- Via@ Tourism Review

Transcription

- Via@ Tourism Review
Via@ Tourism Review
Publication details, including instructions for authors: Viatourismreview.com
To cite this article:
ETCHEVERRIA, O., 2014, « Mykonos : Lieu remarquable de
rencontre et de confrontation entre les habitants permanents et
les touristes », Via@, 2014-2(6),
http://viatourismreview.com/fr/2014/12/varia2014-art6/
To link to this article:
http://viatourismreview.com/en/2014/12/varia2014-art6/
Languages:
Article in French (original language)
This article can be downloaded in English
Via@ Tourism Review makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the “Content”) contained in
the publications on our platform.
Any opinions and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors, and are not the views
of or endorsed by Via@ Tourism Review. The accuracy of the Content should not be relied upon and should be
independently verified with primary sources of information. Via@ Tourism Review shall not be liable for any losses,
actions, claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities whatsoever or howsoever
caused arising directly or indirectly in connection with, in relation to or arising out of the use of the Content.
This article may be used for research, teaching, and private study purposes. Any substantial or systematic
reproduction, redistribution, reselling, loan, sub-licensing, systematic supply, or distribution in any form to anyone is
expressly forbidden.
Online publication: December 2014 ©Viatourismreview.com
Via@ Tourism Review
ETCHEVERRIA, O., 2014, « Mykonos : Lieu remarquable de rencontre et de
confrontation entre les habitants permanents et les touristes »Via@, 2014-2(6),
http://viatourismreview.com/fr/2014/12/varia2014-art6/
Mykonos : Lieu remarquable de rencontre et de
confrontation entre les habitants permanents et les
touristes
Olivier Etcheverria
Laboratoire ESO-Angers, Université d’Angers
Via@ 2014-2 (6)
Résumé
Lieu remarquable de rencontre et de confrontation entre les habitants permanents et les
touristes (les habitants temporaires), Mykonos se présente donc comme une île où la
fête, le vin (le champagne tout particulièrement et, plus largement, les alcools) et les
nourritures terrestres fondent la notoriété et l’attractivité touristiques. C’est une île «
gastronomique », au sens de gastronomie entendu comme l’ensemble des règles, des
discours et des imaginaires liés au bien boire et au bien manger, dans lequel peuvent se
projeter les touristes. C’est un lieu d’expérimentation de la relation gastronomieMonde. En effet, l’offre de restauration mykonienne révèle une synthèse originale qui
évite la fusion (la confusion est-il possible de dire), la disparition ou la domination
culinaire et liée au goût. Ne s’agit-il pas là, de la part des groupes sociaux permanents
et temporaires qui mettent en valeur l’île de Mykonos de prouver par l’exemple la
différence philosophique entre uniforme et universel ?
Mots-clés: Mykonos, Monde, cuisine, gastronomie, touristes, practices touristique
Depuis l’Antiquité, les habitants de l’île de Mykonos vouent un culte particulier à
Dionysos, Dieu du vin et du plaisir. Cette dévotion dionysienne explique
possiblement le goût affiché et revendiqué pour la fête qui fonde l’identité
contemporaine de l’île. Né à Thèbes, Dionysos est un Dieu errant et vagabond.
Figure de l’étranger, car étonnement habillé à l’orientale, figure de l’Etranger, il est
« un Dieu de nulle part et de partout » (Vernant, 1999, p.171). Jean-Pierre Vernant
explicite ainsi sa singulière caractérisation : « il représente (…) la figure de l’autre, de
ce qui est différent, déroutant, déconcertant, anomique » (Vernant, 1999, p.172).
Cette altérité dionysienne apporte un éclairage mystique sur ce qui peut être analysé
comme la vocation touristique de l’île, héritée de l’époque antique et comprise de nos
jours comme une destinée. En effet, « les histoires le concernant prennent un sens un
peu particulier quand on réfléchit à cette tension entre le vagabondage, l’errance, le
fait d’être toujours de passage, en chemin, voyageur et le fait de vouloir un chez-soi,
où l’on soit bien à sa place, établi, où l’on ait été plus qu’accepté : choisi » précise
encore Jean-Pierre Vernant (Vernant, 1999, p.172). Dionysos moderne, le touriste est
devenu un acteur « central » de la fête, de la mise en valeur spatiale et de la trajectoire
de l’île de Mykonos.
-2-
Via@ Tourism Review
Via@ 2014-2 (6)
Lieu remarquable de rencontre et de confrontation entre les habitants permanents et
les touristes (les habitants temporaires), Mykonos se présente donc comme une île où
la fête, le vin (le champagne tout particulièrement et, plus largement, les alcools) et
les nourritures terrestres fondent la notoriété et l’attractivité touristiques. C’est une île
« gastronomique », au sens de gastronomie entendu comme l’ensemble des règles,
des discours et des imaginaires liés au bien boire et au bien manger, dans lequel
peuvent se projeter les touristes. Depuis l’Antiquité, et plus encore aujourd’hui, la
gastronomie est un facteur, un révélateur et un marqueur fort de la mondialisation.
Dans ce cadre, le tourisme peut être appréhendé comme un médiateur dans la
mesure où le touriste fait de l’acte de s’alimenter non seulement une nécessité
physiologique, mais aussi parfois une composante majeure voire un objectif de
l’expérience touristique en cherchant à découvrir un Ailleurs et un Autre à travers la
dimension gustative. Il apparaît donc pertinent de s’intéresser à la relation
gastronomie-Monde à travers la perspective d’une destination touristique : Mykonos.
En quoi Mykonos constitue-t-elle un lieu d’expérimentation exemplaire pour l’étude
de la relation gastronomie-Monde ? Dans quelles mesures Mykonos constitue-t-elle
une réduction de la table du Monde touristiquement attractive ?
Le choix de Mykonos trouve alors une triple justification. Premièrement, c’est une île
des Cyclades qui par sa position géographique a toujours été traversée par des
tensions entre ouverture et fermeture au Monde, d’une part sur le plan des brassages
alimentaires/culinaires et gastronomiques à l’échelle globale et d’autre part à travers
les migrations mondiales de travail (non choisies) et touristiques (choisies, désirées et
motivées). Deuxièmement, Mykonos se situe au centre historique et géographique
d’un modèle alimentaire civilisateur, celui de la trilogie blé/olive/vin. A ce titre,
l’inscription sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de
l’Humanité de la diète méditerranéenne depuis le 16 novembre 2010 réactive la
question d’une part du mimétisme (mimêsis) Mykonos/Monde et d’autre part de la
représentativité de son système alimentaire/culinaire et gastronomique (de
restauration commerciale) à l’échelle du Monde. Troisièmement, la touristification
poussée de Mykonos depuis les années 1960/70 en a fait une destination du tourisme
international incontestable et un lieu dorénavant totalement « diverti » par le tourisme
: l’île accueille en effet environ 400 000 touristes annuellement et près de 90 % des
emplois sont liés directement ou indirectement au tourisme. C’est dans cette
fréquentation touristique estivale de masse, malgré une relative faiblesse numérique
des hébergements touristiques, que se dessine le formidable enjeu d’une offre de
restauration alors que la pratique des restaurants constitue la première préoccupation
et le premier poste de dépense du touriste.
