Le Birobidjan, l`État juif du bout du monde

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Le Birobidjan, l`État juif du bout du monde
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C’est une République autonome juive, installée en 1934 par la volonté
de Staline sur un territoire inhabité de l’extrémité orientale de
la Russie. Une utopie qui a fait long feu.
Par Marine
Dumeurger
Le Birobidjan appartient à
ces absurdités historiques, ces paris insensés tombés dans les oubliettes de l’Histoire. Située au cœur de
l’extrémité orientale russe, au-delà
de la Sibérie, à plus de 8 000 kilomètres
de Moscou, la Région autonome juive
a été instaurée en 1934 par Staline.
À l’époque, ce territoire (de la surface de la Belgique) est peu peuplé. Il
réunit quelques dizaines de milliers
d’immigrés, en majorité russes, cosaques, coréens et ukrainiens, arrivés
au XIXe siècle.
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Le Birobidjan 1928-1996.
L’histoire oubliée de l’État juif
fondé par Staline,
de Robert Weinberg (Collection Mémoires,
Autrement n° 61, 2000).
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L a Rég ion autonome ju ive
(RAJ) ou Birobidjan, du nom de sa
capitale, est destinée à réunir la population juive de l’Union soviétique. Staline, comme Lénine, pense qu’à terme
le socialisme mettra fin à tous les nationalismes et à toutes les religions.
Mais en attendant, la communauté
juive, reconnue par le pouvoir en tant
que peuple en 1923, existe bel et bien.
Son intégration est difficile.
des zones de résidence, à l’ouest de
l’Empire russe. La grande majorité
d’entre eux sont des marchands. Ils
travaillent dans le petit commerce
ou l’artisanat. Pour les dirigeants
soviétiques, il faut transformer ces
profils professionnels, considérés
antirévolutionnaires, en travailleurs
productifs pour la nation et le socialisme. Concrètement, attirer les plus
pauvres en Extrême-Orient et encourager leur insertion grâce au travail
de la terre. Le gouvernement espère
ainsi enrayer le mouvement d’exode
vers l’ouest de l’URSS (l’Ukraine, la
Biélorussie, la Crimée) et contribuer
au peuplement de cet Extrême-Orient
qui possède d’importantes ressources naturelles non exploitées. C’est
aussi un territoire stratégique avec la
proximité de la Chine et du Japon.
Pour réaliser ce projet ambitieux, il faut attirer les juifs sur ces
terres, où ils n’ont aucune racine. Le
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Les juifs sont souvent pauvres
et connaissent un taux de chômage
élevé. Exclus de certaines professions,
privés du droit d’acheter des terres
jusqu’en 1917, ils sont confinés dans
Le Birobidjan, une terre juive en
URSS, de Patrick Braun et Jean Sanitas
(Robert Laffont, 1989).
L’État juif de l’Union soviétique,
d’Henri Sloves, adapté du yiddish par
l’auteur, préface de Léon Poliakov (Les
Presses d’aujourd’hui, 1982).
Moscou
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R.A.J. DU BIROBIDJAN
RUSSIE
Hugues Piolet
« Journaliste, je me
suis intéressée à
l’histoire atypique
de ce pays après un
séjour en ExtrêmeOrient russe. »
1000 km
CHINE
Davide Monteleone/Contrasto/REA
Le Birobidjan,
l’État juif du
bout du monde
. Perdue sur la ligne du transsibérien, la gare de la capitale. L’inscription rappelle que l’on est bien en Russie tandis que le chandelier
à sept branches indique que la République juive existe toujours. Les juifs sont une minorité, à peine quelques milliers sur 200 000 habitants.
gouvernement met en place des aides
matérielles : transport gratuit, crédits avantageux, exemptions fiscales,
soutien alimentaire. Parallèlement, il
récolte de l’argent en organisant des
loteries et fait de la publicité.
Un film Les Chercheurs de bonheur sort en 1936. Il a pour vedette
un célèbre acteur juif qui raconte
l’installation réussie d’une famille
fuyant la grande dépression. Dans
plusieurs villes à l’étranger, des comités de soutien sont constitués pour
lever des fonds. L’Icor (Association
pour la colonisation juive en Union
soviétique) possède une centaine
de branches et plus d’un millier de
membres. Elle achète des outils et du
matériel pour les fermes collectives.
