PDF: Le Cycle des Lumière, d`une image-temps à une image

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PDF: Le Cycle des Lumière, d`une image-temps à une image
LUCIE ROY
LE CYC LE D ES LU M IÈR E, D’U N E I MAG E-TE M PS À U N E
I MAG E- SO UVE N I R. ESSAI 1
Résumé : By establishing a parallel between the cycle of Lumière films and the Age
of the Enlightenment (“siècle des lumières”), the author identifies the pensive character of the films’ images as well as the aesthetic of the visible world they display.
She then examines the transformation of a time-image into a memory-image in the
Lumière films, arguing that the films are not only offer time-images, that is, residual
images of the past, but have become images-as-memory in the contemporary spectator’s mind.
e cherche, dans le présent texte, à égrener une série d’intuitions qui,
J malgré qu’elles laissent des questions sans réponses, accueillent,
confirmant en cela le caractère essayiste de l’exercice, maintes perspectives
dont j’entreprends de faire davantage la lecture que l’écriture. Bref, et pour
insister encore un peu sur la différence que je fais entre l’écriture et la
lecture, je n’entends pas faire le traité des perspectives appelées, mais
préfère me prêter aux diverses lectures qu’elles peuvent évoquer.
Comme son titre paraît l’indiquer, ce texte est divisé en deux parties.
Dans la première, je compare le cycle des Lumière et le siècle des Lumières
et prétends dire par là que l’invention du cinéma n’a pas fait que reproduire
le réel, elle a permis une rencontre – que je qualifierais de phénoménologique – avec le monde : le cinéma participe d’une esthétique du monde
sensible, du monde visible.
Dans la deuxième partie de ce texte, je traite de ce que sont devenues
ces images filmiques Lumière. Elles sont non seulement des images-temps,
des images qui sont les résidus d’un temps passé, mais elles sont aussi
devenues des images-souvenirs, des images qui ont conservé une ancienne
pensivité, une ancienne connaissance sensible sous la forme d’empreintes
photoniques mouvantes.
CANADIAN JOURNAL OF FILM STUDIES • REVUE CANADIENNE D’ÉTUDES CINÉMATOGRAPHIQUES
VOLUME 9 NO. 2 • FALL • AUTOMNE 2000 • pp 70-81
« Le but de l’esthétique, dit Baumgarten [en 1750 dans Æsthetica], est
la perfection de la connaissance sensible en tant que telle…. » Il y
aura donc [au siècle des Lumières] une esthétique autonome, comme
il y a une botanique, une zoologie, une science de la terre.2
La science ne s’enracine plus désormais dans une onto-théologie; elle
doit être l’œuvre de l’intellect humain exerçant sa perspicacité sur
l’expérience et à travers elle.3
Ma prétention est que les empreintes photoniques mouvantes de ce
cinéma, dont l’esthétique des films Lumière dépend, rendent compte de
l’expérience du réel, d’une pensivité posée par-devers lui. L’association que
je propose entre le cycle des Lumière et le siècle des Lumières me permet
de nommer la pensivité filmique, pensivité qui est seule capable de mettre
en lumière du réel, de larges pans de réalité à l’écran – elle me permettrait
aussi, dans un autre ordre d’idées, de penser interroger la scientificité qui,
ayant présidé à sa découverture, a été l’apanage d’un certain « pré-cinéma »
ou encore de questionner le caractère d’objectivité qui, relativement à
certains films actuels, persiste à en être l’attribut et la prétention dans
l’esprit de certains.
C’est, je crois, de la pensivité posée par-devers le réel comme par
devers-la réalité fictionnelle dont l’esthétique filmique témoigne
ultimement : toutes les vues animées, toutes les perceptions filmiques
autrement dit, auraient ce caractère d’être pensives, auraient été visées,
soumises à une certaine intentionnalité. Elles l’auraient été du côté de
l’écriture du film (c’est de cette étude dont il est question en première
partie) et le seraient continûment du côté de la lecture du film (c’est cette
question que j’aborde dans la seconde partie du présent texte).
