Les Contes de la lune vague après la pluie Ugetsu Monogatori de
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Les Contes de la lune vague après la pluie Ugetsu Monogatori de
Les Contes de la lune vague après la pluie Ugetsu Monogatori de Kenji Mizoguchi – Japon – 1953 1h37 – Noir et Blanc Dossiers réalisés par l'espace Histoire-Image de la médiathèque de Pessac dans le cadre des Ciné-Mémoires de l'Association des Cinémas de Proximité en Aquitaine et du Pôle régional d'éducation artistique et de formation au cinéma et à l'audiovisuel (Aquitaine) Scénario : Matsutarô Kawaguchi et Yoshikata Yoda, d'après le recueil de récits d'Akinari Ueda Ugetsu Monogatari (Contes de pluie et de lune), notamment La Maison dans les roseaux et L'Impure passion d'un serpent ; ainsi que d'après Décoré ! et Le Lit 29 de Guy de Maupassant. Producteur : Masaichi Nagata Production : Daiei (Kyoto) Directeur photographie : Kazuo Miyagawa Eclairages : Kenichi Okamoto Ingénieur du son : Iwao Otani assisté de Tokuzo Tanaka Musique : Fumio Hayasaka et Ichiro Saito Décor : Kisaku Ito Costumes : Yoshimi Shima Montage : Mitsuji Miyata Dates de tournage : du 26 janvier au 10 mars 1953 aux studios Daiei à Kyoto et en extérieurs à Chomei, Omatsu et Fushimi Sortie au Japon le 26 mars 1953 Sortie en France le 18 mars 1959 Distribution en France : ALive Interprétation Masayuki Mori... Genjuro Kinuyo Tanaka... Miyagi Sakae Ozawa... Tobei Mitsuko Mito... Ohama Machiko Kyo... La princesse Wakasa Kikue Mori... Ukon, la gouvernante Ryosuke Kagawa... Le chef du village Kichijiro Ueda... marchand d'habits Sugisaku Aoyama... Le vieux prêtre Nanbu Syozo... Le prêtre shinto Ramon Mitsusaburo... Le chef des troupes Niwa Ichisaburo Sawamura... Genichi, le fils de Genjuro Lion d'Argent à la Mostra de Venise en 1953 -1- Résumé Genjuro mène sa petite existence de potier de village, troublée par les luttes intestines qui divisent le Japon au XVIe siècle. Il vit au bord du lac Biwa avec Miyagi, sa femme, son jeune fils Genichi, sa soeur O-Hama et son beau-frère Tobei. Ce dernier, paysan borné, n'a qu'une ambition, devenir samouraï. La guerre favorise le commerce de Genjuro qui est saisi par la frénésie du gain. Ayant, malgré l'invasion du village, réussi une cuisson importante, il part avec les siens la vendre à la ville. Sur le lac, ils rencontrent une barque avec un pêcheur qui leur conseille d'éviter des pirates qui viennent de le blesser à mort. Miyagi et l'enfant débarquent alors et retournent au village. A la ville le négoce marche bien. Tobei, avec une partie du gain, s'équipe en guerrier et se fait enrôler. Sa femme, partie à sa recherche, est violée par un groupe de guerriers et s'enfuit. Pendant ce temps, les pirates, affamés, ont attaqué et tué Miyagi. Genjuro va livrer un achat à une belle jeune femme. Il est accueilli à bras ouverts et, oubliant tout son passé, devient l'amant de cette princesse, Wasaka, auprès de qui il coule des jours passionnés. Revenu en ville, il y est abordé par un bonze qui lui conseille de quitter la princesse pour éviter d'être entraîné dans la mort, car il est sous l'effet d'un charme dont il lui donne le moyen de triompher. De retour, Genjuro annonce qu'il est marié et qu'il a le désir de rompre. La gouvernante lui crie alors que la princesse, tuée naguère, n'est qu'un fantôme et que le charme sera rompu par son refus qui la replongera dans la mort. Le potier se retrouve seul au milieu des ruines du palais de Wasaka. Des soldats le dépouillent de son argent. Il revient alors à son village pour y retrouver son fils et sa femme ; celle-ci fait son repas, répare ses vêtements, veille à son repos. Au matin, elle a disparu, car elle aussi n'est plus qu'un fantôme. De son côté, Tobei revient avec O-Hama ; samouraï grâce à une félonie, il voit un jour qu'il paie son succès de la déchéance de sa femme, devenue fille de joie ; il renonce alors à toute gloire et reprend son épouse. La vie continuera, paisible, pour les survivants du drame. in Les fiches du cinéma 2003 -2- Biographie Kenji