Ce texte vise donc à montrer en quoi Mykonos constitue à la fois un observatoire, un
laboratoire et un conservatoire des intersections praticables entre les évolutions de la
gastronomie (métissages, résistances locales, simplifications, esthétisations,
réinventions, patrimonialisations) et les processus de mondialisation à travers l’offre
de restauration dans un contexte de destination touristique internationale. Face à une
sécheresse cruelle de données chiffrées et de statistiques officielles, la méthodologie
repose d’une part sur des entretiens directs en face-à-face réalisés auprès d’une
quinzaine de cuisiniers, de restaurateurs, de directeurs de la restauration et de
l’hébergement, de maîtres d’hôtel et d’acteurs touristiques et associatifs de l’île et
d’autre part sur une observation participante du 24 juillet au 7 août 2012. Si
l’observation est le fondement de toute production de connaissances et de facteurs
-3-
Via@ Tourism Review
explicatifs scientifiques, l’observation participante permet à l’observateur de prendre
part à l’observation afin d’appréhender à la fois les faits, les pratiques et les
représentations sociales majeurs mais aussi les nuances fines et les facteurs sousjacents. Ainsi, elle permet, en ce mettant à la place du touriste mangeur, de considérer
dans son entièreté et dans sa complexité et de comprendre le passage du quotidien au
hors-quotidien et de l’ordinaire à l’extraordinaire qui est à l’origine de la
transformation touristique d’un lieu. Par une chronique des événements, elle autorise
une observation continue et intérieure qui permet une recherche à la fois des
invariants et des évolutions. Cette analyse continue des faits interroge directement et
physiquement ce qu’habiter un lieu y compris touristiquement veut dire. Ceci
d’autant plus que se nourrir fait partie intégrante des formes par lesquelles un lieu/le
Monde est habité.
Un observatoire continu des pratiques culinaires/alimentaires, des
préférences et des identités gustatives produites-reproduites entre
Via@ 2014-2 (6)
ancrage et ouverture au Monde
L’ouverture au Monde de Mykonos ne date pas de la touristification de l’île qui
s’opère à partir des années 1960/70 mais constitue une structure (au sens levistraussien) identitaire de la société de l’île. Alors qu’à Mykonos l’intérêt porté au
Monde participe de la construction de l’identité locale, le site internet de la
Municipalité insiste d’une part sur l’ancienneté de la cuisine mykonienne et, plus
largement, de la cuisine égéenne et d’autre part sur son ouverture précoce aux
influences extérieures en termes de produits agricoles alimentaires et de goûts. Dès la
période cycladique, en effet, une cuisine « grecque » commence à se constituer à base
essentiellement de céréales sauvages, d’olives et d’herbes condimentaires cueillies. Il
s’agit d’une cuisine façonnée par l’intégration de multiples influences
méditerranéennes : épices (cumin, safran…), légumes secs d’Egypte (pois chiches,
lentilles…), fruits séchés ou confits (dattes,…). Elle se nourrit des circulations et des
échanges mondiaux tels que, très précocement, la diffusion de la culture de la vigne
et du raisin qui conduira les Grecs à maîtriser la vinification. Plus récemment, cet
enrichissement de la cuisine par les brassages mondiaux de produits alimentaires s’est
traduit par l’assimilation et l’appropriation de nombreuses plantes latino-américaines
telles que la tomate (figure 1) qui est alors devenue un ingrédient emblématique de la
cuisine mykonienne et, plus largement, des cuisines grecques et méditerranéennes.
-4-
Via@ Tourism Review
Via@ 2014-2 (6)
Figure 1. Dégustation avec l’ouzo du fromage de chèvre et de brebis typique
de Mykonos, le kopanisti, conservé dans des jarres en terre ou en verre et servi
à la mode mykonienne - in the mykonian way - avec des tomates, des olives et
du concombre.
Source: Olivier Etcheverria, Août 2012, restaurant Kiki's, Agios Sostis.
Selon la même logique, la mondialisation des mobilités des hommes liées au travail a
aussi contribué à enrichir les cuisines mykonienne et grecque plus généralement.
D’une part, l’émigration grecque aux Etats-Unis et, plus spécifiquement, en
Californie. Malgré l’éloignement de la terre natale, les Grecs californiens ont conservé
le goût atavique du yaourt à la grecque. C’est là qu’ils ont inventé et mis au point, en
relation avec le soleil, la plage, le tourisme et l’appétence pour les glaces, le yaourt
grec glacé. Les retours d’originaires et les séjours touristiques dans le pays natal ont
permis l’introduction de ce yaourt de lait de brebis (ou plus banalement de lait de
vache) glacé en Grèce et, de manière notoire, à Mykonos. L’île compte en effet
aujourd’hui plus d’une dizaines d’enseignes de frozen yoghurt localisées à Mykonos
Chora et principalement fréquentées par les touristes de l’île (documents 2 et 3).
-5-
Via@ Tourism Review
Via@ 2014-2 (6)
Figure 2 and 3. La densité d’une part et la diversité d’autre part des enseignes
de frozen yoghurt est particulièrement frappante à Mykonos Chora. Les offres
sont formidablement hétéroclites : yaourt glacé au lait de brebis ou de vache,
vendu au poids dans des contenants en carton ou en plastique ou en cornet,
aromatisé ou non, enrichi ou non de sauces variées, de brisures de biscuits, de
bonbons…
Source: Olivier Etcheverria, Août 2012, Mykonos Chora.
D’autre part, l’immigration italienne a profondément et durablement marqué les
préférences gustatives locales et, corrélativement, l’offre de restauration commerciale
mykonienne. Le nombre de restaurants italiens (figure 4) et de restaurants qui
proposent une cuisine italienne sont très nombreux. L’ancrage de cette appétence
pour les saveurs italiennes est renforcé en période estivale par l’arrivée massive de
touristes italiens, en particulier jeunes, qui séjournent en juillet et en août sur l’ile en
bénéficiant de vols low-cost directs en provenance de nombreuses villes italiennes, de
Rome et de Milan tout particulièrement.
