégies politiques des associations et des partis politiques arméniens. Nous
insisterons sur les contraintes locales et celles liées à l’absence d’un projet
d’avenir partagé pour montrer les raisons de la recherche de mise en commun
des associations et les moyens mis en œuvre.
Structure De La Diaspora: Un Espace De Fluidité Politique. Une Hypertrophie
Institutionnelle.
Historiquement, les principales institutions qui avaient déjà cours sous
l’Empire Ottoman ont été reproduites dans les pays d’accueil. La première
d’entre elles, l’Église apostolique arménienne symbolise la personnalité nationale; entraînant parfois une confusion entre la Nation et la religion [33]. La
structure diocésaine a épousé la géographie de la diaspora. A partir de 1923,
les «partis politiques» se reconstituent aussi en diaspora. Il y en a trois: le parti
33 La quasi-totalité des Arméniens se reconnaissent dans cette institution (90%), le reste
étant d’obédience catholique, et pour une infime minorité, protestante. L’Eglise apostolique arménienne, comme les autres institutions, sera marquée par les divisions autour
de l’Arménie soviétique, entraînant un bicephalisme: le Catholicos de Cilicie (sous influence de la FRA) et le Catholicos d’Etchmiazine (sous influence soviétique).
Civitas Gentium 2:1 (2012)
A la recherche de la diaspora arménienne
141
Hentchak (PSD), qui est le parti communiste, le parti Ramgavar (ADL), qui est
un parti de «centre-droit», et le parti Dachnack (FRA) de «centre-gauche» [34].
Mais ce qui marque lorsque l’on étudie la diaspora arménienne c’est le
nombre extraordinaire d’associations, de comités, d’organisations, et ceux
d’autant plus au regard du nombre d’individus concernés. Je ne vais pas dresser ici une liste d’acronymes, mais je souhaite tout de même insister sur la variété et l’hétérogénéité de toutes ces «institutions». Les «partis politiques» disposent de nombreuses associations «satellites», plus ou moins directement affiliés. On trouve ainsi des associations caritatives, des associations de jeunesse,
des associations sportives, des comités de lobbying, des centres d’animations,
des revues, des centres de recherche et de documentation, des journaux, des
associations culturelles, des écoles, des fédérations de professionnels… Il faut
ajouter à ce tableau les associations religieuses, et un foisonnement d’associations «autonomes» dans les catégories déjà citées, mais aussi dans le domaine
artistique, de la mémoire, des droits de l’homme, de la défense du patrimoine
ou de la langue arménienne ou encore de simples centres communautaires ou
d’amicales. Ainsi, le CCAF, qui est un regroupement des associations arménienne de France est composé de près d’une centaine d’associations.
La diaspora arménienne est constituée de communautés qui ont nécessairement et inévitablement développé des stratégies locales. L’immense majorité
de ces «institutions» sont avant tout tournés vers le local. Quelques institutions
peu nombreuses conservent un agenda explicitement transnational et
cherchent à établir un partage de valeurs, de discours, d’idéologies, d’orientations et de pratiques, proprement «diasporique». Ces dernières sont elles aussi
davantage ancrées localement. C’est le lieu de multiples identités, sociales,
culturelles, politiques, qui coexistent, s’affrontent, recherchent des consensus.
Concurrence Et (RE)PRODUCTION Des Clivages
Les divisions, compétitions et luttes autour d’une représentation politique
existent à tous les niveaux: pour contrôler les institutions et les fonds, pour recruter des éléments loyaux, pour attirer des leaders d’opinion vers une vision
plus qu’une autre, de gérer les challenges produits à la marge, où de nouvelles
identités sont continuellement élaborées, quand les anciennes sont critiquées
34 Le PSD s’est sabordé en 1923 suite à la «réalisation de la soviétisation», avant de se reconstituer à Athènes (ce parti est aujourd’hui très marginal). L’ADL est un parti «centredroit», et doué d’une organisation culturelle et caritative très bien dotée. Mais le parti le
plus présent et le mieux structuré, notamment à travers ses nombreuses organisations
«satellites», c’est la FRA (Fédération Révolutionnaire Arménienne). Elle maintient son
programme de revendication d’une «Arménie libre, indépendante et réunifiée».
Civitas Gentium 2:1 (2012)
142
Michaël Goudoux
ou abandonnées. Cette concurrence exacerbée a par le passé viré jusqu’à la violence inter-communautaire.
Cette (re)production culturelle et les oppositions sur la vision de l’identité
collective est une activité quotidienne, persistante et coûteuse, conduite pas
seulement par quelques individus producteurs, mais aussi par un groupe élargi de journalistes, d’intellectuels, d’activistes, d’artistes…
Cette fluidité politique est une contrainte structurelle de la politique en diaspora. Aucune organisation ne peut accéder au monopole de la représentation
diasporique. Même dans le cas d’une nette domination d’une institution sur les
autres, comme pour la FRA, celle-ci est l’objet de permanentes remises en question, et ne peut se reposer sur un espace politique cohérent et borné. Cette impossibilité d’un monopole de la représentation politique s’accompagne pourtant d’une tendance récurrente des principales organisation à se présenter
comme «le» représentant de la diaspora. L’organisation de la diaspora se
heurte à la division de la communauté arménienne pour des raisons historiques, sociologiques (la conception de la diaspora, l’absence de structure juridique commune) et politiques (rapport à l’Arménie, clivages de la société
d’accueil).
Je n’évoquerai évidemment ici que les principaux clivages, ceux qui traversent tous les niveaux de la communauté (du global au local) et qui perdurent dans le temps.
