Mykonos: Lieu remarquable de rencontre et de confrontation entre

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Mykonos: Lieu remarquable de rencontre et de confrontation entre
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Mykonos: Lieu remarquable de rencontre et de confrontation entre les
habitants permanents et les touristes
O. Etcheverria
Le choix de Mykonos trouve alors une triple justification.
Premièrement, c’est une île des Cyclades qui par sa position
géographique a toujours été traversée par des tensions
entre ouverture et fermeture au Monde, d’une part sur le
plan
des
brassages
alimentaires/culinaires
et
gastronomiques à l’échelle globale et d’autre part à travers
les migrations mondiales de travail (non choisies) et
touristiques
(choisies,
désirées
et
motivées).
Deuxièmement, Mykonos se situe au centre historique et
géographique d’un modèle alimentaire civilisateur, celui de
la trilogie blé/olive/vin. A ce titre, l’inscription sur la liste
représentative du patrimoine culturel immatériel de
l’Humanité de la diète méditerranéenne depuis le 16
novembre 2010 réactive la question d’une part du
mimétisme (mimêsis) Mykonos/Monde et d’autre part de la
représentativité de son système alimentaire/culinaire et
gastronomique (de restauration commerciale) à l’échelle du
Monde. Troisièmement, la touristification poussée de
Mykonos depuis les années 1960/70 en a fait une
destination du tourisme international incontestable et un
lieu dorénavant totalement « diverti » par le tourisme : l’île
accueille en effet environ 400 000 touristes annuellement
et près de 90 % des emplois sont liés directement ou
indirectement au tourisme. C’est dans cette fréquentation
touristique estivale de masse, malgré une relative faiblesse
numérique des hébergements touristiques, que se dessine
le formidable enjeu d’une offre de restauration alors que la
pratique des restaurants constitue la première
préoccupation et le premier poste de dépense du touriste.
Depuis l’Antiquité, les habitants de l’île de Mykonos vouent
un culte particulier à Dionysos, Dieu du vin et du plaisir.
Cette dévotion dionysienne explique possiblement le goût
affiché et revendiqué pour la fête qui fonde l’identité
contemporaine de l’île. Né à Thèbes, Dionysos est un Dieu
errant et vagabond. Figure de l’étranger, car étonnement
habillé à l’orientale, figure de l’Etranger, il est « un Dieu de
nulle part et de partout » (Vernant, 1999, p.171). JeanPierre Vernant explicite ainsi sa singulière caractérisation :
« il représente (…) la figure de l’autre, de ce qui est
différent, déroutant, déconcertant, anomique » (Vernant,
1999, p.172). Cette altérité dionysienne apporte un
éclairage mystique sur ce qui peut être analysé comme la
vocation touristique de l’île, héritée de l’époque antique et
comprise de nos jours comme une destinée. En effet, « les
histoires le concernant prennent un sens un peu particulier
quand on réfléchit à cette tension entre le vagabondage,
l’errance, le fait d’être toujours de passage, en chemin,
voyageur et le fait de vouloir un chez-soi, où l’on soit bien à
sa place, établi, où l’on ait été plus qu’accepté : choisi »
précise encore Jean-Pierre Vernant (Vernant, 1999, p.172).
Dionysos moderne, le touriste est devenu un acteur «
central » de la fête, de la mise en valeur spatiale et de la
trajectoire de l’île de Mykonos.
Lieu remarquable de rencontre et de confrontation entre
les habitants permanents et les touristes (les habitants
temporaires), Mykonos se présente donc comme une île où
la fête, le vin (le champagne tout particulièrement et, plus
largement, les alcools) et les nourritures terrestres fondent
la notoriété et l’attractivité touristiques. C’est une île
« gastronomique », au sens de gastronomie entendu
comme l’ensemble des règles, des discours et des
imaginaires liés au bien boire et au bien manger, dans
lequel peuvent se projeter les touristes. Depuis l’Antiquité,
et plus encore aujourd’hui, la gastronomie est un facteur,
un révélateur et un marqueur fort de la mondialisation.
Dans ce cadre, le tourisme peut être appréhendé comme
un médiateur dans la mesure où le touriste fait de l’acte de
s’alimenter non seulement une nécessité physiologique,
mais aussi parfois une composante majeure voire un
objectif de l’expérience touristique en cherchant à
découvrir un Ailleurs et un Autre à travers la dimension
gustative. Il apparaît donc pertinent de s’intéresser à la
relation gastronomie-Monde à travers la perspective d’une
destination touristique : Mykonos. En quoi Mykonos
constitue-t-elle un lieu d’expérimentation exemplaire pour
l’étude de la relation gastronomie-Monde ? Dans quelles
mesures Mykonos constitue-t-elle une réduction de la table
du Monde touristiquement attractive ?