-6-
Via@ 2014-2 (6)
Via@ Tourism Review
Figure 4. Ce restaurant italien est un des plus réputés de Mykonos. Dirigé par
une famille italienne, il propose une cuisine typique, populaire et paysanne :
pizzas napolitaines, spécialités culinaires toscanes (voir le blason de Florence
avec la fleur de lys rouge) et, plus largement, plats méditerranéens. Cette
cuisine est appréciée à la fois par les Mykoniens et par les touristes
internationaux. Il existe en effet deux menus touristiques : l’un à 15 euros
(pizza et bière ou vin), l’autre à 20 euros (antipasti puis pizza ou penne ou
escalope milanaise). Ce restaurant est recommandé par les chefs de réception
et les concierges des grands établissements hôteliers aux touristes qui
recherchent un restaurant proposant une cuisine italienne de qualité. Par
ailleurs, au-delà de la typicité de sa cuisine, le restaurant est aussi fréquenté
pour les activités de karaoké (music bar) qu’il propose nuitamment.
Source: Olivier Etcheverria, Août 2012, Restaurant Mediterraneo, Mykonos Chora.
Au-delà des restaurants italiens, la cuisine italienne influence l’ensemble de l’offre de
restauration de l’île. Dans la quasi-totalité des restaurants, quelques plats italiens, les
plus connus et diffusés géographiquement à l’échelle globale, sont systématiquement
présents : la pizza (l’un des cinq best-sellers mondiaux, Fumey, Etcheverria, 2004) le
risotto, la pasta et, pour les préparations sucrées, le tiramisu et le cappuccino (l’un des
cinq best-sellers mondiaux, Fumey, Etcheverria, 2004). De nombreux restaurants,
principalement implantés dans les stations balnéaires du sud de l’ile, organisent leur
offre de restauration de manière double : ils juxtaposent sur leurs cartes des
spécialités grecques et des plats italiens (figure 5).
-7-
Via@ 2014-2 (6)
Via@ Tourism Review
Figure 5. L’offre de restauration vante à la fois une cuisine grecque et des
préparations culinaires italiennes : pizzas et pâtes fraîches.
Source: Olivier Etcheverria, Août 2012, panonceau publicitaire du restaurant Viva
Mare de l’Hôtel Hosmoplaz, Platys Gialos.
Ce « goût italien » est apprécié quelque soit le niveau de gamme du restaurant. Les
sandwicheries et les restaurants de cuisine rapide valorisent aussi à leur manière cet
engouement pour les saveurs italiennes. En effet, pour les Mykoniens comme pour
les touristes grecs, la cuisine italienne (et les vins italiens) est incontournable tant elle
constitue un élément de distinction sociale et un trait de l’identité gustative : elle est
en effet considérée comme une cuisine à la mode (rayonnante, diffusée
géographiquement par des discours et des imaginaires valorisants - valeurs positives
de l’héliotropisme, de la convivialité, de la santé, de la beauté - appropriée par les
classes sociales aisées, le monde de la mode et la jet-set), savoureuse, légère (à base de
légumes crus et cuits), à la fois proche de la cuisine grecque (mêmes racines grécoromaines) et plus raffinée et diversifiée, une cuisine qui présente à la fois des
préparations modestes - comme la cuisine grecque – mais aussi des plats (très)
luxueux, une cuisine qui conjugue élégamment les héritages gustatifs historiques et le
goût de la modernité. Il est aussi à mettre en relation avec les très longues
dominations romaine antique puis vénitienne médiévale et les liaisons commerciales
plus récentes entre Mykonos et la ville-port toscane de Livourne.
Largement ouverte aux influences extérieures, la cuisine mykonienne a également
montré durant ces cinquante dernières années des évolutions liées à la mondialisation
des mobilités volontaires des hommes correspondant au développement du
-8-
Via@ Tourism Review
Via@ 2014-2 (6)
tourisme. A l’image de son espace géographique remodelé par les aménagements
pour l’accueil et l’hébergement touristiques, la cuisine de Mykonos est « divertie » par
le tourisme. La grande majorité des restaurants de l’île, notamment ceux qui sont
localisés dans les stations balnéaires à l’écart de la capitale Mykonos Chora, ne
fonctionne que par le tourisme et n’est ouverte que durant la saison estivale, à l’instar
de nombreux commerces de bouche, des boutiques de souvenirs et d’artisanat. Le
tourisme est le ressort, semble-t-il, d’une dynamique gastronomique double.
D’un côté, une simplification des préparations culinaires et des goûts (qui peut aller
jusqu’à une banalisation) s’opère. La cuisine grecque ainsi que les cuisines «
dominantes » (italienne, française…) sont souvent réduites à leurs saillances, à leurs
expressions les plus communément connues-reconnues et acceptées, parfois
stéréotypées ou caricaturées. Ainsi la salade grecque et la moussaka sont
omniprésentes mais connaissent des variations infinies d’ingrédients, de consistances,
de fraîcheur et de présentation. Cependant, cette simplification n’est pas ubiquiste.
Concomitamment, en effet, grâce aussi vraisemblablement à la fréquentation
touristique, ces restaurants « touristiques » coexistent avec des restaurants qui
proposent une cuisine mykonienne/grecque ménagère, de mère, mijotée et originale
à Mykonos Chora (Restaurant To Maereio de cuisine mykonienne) ainsi qu’à Platys
Gialos par exemple (Nicolas Taverna). Sous la nette influence nord-américaine, cette
simplification s’exprime de façon paroxysmique, comme partout ailleurs dans le
Monde, par une offre de restauration rapide, même si celle-ci reste relativement
réduite sur l’ile où les grandes enseignes mondialement connues sont très peu
implantées. Ainsi, des restaurants où sont servis des hamburgers et des steaks-frites
(comme le restaurant Steak House à Mykonos Chora) répondent au plus petit
dénominateur gustatif commun, entre rapidité, facilité et modicité (même si celle-ci
n’est qu’apparente). En ce sens, l’île de Mykonos est une parfaite illustration de
l’engouement généralisé pour les cinq best-sellers de la « world cuisine » : la pizza, le
hamburger, le kebab, les sushis et le cappuccino (Fumey, Etcheverria, 2004). Mais,
certains restaurants rapides cherchent aussi, de manière originale, à ancrer localement
leur offre à l’instar du Sandwich Bar (ouvert 24h/24) à Mykonos Chora qui propose
une « souvlaki expérience » en valorisant la technique culinaire grecque antique de la
brochette cuite sur la braise (sur le grill) et en vantant « The best souvlaki-sandwich
of Mykonos ».