La polarisation historique est celle qui a prévalu longtemps entre pro et anti
Arménie soviétique. Cette polarisation s’incarnait jusque dans le sens d’une
politisation du souvenir du génocide dans les années 1970. Alors que les milieux pro-soviétiques célébraient les grandes dates de la soviétisation de
l’Arménie et que la FRA s’enfermait à l’intérieur d’un calendrier exclusivement
tourné vers l’Arménie indépendante (en plus du génocide, célébration du 28
mai 1918, de l’insurrection du 18 février 1921, défense du drapeau tricolore arménien), l’ensemble des forces vont progressivement investir la ou les manifestations du 24 avril [35] avec leurs propres codes, leurs propres références et revendications.
En France, un troisième courant intermédiaire issu de la Jeunesse révolutionnaire forme le Mouvement de Libération Arménienne (MLA) en 1975, proche
de l’ASALA. Ce mouvement s’inscrit sur un clivage générationnel qui critique
l’action des partis traditionnels arméniens, quels qu’ils soient.
À partir de 1980, la communauté arménienne de France change de visage
sous l’effet de crises externes (arrivée de la gauche au pouvoir) et internes
35 Jour de commémoration du génocide de 1915, qui correspond au jour des premières ar restations de l’élite arménienne à Istanbul.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
A la recherche de la diaspora arménienne
143
(pressions internationales contre le terrorisme). Le rapport de force MLA-FRA
se durcit inévitablement. Les directives de la FRA sont draconiennes. Collages
d’affiches, meetings, manifestations, réceptions sont l’occasion de rixes, d’intimidations et d’embuscades, frôlant parfois l’accident mortel [36]. Pendant cette
période agitée, les différentes tendances vont investir la manifestation du 24
avril, qui sera en quelque sorte le baromètre de l’état de la paix communautaire. Les partis politiques, et notamment la FRA s’efforcent de récupérer la
manifestation pour l’introduire dans leur patrimoine collectif et surtout pour
retrouver une popularité au sein de la communauté. Mais il y a aussi toute une
série d’associations qui saisissent cette opportunité pour démontrer leur existence. Cette politisation de la commémoration du génocide est l’occasion pour
chaque partie de se présenter comme le meilleur défenseur de la cause arménienne.
Les clivages politiques peuvent se superposer à des clivages géographiques
locaux. Lors des tentatives d’unification de la communauté arménienne de
France, engagées après la fin de la Guerre Froide, l’implantation et l’acceptation du CCAF sur l’ensemble du territoire a mis plusieurs années à aboutir.
Alors que de nombreux C24 s’étaient développés dans la totalité des régions
où la présence des Arméniens est importante, et que le CCAF se revendiquait
comme une organisation nationale dès sa création, l’unification n’a été effective
qu’en 2010 (le CCAF conserve tout de même dans ses statuts une composition
de l’Assemblée générale à partir des trois Assemblées régionales, chacune autonome et à égalité de droits entre elles). En fait, les réalités locales ont longtemps pris le dessus, et au lieu d’avoir un CCAF à Paris avec des Assemblées
régionales, ce sont des CCAF autonomes qui se sont créés (CCAF Lyon, CCAF
Marseille, et même CCAF Nice Côte d’Azur). En réalité, «le CCAF Paris qui est
censé être le représentant national n’est pas reconnu par les autres CCAF comme étant
le porte-parole pour l’ensemble» [37]. Le président du CCAF m’expliquait ensuite
que le processus vers une structuration nationale, partirait des structures locales existantes. Ainsi, on peut lire dans un communiqué: «Le CCAF Marseille
Provence, réuni, le 26 janvier 2005 en conseil d'administration, s'étonne de l’ingérence du CCAF Paris dans les affaires internes du CCAF Marseille Provence.» [38]
Alexis Govcyan, ancien président du CCAF [39], explique lui-même que les
36 C’est au Liban que ces affrontements (principalement entre pro et anti RSS d’Arménie)
ont fait le plus de victimes. Il n’existe cependant aucune statistique sur le nombre de
morts. L’immigration d’Arméniens du Liban en France a eu comme conséquence une
importation ou une réactivation des clivages.
37 Entretien avec un président du CCAF.
38 Communiqué du CCAF Marseille Provence du 26 janvier 2005.
39 Il est également l’un des principaux promoteurs de la loi de 2001 sur la reconnaissance
Civitas Gentium 2:1 (2012)
144
Michaël Goudoux
désaccords entre le CCAF Paris et le CCAF Marseille s’inscrivent dans des oppositions régionales classiques: «Marseille est une ville plus complexe qu’ailleurs.
Déjà, tout ce qui est Marseille et Bouches-du-Rhône dans la société française, est
quelque chose de compliqué.» [40] Il explique ensuite, avec une certaine amertume
que même autour de valeurs supérieures, la défiance Paris-Marseille reprend le
dessus: «J’ai longtemps pensé que ce qui nous unissait c’était plutôt l’arménité, qu’on
soit à Paris, à Marseille ou à Lyon ça n’avait pas d’importance; mais si ça en a. Je peux
vous dire que ça en a.» Mais aux oppositions régionales viennent se greffer des
oppositions plus politiques. Dans le même communiqué de critiques vis-à-vis
du CCAF Paris, le CCAF Marseille dit aussi regretter «la défection systématique de l'obédience FRA à ces différentes rencontres.»