L’Ambidjan, le comité américain pour
le Birobidjan en lien avec le parti communiste des États-Unis, est particulièrement actif.
Le pouvoir prévoit d’installer
100 000 familles juives dans ces colonies agricoles. Il veut bâtir une communauté nouvelle, à la fois socialiste
et laïque, où le yiddish prédomine. Selon lui, il faut se libérer de la tradition
et des préjugés du passé.
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Comme les autres religions,
le judaïsme est décrit comme une superstition, une idéologie réactionnaire contre le progrès. Les pratiquants
doivent effectuer leurs rites en cachette. Jusqu’à la construction d’une
synagogue après la Seconde Guerre
mondiale, d’ailleurs rapidement fer-
mée. L’hébreu, considéré comme une
langue bourgeoise, devient presque
illégal, en opposition avec le yiddish
populaire et soutenu par l’État. Il en
est de même pour le sionisme : le Birobidjan, la Sion rouge, incarne pour
certains une alternative à Israël mais
les sionistes sont condamnés à l’exil ou
à la prison. En revanche, une culture
juive « moderne » est encouragée. Un
journal en yiddish, le Birobidzhaner
Shtern, est édité. La bibliothèque réunit une collection judaïque. Un théâtre juif, baptisé « Lazat Kaganovitch »
en l’honneur d’un collaborateur juif
de Staline, est ouvert. Le yiddish est
enseigné à l’école, mais les cours sont
entachés de propagande : l’histoire
met l’accent sur la lutte des classes et
l’exploitation des juifs pauvres par
les institutions communautaires,
les rabbins et les riches. Au début des
années 1930, un groupe d’écrivains
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Coll. Musée d’art et d’histoire du Judaïsme – Bettmann/Corbis
Bibliothèque Nationale de Russie, Saint-Pétersbourg – Davide Monteleone/Contrasto/REA
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ÅSur l’affiche soviétique écrite en yiddish et en cyrillique, le visage souriant d’un jeune travailleur est une invitation à partir s’installer
au Birobidjan afin de devenir ouvrier ou paysan dans les kolkhozes. À droite, une famille d’agriculteurs en 1935 affiche son bonheur.
est réuni pour illustrer les bienfaits
accordés aux juifs par la puissance
soviétique. Le Birobidjan permet de
montrer au reste du monde la politique
bienveillante du Kremlin à l’égard de
la communauté israélite.
La réalité du terrain est moins
convaincante. Le Birobidjan est loin.
Les conditions de vie y sont hostiles :
étés chauds et pluvieux ; hivers secs et
gelés ; marécages couvrant une bonne
partie de la zone. Aux -30 °C succèdent les printemps boueux de la fonte
des neiges, puis la chaleur écrasante
avec ses cohortes de moustiques. Les
maladies et les épidémies sont présentes toute l’année. Il n’y a pas grandchose pour accueillir les arrivants.
On manque de tout : de logements,
d’infrastructures, de travail. Les colons épuisent leurs allocations et se
retrouvent dans des conditions misérables. Les terres sont impropres à la
culture, les fermes d’État mal gérées
et la plupart des pionniers peu préparés à devenir agriculteurs. Selon
un rapport de 1932, les 6 000 juifs qui
s’installent au début de l’année sont
forgerons, charpentiers, menuisiers
ou tailleurs et originaires de Biélo-
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Un Israël avant l’heure
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endant la période communiste, ce ne sont pas seulement les
Soviétiques mais les juifs du monde entier qui sont invités à venir
s’installer au Birobidjan. Plusieurs organisations internationales
relaient la propagande. Ainsi au début des années 1930, plus d’un millier
de juifs venus notamment d’Argentine et des États-Unis débarquent en
Extrême-Orient. En général, ils sont d’origine russe, sont blasés de la vie
en Occident ou veulent échapper à la crise de 1929. Souvent, ils adhèrent
aux idées du socialisme et sont attirés par la mystique du travail de la
terre. Fira Kofman, un membre enthousiaste des jeunes communistes,
arrive en 1936. Elle raconte : « On entendait parler yiddish dans la rue.