D’un autre côté, une esthétisation de la cuisine grecque et des cuisines des pays
émetteurs de touristes sur l’ile qui peut aller jusqu’à la réinvention. Ainsi, les plats
emblématiques ou considérés comme tels, notamment ceux des cuisines populaires et
paysannes sont retravaillés de manière à d’une part répondre à un souci de santé et
diététique en étant dégraissés et désucrés et d’autre part être enrichis d’une note
créative. Cette traduction moderne est visible aussi bien dans les techniques culinaires
que dans les présentations. Le restaurant Kalita, à Mykonos Chora, est un exemple
illustratif (figure 6).
-9-
Via@ Tourism Review
Via@ 2014-2 (6)
Figure 6. Entrée intitulée Carpaccio de poulpe accompagné d’une purée de
fèves (fava) et de câpres à queues de Santorin. L’esthétique de l’assiette est
moderne (japonisante). La découpe du poulpe en tranches fines correspond à
l’engouement pour une technique culinaire vénitienne de présentation de la
viande de bœuf aujourd’hui appliquée à de très nombreux aliments un peu
partout dans le Monde. Parallèlement, l’accompagnement très local de purée
de fèves et de câpres de l’île de Santorin représente la continuité d’un « goût
grec antique ». La purée de légumes secs était, selon Aristophane, le plat
préféré d’Héraclès, célèbre héros grec personnifiant la Force, fils de Zeus et
d’Alcmène.
Source: Olivier Etcheverria, Août 2012, restaurant Kalita, Mykonos Chora.
Finalement, le modèle général est une offre de restauration complexe, à la fois
grecque et internationale, principalement italienne, plus juxtaposée que mélangée
(peu ou pas métissée, pas de « cuisine fusion ») : une cuisine « ancrée », grecque voire
mykonienne, méditerranéenne réinventée ou non, coprésente avec une cuisine «
diffusée » plus ou moins stéréotypée. L’offre de restauration de l’Hôtel Belvédère, à
Mykonos Chora, présente une synthèse intéressante de cet état de l’offre de
restauration commerciale à Mykonos. Il possède deux restaurants organisés autour de
la piscine extérieure : un restaurant grec, The Belvédère Club (élu meilleur restaurant
de Grèce en 2009 et 2010 par l’Alpha Guide) et un restaurant japonais, Matsuhisa by
Nobu. Le restaurant grec est dirigé par George Calombaris, cuisinier d’origine
chypriote émigré en Australie où il connaît une renommée grandissante (trois
restaurants à Melbourne et un passage dans Master Chef Australie). Mélangeant ses
racines chypriotes et ses apprentissages australiens, il concocte des plats de cuisine
grecque réinterprétés (les plats « signature » : figure 7) et des plats « internationaux »
préparés « à la grecque » (figure 8). Le restaurant japonais est possédé et dirigé par le
très célèbre et médiatique Nobu Matsuhisa. Ici, les plats sont clairement japonais,
réalisés par une équipe de cuisiniers japonais. La carte, longue et abondante, propose
essentiellement des sushis, sashimis, des tempuras, des tartares et des soupes qui sont
des préparations classiques présentes sur les cartes des autres restaurants possédés ou
gérés par le chef-cuisinier. A ceux-ci s’ajoutent des salades et des plats « spéciaux »
tels que les cuissons de viande de bœuf (non pas de bœuf de Kobé d’origine
- 10 -
Via@ Tourism Review
japonaise mais de bœuf Wagyu d’origine australienne) ainsi que des desserts originaux
comme les Poires Toban à la crème caramel et glace au tofu..
Via@ 2014-2 (6)
Figure 7. Dessert intitulé Bougatsa, crème glacée caramel. Il s’agit d’une
pâtisserie grecque (méditerranéenne) typique constituée d’une feuille de filo
très fine et croustillante fourrée de crème de semoule cuite au lait. Ici, le
bougatsa est réinterprété : la forme en cigare et l’accord gustatif avec la crème
glacée parfumée au caramel.
Source: Olivier Etcheverria, Août 2012, Restaurant The Belvédère Club, Mykonos
Chora.
Figure 8. Ventrèche de porc BBQ marinée et grillée, « bébés » haricots verts,
féta et oignons caramélisés. Plat « international » aux accents à la fois français
et américain (australien) préparé avec des oignons et de la féta et servi avec
une sauce confectionnée à base de marinade au goût très prononcé de clou de
girofle.
Source: Olivier Etcheverria, Août 2012, Matsihisa by Nobu Restaurant., Mykonos
Chora.
- 11 -
Via@ Tourism Review
Finalement, l’offre de restauration révèle une exceptionnelle compréhension de la
demande, à la fois des habitants permanents, hors du foyer, et, plus encore, des
habitants temporaires, qui traduit à la fois leurs besoins d’assurance-réassurance et
leurs envies de découverte-redécouverte.
Un laboratoire des évolutions dans le domaine gastronomique à
travers les pratiques des touristes
Via@ 2014-2 (6)
La touristificité de l’île de Mykonos permet d’envisager une analyse des changements
du domaine gastronomique par le truchement des nouvelles pratiques discriminantes
et révélatrices de tendances lourdes de deux « catégories » de touristes
particulièrement présentes sur l’ile de Mykonos : les gays (figure 9) et les bobos qui
font preuve de discernement par un haut niveau de connaissance et d’exigence à la
fois vis-à-vis de la qualité des produits agricoles alimentaires, de la maîtrise des
techniques culinaires et de la diversité des goûts. Ces deux « catégories »
socioculturelles « centrales » développent en effet une attention si fine et poussée à
l’aliment mis en bouche qu’elles suscitent les avant-gardes des évolutions du domaine
gastronomique et les diffusent dans les lieux habités temporairement aussi bien que
dans les lieux habités en permanence.
Figure 9. Restaurant Open Kitchen à Mykonos Chora qui arbore le drapeau
gay et attire cette clientèle par la présence devant la porte dans la rue d’un
jeune homme aux atouts physiques évidents.
Source: Olivier Etcheverria, Août 2012.
Il s’agit premièrement de deux microcosmes prescripteurs intéressés par les petites
productions agricoles locales et l’artisanat alimentaire sous labels de qualité et
- 12 -
Via@ 2014-2 (6)
Via@ Tourism Review
appellations d’origine, l’exception et la rareté gustatives, l’élaboration de préparations
culinaires et liées au goût spécifiques et originales et la restauration haut-de-gamme.