PREMIÈRE PARTIE : LE CYCLE DES LUMIÈRE ET LE SIÈCLE DES
LUMIÈRES OU « LA PERFECTION DE LA CONNAISSANCE
SENSIBLE »
Je citerai, pour m’en inspirer, une phrase de Diderot qu’a reprise Jacques
Chouillet dans son ouvrage L’esthétique des Lumières :
Une considération surtout qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que si
l’on bannit l’homme ou l’être pensant de la surface de la terre, ce
spectacle pathétique et sublime de la nature n’est plus qu’une scène
triste et muette. L’Univers se tait, le silence et la nuit s’en emparent.
Tout se change en une vaste solitude où les phénomènes inobservés
se passent d’une manière obscure et sourde….4
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Assortis aux films Lumière, ces propos me forcent à reconnaître le fait
qu’ils ne participeraient pas d’une simple observation de la nature, mais
procéderaient – tout naturellement je dirais – par pensivité à la mise en
empreinte d’espaces de la nature, d’espaces de la réalité ainsi fictionnalisés
– ou sciemment fictionnalisés.
L’image, qui retient dans l’étau filmique Lumière les regards, la mouvance des gestes et la physionomie des personnages, aurait effectivement
fait sortir la nature de sa mutité, du cours temporel, de l’inexorable passage
dans le temps des temps.
La nature ou, selon un terme plus contemporain, le réel et l’image du
réel, c’est-à-dire, justement, le réel soumis à une certaine pensivité, resterait
à demeure sur la pellicule. Sur le plan même de sa phénoménalité, le réel
ne serait ni triste ni muet. Sorti de la solitude dans laquelle il aurait pu être
tenu, le réel tel que défini plus tôt, c’est-à-dire le réel soumis à une certaine
pensivité, se serait fait écriture.
Bref, le regard et sa pensivité, qui ont été imposés à la nature, se
seraient vus, par la représentation, cristallisés dans une autre phénoménalité, dans une phénoménalité qui dure et, je le souligne, dans une
phénoménalité « durable ».5 Cette cristallisation6 serait, tout d’abord, le
produit de la stricte durée filmique qui, durant, accomplit du temps et elle
serait due, ensuite, au fait que, durables, les images photoniques mouvantes
du film traversent infatigablement le temps : durables, ces images peuvent
être vues et revues.
ESTHÉTIQUE ET PRAGMATIQUE
Par ailleurs, dans les images du film, il n’y aurait pas seulement de la nature,
des espaces rapportés mais, suivant la terminologie d’André Gardies,7 des
« figures de lieux », des lieux qui font figure grâce à l’intervention d’une
instance configurante, grâce, donc, à cette même pensivité dont il était
question plus tôt.
La sémiotique, disait Henri Mitterand, s’appuie ici sur la
phénoménologie de la perception pour dégager les qualités
spécifiques d’un espace [ici filmique] qui n’est pas une pure
topographie, mais qui est aussi et surtout un espace sensible, un
espace pragmatique.8
Eu égard à ce qui vient d’être dit, on ne s’interrogerait plus uniquement
sur l’effet de réel dont les textes, même filmiques, sont à l’origine, mais sur le
réel en ses effets – de sens – sur l’espace sensible, sur l’espace pragmatique, sur
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un espace au cinéma qui n’existerait que parce qu’il est soumis à une
pensivité, à une praxis d’écriture. J’ajoute, parce que cette idée est au cœur
de mon propos, qu’on s’interrogerait aussi sur le temps sensible, sur le
temps pragmatique, sur le temps en ses effets – de sens – dans les films
Lumière.
Les films Lumière constituent véritablement l’amorce d’un « cycle »,
celui, donc, d’une nouvelle écriture qui passe par les images et qui, passant
par des images, fait converger des considérations d’ordre spatio-temporel,
des considérations qui sont, somme toute, de l’ordre de la pensivité.
Je le rappelle : la nature et le réel, soit le réel soumis à la pensivité, le
réel en idée, viennent, ici, de s’affranchir de la phénoménalité quotidienne.
Ils ont gagné le site d’une phénoménalité autre, ils ont gagné le site d’une
phénoménalité détachée du monde et attachée à l’écriture qui énonce
espace et temps. « Le langage est [de la sorte] pour lui-même de l’ordre du
Même; le monde est [devenu] son Autre. »9
LE SUBLIME
Les films Lumière ont doublement permis de se approcher de cette idée du
– le terme est assurément vieilli – « sublime ». Or, si ce sublime, par
référence au siècle et davantage à l’esthétique des Lumières, réside dans
l’esprit de celui qui juge,10 les films Lumière m’apparaissent doublement
sublimes. Ils le sont une première fois dans l’esprit de celui qui, produisant
des images, a fait en quelque sorte coïncider réalité et idéalité (pensée,
idée, visée ou intentionnalité si l’on préfère). Ils le sont une seconde fois,
dans l’esprit du spectateur qui, actuellement, contemple un film Lumière.