Mizoguchi, né le 16 mai 1898 à Tokyo, Japon † le 24 août 1954. Enfance et formation En 1904, au début de la guerre contre la Russie, son père, menuisier-charpentier, se lance dans une entreprise commerciale, espérant ainsi sortir de la pauvreté : la fabrication de manteaux en caoutchouc pour l'armée japonaise. Quand il est prêt à les commercialiser, la guerre est terminée et il fait faillite. La famille doit s'installer dans un quartier populaire, Asakusa, où Mizoguchi fréquente l’école primaire. Il avoue ne pas avoir été un bon élève. À l'âge de 14 ans, sa sœur est vendue à une maison de geishas après la faillite du père. Mizoguchi en a toujours voulu à ce dernier. Ce drame familial a cependant été une source d'inspiration pour certains de ses films. Finalement, un riche aristocrate s'éprend de la jeune fille et l'épouse. En 1913, grâce à l'aide apportée par sa sœur, il entre comme apprenti chez un fabricant de yukata (kimonos légers), dont il dessine les modèles. Il développe un goût certain pour le dessin et fréquente l'institut Aoibashi, dirigé par Seiki Kuroda, le peintre qui fait connaître l'impressionnisme au Japon. C'est aussi l'époque où il découvre la littérature japonaise et occidentale (Maupassant, Tolstoï, Zola, entre autres). Quand sa mère meurt en 1915, Mizoguchi, atteint depuis plusieurs années de rhumatismes, se rend à Kobe sur les conseils de sa sœur. Il y travaille pour un journal. C'est une période importante de sa vie, car ses centres d'intérêt commencent à prendre forme. Il fonde un cercle littéraire, publie des poèmes et entre en contact avec le « Gandhi japonais », Toyohiko Kagawa, organisateur d'un mouvement qui s'inspire à la fois du christianisme et du socialisme. En 1918, nostalgique de Tokyo, il quitte Kobe. Il connaît alors une période d'incertitude. C'est à cette époque qu'un ancien camarade d'école lui fait rencontrer Tadashi Tomioka, acteur des studios Nikkatsu, l'une des plus anciennes compagnies de cinéma du Japon. Ce dernier le présente à un réalisateur (Osamu Wakayama), et très rapidement Mizoguchi devient assistant réalisateur. Nous sommes en juin 1920. Son parcours professionnel jalonne toute l’histoire du cinéma japonais, jusqu’à sa mort le 24 août 1954. -3- Mizoguchi et le cinéma japonais Les années Nikkatsu (1921-1932) L'industrie cinématographique japonaise n'est pas encore très développée. Elle est dominée par deux compagnies, la Nikkatsu et la Kokkatsu. La première a une production culturelle traditionnelle fondée sur un style simple : plans moyens filmés en continu, de façon à réduire le montage au maximum. Sous l'influence du cinéma américain, d'autres compagnies voient le jour et cherchent à introduire un peu de modernité. Elles engagent des actrices (auparavant les hommes tenaient tous les rôles) et, au début des années 30, elles ne font plus appel aux benshi (personnes qui racontaient l'histoire dans les salles). Cette décennie voit donc une profonde transformation du cinéma japonais. En octobre 1922, Mizoguchi entre dans l'équipe de Eizo Tanaka, qui cherche à tout prix à moderniser l'esprit de la Nikkatsu. C'est dans ce contexte que Tanaka propose à la direction de confier à Mizoguchi la réalisation du film Le jour où revit l'amour, librement inspiré de Résurrection de Tolstoï. Le film a pour sujet un thème que Mizoguchi reprendra dans nombre de ses œuvres (comme dans Les Contes de la lune vague après la pluie : un homme doit expier une faute commise envers une femme. La censure impose de couper certaines scènes de révolte paysanne en l'accusant de soutenir une idéologie prolétarienne). Il ne reste que deux films parmi les quarante-sept réalisés par Mizoguchi pour la Nikkatsu, Chanson du pays natal (1925) et Le Pays natal (1930). La grande majorité des films de cette époque sont des mélodrames adaptés d'œuvres littéraires ou de pièces de théâtre. Ils privilégient des histoires sur le monde de la petite bourgeoisie, commerçants et artisans modestes. Ils évoquent l'atmosphère des quartiers populaires de l'époque et développent