Alors même que l’approvisionnement alimentaire des restaurants de l’île est d’une
part essentiellement externalisé (les productions agricoles sont limitées par l’exigüité
spatiale, la pauvreté des sols et l’aridité estivale) et d’autre part assuré en grande partie
sous forme congelée/surgelée, ces qualités alimentaires et culinaires désirées,
recherchées et motivées sont traduites sur les cartes de restaurants par une offre,
certes pointilliste, à l’exception des grands restaurants luxueux, de produits frais et de
saison, de produits sains et de produits locaux/régionaux possiblement écoresponsables ou issus du commerce équitable. Ainsi, dans une carte de restaurant
souvent massivement composée de produits alimentaires marqués d’un astérisque
signalant qu’il a été congelé, le cuisinier ou le maître d’hôtel mettra l’accent sur tel
poisson ou crustacé péché localement, « typiquement mykonien » et conservé vivant
dans un vivier présenté dans un coin de salle à manger (Noix de coquilles SaintJacques fraîches en sashimi « new style » au restaurant Matsuhisa by Nobu de l’Hôtel
Belvédère à Mykonos Chora ou les Spaghettis aux oursins frais du Restaurant Sol y
Mar à Kalo Livadi) ou encore tel vin issu de raisins biologiques produit sur l’île de
Mykonos (restaurant de l’Hôtel Theoxenia à Mykonos Chora). L’observation fine des
intitulés des plats de la carte du restaurant Kalita, à Mykonos Chora, massivement
fréquentés par les gays et les bobos, montre ainsi plusieurs évolutions
gastronomiques notoires : produits alimentaires dont l’origine géographique est
garantie (tomates séchées au soleil de Santorin, raisins de Corinthe, fèves et câpres de
Santorin, fromage sec du Péloponèse…), des produits agricoles marqués (safran
rouge grec bio Kozanis, poutargue Messolongi « Trikalinos »…), des plats préparés à
partir de produits issus de l’agriculture biologique : la carte est ainsi composée d’une
catégorie exceptionnelle « Pasta et risotto biologiques » composée de cinq plat dont
les Pâtes crétoises servies avec des crevettes grillées traitées en saganaki, parfum de
mastic de Chio & féta (figure 10).
Figure 10. « Pasta et risotto biologiques »
Source: Olivier Etcheverria, Août 2012, restaurant Kalita, Mykonos Chora.
- 13 -
Via@ Tourism Review
Ponctuellement ou plus massivement, ces évolutions traduisent partout l’intégration
des nouvelles tendances mondiales culinaires et alimentaires en relation avec la santé,
le respect de l’environnement et de la biodiversité et la curiosité organoleptique. Elles
constituent un élément différenciant au sein de l’offre de restauration notamment à
destination des touristes. Leur développement et leur diffusion géographique à
l’échelle de l’île participe à la construction d’une image de marque touristique et
nourrit le rayonnement touristique de Mykonos.
Via@ 2014-2 (6)
Cette dynamique sort aujourd’hui des restaurants à la mode et des restaurants
d’hôtels internationaux pour toucher dorénavant l’ensemble des commerces de
bouche. Ainsi en est-il du glacier artisanal I Scream à Mykonos Chora qui expose sur
la façade de sa boutique l’argument marketing suivant : « Glaces faites maison avec
du lait frais grec ». Il y propose quelques parfums originaux tels que le mastic
(mastiha) et la vanille au gâteau oriental (ekmek). C’est également le cas de l’épicerie
fine Mandarina à Mykonos Chora.
L’érection du label de qualité « Cuisine égéenne » (figure 11) qu’exposent un certain
nombre de restaurants de l’île illustre parfaitement les évolutions dans le domaine
gastronomique lisibles à travers les pratiques des touristes gays et bobos notamment.
Le programme « Cuisine Egéenne » est une initiative du Centre des Affaires et du
Développement Technologique du sud égéen et est mis en œuvre à travers une
coopération tissée entre les Chambres de Commerce des Iles des Cyclades et des îles
du Dodécanèse. Il vise à promouvoir l’identité culinaire égéenne aux échelles locale,
nationale et internationale grâce à des actions marketing et des développements de
projets visant à garantir des bénéfices tangibles aux entreprises locales (restaurants,
cafés, tavernes, magasins d’alimentation, commerces de bouches, entreprises
agroindustrielles). Il a aussi pour objectif d’encourager les entreprises à s’orienter vers
l’export et à développer le tourisme gastronomique.
- 14 -
Via@ 2014-2 (6)
Via@ Tourism Review
Figure 11. Restaurant à Ano Mera, sur la place centrale, qui expose à la fois
son diplôme de « Cuisine égéenne » et une iconographie agroindustrielle
présentant la diversité des fromages typiquement mykoniens.
Source: Olivier Etcheverria, Août 2012.
Deuxièmement, ce sont deux « catégories » socioculturelles particulièrement sensibles
au cosmopolitisme culinaire et lié au goût. Les restaurants et lieux de restauration qui
les attirent sont ouvertement cosmopolites et de plus en plus cosmopolites. Ainsi,
l’identité des nouveaux restaurants de l’île révèlent un élargissement des influences
extérieures et des brassages qui est à relier à la diversification de l’origine
géographique des touristes. Ainsi de nouveaux restaurants ouvrent visant à flatter les
palais des touristes venus des nouveaux pays émetteurs (BRIC notamment) : un
restaurant chinois et thaï (Blue Ginger), un restaurant indien (Elli, proposant des
spécialités de currys), un restaurant mexicain (Appaloosa). De même, le Bar Kastro,
près de l’église Panagia Paraportiani, propose une vodka infusée au mastic de Chio.
Enfin, il s’agit de deux groupes qui apprécient tout particulièrement une gastronomie
associée à la dimension festive (musique rythmée et entêtante, danse plus ou moins
dénudée, ambiance sexy). Mykonos est donc non seulement un laboratoire des
évolutions dans le domaine gastronomique visibles et lisibles dans d’autres lieux
touristiques mais aussi, plus spécifiquement, des intersections praticables entre
gastronomie d’une part et fête d’autre part. A travers la recherche de l’excitation des
sens, de la spectacularisation, de l’exaltation de la tendance et de l’unicité, la fête
apporte à la gastronomie une plus-value spécifique et, corrélativement, la
- 15 -
Via@ Tourism Review
gastronomie constitue un support à la fête. Ainsi, plus que par la gastronomie et la
fête considérés isolément, c’est la rencontre des deux qui fait de Mykonos une
destination du déplacement touristique.