En effet, en plus de désaccords entre régions, le CCAF-Marseille, a été le
cadre d’une scission. La mouvance FRA a quitté le CCAF-Marseille et a créé,
avec ses différents organismes, le CRAM (Comité représentatif des Arméniens
de Marseille). L’appellation de «CRAM» insistant sur «représentatif» est
d’ailleurs révélatrice des motivations de la scission entreprise par la FRA.
D’ailleurs, un dirigeant du CDCA (organe de la FRA) m’a confié que «la division est née du problème de représentation communautaire et de l’exagération du prin cipe une association une voix.» [41] La JAF (Jeunesses Arménienne de France, qui
est la tendance communiste) avait, selon lui, une volonté de mainmise sur
l’ensemble de la communauté marseillaise, en ne respectant pas les statuts nationaux (qui fixent une présence de la FRA) et ne permettant pas l’alternance:
«il faut restaurer la place de la FRA à Marseille par rapport à la famille communiste». A l’opposé, la démarche de la «dissidence du CRAM» était qualifiée de
«repli sectaire de la FRA».
L’influence de la relation à l’Arménie sur l’institutionnalisation de la Diaspora
La présence d’un État arménien, son régime, sa politique nationale et internationale, ses rapports à la diaspora, a sans conteste un effet structurant sur la
diaspora. Si comme nous l’avons vu la relation à la RSS d’Arménie a longtemps polarisé les différentes institutions de la diaspora, l’indépendance de
l’Arménie a créé une véritable onde de choc, cause de nombreux bouleversements.
Ainsi, en 1991 les pro-soviétiques n’ont plus de camp à soutenir, tandis que
la FRA voit son idéal se réaliser sans elle. Certes la FRA tente de participer à la
par la France du génocide des Arméniens.
40 Dans l’entretien, il établit même un parallèle avec le football.
41 Ce type de lutte d’influence se retrouve depuis 2010 au niveau national à propos du projet de transformation du CCAF en institution représentative (CFA).
Civitas Gentium 2:1 (2012)
A la recherche de la diaspora arménienne
145
vie politique de l’Arménie nouvellement indépendante. Mais en 1991, la FRA
subit une lourde défaite aux élections présidentielles de 1991, qui voient la victoire de Lévon Ter Petrossian. Les rapports entre ce dernier et la FRA vont rapidement se tendre. En 1992, Ter Petrossian, expulse le président de la FRA
avant d’interdire l’ensemble du parti deux ans plus tard. La FRA sera de nouveau autorisée en 1998 après l’élection du président Kotcharian, mais elle fera
jusqu’à aujourd’hui des scores très marginaux aux différentes élections. En revanche, le camp légaliste pro-soviétique conserve sa tendance légaliste et se
range aux côtés du nouveau pouvoir à Erevan. Progressivement, les associations proches du MPA (parti au pouvoir en Arménie) sont rejointes par
l’ensemble des forces légalistes et créent ensemble le «Forum des Associations
Arméniennes». Plus généralement, le tremblement de terre, puis l’indépendance, ont crée de nouvelles relations entre la diaspora et l’Arménie. Beaucoup
se sentent plus proche de ce pays et souhaitent s’y investir, notamment sur le
plan économique. Dans ce contexte, la FRA apparaît comme l’élément perturbateur entre l’Etat arménien et la communauté arménienne de France. Ainsi,
l’Etat arménien va mettre en place une stratégie d’isolement de la FRA. Tous
les représentants (ministres, conseillers, députés) ignorent les structures dachnaks lors de leurs déplacements en France. Les rapports avec l’ambassade sont
aussi très tendus. Même si officiellement ce conflit est clos, j’ai pu ressentir, lors
d’entretiens avec des membres de l’ambassade d’Arménie en France, une certaine défiance à l’encontre des associations communautaires. Notamment sur
le décalage entre les attentes des Arméniens de France et les possibilités offertes par l’ambassade. C’est «l’ambassade d’Arménie auprès du gouvernement français et non pas l’ambassade d’Arménie auprès des Arméniens» (et ce
d’autant plus que l’Arménie ne reconnaît pas la double nationalité). Selon un
proche conseiller du précédent ambassadeur (aujourd’hui ministre des affaires
étrangère) la FRA ne faisait pas parti de ses interlocuteurs, «surtout en France»,
et dit préférer traiter avec le CCAF, présenté comme son interlocuteur privilégié. Au delà du choix des interlocuteurs, l’ambassade se réserve le droit du
choix des thèmes abordés. Ainsi les collaborations sont avant tout d’ordre
culturel et économique; des «collaborations pratiques et utiles». Il est clair que
ce type d’orientation cherche à évacuer toute dimension politique dans les relations Arménie-diaspora. Or, le principal thème politique qu’Erevan souhaite
faire passer au second plan, c’est la demande de reconnaissance du génocide.
En effet, le MPA propose d’inverser l’ordre des priorités de la question arménienne et d’indexer la reconnaissance du génocide aux relations économiques
arméno-turques. Cet acte de «realpolitik», va créer une brèche au sein de la
Civitas Gentium 2:1 (2012)
146
Michaël Goudoux
diaspora, dans laquelle la FRA et d’autres organisations communautaires vont
s’engager.
La question de la demande de reconnaissance du génocide de 1915 va créer
une situation de méfiance, voire de défiance entre la diaspora et l’Etat arménien. Sur ce point, les propos du même conseiller furent très durs. Il précisait
d’abord que la perception du génocide et de sa reconnaissance est totalement
différente pour les Arméniens d’Arménie. Il oppose ensuite avec un certain dédain, le rapport plus rationnel et personnel au génocide des Arméniens
d’Arménie, à celui plus passionnel et populaire des Arméniens de la diaspora.