Ce texte vise donc à montrer en quoi Mykonos constitue à
la fois un observatoire, un laboratoire et un conservatoire
des intersections praticables entre les évolutions de la
gastronomie
(métissages,
résistances
locales,
simplifications,
esthétisations,
réinventions,
patrimonialisations) et les processus de mondialisation à
travers l’offre de restauration dans un contexte de
destination touristique internationale. Face à une
sécheresse cruelle de données chiffrées et de statistiques
officielles, la méthodologie repose d’une part sur des
entretiens directs en face-à-face réalisés auprès d’une
quinzaine de cuisiniers, de restaurateurs, de directeurs de
la restauration et de l’hébergement, de maîtres d’hôtel et
d’acteurs touristiques et associatifs de l’île et d’autre part
sur une observation participante du 24 juillet au 7 août
2012. Si l’observation est le fondement de toute production
de connaissances et de facteurs explicatifs scientifiques,
l’observation participante permet à l’observateur de
prendre part à l’observation afin d’appréhender à la fois les
faits, les pratiques et les représentations sociales majeurs
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mais aussi les nuances fines et les facteurs sous-jacents.
Ainsi, elle permet, en ce mettant à la place du touriste
mangeur, de considérer dans son entièreté et dans sa
complexité et de comprendre le passage du quotidien au
hors-quotidien et de l’ordinaire à l’extraordinaire qui est à
l’origine de la transformation touristique d’un lieu. Par une
chronique des événements, elle autorise une observation
continue et intérieure qui permet une recherche à la fois
des invariants et des évolutions. Cette analyse continue des
faits interroge directement et physiquement ce qu’habiter
un lieu y compris touristiquement veut dire. Ceci d’autant
plus que se nourrir fait partie intégrante des formes par
lesquelles un lieu/le Monde est habité.
•
Un
observatoire
continu
des
pratiques
culinaires/alimentaires, des préférences et des identités
gustatives produites-reproduites entre ancrage et
ouverture au Monde
Document 1 – Source : Olivier Etcheverria, août 2012, restaurant Kiki’s,
Agios Sostis. Dégustation avec l’ouzo du fromage de chèvre et de brebis
typique de Mykonos, le kopanisti, conservé dans des jarres en terre ou
en verre et servi à la mode mykonienne – in the mykonian way – avec
des tomates, des olives et du concombre.
L’ouverture au Monde de Mykonos ne date pas de la
touristification de l’île qui s’opère à partir des années
1960/70 mais constitue une structure (au sens levistraussien) identitaire de la société de l’île. Alors qu’à
Mykonos l’intérêt porté au Monde participe de la
construction de l’identité locale, le site internet de la
Municipalité insiste d’une part sur l’ancienneté de la cuisine
mykonienne et, plus largement, de la cuisine égéenne et
d’autre part sur son ouverture précoce aux influences
extérieures en termes de produits agricoles alimentaires et
de goûts. Dès la période cycladique, en effet, une cuisine «
grecque » commence à se constituer à base
essentiellement de céréales sauvages, d’olives et d’herbes
condimentaires cueillies. Il s’agit d’une cuisine façonnée par
l’intégration de multiples influences méditerranéennes :
épices (cumin, safran…), légumes secs d’Egypte (pois
chiches, lentilles…), fruits séchés ou confits (dattes,…). Elle
se nourrit des circulations et des échanges mondiaux tels
que, très précocement, la diffusion de la culture de la vigne
et du raisin qui conduira les Grecs à maîtriser la vinification.
Plus récemment, cet enrichissement de la cuisine par les
brassages mondiaux de produits alimentaires s’est traduit
par l’assimilation et l’appropriation de nombreuses plantes
latino-américaines telles que la tomate (document 1) qui
est alors devenue un ingrédient emblématique de la cuisine
mykonienne et, plus largement, des cuisines grecques et
méditerranéennes.
Selon la même logique, la mondialisation des mobilités des
hommes liées au travail a aussi contribué à enrichir les
cuisines mykonienne et grecque plus généralement. D’une
part, l’émigration grecque aux Etats-Unis et, plus
spécifiquement, en Californie. Malgré l’éloignement de la
terre natale, les Grecs californiens ont conservé le goût
atavique du yaourt à la grecque. C’est là qu’ils ont inventé
et mis au point, en relation avec le soleil, la plage, le
tourisme et l’appétence pour les glaces, le yaourt grec
glacé. Les retours d’originaires et les séjours touristiques
dans le pays natal ont permis l’introduction de ce yaourt de
lait de brebis (ou plus banalement de lait de vache) glacé en
Grèce et, de manière notoire, à Mykonos. L’île compte en
effet aujourd’hui plus d’une dizaines d’enseignes de frozen
yoghurt localisées à Mykonos Chora et principalement
fréquentées par les touristes de l’île (documents 2 et 3).