Dans sa thèse, en 2002, Richard Florida annonçait l’émergence et la domination à
l’échelle mondiale d’une nouvelle classe sociale de jeunes travailleurs du savoir
dénommés « les créatifs ». Selon lui, la croissance et l’image d’un lieu dépend de son
pouvoir d’attraction vis-à-vis des artistes, des ingénieurs, des scientifiques et des
financiers dans la mesure où dorénavant les entreprises migrent vers ces employés
très qualifiés (Gravari-Barbas, 2007). Pour ce faire, ces lieux doivent se parer de leurs
plus beaux atours (développements de bars et de restaurants, d’animations nocturnes,
de scènes artistiques et musicales, embellissements des bâtiments et monuments…)
et doivent se montrer tolérants vis-à-vis des gays (Gravari-Barbas, 2007). La qualité et
l’intensité des animations sont primordiales.
Un conservatoire culinaire et lié au goût entre le local et le global,
Via@ 2014-2 (6)
à valeur universelle
Grâce à la fréquentation touristique, entre le local et le global, de nombreux
restaurants montrent une volonté de « conservation » des typicités et des originalités
culinaires et des préférences gustatives grecques/mykoniennes. Partout,
particulièrement dans les tavernes, de manière plus ou moins affichée et revendiquée,
la trilogie méditerranéenne pain, pâtes et farinages/olives et huile d’olive/vin est
appropriée et vivace, même si la bière (bières Mythos et Alpha notamment) et l’ouzo
sont très appréciés. D’une certaine manière, le Restaurant Kiki’s à Agios Sostis est un
lieu qui cherche à valoriser, notamment touristiquement, cette trilogie en mettant en
avant la simplicité d’une cuisine préparée dans un établissement prétendument sans
électricité. Les viandes, les poissons ainsi que les pommes de terre qui les
accompagnent sont cuits en papillote dans la braise ou sur un grill dans un four
extérieur, à l’entrée du restaurant, sur la terrasse ombragée. Le restaurant n’est donc
ouvert que durant la durée du jour et ferme au coucher du soleil (figure 12).
- 16 -
Via@ Tourism Review
Via@ 2014-2 (6)
Figure 12. Poitrine de volaille farcie aux tomates séchées et à la féta et grillée.
Source: Olivier Etcheverria, Août 2012, restaurant Kiki's, Agios Sostis.
Dans la même lignée, le restaurant du Myconian Ambassador Hôtel & Thalasso
Center affilié à la chaîne hôtelière volontaire française Relais & Châteaux révèlent un
engagement conservatoire : les produits agricoles alimentaires et les préparations
culinaires grecs et, plus spécifiquement mykoniens, sont valorisés à travers des menus
thématisés proposés tous les mardis, au dîner : « Découverte des délices grecs
traditionnels avec la touche Relais & Châteaux ». L’un des menus met en avant les
produits localisés et sous appellation d’origine : Œufs à la tomate fraîche et
au louza de Mykonos, Pommes de terre de Naxos au fromage almyrikia et tomates
cerises, Porc cuisiné aux légumes verts et pudding de riz. L’autre les plats typiques
: Spetsofai (soupe à la saucisse et aux poivrons cuisinés dans une sauce tomatée),
Traditionnelle salade grecque, Veau aux pâtes grecques traditionnelles, Tarte aux
noix.
Au-delà des produits agricoles alimentaires, des cuisines et des goûts, l’île de
Mykonos est un lieu qui révèle une formidable résistance de la diète méditerranéenne
qui doit être entendue comme l’ensemble des règles techniques et socioculturelles
liées à la prise de nourriture.
D’une part, cette résistance se traduit localement, à l’échelle géographique de l’île de
Mykonos, par une reproduction du modèle de la diète méditerranéenne à travers les
pratiques féminines de préparation et de dégustation de la nourriture. Toute l’année,
et tout particulièrement durant la saison touristique, une association locale de
femmes de Mykonos, Folk and Cultural Association of Mykonian Women (fondée
en 1979 et qui se réclame de l’héroïne mykonienne Mando Mavrogenous de la
résistance grecque contre les Ottomans) d’une part réaffirme la fonction nourricière
de la mère et d’autre part réactive le « banquet de rue » (panigiria) qui visait à
entretenir les relations de vicinalité et à valoriser les pratiques d’hospitalité. Elles
animent des marchés nocturnes devant l’Hôtel Letho face à la petite plage de
Mykonos Chora où elles font déguster et vendent leurs confitures, leurs préparations
- 17 -
Via@ Tourism Review
Via@ 2014-2 (6)
d’olives, leurs huiles, etc… Elles sont accompagnées de musiciens amateurs (à la
retraite) qui jouent sur des instruments anciens. Elles tiennent aussi dans le cœur de
Mykonos Chora un « restaurant ouvert » (figure 13) où elles proposent des
préparations culinaires locales faites maison telles que la tarte mykonienne (aux
oignons et aux herbes), la tarte au fromage frais de Mykonos, le baklava,
le galactobureko, les loukoumades (beignets baignés dans un sirop parfumé à la
cannelle et à l’écorce d’orange) etc…
Figure 13. . Ce « restaurant de rue » organisé par la Folk and Cultural
Association of Mykonian Women fait se rencontrer autour de préparations
culinaires faites maison des habitants permanents et des habitants
temporaires. Il rappelle les « banquets de rue » antiques : les panigirias.
Source: Olivier Etcheverria, Août 2012.
D’autre part, cette résistance trouve une résonance globale à travers la récente
patrimonialisation de la diète méditerranéenne. En effet, depuis le 16 novembre
2010, la diète méditerranéenne est inscrite sur la liste représentative du patrimoine
culturel immatériel de l’Humanité par l’UNESCO qui l’érige en « bien commun » à
l’échelle mondiale. Selon le dossier de candidature porté et défendu par quatre pays,
la Grèce, l’Espagne, l’Italie et le Maroc : « La diète méditerranéenne est une ensemble
de savoir-faire, connaissances, pratiques et traditions qui vont du paysage à la table, y
compris les cultures, la récolte ou la moisson, la pêche, la conservation, la
- 18 -
Via@ 2014-2 (6)
Via@ Tourism Review
transformation, la préparation et, en particulier, la consommation d’aliments. La diète
méditerranéenne se caractérise par un modèle nutritionnel qui est demeuré constant
dans le temps et l’espace et dont les principaux ingrédients sont l’huile d’olives, les
céréales, les fruits et les légumes frais ou séchés, une proportion limitée de poisson,
produits laitiers et viande, et de nombreux condiments et épices, le tout accompagné
de vin ou d’infusions, toujours dans le respect des croyances de chaque communauté.