Il va jusqu’à comparer la demande de reconnaissance à «un objet d’affichage»
pour les organisations communautaires [42]. Du côté des Arméniens de la diaspora, la défiance sur ce point a conduit certains à porter des jugements sur le
manque de légitimité des Arméniens d’Arménie concernant le génocide, car ils
n’auraient pas eux-mêmes vécus la tragédie. Lorsque j’ai évoqué la différence
d’intérêt porté à la question de la reconnaissance avec l’historien Claude Mutafian, ce dernier a spontanément évoqué, pour mieux la réfuter, cette question
du rapport à l’expérience du génocide: «Beaucoup de gens ne comprennent pas, ils
disent ben non c’est l’Arménie orientale ils n’ont jamais eu le génocide. Ce n’est pas
vrai, ce n’est pas vrai. Tous les amis que j’ai en Arménie, ils ont au moins un parent
ou grand parent rescapé du génocide» [43]. Le besoin de revenir sur ce point trahit
la présence de ce type de perception au sein de la diaspora. D’ailleurs, dans un
débat organisé par le PSD, sur la transmission du génocide, un Arménien de
France (responsable de la section jeunesse du PSD) a critiqué les Arméniens
d’Arménie, leur reprochant de ne s’occuper du génocide que le 24 avril [44].
Cette question va alors faire l’objet d’une concurrence, voire d’une surenchère sur le thème de la cause arménienne entre les organisations de la diaspora et l’Etat arménien, tout en servant de base à la nouvelle stratégie d’unité in carnée par le CCAF.
Un autre événement va à la fois tendre à l’extrême les relations entre la diaspora et l’Etat arménien et montrer les limites des stratégies d’intégration des
institutions de la diaspora. C’est, fin 2009, les protocoles d’accord entre les di42 On peut noter que dans le cadre de «l’année de l’Arménie» en France, sur les centaines
de manifestations prévues, seules deux ou trois traitaient de la problématique du génocide et de sa reconnaissance
43 Entretien avec Claude Mutafian: historien et militant. A été très actif durant l'«affaire
Veinstein» et a participé à beaucoup de colloques et d’auditions.
44 Ces propos ont pourtant été tenus en présence d’un autre intervenant, Arménien
d’Arménie. Je précise tout de même qu’il répondait à une question que j’avais posé à
l’ensemble des intervenants au débat sur les différences dans le rapport au génocide selon les origines géographiques des Arméniens.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
A la recherche de la diaspora arménienne
147
plomaties turque et arménienne visant à la normalisation des relations bilatérales par la réouverture de leur frontière commune. Devant le front de défiance
et d’hostilité manifestés par une large composante de la diaspora arménienne
eut égard aux protocoles, le Président de la République d’Arménie, Serge Sarkissian, à décidé d’un voyage express d’explication à Paris, New York, Los Angeles, Beyrouth et Rostov. A Paris, le 2 octobre 2009, après avoir rencontré les
leaders européens de la communauté arménienne, le chef de l’État arménien
devait se recueillir au Mémorial du Génocide, place du Canada. La FRA et le
PSD avaient organisé sur la place une manifestation non-autorisée pour empêcher le Président de venir se recueillir. Les pancartes, très vindicatives, exprimaient le malaise: «Non au protocole arméno-turc qui trahit la nation arménienne.» «Oublier c’est trahir», «Protocole=mémoire bafouée du génocide». La
seule prise de parole fut un court discours du représentant de la FRA. C’est en
criant et sur un ton agressif qu’il appela à une «opposition forte, organisée et
structurée» et menaça d’une «grande campagne mondiale pour réclamer la démission (du Président Sarkissian) s’il signe le protocole.» [45] Après que la
place fut évacuée par la force, le chef de l’Etat arménien a finalement pu arriver
sous les hués et les cris des manifestants haranguant les leaders de la communauté arménienne présents: «Arméniens, ne restez pas avec lui.» Il ne restera
que trois minutes. La FRA et ses principaux «satellites» (le CDCA, le Nor Seround et les Croix-bleues) refuseront de se rendre au diner prévu le soir même
avec le président Sarkissian.
Dans ce genre de situation, toutes les composantes de la diaspora veulent
prendre position et de nouveaux clivages apparaissent au sein de la communauté. L’unité incarnée en France par le CCAF a souffert lors de cette période
[46]. Cet événement révèle l’interpénétration entre les relations Arménie-diaspora, la politique interne et internationale de l’Arménie et les relations intradiasporiques; où viennent se confronter différents idéaux nationaux, en se cristallisant sur la problématique de la reconnaissance du génocide. Là encore les
travaux de Dufoix peuvent nous être utile, notamment sa conceptualisation des
«quatre modes de structuration de l’expérience collective à l’étranger»: centropériphérique, enclavé, atopique et antagonique[47] . Il varient selon trois axes:
45 Par la suite, et en signe de son opposition à cette politique internationale, la FRA démissionna du gouvernement de la République d’Arménie (où elle était très minoritaire).
46 La manifestation décrite précédemment, ainsi que le meeting «Agir contre ces protocoles
arméno-turcs», (espace Pierre Cardin, Paris) étaient organisés au nom des partis politiques (mis en avant dans la communication et dans le décor du meeting) et non sous la
bannière du CCAF comme cela avait toujours eu lieu depuis au moins dix ans.