de tragiques histoires d'amour de personnages féminins : filles mères, épouses, amantes, geishas. Notons qu'un nombre non négligeable de ces films sont inspirés de la littérature étrangère. Grâce à ses premiers films, il devient l'une des chevilles ouvrières du renouveau de la Nikkatsu. Le 29 mai 1925 se produit un drame dans la vie de Mizoguchi. Il est poignardé par sa compagne. L'incident fait la une des journaux, et la direction de la Nikkatsu suspend le réalisateur pour quelques mois. Cette histoire semble avoir fortement marqué Mizoguchi. Il reprend son travail avec une énergie renouvelée, devient encore plus perfectionniste, et ses personnages féminins se chargent d'une force que dissimule mal le masque délicat de leur visage. En août 1926, il épouse Chieko Saga, une danseuse de music-hall. Mizoguchi fait alors une rencontre décisive, Fusao Hayashi, un écrivain de littérature prolétarienne qui se donne comme objectif l'amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière. Ce courant se retrouve dans un certain nombre de films japonais comme La Marche de Tokyo ou La Symphonie d'une grande ville, tous deux réalisés par Mizoguchi en 1929. Le style de Mizoguchi s'affirme, avec ses plans longs, la profondeur de champ, qui permet deux niveaux de regard, le travail sur les ombres, le hors-champ, les mouvements de caméra. -4- Les années de transition En 1932, il quitte la Nikkatsu et obtient un contrat plus avantageux avec une jeune maison de production, la Shinko Kinema, pour laquelle il réalise quatre films en deux ans, dont La Fête de Gion (1933). Il traite aussi avec la Shochiku, mais finit par opter pour une troisième solution : en 1934, avec son ami producteur Masaichi Nagata, il participe à la fondation d'une maison de production, la Daiichi Eiga, à Kyoto. Ces deux années constituent un tournant dans l'histoire du Japon. En 1932, les militaires prennent le pouvoir, marquant ainsi un virage à droite pour le pays. C'est aussi l'année de la conquête de la Mandchourie. En 1933, le Japon se retire de la Société des Nations. Ce sont les années où le cinéma sonore se développe. Il cesse d'être artisanal, se modernise, et la chaîne production-distribution-exploitation s'inverse, donnant un rôle prépondérant à des hommes d'affaires sans lien avec le cinéma. Ils prennent la direction de la Nikkatsu. Ce renversement, qui limite la liberté des réalisateurs, explique la fondation de la Daiichi. En mars 1935, Mizoguchi rencontre le scénariste Yoshikata Yoda, qui devient son collaborateur le plus fidèle. Mizoguchi lui propose d'adapter un roman de Saburô Okada dont l'action se situe à Osaka. Leur collaboration se révèle fructueuse et, dès 1936, le film Naniwa Hika (L'Élégie d'Osaka) obtient un succès critique, bien que la censure conduise le distributeur à se contenter d'une sortie prudente. La même année, Les Soeurs de Gion connaît aussi un succès public. Ces deux films devaient faire partie d'une trilogie de réalisme social. Le troisième volet n'a pas abouti à cause de la faillite de la Daiichi. Les thèmes majeurs de l'œuvre de Mizoguchi sont alors en place, en particulier son attention sur la femme victime d'une société patriarcale dominée par l'argent. Avec le début de la guerre sino-japonaise, les conditions de travail des cinéastes japonais deviennent de plus en plus difficiles. En juillet 1938, le gouvernement incite le cinéma à se détourner des thèmes individualistes, des comportements occidentaux, pour privilégier la tradition familiale, le respect de l'autorité, l'esprit de sacrifice, au nom des exigences de la nation. La censure se fait plus pesante dès l'écriture de scénario. Mizoguchi lui-même est contraint de tourner un film qui exalte le patriotisme, Roei no Uta (1938). En 1939, il passe à la Shochiku, pour laquelle il réalise une trilogie consacrée à la vie des acteurs de théâtre. Certains considèrent ces films comme une « évasion » par rapport aux pressions officielles. Le premier est un des sommets de l'œuvre de Mizoguchi : Les Contes des chrysanthèmes