Mais la diète (du grec diaita ou mode de vie) méditerranéenne recouvre beaucoup
plus que la seule nourriture. Elle favorise les contacts sociaux, les repas collectifs
étant la clé de voûte des coutumes sociales et des événements festifs. Elle a donné
naissance à un formidable corpus de savoirs, chants, maximes, récits et légendes. Elle
s’enracine dans le respect du territoire et de la biodiversité, et assure la conservation
et le développement des activités traditionnelles et de l’artisanat liés à la pêche et à
l’agriculture dans les communautés méditerranéennes dont Soria en Espagne, Koroni
en Grèce, Cilento en Italie et Chefchaouen au Maroc représentent des exemples. Les
femmes jouent un rôle particulièrement vital dans la transmission du savoir-faire,
dans la connaissance des rituels, de la gestuelle et des célébrations traditionnelles, et
enfin dans la sauvegarde des techniques ». Cinq conditions justifient sa
patrimonialisation. Ainsi, la décision du 16 novembre 2010 précise que « le Comité
(…) décide que [cet élément] satisfait aux critères d’inscription sur la liste
représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Humanité comme suit : R.1 : La
diète méditerranéenne est un ensemble de pratiques traditionnelles, connaissances et
compétences transmises de génération en génération et procurant un sentiment
d’appartenance et de continuité aux communautés concernées ; R.2 : Son inscription
sur la liste représentative pourrait donner plus de visibilité à la diversité du
patrimoine culturel immatériel et favoriser le dialogue interculturel aux niveaux
régionale et international ; R.3 : La candidature décrit une série d’efforts de
sauvegarde entrepris dans chaque pays, avec un plan de mesures transnationales
visant à assurer la transmission aux jeunes générations et à promouvoir la
sensibilisation à la diète méditerranéenne ; R.4 : La candidature est le fruit d’une
étroite collaboration des entités officielles dans les quatre Etats, soutenue par la
participation active des communautés, et elle comprend des éléments de preuve du
consentement libre, préalable et éclairé de ces dernières ; R.5 : La diète
méditerranéenne a été incluse dans les inventaires du patrimoine culturel immatériel
dans les quatre Etats concernés et sera incluse dans un inventaire transnational de la
Méditerranée en cours d’élaboration ». Cette patrimonialisation qui recouvre un
ensemble de pratiques, de discours et d’imaginaires et dépasse la dimension
technique des productions alimentaires et des cuisines, est un révélateur des liens
projetés et vécus par les touristes entre gastronomie et convivialité d’une part et
gastronomie et bien-vivre d’autre part. La diète méditerranéenne peut donc être
analysée comme un patrimoine à dimension touristique.
Dans ce processus de patrimonialisation, les femmes se distinguent. Le dossier de
candidature souligne : « Les femmes y jouent un rôle important en tant que
détentrices de savoirs et d’expériences, mais aussi en tant que créneau de
transmission de la diète méditerranéenne, vecteur essentiel de leur identité ». La
dimension festive et conviviale (la commensalité) de la nourriture est mise en avant à
plusieurs reprises : « La diète méditerranéenne en tant que style de vis singulier,
déterminé par le climat et l’espace méditerranéen, se manifeste aussi à travers les fêtes
et les célébrations qui leur sont associées. Ces manifestations deviennent le réceptacle
de gestes de reconnaissance mutuelle, d’hospitalité, de voisinage, de convivialité, de
- 19 -
Via@ Tourism Review
Via@ 2014-2 (6)
transmission intergénérationnelle et de dialogue interculturel. C’est ainsi que se
renoue chez ces communautés en particulier et chez les populations
méditerranéennes en général, un sentiment de refondation de l’identité,
d’appartenance et de continuité, leur permettant de reconnaître cet élément comme
une partie essentielle de leur patrimoine culturel immatériel partagé ». A l’instar des
actions réalisées par l’association de femmes de Mykonos, les panigirias sont
particulièrement valorisées dans le dossier de candidature : « Ces occasions non
quotidiennes, extraordinaires –très fréquentes pourtant en Méditerranée – permettent
les échanges et les rencontres, au-delà de ses propres horizons, et favorisent le
partage de la fête et des préparations locales des communautés voisines. En
Méditerranée toute le monde est voisin de quelqu’un (…) La diète méditerranéenne
constitue un espace immatériel privilégié de dialogue interculturel, de rapprochement
et de partage. Elle est le point de rencontre de voisinages et de particularités (…)
Tout cela contribuera aussi à surmonter préjudices et conceptions culturelles
ataviques, liés aux différentes religions, langues ou épisodes historiques et par
conséquent représentera un exemple à l’échelle internationale ».
Comme l’a montré Olivier Lazzarotti (2009), pour le patrimoine culturel matériel, « la
caractérisation monumentale est liée à la proclamation d’érudits, de savants et, à
l’occasion, de personnalités considérées comme artistiques : des historiens, des
architectes ou des artistes reconnus, parfois officiellement reconnus (…) Ainsi mots
et discours alimentent presque exclusivement le processus d’identification
monumentale. Le passage du monument au patrimoine marque une transformation
du processus de reconnaissance mémoriel : le patrimoine, de fait, est reconnu par
ceux-là mêmes qui le visitent. Car ce sont bien les regards qui rendent visibles ce qui,
étant vu, devient patrimoine. Ainsi, on peut considérer que la présence physique des
visiteurs, soutenue par le regard qu’ils portent à l’objet, est le processus de
reconnaissance ». A travers l’exemple de la diète méditerranéenne et de Mykonos, il
est alors permis de penser que ce qui est valable pour le patrimoine culturel matériel
l’est aussi pour l’immatériel. C’est donc en grande partie le touriste qui participe à la
patrimonialisation de la diète méditerranéenne par son regard extérieur et par sa
pratique. Ce patrimoine n’existe que s’il est pratiqué, dégusté et fêté touristiquement.
Le tourisme valorise donc une originalité gastronomique locale qui devient une
source d’attractivité touristique. En ce sens, la diète méditerranéenne a toujours été,
depuis l’Antiquité, et est restée, notamment grâce au tourisme, une pratique culturelle
à rayonnement au-delà du bassin méditerranéen. Le tourisme participe directement à
sa patrimonialisation par les regards extérieurs et les pratiques et, plus encore, la
légitime.