47 Stephane Dufoix, op. cit.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
148
Michaël Goudoux
la relation au régime en place, la relation à un référent-origine séparé de l’Etat
ou à une identité et l’interpolarité des individus, des groupes et des communautés [48]. Les deux derniers modes (atopique et antagonique) ont en commun la relation à un référent-origine séparé de l’Etat. Il est clair que la communauté arménienne possède des références identitaires en dehors du simple territoire de l’Etat d’Arménie. La seule variable qui nous reste est celle de la relation au pays d’origine.
Dufoix place l’exopolitie dans le mode antagonique. Confrontons la structure de la communauté arménienne à sa description de l’exopolitie: «(…) espace
politique à la fois national et transétatique formé par des groupes refusant de reconnaître la légitimité du régime en place dans leur pays d’origine, ou considérant que
leur pays ou leur terre d’origine est sous occupation étrangère. Dans un cas comme
dans l’autre, le but des groupes exopolitiques est la libération du pays, de la nation, du
peuple ou de la terre. Pour parvenir à cette fin, ils sont en compétition les uns avec les
autres pour la reconnaissance par les grandes puissances de leur propre légitimité à
mener ce combat» [49]. Certes, la politique d’exil de la diaspora arménienne est
un espace politique national et transétatique, où les différents acteurs sont en
compétition les uns avec les autres, mais les relations au régime du pays d’origine n’est pas aussi uniforme. En effet, durant la période de l’Arménie soviétique, la revendication d’une Arménie libre et indépendante fut pour beaucoup
au cœur de la politique d’exil. D’ailleurs, la relation au régime en place a eu
comme conséquence de transformer l’interpolarité des individus, des associations et des groupes en une bipolarité. Les différents acteurs s’observent et se
portent des coups, reproduisant les mêmes antagonismes du niveau international au niveau local. Mais il ne faut pas oublier que l’Arménie contemporaine
ne correspond pas au territoire d’origine de la majorité des Arméniens de la
diaspora (venus pour la plupart d’Anatolie); et qu’il est davantage question
d’une Arménie mythique. D’ailleurs, progressivement, puis radicalement après
l’effondrement de l’URSS, la revendication territoriale est abandonnée par la
plupart des partis politiques et associations en exil (même si cet abandon n’est
pas officiel). On évolue alors vers le mode atopique qui diffère du mode antagonique par l’absence d’un objectif de territorialisation. Pour Dufoix, il s’agit
d’une «façon d’être dans le monde autour d’une origine ou d’une identité commune» [50]. La structuration de la diaspora arménienne a donc évolué d’une
48 Les deux premiers modes ne nous intéresseront pas car ils ne comprennent pas d’interpolarité des individus et des groupes, en vigueur au sein de la diaspora arménienne.
49 Ibid.
50 Ibid.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
A la recherche de la diaspora arménienne
149
structuration qui reposait en partie sur un mode antagonique (du moins pour
la tendance majoritaire incarnée par la FRA) à un mode davantage atopique.
Autonomisation De La Diaspora Et Au Sein De La Diaspora
Je rejoins ici en partie la thèse de Khachig Tölölyan, selon laquelle la diaspora
opère une transition accélérée du nationalisme en exil à un transnationalisme
diasporique [51]. La diaspora arménienne n’est plus constituée «d’une série de
communautés en exil, dans l’attente d’un retour, désormais, la diaspora est, et est perçue (…) comme un phénomène permanant.» Selon lui, ce processus de transition
n’est pas synchronisé dans l’ensemble de la diaspora (débuts et rythmes différents). Il dépend de l’histoire, de la relation à l’Etat hôte, de l’intégration de
cette Etat dans la mondialisation et des ressources matérielles et institutionnelles.
Dans le même temps, les grandes structures transnationales à fonctionnement pyramidal ont été progressivement remises en cause. C’était déjà le mot
d’ordre de la Jeunesse Révolutionnaire qui a quitté la FRA dans les années 1970
(que nous avons vu plus haut): «Il y avait une volonté d’émancipation, d’affranchissement, de contrôle de soi, de contrôle de son propre destin par la diaspora elle-même.
Parce qu’il nous semblait que les choses avaient été confisquées par des vieux appareils
qui avaient un peu sclérosé le mouvement» [52]. Mais à la fin des années 1980 et au
début des années 1990, les relations, au sein même de la FRA, entre certaines
tendances de la fédération de France et le Bureau mondial sont en crise ouverte. Cela va jusqu’à la dissolution de la FRA-France par le Bureau mondial
en janvier 1990. Mais après la défaite de la FRA aux élections de 1991 en Arménie, et face à la lassitude des militants et à la soif d’autonomie de la fédération
dachnak d’Arménie, la fédération de France, l’ «enfant terrible» de la FRA décide de s’engager sur la voie de l’autonomisation. Alors que les fédérations nationales obtiennent de plus amples responsabilités, les dachnaks de France
semblent s’éloigner de la vie politique arménienne de plus en plus concentrée à
Erevan et paraissent, sinon désabusés par les querelles et les échecs partisans,
au moins mécontent d’apprendre que la place stratégique de l’Europe pèse
moins qu’auparavant dans la politique du parti. Ainsi, même si la FRA est présente dans une trentaine de pays recouvrant quatre «espaces» (Caucase, Europe, Moyen-Orient, Amérique), et qu’elle conserve sa dimension transnationale et sa structure pyramidale, la marge d’action des fédérations nationales
s’est largement accrue. Lorsque j’ai évoqué la question des rapports entre le
51 Khachig Tölölyan, «Elites and Institutions in the Armenian Transnation», op.cit.
52 Entretien avec le fondateur du MNA.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
150
Michaël Goudoux
Bureau mondial et le CDCA-France (créé par la FRA en 1965) avec son ancien
président alors en exercice, ce dernier m’a expliqué que certes le Congrès mondial définit une «stratégie globale», mais aussi «suffisamment large» pour que
celle-ci puisse être adaptée aux contextes nationaux.