Et que contemple-t-il, si ce n’est une réalité et une idéalité croisées,
attestées, mais, par le film, déplacées dans le temps et dans l’espace?
[L]’art, soulignait Chouillet en évoquant les idées de Diderot, est une
magie par laquelle les perceptions obscures se transforment en
visions intelligibles et en idées….11
J’ajoute, pour prolonger ces propos et pour insister sur la comparaison
que je suis en train de faire entre le siècle des Lumières et le cycle des
Lumière, que l’art cinématographique est une magie par laquelle des
perceptions obscures, qui seraient restées muettes au regard du cours du
temps, se transforment en perceptions manifestes, en perceptions
écraniques, en visions intelligibles, en idées.
Ainsi, ouvrant au sublime d’une pensée en empreinte ou dont
l’effectuation passe par la mise en forme d’une image du réel, d’une
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poétique, d’un récit donc, le cycle des Lumière a aussi ouverts à une
inquiétude, au sentiment de la fin. « L’air photographique », selon le terme
de Roland Barthes, retient ou rejoue le même drame. Celui que je vois,
disait Barthes alors qu’il regardait l’image d’un condamné à mort, c’est celui
qui mourra dans quelques jours, quelques heures ou quelques minutes.
C’était aussi celui qui, au moment où Barthes contemplait cette image, était
déjà mort.12 Pareillement, dans les films Lumière, la personne qui a été
filmée vers 1895 et que je contemple aujourd’hui risque fort, à moins
qu’elle n’ait plus de cent ans, d’être morte.
Cet instant, cette durée sont en eux-mêmes, c’est-à-dire par rapport
aux films Lumière, « quelconques »,13 c’est le mur que l’on abat (Démolition
d’un mur, France, 1895)14 ou encore deux bébés qui pleurent parce qu’ils se
disputent une cuillère (Querelle enfantine, France, 1895). Perçus autrement,
c’est-à-dire en rapport avec leur éloignement dans le temps, cet instant et
cette durée, chargés qu’ils sont d’une certaine pensivité temporelle ou du
sentiment de la fin, sont décisifs.
Donc, pensifs, nostalgiques, les films se laissent lire ou laissent lire
l’instant décisif et la durée qu’ils configurent sous forme d’empreinte. Ils le
font en fournissant des sortes d’« aiguillons de temps »15 à partir desquels
les autres temps se sont égarés, ont pris la fuite. Bref, le caractère décisif de
la temporalité est, ici, assorti au travail interprétatif du spectateur, à sa
connaissance ou à sa conscience du passage des temps.
DEUXIÈME PARTIE :
D’UNE IMAGE-TEMPS À UNE IMAGE-SOUVENIR
Le cycle ou les films Lumière offrent, à la vue du spectateur actuel, non
plus seulement des images-temps mais des images-souvenirs, et ce, en vertu
des temps que les films ont sauvegardés et traversés. On le voit, ces deux
derniers termes, « sauvegardés » et « traversés », imposeraient à eux seuls
quelques explications, car les interrogations qu’ils supposent sont tantôt
tournées du côté du film (c’est un temps qui, par le film, est sauvegardé),
tantôt du côté du spectateur actuel et de son rapport avec le film
(spectateur qui, comme on le suppose, connaît son époque, vit, autrement
dit, en son temps et n’est pas le même que celui des films des premiers
temps), tantôt encore du côté des temps que le film a lui-même traversés
(en les accumulant d’une certain façon).
Ainsi considéré, le film Lumière n’agirait plus simplement, au regard
du faisceau théorique dont il permet l’exercice, comme le « gardien »16 d’un
temps passé mais comme un « lecteur », un « descripteur » temporel où,
aux yeux du spectateur contemporain, se lit l’accumulation du temps et où,
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je le souligne, peuvent se lier et se lient effectivement des temps toujours
virtuellement accumulés.
Le temps filmique ne fait donc pas empreinte seulement au regard du
temps qui l’a imprégné, il fait aussi empreinte au regard du temps qui
persiste à le parcourir.