tardifs. Les deux autres, La Femme d'Osaka, La Vie d'un acteur, sont perdus. L'entrée en guerre du Japon avec le bombardement de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, accentue le contrôle de l'État sur le monde du cinéma. Si un studio refuse de se soumettre aux règles de la censure, il peut être fermé et tout son personnel envoyé au front. C'est dans ce contexte qu'en 1941 la Shochiku lui propose d'adapter un grand classique, Les 47 Rônins. Pendant ces années, Mizoguchi assume des responsabilités officielles. En 1939, il est membre du Conseil du cinéma ; en 1940, il devient président de l'Association des réalisateurs. En 1942, il est directeur de l'Association du cinéma japonais. En 1942, la Shochiku projette de tourner un film en Chine à l'occasion du traité de paix avec le Japon. Le 13 juillet, Mizoguchi, Yoda et quelques collaborateurs font des -5- repérages, appuyés par l'armée et des membres de l'Union cinématographique sinojaponaise. Le projet avorte. L'après-guerre et la consécration Après la défaite, avec l'occupation américaine, le cinéma japonais doit abandonner tout ce qui valorise la tradition féodale (les films historiques, appelés « jidaigeki ») et se tourner vers des sujets à caractère démocratique exaltant la place de l'individu, le rôle de la femme dans la société, critiquant l'autoritarisme, le fascisme. Les Américains favorisent aussi la mise en place de syndicats dans toutes les branches du cinéma. L'après-guerre s'ouvre pour Mizoguchi par un film sur la libération de la femme (La Victoire des femmes, 1946, écrit par Kaneto Shindo) et un deuxième, la même année (Cinq femmes autour d'Utamaro), qui, à bien des égards, constitue un « autoportrait » du cinéaste en artiste. C'est en même temps une admirable réflexion sur la place de l'artiste dans la société, son rapport à la création et ses relations avec les femmes. À partir de ce film, la carrière de Mizoguchi est jalonnée de chefs-d'œuvre. Pendant les dernières années de l'occupation militaire américaine, il réalise trois films adaptés de grands romans du XIXe siècle. Leur sujet est centré sur des femmes déchirées entre leurs sentiments, leurs désirs et les obligations morales et sociales. Ce sont Le Destin de Madame Yuki (1950), Miss Oyu et La Dame de Musahino (1951). En 1950, il abandonne la Shochiku pour la Shintoho, puis, en 1951, il rejoint la Daei, pour laquelle il réalise presque tous ses films jusqu'à sa mort, à l'exception de La Dame de Musahino et La Vie d'Oharu, femme galante (1952), produits par la Toho. En 1955, il en devient président. La même année, il est décoré de l'équivalent de la Légion d'honneur. Son contrat avec la Daiei lui donne la liberté qu'il a toujours recherchée et ses succès critiques à l'étranger lui confèrent une plus grande notoriété dans son pays. 1951 est une date charnière dans l'histoire du cinéma japonais. Rashomon de Kurosawa (produit par la Daei) obtient le Lion d'or au Festival de Venise Source : http://www.cndp.fr/cav/lune/ -6- QUELQUES PISTES DE PRESENTATION Le scénario des Contes de la lune vague est un tissu habilement composé à partir de plusieurs extraits des Histoires de pluie et de lune de Ueda Akinai, un des classiques de la littérature ancienne au Japon. Cette oeuvre est la chronique du rêve (l'idéal) déçu, de l'espérance trompée et la tragédie de deux couples. D'un côté, deux femmes réalistes et aimantes, de l'autre, deux époux aux ambitions démesurées. La perfection du cadrage, l'élégance des formes, le sens aigu des ombres et des lumières servent admirablement la mise en scène de Mizoguchi justifiant complètement l'admiration des critiques lors de la sortie du film : Nous oublions le cinéma, nous oublions le Japon, nous croyons cerner la beauté pure (Louis Marcorelles) C’est de la confrontation du réel à l’irréel (à l’idéal), des caractères et des conséquences qu’il attribue à chacun de ces termes que Mizoguchi tire simultanément la ligne directrice de sa mise en scène et la signification des Contes de la lune vague. La motivation et la