Alors qu’à la fin des années 1960, l’objectif était la recherche d’une unité
transnationale au sein de la FRA autour de la demande de reconnaissance du
génocide, il est dorénavant davantage question de la recherche d’une unité sur
le plan national, rassemblant différentes sensibilités partisanes.
Marquée par des années de polarisation extrême et par les divisions internes, remise en cause et isolée avec l’indépendance de l’Arménie, la FRA se
voit contrainte de s’engager sur le chemin de l’unité. Sa nouvelle stratégie
d’intégration passera donc par la volonté de doter la communauté arménienne
d’une structure représentative.
Dans un contexte général de déclassement de la politique des partis, de
hausse du sentiment identitaire et d’introduction de la morale et de la mémoire
dans le discours politique national et international, la demande de reconnaissance du génocide va servir de base à ce regroupement, via le «Comité du 24
avril».
C’est le résultat de l’effet conjugué de l’indépendance de l’Arménie, de
l’abandon d’une revendication territoriale, de l’affaiblissement des structures
pyramidales des partis politiques de la diaspora, en même temps qu’une recherche d’une meilleure visibilité auprès des pouvoirs publics du pays
d’accueil. Toutes les sensibilités n’ont alors qu’un mot à la bouche: l’unité. Mais
celle-ci prend évidemment un sens différent selon les courants auxquels les acteurs appartiennent.
Le Mot d'ordre de l'unité
Il ne s’agit évidemment pas ici de détailler le processus d’institutionnalisation
d’une représentation unitaire des Arméniens de France, mais plutôt d’insister
sur son émergence. Il est intéressant de noter que les acteurs eux-mêmes
s’accordent sur le rôle qu’a joué l’indépendance de l’Arménie. Lors des mes entretiens avec deux anciens présidents du CCAF, ils ont évoqué la création du
Comité du 24 avril comme un processus naturel en détaillant d’emblée les différentes étapes de la construction du comité. Mais lorsque je leur ai demandé
ensuite pourquoi cette tentative de rassemblement fut réussi alors que les précédentes avaient échoué, alors, tous deux ont identifié l’indépendance de
l’Arménie comme un événement décisif: «Il y a eu un grand changement dans le
monde arménien du fait que le rideau de fer est tombé. Les facteurs extérieurs de division se sont estompés.»; «L’Arménie indépendante c’était quelque chose de nouveau.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
A la recherche de la diaspora arménienne
151
Avec cette nouvelle donne, il était clair que les organisations arméniennes devaient
changer leur façon de faire. Vraisemblablement ça a joué.»
La manière dont ils relatent le rassemblement est une façon de «romancer»
cette période. Les clivages semblent avoir disparu du fait de la simple volonté
des organisations arméniennes: «Il y a eu très naturellement en 1995 l’idée
qu’on dépasse un peu ça et qu’on fasse une organisation commune. (…) Y’a
pas eu de débat. (…) C’est tout naturellement car c’était le sens de l’histoire.»;
«Je pense qu’il était utile que les gens mettent de côté leurs divergences et identifient ce qui pouvait les rassembler.»; «Il y avait une volonté de se rapprocher pardelà les divergences idéologiques et politiques et les différents historiques, sans gommer
les différences. Ça a rendu et ça rend possible leur cohabitation. On a été traumatisé
par la division.» Le comité du 24 avril est donc présenté comme une réponse
pragmatique et rationnelle. Sans remettre en cause la sincérité des acteurs, le
constat que le rassemblement est plus utile à un mouvement quel qu’il soit
n’est sûrement pas apparu à l’esprit des acteurs qu’à partir de 1995. Après ce
que nous avons vu dans le chapitre précédent, il est évident que c’est davantage l’évolution des facteurs extérieurs de division qui a permis de créer cette
fenêtre d’opportunité. Il est cependant indéniable que l’effort d’ouverture et le
travail de dialogue entrepris par les différents acteurs à ce moment-là a permis
de concrétiser le rassemblement.
L’un des ex-présidents revient tout de même sur les efforts qui ont été nécessaires pour animer une dynamique de rassemblement: «Au début c’était pas très
facile car les gens n’avaient pas forcément l’habitude de travailler ensemble. Pendant
quelques années, en plus d’un travail de militantisme et de commémoration, ça a été
aussi un travail de mise en commun des moyens et un lieu de synergie. Les gens ont
appris à se connaître, à se comprendre, à s’apprécier. Certains ont même lié des amitiés.» Les deux dernières phrases révèlent en creux le degré d’antagonisme
entre les différents courants arméniens; se traduisant par un cloisonnement au
niveau des individus. Il est alors d’autant plus clair que fonder un mouvement
commun n’a, à aucun moment, pu aller de soi. Même si l’objectif et son utilité
pouvaient sembler évidents à tous, sa concrétisation n’était pas automatiquement voué au succès, et a demandé de grands efforts.
En plus de mettre entre parenthèses les facteurs de divisions, les différents
acteurs se sont concentrés pour identifier de manière positive ce qui pouvait
les rassembler; et les rassembler le plus largement possible : «On a pris
conscience qu’il y avait plus de choses qui nous rassemblaient que de choses qui nous
divisaient. Qu’on était sur les grands problèmes sur la même approche.» Et bien évidemment, dans le contexte d’un rassemblement au sein du «Comité pour la
Civitas Gentium 2:1 (2012)
152
Michaël Goudoux
commémoration du 24 avril 1915» [53], c’est le thème du génocide, de sa commémoration et de sa reconnaissance qui a permis de faire bloc: «Sur le génocide,
je crois qu’il n’y avait rien qui pouvait nous diviser. (…) la reconnaissance du géno cide c’est ce qui intéressait tout le monde» .