Autrement dit, les reliefs de l’empreinte temporelle du film « des
premiers temps » se trouvent accentués par le temps de l’imprégnant, par le
cours du temps phénoménal, du réel, dont ils se trouvent chargés. « C’est,
soulignait Ricœur dans un même esprit, en modifiant sa distance au présent
qu’un événement [un film précisément] prend place dans le temps »17 agit
en quelque sorte comme un artefact de temps.
Le libre cours de l’interprétation et, donc, la mise à distance de l’œuvre
dans le temps permettraient au temps phénoménal d’agir, d’intervenir inlassablement sur l’œuvre temporelle que constituent le récit, tous les récits.
[C]e que Diderot, après Bacon, appelle « l’interprétation », consiste
à apercevoir, par l’imagination, les rapports éloignés qui sont dans les
choses; premier pas vers la découverte….18
UNE SYNTAXE QUI, SOUS L’ANGLE DE L’INTERPRÉTATION, VOLE EN ÉCLATS
Relativement à ce qui vient d’être dit, donc eu égard à une approche plus
marquée par le champ de la pragmatique et de l’interprétation, la seule
étude de la syntaxe filmique paraît laisser dans l’ombre le sens du temps au
cinéma.
Par exemple, on est autorisé à interroger les principes d’« uniponctualité » et de « pluriponctualité » proposés par André Gaudreault,19 dans la
mesure où, prenant en compte les couches syntaxique et narratologique du
film, il en exclut forcément d’autres. Dans l’esprit de la pragmatique et de
l’interprétation, le film, même en plan continu, n’est pas qu’uniponctuel, il
participe, phénoménalement je dirais, d’une multitemporalité.20 Un temps
unique (un plan continu, uniponctuel donc) permet de lire les autres temps,
la multiplicité des temps, qu’il ne comprend pas, mais à partir desquels ou
grâce auxquels il se différencie. Le film, tout film pourrais-je dire, livre à la
vue une fracture temporelle, un temps « connecteur » des temps (ou un
lecteur et un descripteur temporel si l’on préfère). Cette sorte de « montage »
du temps, qui a tout à voir avec la configuration multitemporelle du film,
même en plan unique, se ferait, inlassablement, à partir de la fracture ou, si
l’on préfère, de l’aiguillon de temps compris dans l’espace filmique et,
donc, grâce au travail de « refiguration », d’interprétation effectué par le
spectateur.
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Déjeuner de bébé (France, 1895, Auguste and Louis Lumiere).
Dit d’une autre façon, il y aurait un montage uniponctuel ou
pluriponctuel (de plusieurs plans). Il y aurait, tel qu’André Gaudreault le
propose aussi, un montage « virtuel »21 dans les films Lumière ou, suivant
une expression qu’à ce propos je lui avais suggérée, une sorte de montage
« radical », c’est-à-dire « transfilmique ». Le montage virtuel dont il parle
se ferait, comme il le mentionne, de film en film par regroupements, déjà
lisibles au catalogue, de thématiques voisines.22 Et il y aurait, c’est cette
perspective qui m’intéresse et que j’ai commencé à expliquer, une autre
sorte de montage, un montage « phénoménal » qui, non moins réel, se
ferait en quelque sorte à la face du film, à partir de l’ouverture, de la
fracture ou, mieux, de la béance temporelle que le film crée.
Si, dans cet esprit, le film donne à lire une action se situant à la toute
fin du siècle dernier – je pense, fournissant une image qui est liée à mon
discours, à la Baignade en mer (France, 1895, Louis Lumière) – sur le plan de
l’interprétation, seront évidemment saisis ce temps ponctuel de même que
les temps dont est, actuellement, dépourvu le film. Je dis cela mais pense
que, si le film est par lui-même dépourvu des années qui ont passé, il est,
sur le plan de l’interprétation cette fois, précisément pourvu d’une charge
temporelle correspondant aux années qui ont passé. Par l’examen de
l’image-temps dans le film Lumière, puis par celui du passage d’une image76 Lucie Roy
temps (que le film comprend) à une image-souvenir (que le film comprend
et que le spectateur conçoit), je fais, à l’évidence, appel à une approche
interprétative plus ou moins empreinte d’un caractère historique.