responsabilité de Genjuro La confrontation réel / irréel, pour être narrativement crédible pour le spectateur, ne peut être que le produit des motivations des personnages du film, sous peine de sombrer dans l’artificialité. C’est le "motif à agir" de Genjuro qui constitue le principe actif du film. L'expression n'est pas anodine et renvoie au générique du film, qui se déroule sur de très beaux tissus de kimonos, chers et raffinés (choisis par Mizoguchi qui a été dessinateur de kimonos), alors que le monde qui va suivre est celui de la pauvreté et de la guerre. La considération sociale, obsession des personnages du film, est ici mise en scène. Sans la volonté de Genjuro d’aller à la ville vendre ses poteries, de gagner de l’argent, voire d’obtenir une certaine reconnaissance de son art, il n’y a pas de film. La responsabilité morale de Genjuro est donc totale et entière. Et c'est la nature et la signification de cette responsabilité qui constituent la "morale" que Mizoguchi souhaite donner à son film. Elle pourrait s'énoncer ainsi : la réalité, lorsqu'elle est ordonnée par un rêve, se transforme en une confusion du réel et de l'irréel, et cette confusion agit en retour de façon dommageable et douloureuse sur la réalité du départ. Il nous faut en conséquence exercer un choix fondamental d'existence : soit renoncer au désir et atteindre une sorte de « sagesse domestique » ; soit vouloir inscrire notre ambition dans le monde et accepter d'avance, pour nous et ceux que nous aimons, la solitude, la déchéance et la souffrance. Mizoguchi et Yoda (son scénariste) ont à résoudre, dans l’écriture du scénario et dans la mise en scène des Contes de la lune vague, un problème central, dont la réussite de la résolution conditionne celle du film : rendre insensible et crédible le passage de l’illusion dans et sur le réel. Cette préoccupation fut constante au cours de l’élaboration du scénario. En témoignent les lettres que Mizoguchi adresse à Yoda : Il faut essayer de trouver une ficelle astucieuse de transition entre la réalité et le symbole... N’aurais-tu pas de bonnes idées sur les amours d’un être vivant avec un fantôme ? De mon côté, je vais me documenter. Il me semble qu’il y en a dans les pièces classiques de fantômes. -7- La nature du personnage de la princesse Wakasa Eric Rohmer dans Arts. 25/09/1959 Comme toutes les grandes oeuvres, Les Contes de la lune vague font éclater les barrières des genres et les frontières des nations... Vous aurez la révélation d’un monde apparemment très différent du nôtre, mais, profondément, tout semblable. Vous toucherez du doigt ce fonds commun de l’humanité, ce creuset dont sont sortis à la fois L’Odyssée et le cycle de La Table ronde, avec lesquels Ugetsu Monogatari présente de troublantes analogies. Le récit aurait très bien pu se dérouler de façon très voisine en apparence si la princesse avait été un personnage réel, une veuve historique située dans les conflits qui ravagent le Japon au 16ème siècle. Le film aurait alors été un film psychologique et politique, simultanément centré autour du dilemme moral de Genjuro et des problèmes liés à la différence d’origine et de classes sociales. Le fait même de puiser la question centrale de son film – la nature destructrice de l’illusion artistique, notamment à l’égard des femmes – dans un récit de nature "fantastique" indique chez Mizoguchi la volonté de dépasser le simple récit social ou politique pour aborder plus généralement la métaphysique et l’éthique, c’est à dire tendre à une signification universelle. Non seulement le personnage de Wakasa ne peut pas ne pas être un fantôme, mais cette impossibilité même indique sa véritable nature : elle est l’incarnation du rêve de Genjuro. Il n’y a pas de rupture, du point de vue de la structure narrative, entre l’ambition sociale et artistique de Genjuro et le monde raffiné de la princesse Wakasa. Mais il y en a une pour le spectateur. S’il peut accepter immédiatement comme crédible et agissante la volonté de Genjuro de se sortir de la misère, autant la