Un autre élément intéressant qui se dégage des descriptions faite par les
trois responsables, est la dynamique d’entraînement du rassemblement. Tous
trois me parlent de cette période comme d’un mouvement d’ampleur, mais qui
leur était quelque part extérieur. Personne ne semble en revendiquer l’initiative. Aucun centre d’impulsion ne se dessine. «Tout le monde allait vers ça».
On peut penser que dans ce type de dynamique, dans ce mouvement général, la peur d’être exclu d’un jeu, qui pourrait être difficile à réintégrer par la
suite, a pu influencer la décision de se joindre au rassemblement. Cela dit, le
fait que tous se présentent comme ayant suivi un mouvement général peut
aussi être interprété comme une façon de ne pas apparaître comme cherchant à
«truster» le mouvement. En effet, si à la question des raisons qui les ont poussé
à se joindre au premier comité, tous m’ont parlé d’une dynamique extérieure et
globale, lorsque je leur ai demandé quel type d’orientation ils avaient souhaité
ou souhaitaient donner au Comité du 24 avril et au CCAF, tous les trois
s’embarquaient sur des perspectives différentes.
Une concurrence s’établit entre les différentes associations, chacun cherchant
à préserver son influence, allant jusqu’à forcer les traits. C’est à partir de là que
les différents clivages, politiques, géographiques, et stratégiques entrent en interaction. Pourtant, tous se présentent comme œuvrant pour le bien commun
et dans la recherche d’unité; les opposants étant évidemment accusés de
rompre le consensus. Il faut souligner que la commémoration et la mobilisation
pour l’obtention de la loi de reconnaissance du génocide a permis de limiter les
tensions et de créer des collaborations par l’investissement autour d’un but
commun. A partir de là, même tiraillé de toutes parts, le C24 puis le CCAF devenaient progressivement le lieu où justement pouvait s’exprimer les différentes attentes.
Les nouvelles contraintes extérieures et la possibilité de s’investir dans en
structure commune en escomptant une retombée d’image ou la possibilité d’en
prendre le leadership, a conduit à une politique de rassemblement par une
montée en généralité autour du consensus sur la reconnaissance du génocide.
C’est désormais au sein d’une structure, ou par rapport à l’orientation de cette
structure ainsi créée, que les différentes stratégies se déploient dans une mise
en concurrence des organisations. Et c’est désormais en son sein, et avec une
53 C’est la première appellation du Comité du 24 avril.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
A la recherche de la diaspora arménienne
153
meilleure capacité de régulation, que se reproduisent les clivages politiques,
idéologiques ou géographiques.
Nous avons pu observer l’imbrication entre les différents éléments qui structurent la diaspora arménienne: relation au pays d’accueil, rapport à l’Arménie,
relations interdiasporiques, entretient du référent identitaire que constitue la
demande de reconnaissance du génocide. Ainsi, l’émergence d’une institution
de rassemblement communautaire émerge dans un contexte particulier fait
d’années de divisions et d’affrontements, ainsi que de redéfinition des positions et des références avec l’événement central qu’est l’indépendance de
l’Arménie en 1991 et l’affaiblissement constant de la FRA. L’analyse des modes
de structuration et des processus d’institutionnalisation a permis de mettre en
lumière le «passage» d’un nationalisme de «colonies» en exil à un nationalisme
à distance en diaspora.
Il ressort que pour éviter d’opposer schématiquement un modèle homogène,
voire essentialiste de la diaspora à un modèle hybride et métissé, souvent plus
souhaité qu’étudié empiriquement, il paraît utile d’interroger les échelles et les
modes d’observation choisies pour rendre compte des phénomènes diasporiques. L’analyse diachroniques permet de mettre à distance plusieurs types de
réifications, mais la diaspora apparaît ainsi comme un espace nécessairement
feuilleté, morcelé, pluriel. Aussi, il est également nécessaire de s’appuyer sur
l’étude synchronique et localisée des communautés diasporiques, afin de ne
pas surdéterminer leur présupposées cohésion et homogénéité.
Liste des acronymes
ASALA Armée Secrète Arménienne de Libération de l’Arménie
C24 Comité du 24 Avril
CDCA Comité de Défense de la Cause Arménienne (organe de la FRA)
CCAF Conseil de Coordination des Associations arméniennes de France
FRA Fédération Révolutionnaire Arménienne; («Dachnak»)
MNA Mouvement National Arménien
PSD Parti Social Démocrate («Hentchak»)
Références bibliographiques spécifiques
Communautés, diasporas et nationalisme à distance.
Anderson Benedict, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of
Nationalism, Oxford, Blackwell, 1991.
Anderson Benedict, «Long Distance Nationalism», in The Spectre of Comparisons: Nationalism, Southeast Asia and the World, London, Verso, 1998.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
154
Michaël Goudoux
Appadurai Arjun, Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis,
University of Minnesota Press,1996.
Armstrong John A., «Mobilized and Proletarian Diaspora», American Political Science
Review, 50 (2), 1976, pp. 393-408.
Bordes-Benayoun Chantal, Schnapper Dominique, Diasporas et nations, Paris, Odile
Jacob, 2006.