C’est, autrement dit, l’Histoire et l’effet historique compris dans le
récit Lumière qui, sur le plan de l’interprétation, suscitent l’intérêt. Ainsi,
ce qui suscite l’intérêt, ce n’est pas uniquement l’Arrivée du train à la Ciotat
(France, 1895) ou le Déjeuner de bébé (France, 1895), mais ces récits qui se
tiennent devant les yeux des usagers du cinéma que nous sommes devenus.
Ce qui suscite l’intérêt, ce sont, bien sûr, ces récits-là qui, ayant retenu
des temps qui ne sont plus contemporains, sont entourés d’un monde qui
ne l’est pas davantage.
Puisque par ces récits est raconté l’avènement, voire la nativité du
cinéma en son temps, ce qui est aussi digne d’intérêt dans le cycle Lumière,
c’est l’infini projet d’une écriture qui, passant par les images, inscrit une
pensivité, des idées, des mémoires dans et aux entours du monde.
Bref, le « cycle des Lumière » constitue, à mon avis, un site privilégié
où exposer des trajectoires théoriques actuelles qui, à propos du récit et des
images du récit, incluent des considérations d’ordres philosophique,
esthétique et historique.
LE « CRISTAL-DESCRIPTIF »23 DES TEMPS
Le projet théorique, qui concerne ces deux idées d’« aiguillon de temps » (à
laquelle j’ai fait référence plus tôt) et de « cristal-descriptif » (à laquelle je
pensais déjà en convoquant des termes comme lecteur, descripteur ou
connecteur temporel) pourrait trouver un certain écho dans la description
du temps que fait Ricœur lorsqu’il dit :
À cette symbolisation élémentaire de l’expérience du temps qui
passe dans une existence trop brève, s’oppose la symbolisation
inverse de l’immensité du temps cosmique qui revient inlassablement
dans les grands cycles des années, des saisons et des jours. De
ce temps, nous disons qu’il enveloppe toutes choses. Nous le
représentons symboliquement comme un grand réceptacle
immobile : ainsi disons-nous que notre existence se déroule « dans »
le temps, suggérant, par cette métaphore spatiale, la préséance du
temps à l’égard de la pensée qui ambitionne d’en circonscrire le sens,
donc de l’envelopper.24.
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Lorsque Ricœur discute de cette symbolisation élémentaire du temps,
il fait référence à l’expérience quotidienne du temps qui coule à pic dans
les profondeurs du passé et pour laquelle le futur est impalpable.25
Je prendrai pour exemple le film des Lumière Enfants pêchant des
crevettes (France, entre 1895 et 1897) pour expliciter mon propos et pour
exposer mon idée de la phénoménalité du temps filmique dont je parle
depuis le début : Sur une plage, à la fin du siècle dernier, des adultes
discutent, tandis que deux petits garçons à casquettes et à culottes
courtes et quatre fillettes, vêtues de chapeaux et de robes blanches,
s’affairent à pêcher des crevettes. Un homme adulte et deux jeunes
adolescents s’efforcent de faire avancer un âne attelé à une petite
charrette. Celle-ci, sur laquelle quelques personnes ont pris place,
s’ébranle et sort du cadre de l’image. Accompagné d’un petit garçon, un
homme suit le cortège et croise une femme venue s’occuper d’une enfant
en bas âge. Une femme passe derrière elle. Les deux femmes disparaissent
du cadre, tandis que restées debout, deux autres persistent à surveiller les
enfants – elles étaient là dès le début de la scène. Deux fillettes passent
derrière elles et regardent l’action qui se déroule devant elles,
s’approchent quelque peu avant de repartir chacune de leur côté. Une
femme, la même que précédemment peut-être, revient en même temps
que deux préadolescents qui s’amusent à pêcher des crevettes. Une
famille, le père, la mère et deux fillettes, passe derrière cette sorte de
guérite improvisée qu’occupent les deux femmes.
Que propose cette écriture, ce récit, si ce n’est une expérience
symbolisée du temps? Et, étant symbolisée de la sorte, une fracture, un bris
imposé au flux temporel ou à l’immensité du temps qui comprend, tel que
le souligne Ricœur, les grands cycles des années, des saisons et des jours.