[…] Nous avions des écoles juives, un théâtre juif, un restaurant juif
où l’on pouvait manger la véritable cuisine juive. » Autre cas, celui de
Morris et Rose Becker, originaires de Californie. Ils décident d’émigrer
au Birobidjan en 1931 par conviction socialiste. Arrivés sur place, ils sont
vite déçus. Elle meurt d’une insolation quelques années après. Son mari
la suit dans la tombe alors qu’il se préparait à repartir aux États-Unis.
russie ou d’Ukraine. En pratique, le
projet va rencontrer des obstacles de
plusieurs ordres mais sa principale
difficulté est matérielle. Tout au long
de la période soviétique, le Birobidjan connaît des hauts et des bas, des
phases de peuplement puis de repli.
Après la Seconde Guerre mondiale
par exemple, la population juive fuit
les territoires ravagés de l’Ouest. Entre 1946 et 1948, une dizaine de milliers
de pionniers s’installent dans la RAJ,
notamment dans les fermes collectives. C’est l’apogée de l’histoire juive
du Birobidjan qui rassemble alors
30 000 colons, un record. Mais les problèmes d’organisation persistent et
beaucoup repartent. Le projet va être
«ÅDes garçons sont employés dans une manufacture de
chaussures. Cette activité constitue une ressource du Birobidjan.
régulièrement mis en veilleuse par
le gouvernement, privé de soutiens et
de fonds. D’abord, l’industrialisation
de la région prime sur l’agriculture :
manufacture, construction, extraction et transformation des ressources
naturelles s’intensifient. Quelques
années après sa création, à l’image
du reste de l’Extrême-Orient russe, la
RAJ devient un centre de production
de ciment, d’étain, de briques, de pâte
à papier et de vêtements. En 1939, 25 %
seulement de la population juive du
territoire habitent à la campagne. On
a besoin de main-d’œuvre. Beaucoup
de non-juifs s’installent. En 1939, on
compte 18 000 juifs pour 109 000 habitants. La nécessité de forger une culture socialiste commune, cimentée par
la langue russe, vient contredire l’idée
même de l’existence du Birobidjan.
L’accent est mis sur les efforts patriotiques et sur la Grande Russie et, à la
fin des années 1930, toutes les écoles
yiddish sauf deux sont fermées.
Mais la République autonome
juive souffre comme le reste du pays
des grandes vagues de répression soviétique. De 1936 à 1938, les purges
staliniennes font plusieurs milliers
ÅŁÅDe nos jours encore, les enfants apprennent l’idiome des
Ashkénazes. L’hébreu, considéré comme une langue bourgeoise, est mal vu.
de victimes. Au Birobidjan, les dirigeants politiques deviennent suspects
en raison de leur engagement pour des
causes plus juives que soviétiques.
Le chef du gouvernement, Iosif Liberberg, est condamné à mort. Le leader
du parti, Matvei Khavkin, est envoyé
au goulag jusqu’en 1956.
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Même scénario en 1948. Staline redoute que la communauté, déloyale, ne s’enfuie en Israël. Il lance
une campagne virulente contre toute
activité intellectuelle juive. En 1953,
la répression atteint son paroxysme
avec « l’affaire des blouses blanches »,
où des médecins juifs sont accusés de
comploter l’assassinat de Staline. Des
dirigeants et des membres de l’élite
culturelle sont arrêtés. Les liens avec
les Américains de l’Ambidjan sont dénoncés. On leur reproche de répandre
des sentiments pro-américains, une
conduite jugée antipatriotique. La
région connaît une terrible période
d’isolement. Tout contact avec la diaspora cesse. Le théâtre juif est fermé,
l’enseignement du yiddish est stoppé.
Cette époque va laisser des marques
indélébiles. En l’absence de vie culturelle, comment le Birobidjan peut-il
incarner un centre de vie juive ?
En 1970, les juifs représentent
moins de 7 % de la population. Nikita
Khrouchtchev reconnaît dès les années 1960 l’échec du Birobidjan. Le projet a-t-il été conçu pour échouer ? Ou
bien portait-il en lui trop de contradictions pour aboutir ? D’autres raisons
expliquent aussi son insuccès. Des
grandes villes comme Kiev, Minsk ou
Leningrad offrent des opportunités
de vie plus intéressantes. De même,
pourquoi se consacrer à l’apprentissage du yiddish quand l’enseignement
supérieur et les offres d’emploi sont en
russe ? On tente vainement de relancer
la colonisation grâce à des aides. Des
associations renaissent. La synagogue est rouverte en 1984. Cependant,
les ressources manquent toujours
et beaucoup suivent le mouvement
d’émigration des juifs vers Israël. Ås{rrÅÅwrÅ