réalité agissante d’un monde où les morts chantent et où les portes s’ouvrent seules, est difficile à établir sans mesures de mises en scène discrètes et efficaces. La mise en scène du passage Du début du film à cette séquence, les plans sont de durée relativement courte. La narration du récit se déroulant dans une réalité sociale et historique dont la réalité ellemême n’est pas questionnable. Or on assiste, à partir du voyage de Genjuro vers le manoir de Wakasa comme lors de son immersion dans l’univers fantastique de ses hôtes, à la mise en œuvre de plans longs, dont la durée excède parfois une minute, où la caméra colle sans interruption aux déplacements des personnages. Le mode de vision banal et quotidien de l’œil humain est comparable au plan-séquence cinématographique. Ainsi, si le plan-séquence ne garantit pas par lui-même la réalité de l’univers qu’il filme, il est le mode de filmage le plus proche de la réalité vécue de la vision humaine ordinaire. C’est ainsi que Mizoguchi est conduit à filmer de la façon la plus naturelle (le plan séquence) un univers qui lui, relève du surnaturel. Séquence de surcroît découpée par cinq fondus enchaînés permettant de passer insensiblement d’une journée à l’autre. Le temps s’est distendu, les repères chronologiques s’estompent. Mizoguchi nous installe dans l’univers de la princesse par des moyens qui concourent au même effet : la fascination, une sorte de malaise. Une dernière remarque : cette confusion du rêve et de la réalité, cette fusion et cette confusion du réel et de l’irréel est sans doute encore plus profonde et plus efficace pour le spectateur japonais. La présentation d’une princesse fantomatique héritée du théâtre nô ne déclenche pas nécessairement chez lui un sentiment d’irréalité : le personnage est présent dans sa culture. A ce titre, il croit davantage à sa réalité sociale. -8- Un enthousiasme critique autour de l'universalité En plaçant son récit au 16ème siècle, Mizoguchi renvoie également à la dimension universelle de son propos : les agissements d'une humanité pervertie et mutilée par la guerre, et ce, en pleine guerre froide. Georges Sadoul dans Les Lettres Françaises, le 2 avril 1959. « Ugetsu Monogatari est un des plus beaux films du monde. Un des plus beaux films contemporains en tout cas... Ce film date de 1953, alors qu'en Extrême-Orient, la guerre n'est plus froide mais brûlante. Le napalm brûlait les villages et les enfants coréens à une distance de Tokyo moindre que celle qui sépare Paris de la Sicile. Et le pays gardait, garde toujours à ses flancs les deux abominables cicatrices nommées Hiroshima et Nagasaki... » J-L Tallenay dans Radio-Cinéma-Télévision, le 5 avril 1959. « L'admirable dans Ugetsu Monogatari, c'est justement que, sans être japonais, on ne puisse manquer d'être bouleversé par la beauté du film et de partager les sentiments qui y sont décrits. A travers un récit situé si loin de nous dans l'espace et dans le temps, Mizoguchi atteint ce que l'homme a de plus universel... Les horreurs de la guerre, l'orgueil et les désirs des hommes, l'amour et le sacrifice des femmes, autant de thèmes qui s'entrelacent dans ce film soumis à un rythme musical et nécessaire. Mizoguchi fut peintre avant d'aborder le cinéma ; sa caméra presque toujours immobile saisit des images parfaites dont la beauté n'arrête jamais le film... On a l'impression, en voyant Ugetsu Monogatari qu'ici se trouve caché le secret du cinéma et qu'il reste à le déchiffrer. » Pour conclure... Uu autre point de vue sur ce film participant à son universalité puisque chaque spectateur peut y voir sa propre interprétation du monde et son rapport à l'Art. Michel Pérez dans Le Matin, 23 septembre 1978. « La leçon la plus profonde des Contes de la lune vague ne nous enseigne pas qu'il faut renoncer à nos folies mais qu'il faut au contraire s'efforcer de les réaliser, apprendre ce qu'elles ont à nous apprendre, tirer profit des malheurs où elles nous entraînent. Elle nous persuade qu'il faut vivre avec l'imaginaire, qu'il faut savoir