Cet exemple montre que, de façon générale, tout se passe comme si le
temps horizontal de l’énoncé, qui comprend des marques temporelles –
uniponctuelles ou pluriponctuelles – référait à l’enveloppe du récit, et que
la verticalité même du récit, l’annonce de la verticalité du temps par le
texte, en appelait à son tour à l’immensité du temps.
Toute référence est co-référence, référence dialogique ou dialogale.
Il n’y a donc pas à choisir entre une esthétique de la réception et une
ontologie de l’œuvre d’art. Ce que reçoit un lecteur, c’est non
seulement le sens de l’œuvre mais, à travers son sens, sa référence,
c’est-à-dire l’expérience qu’elle porte au langage et, à titre ultime, le
monde et sa temporalité qu’elle déploie en face d’elle.26
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S’opposent, se jouxtent et se jouent de la sorte, syntaxe et multitemporalité ou configuration du temps. La configuration du temps participerait
de la préfiguration, de la pensivité inscrite dans le film, même en plan
continu, et de l’aiguillon temporel d’origine qu’impose, sous forme de
fracture, la photographie mouvante de la prise filmique. Elle participerait
aussi de la refiguration,27 de l’interprétation du et des temps à partir de cet
aiguillon temporel d’origine. Cet aiguillon temporel agit, autrement dit,
comme un véritable cristal-descriptif des temps, dans la mesure où il
accumule des temps que le film ne comprenait pas à l’origine mais que le
spectateur conçoit.
Je pourrais dire, en conclusion, i) qu’il y aurait, par le film, une sorte
de mise hors circuit du temps, une quasi-suspension de la phénoménalité
quotidienne; ii) que cette suspension serait produite par une pensivité, une
« conscience intime du temps » et que cette conscience et ce temps, en
l’absence d’intervalle entre les deux, participeraient d’une consciencetemps, d’inspiration husserlienne, qui serait en marche dans le circuit
filmique; iii) que, donc, cette « conscience-temps » serait offerte à la vue
du promeneur filmique que constitue le spectateur : le temps, pris dans
l’effectuation du récit, est, par lui, refiguré, voire soumis à une
interprétation historique. Je pourrais dire, enfin, iv) que le cycle des
Lumière use d’un cristal-descriptif des temps, d’une mémoire-image. Ainsi,
devant les films Lumière, « la mémoire n’est pas en nous, c’est nous [spectateurs] qui nous mouvons dans une mémoire-Être, [dans une mémoire-film,]
dans une mémoire-monde ».28
Il est, en effet,
une considération surtout qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que si
l’on bannit l’homme ou l’être pensant de la surface de la terre, ce
spectacle pathétique et sublime de la nature n’est plus qu’une scène
triste et muette. L’Univers se tait, le silence et la nuit s’en emparent.
Tout se change en une vaste solitude où les phénomènes inobservés
se passent d’une manière obscure et sourde….29
Notes
1.
Issu d’une communication prononcée au Congrès Lumière, (Lyon, 1995) organisé par le
Centre Jacques-Cartier, ce texte a récement été publié dans ses actes mais sous une
autres forme: le présent texte a été remanié.
2.
En page 6 de l’ouvrage de Jacques Chouillet intitulé L’esthétique des Lumières (Paris,
Presses Universitaires de France, 1974).
3.
Sylvain Auroux, Les notions philosophiques. Dictionnaire, tome I, Paris, Presses
Universitaires de France, 1990, p. 1514.
4.
Diderot cité dans Jacques Chouillet, L’esthétique des Lumières, p. 16.
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5.
6.
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8.
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10.
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13.
14.
15.
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17.
18.
19.
20.
21.
22.
23.
24.
25.
« Le temps retrouvé, au second sens du terme, au sens du temps perdu ressuscité,
procède de la fixation de ce moment contemplatif fugitif dans une œuvre durable »
(Paul Ricœur, Temps et récit, 2. La configuration dans le récit de fiction, Paris, Éditions
du Seuil, 1984, p. 272 (collection « Points »). Je ferai remarquer que, concernant les
trois tomes, j’inscris l’année du copyright et non celle de leur parution dans ladite collection.
Dans le sens deleuzien.
Dans L’espace au cinéma (Paris, Méridiens Klincksieck, 1993).
Dans la préface de l’ouvrage de Denis Bertrand, L’espace et le sens. Germinal d’Émile
Zola, Paris / Amsterdam, Éditions Hadès-Benjamins, 1985, p. 10-11.