Conclusion
Selon Michel Onfray, Dionysos peut être appréhendé comme le Dieu de l’énergie, du
mouvement, du flux, c'est-à-dire des relations qui font le Monde. Mykonos, parrainée
par Dionysos, peut alors être considéré comme un lieu du Monde, un lieu
expérimental de la mondialisation d’une part et de la relation gastronomie-Monde
d’autre part. De manière précoce et ancienne, l’île a montré sa capacité à intégrer les
produits agricoles alimentaires exogènes, exotiques, les influences culinaires et
gustatives extérieures et à les « digérer » de manière à se les approprier et à les faire
siens. Dans un subtil jeu de niveaux scalaires, depuis la zone égéenne jusqu’à la
- 20 -
Via@ Tourism Review
Via@ 2014-2 (6)
sphère mondiale en passant par la région grecque et le bassin méditerranéen,
Mykonos s’est créée une « food identity » complexe, valorisante et valorisée, et,
finalement, attractive qui possède la saveur incomparable du mille feuilles. Par cet
assemblage à géométrie variable, l’île est une réduction de la table du Monde où
d’une part un équilibre s’est régulièrement créé et renouvelé entre racines locales et
influences extérieures et d’autre part une offre de restauration s’est produite et
reproduite conjuguant nouveauté et typicité culinaires et alimentaires. La gastronomie
mykonienne est enrichie par la dimension festive qui alimente en grande partie
l’attractivité touristique de Mykonos. Dans cette relation gastronomie-Monde, plus
qu’un médiateur, le tourisme peut alors être compris comme un accélérateur et,
finalement, un analyseur de la mondialisation de Mykonos. Dans un rapport
immédiat à l’Autre et à l’Ailleurs, cette mondialisation de l’île s’est en effet
considérablement renforcée par la mondialisation des mobilités touristiques. L’ile
jouit d’une image touristique très positive et attrayante servie par une remarquable
médiatisation à l’échelle mondiale. Malgré une relative faiblesse des hébergements
touristiques, l’île est devenue une destination touristique mondiale modèle par sa
capacité à afficher et revendiquer son identité à plusieurs niveaux d’échelle dans une
stratégie de positionnement géoculturel global en évitant le risque de dévoiement et
de dissolution de cette identité qu’à toujours fait peser cette grande ouverture. Plus
encore, il est permis de penser que l’ouverture touristique a conduit à un
renforcement de cette identité, plutôt qu’à une banalisation et à la patrimonialisation
de la diète méditerranéenne. C’est donc un lieu du Monde de l’expérience
gastronomique, un lieu du Monde de l’expérience touristique gastronomique par la
fête. Pour autant, est-il possible d’affirmer qu’il s’agit d’une destination touristique
gastronomique ?
Tout au long de son histoire rythmée par la rencontre, la communion ou la
confrontation, y compris touristique, Mykonos a réussi à établir à la fois
individuellement et collectivement des ajustements et des compensations entre le
dehors et le dedans, entre la réalité intérieure et l’idéalité extérieure, entre le Même et
le Différent. Cette intelligibilité constitue à la fois le fondement de l’attractivité
touristique de l’île comme de la patrimonialisation de la diète méditerranéenne à plus
grande échelle. A la recherche incessante d’une universalité des pratiques et des
représentations sociales de la gastronomie, Mykonos a réussi à établir durablement
non seulement une cohabitation harmonieuse entre habitants permanents et
habitants temporaires mais aussi une coproduction du service de restauration
commerciale entre le cuisinier-restaurateur et le mangeur (d’Ici ou d’Ailleurs). En
effet, l’offre de restauration mykonienne révèle une synthèse originale qui évite la
fusion (la confusion est-il possible de dire), la disparition ou la domination culinaire
et liée au goût. Ne s’agit-il pas là, de la part des groupes sociaux permanents et
temporaires qui mettent en valeur l’île de Mykonos de prouver par l’exemple la
différence philosophique entre uniforme et universel ?
Références
Almeida-Topor H., 2006, Le goût de l’étranger. Les saveurs venues d’ailleurs depuis
la fin du XVIIIe siècle, Armand Colin
Csergo J. et Lemasson J-P. (dir), 2008, Voyages en gastronomies. L’invention des
capitales et des régions gourmandes, Paris, Autrement
- 21 -
Via@ 2014-2 (6)
Via@ Tourism Review
Chiva M., 1993, L’amateur de durian dans N’Diaye C. La gourmandise, Autrement
Etcheverria O. et Bras M., 2005, Existe-t-il un goût de l’Aubrac ?, revue Géographie
et Cultures, n°50
Etcheverria O., 2008, San Sebastian : capitale gastronomique parmi les capitales ?
dans Csergo J. et Lemasson J-P., Voyages en gastronomies. L’invention des
capitales et des régions gourmandes, Paris, Autrement
Etcheverria O., 2010, Quelques jalons pour la caractérisation d’une cuisine en lien au
lieu : la cuisine modeste, Geography and terroirs, 14, 2
Etcheverria O., 2011, La cuisine : un révélateur de la relation individu-Monde, dans
Duhamel Ph. et Kadri B (dir), Tourisme et mondialisation, Monde du
Tourisme,
hors-série
Fischler C., 1990, L’homnivore : le goût, la cuisine et le corps, Odile Jacob
Flandrin J-L., 1986, La distinction par le goût dans Ariès Ph. et Duby G., Histoire de
la vie privée. De la Renaissance aux Lumières, tome III, Seuil
Fumey G. et Etcheverria O., 2004, L’Atlas mondial des cuisines et des gastronomies,
Autrement
Gomes da Silva J., 1983, Nous-mêmes, nous autres, L’Homme, 23, 3
Gravari-Barbas M., 2007, A la conquête du temps urbain : la ville festive des "24
heures sur 24" dans P. Duhamel et R. Knafou (dir), Mondes urbains du
tourisme, Paris, Belin
Hjalager A-M. et Richards G (dir), 2002, Tourism and gastronomy, London,
Routledge
Héritier-Augé F., 1985, La leçon des primitif dans Collectif, L’identité française,
Paris, Tierce
Lazzarotti O., 2009, Des lieux pour mémoires. Monument, patrimoine et mémoiresMonde, Paris, Armand Colin
Onfray M., 1995, La Raison gourmande, Paris, Grasset
Régnier F., 2004, L’exotisme culinaire. Essai sur les saveurs de l’Autre, PUF
Romilly J., 2005, Pourquoi la Grèce ?, Paris, Editions de Fallois
Schlüter R., 2003, Gratronomia e turismo, Sao Paulo, Editora Aleph
Schlüter R. et Gandara J., 2003, Gastronomia y turismo. Una perspectiva, Buenos
Aires, CIET
Schnapper D., 1998, La relation à l’autre. Au cœur de la pensée sociologique,
Gallimard
Todorov T., 1989, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine,
Seuil
Vernant J-P., 1999, L’Univers, les Dieux, les Hommes. Récits grecs des origines, La
Librairie du XXe siècle, Seuil
- 22 -

Documents pareils

Mykonos: Lieu remarquable de rencontre et de confrontation entre

Mykonos: Lieu remarquable de rencontre et de confrontation entre présentation. Cependant, cette simplification n’est pas ubiquiste. Concomitamment, en effet, grâce aussi vraisemblablement à la fréquentation touristique, ces restaurants « touristiques » coexisten...

Plus en détail