Brubaker Rogers, «The “Diaspora” Diaspora», Ethnic and Racial Studies, 28 (1), 2005, pp.
1-19.
Bruneau Michel, Diasporas et Espaces transnationaux, Paris, Economica (Anthropos Ville),
2004.
Bruneau Michel, William Berthomière, Christine Chivallon, Les diasporas dans le monde
contemporain: un état des lieux, Paris, Karthala et MSHA, 2006.
Clifford James, «Diasporas», Cultural Anthropology, 9/3,1994, pp. 302-338.
Cohen Robin, Global Diasporas: An Introduction, Seattle, University of Washington Press,
1997.
Donikian Denis (dir), Arménie de l’abîme aux constructions d’identité, Paris, L’Harmattan,
2009.
Dufoix Stéphane, Politiques d’exil, Paris, Presses Universitaires de France, 2002.
Dufoix Stéphane, Les diasporas, Paris, Presses Universitaires de France (Collection «Que
saisje?»), 2003.
Fludernik Monika (éd.), Diaspora and Multiculturalism. Common Traditions and New Developments, Amsterdam-New York, Rodopi, 2003.
Hall Stuart, «Cultural Identity and Diaspora», in Jonathan Rutherford (dir.), Identity.
Community, Culture, Difference, Londres, Lawrence & Wishart, pp. 222-237, 1990.
Hecker Marc (directeur de thèse Yves Deloye), “Les acteurs transnationaux face à l'État:
l'exemple du militantisme, en France, lié au conflit israélo-palestinien”, Université Paris 1,
2010.
Hovanessian Martine, «La notion de diaspora, usages et champ sémantique», Journal des
Anthropologues, 72-73, 1998, pp. 11-36.
Rauch James E., «Diasporas and Development: Theory, Evidence, and Programmatic
Implications», Department of Economics, University of California at San Diego, 2003.
Safran William, «Diasporas in Modern Societies: Myths of Homeland and Return», Diaspora, 1, 1991, pp. 83-99.
Shain Yossi, The Frontier of Loyalty. Political Exiles in the Age of Nation-State, Middletown,
Wesleyan University Press, 1989.
Shain Yossi, Barth A., «Diasporas and International Relations Theory», International Organization, 57(3), 2003, pp. 449-479.
Sheffer, G., Diaspora Politics. At Home Abroad. Cambridge, Cambridge University Press,
2003.
Sur la diaspora arménienne en particulier:
Bakalian, A., Armenian-Americans: From Being to Feeling Armenian, Transaction Publishers, New Brunswick, 1993.
Civitas Gentium 2:1 (2012)
A la recherche de la diaspora arménienne
155
Baser, B., Swain, A., «Diaspora Design versus Homeland Realities: Case Study of Armenian Diaspora», Caucasian Review of International Affairs, 3(1), 2009, pp. 45-61.
Boghossian Stephane, La communauté arménienne de Marseille: quatre siècles de son histoire,
Paris, L’Harmattan, 2009.
Hovanessian Martine, Le lien communautaire. Trois générations d’Arméniens, Paris, L’Harmattan, 2007.
Hovanessian Martine, Mouradian Claire (dir), Arméniens et Grecs en diaspora. Une approche comparative, Paris, Editions de Boccard, 2007.
Minassian Gaïdz, (directeur de thèse Jean-Marie Demaldent), La Fédération Révolutionnaire Arménienne Dachnaktsoutioun. Ethique et Politique. 1959-1998 ou l’Utopie en Suspens,
Université Paris X Nanterre, 1999.
Minassian Gaïdz, Guerre et terrorisme arméniens, Paris, Presses Universitaires de France
(Collection Politique d’Aujourd’hui), 2002.
Ohanyan Anna, «The Promise and the Perils of Dual Citizenship: The Case of PostCommunist Armenia», Diaspora, Volume 13, Number 2/3, Fall/Winter 2004.
Panossian Razmik, «Between Ambivalence and Intrusion: Politics and Identity in Armenia-Diaspora Relations», Diaspora, Volume 7, Number 2, Fall 1998.
Pattie Susan, «At Home in Diaspora: Armenians in America», Diaspora, Volume 3,
Number 2, Fall 1994.
Payaslian Simon, «Imagining Armenia», in Gal Allon, Leoussi Athena S., Smith Anthony D., The Call of the Homeland: Diaspora Nationalisms, Past and Present, Brill,
2010, pp. 105-138.
Phillips David L., Unsilencing the past: track two diplomacy and Turkish-Armenian réconciliation, Berghahn Books, 2005.
Ritter Laurence, La longue marche des Arméniens. Histoire et devenir d’une diaspora, Paris,
Robert Laffont (Collection «Le monde comme il va»), 2007.
Ter-Minassian Anahide, Histoires croisées: Diaspora, Arménie, Transcaucasie, Paris, Editions Paranthèses, 1997.
Tölölyan Khachig, «Elites and Institutions in the Armenian Transnation», Diaspora,
Volume 9, Number 1, Spring 2000. Special Issue: Leonard Karen, Werbner Pnina
(éditeurs) «The Materiality of Diaspora».
Tölölyan Khachig, «Elites and Institutions in the Armenian Transnation», Diaspora, 9(1),
2000, pp. 107-135.
Tölölyan Khachig, «The Armenian diaspora and the Karabagh conflict since 1988», in Smith
H. Stares P. (Eds.), Diasporas in Conflict: Peace-Makers or peace-Wreckers?, Tokyo, United
Nations University Press, 2007.
Civitas Gentium 2:1 (2012)