Paul Ricœur, Temps et récit, 1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Éditions du Seuil,
1983, p. 148.
« Le vrai sublime, disait Kant, n’est qu’en l’esprit de celui qui juge » (dans Jacques
Chouillet, L’esthétique des Lumières, p. 16).
Cité dans L’esthétique des Lumières, p. 10.
Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Éditions de l’Étoile /
Gallimard / Le Seuil, 1980, p. 148-150.
Selon la terminologie de Barthes.
J’emploie, dans tous les cas, les titres des films dont les copies étaient disponibles. Je
n’avais pas à ma disposition les outils qui m’auraient permis d’en vérifier la parfaite
exactitude.
L’expression est de Paul Ricœur.
Paul Ricœur disait : « Sous forme schématique, notre hypothèse de travail revient ainsi à
tenir le récit pour le gardien du temps, dans la mesure où il ne serait de temps pensé
que raconté » (Temps et récit, 3. Le temps raconté, Paris, Éditions du Seuil, 1985,
p. 435).
Paul Ricœur, Temps et récit, 3. Le temps raconté, p. 74.
Jacques Chouillet, L’esthétique des Lumières, p. 14.
« Ainsi, disait André Gaudreault, pour arriver à produire un récit filmique pluriponctuel, il
faudrait d’abord faire appel à un monstrateur qui serait cette instance responsable, au
moment du tournage, de la “ mise en boîte “ de cette multitude de “ microrécits “ que
sont les plans » (dans André Gaudreault et François Jost, Cinéma et récit, II. Le récit
cinématographique, Paris, Éditions Nathan, 1990, p. 55).
Ce principe, énoncé par Fernand Braudel, correspond aux cycles des temps longs et des
temps courts. Voir, à propos du cinéma et de l’histoire ou de l’histoire du cinéma, les
importants travaux de Michèle Lagny.
André Gaudreault a fait part de ces réflexions lors d’une communication intitulée « Le
cinématographe : un fauve à dompter… ». Cette communication a été prononcée dans
le cadre du colloque Rencontres cinématographiques, Québec, 19, 20, 21 et 22 avril
1995. Cinéma : acte et présence qui a eu lieu au Musée de la civilisation. Elle est aussi
parue dans Cinéma : acte et présence (Québec, Éditions Nota bene, 1999).
C’est la définition du montage virtuel proposée par Gaudreault. Bien que mon commentaire paraisse constituer une parenthèse, je soulignerai que le montage virtuel auquel il
réfère s’inscrit très exactement dans la perspective de l’écriture de l’« ailleurs » et d’un
ailleurs qui passe par les autres films. Autrement dit, le montage dont il parle est, à vrai
dire, le fruit d’un montage de catalogue et, d’une certaine façon, celui aussi de son propre travail interprétatif, scientifique.
Je prends quelque liberté avec les termes de Gilles Deleuze, dans la mesure où je les
reprends parfois autrement, sans retourner au champ théorique qu’ils décrivent.
Paul Ricœur, « Le temps raconté », Le Courrier de l’Unesco, « Regards sur le temps »,
vol. 44, no 4 , avril 1991, p. 11.
Je signalerai au passage, et pour prolonger encore un peu la réflexion portant sur le
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28.
29.
sentiment de la finitude compris dans l’« air photographique » barthesien, que Paul
Ricœur fait également référence à «… l’expérience angoissante de la brièveté de la vie
sous l’horizon de la mort » dans « Le temps raconté », p. 11.
Paul Ricœur, Temps et récit, 1. L’intrigue et le récit historique, p. 148.
Ce sont, en quelque sorte, les trois mimèsis proposées par Paul Ricœur.
Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 129130.
Diderot cité dans Jacques Chouillet, L’esthétique des Lumières, p. 16.
LUCIE ROY Roy est professeure de cinéma à l’Université Laval. Ses
champs de spécialisation sont la sémiotique et la phénoménologie. Elle
poursuit des travaux dont les motifs d’analyse sont, notamment, le temps
et la mémoire, l’image et l’imaginaire, la perception et l’écriture. Son
ouvrage intitulé Petite phénoménologie de l’écriture filmique est paru aux Éditions
Nota bene et Méridiens Klincksieck.
LE CYCLE DES LU M IÈRE, D’U NE IMAGE-TEM PS À U NE IMAGE- SOUVENI R
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