que les fantômes font partie de notre vie, qu'ils soient bénéfiques ou maléfiques ; que les roseaux que nous écartons en passant sont aussi les roseaux dont sont faits les rêves. Sans doute c'est de son commerce avec l'ombre de la princesse que le potier a acquis la clairvoyance qui le fait rencontrer à son retour chez lui, l'ombre de sa femme morte pendant son absence. C'est dans le souvenir du décor raffiné où il a vu briller ses vases et ses plats qu'il puise la force de poursuivre son travail, en dépit des horreurs du temps, de ses destructions et de ses railleries. Les Contes de la lune vague est un récit de paix et d'harmonie où il est dit que l'essentiel est de vivre en bonne intelligence avec nos ombres, avec notre part d'ombre, avec notre mort. » d'après "Les contes de la lune vague après la pluie", Kenji Mizoguchi, étude critique. Jean-Pierre Jackson. Nathan, 2001 -9- Présenter un film du patrimoine Quelques repères Le public quel est-il ? La présentation doit tenir compte du public accueilli (classes, groupes divers, public habituel, cinéphiles...) qui a des attentes différentes Intérêts de la présentation Compléter une culture cinématographique Une découverte ou redécouverte dans de bonnes conditions, en grand écran Donner accès à des films oubliés Porter un regard différent, nouveaux sur des films qui appartiennent à l'histoire du cinéma Partager une passion pour un film, pour le cinéma, communiquer son plaisir (le « gai savoir » ) Choisir le moment de l'intervention : Parler avant et/ou après le film ? avant : présenter le contexte, relever les points d'intérêts (la difficulté étant de ne pas déflorer l'intrigue du film) après : proposer une analyse plus précise et un échange avec la salle Les besoins pour construire sa présentation : Se documenter (ouvrages...) Une certaine culture cinématographique et connaissance du film sont nécessaires. Quelques pistes pour construire la présentation : (entre parenthèses, exemples donnés pour Les contes de la lune vague après la pluie) Mettre l'accent sur certains passages même si le film n'est pas connu (ici le passage dans l'irréel) Replacer le film dans son contexte, le genre qu'il représente, le mouvement auquel il appartient ou pas (Mizoguchi dans l'histoire du cinéma japonais) Donner quelques clés essentielles sur le film : un retour sur l'histoire de..; un personnage incontournable, à l'écran ou dans la production ; le décryptage de certaines scènes importantes pour le sens, dans leur construction formelle (l'ouverture du film) l'origine des réalisateurs la réception du public à l'époque (Un enthousiasme critique autour de l'Universalité) Laisser une trace écrite Fiche spectateur Chronologie... - 10 - Documents disponibles pour les bibliothèques Ouvrages "Les contes de la lune vague après la pluie", Kenji Mizoguchi, étude critique. JeanPierre Jackson. Nathan, 2001 Souvenirs de Kenji Mizoguchi / Yoshikata Yoda. - Cahiers du cinéma, 1997 Les contes de la lune vague après la pluie de Kenji Mizoguchi. Jacques Gerstenkorn et Daniel Serceau. Contre Bande n° Hors série. Université de Paris I – Panthéon Sorbonne, 1998 Le cinéma japonais. Donald Richie, Romain Slocombe. Ed. du Rocher, 2005 Le cinéma japonais . Tome I et II. Tadao Sato. Centre Georges Pompidou, 1997 Le cinéma japonais : une introduction. Max Tessier. Nathan université, 1997. Coll. 128 Pour un observateur lointain : forme et signification dans le cinéma japonais. Noël Burch. Gallimard, 1982 Filmographie sélective Contes des chrysanthèmes tardifs. Kenji Mizoguchi, 1939 Cinq Femmes autour d'Utamaro. Kenji Mizoguchi, 1946 La vie d'O-haru, femme galante. Kenji Mizoguchi, 1952 L'impératrice Yang Kwei Fei. Kenji Mizoguchi, 1955 Le héros sacrilège. Kenji Mizoguchi,1955 La rue de la honte. Kenji Mizoguchi, 1956 Documentaire Kenji Mizoguchi, la vie d’un cinéaste. Kaneto Shingo, 1975 (en Bonus sur le dvd du « Héros sacrilège ») Site Dossier très détaillé sur le site du Scérèn – CNDP / Ressources pédagogiques cinéma http://www.cndp.fr/cav/lune/1_DocLect_2_8_3.htm - 11 -