Documents 2 et 3 – Source : Olivier Etcheverria, août 2012, Mykonos
Chora. La densité d’une part et la diversité d’autre part des enseignes
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mondiaux, Fumey, Etcheverria, 2004). De nombreux
restaurants, principalement implantés dans les stations
balnéaires du sud de l’ile, organisent leur offre de
restauration de manière double : ils juxtaposent sur leurs
cartes des spécialités grecques et des plats italiens
(document 5).
de frozen yoghurt est particulièrement frappante à Mykonos Chora. Les
offres sont formidablement hétéroclites : yaourt glacé au lait de brebis
ou de vache, vendu au poids dans des contenants en carton ou en
plastique ou en cornet, aromatisé ou non, enrichi ou non de sauces
variées, de brisures de biscuits, de bonbons…
D’autre part, l’immigration italienne a profondément et
durablement marqué les préférences gustatives locales et,
corrélativement, l’offre de restauration commerciale
mykonienne. Le nombre de restaurants italiens (document
4) et de restaurants qui proposent une cuisine italienne
sont très nombreux. L’ancrage de cette appétence pour les
saveurs italiennes est renforcé en période estivale par
l’arrivée massive de touristes italiens, en particulier jeunes,
qui séjournent en juillet et en août sur l’ile en bénéficiant
de vols low-cost directs en provenance de nombreuses
villes italiennes, de Rome et de Milan tout particulièrement.
Document 4 – Source : Olivier Etcheverria, août 2012, Restaurant
Mediterraneo, Mykonos Chora. Ce restaurant italien est un des plus réputés de
Mykonos. Dirigé par une famille italienne, il propose une cuisine typique,
populaire et paysanne : pizzas napolitaines, spécialités culinaires toscanes (voir
le blason de Florence avec la fleur de lys rouge) et, plus largement, plats
méditerranéens. Cette cuisine est appréciée à la fois par les Mykoniens et par
les touristes internationaux. Il existe en effet deux menus touristiques : l’un à
15 euros (pizza et bière ou vin), l’autre à 20 euros (antipasti puis pizza ou penne
ou escalope milanaise). Ce restaurant est recommandé par les chefs de
réception et les concierges des grands établissements hôteliers aux touristes
qui recherchent un restaurant proposant une cuisine italienne de qualité. Par
ailleurs, au-delà de la typicité de sa cuisine, le restaurant est aussi fréquenté
pour les activités de karaoké (music bar) qu’il propose nuitamment.
Document 5 – Source : Olivier Etcheverria, août 2012, panonceau
publicitaire du restaurant Viva Mare de l’Hôtel Hosmoplaz, Platys Gialos.
L’offre de restauration vante à la fois une cuisine grecque et des
préparations culinaires italiennes : pizzas et pâtes fraîches.
Ce « goût italien » est apprécié quelque soit le niveau de
gamme du restaurant. Les sandwicheries et les restaurants
de cuisine rapide valorisent aussi à leur manière cet
engouement pour les saveurs italiennes. En effet, pour les
Mykoniens comme pour les touristes grecs, la cuisine
italienne (et les vins italiens) est incontournable tant elle
constitue un élément de distinction sociale et un trait de
l’identité gustative : elle est en effet considérée comme une
cuisine à la mode (rayonnante, diffusée géographiquement
par des discours et des imaginaires valorisants – valeurs
positives de l’héliotropisme, de la convivialité, de la santé,
Au-delà des restaurants italiens, la cuisine italienne
influence l’ensemble de l’offre de restauration de l’île. Dans
la quasi-totalité des restaurants, quelques plats italiens, les
plus connus et diffusés géographiquement à l’échelle
globale, sont systématiquement présents : la pizza (l’un des
cinq best-sellers mondiaux, Fumey, Etcheverria, 2004) le
risotto, la pasta et, pour les préparations sucrées, le
tiramisu et le cappuccino (l’un des cinq best-sellers
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de la beauté – appropriée par les classes sociales aisées, le
monde de la mode et la jet-set), savoureuse, légère (à base
de légumes crus et cuits), à la fois proche de la cuisine
grecque (mêmes racines gréco-romaines) et plus raffinée et
diversifiée, une cuisine qui présente à la fois des
préparations modestes – comme la cuisine grecque – mais
aussi des plats (très) luxueux, une cuisine qui conjugue
élégamment les héritages gustatifs historiques et le goût de
la modernité. Il est aussi à mettre en relation avec les très
longues dominations romaine antique puis vénitienne
médiévale et les liaisons commerciales plus récentes entre
Mykonos et la ville-port toscane de Livourne.
mondialement connues sont très peu implantées. Ainsi, des
restaurants où sont servis des hamburgers et des steaksfrites (comme le restaurant Steak House à Mykonos Chora)
répondent au plus petit dénominateur gustatif commun,
entre rapidité, facilité et modicité (même si celle-ci n’est
qu’apparente). En ce sens, l’île de Mykonos est une parfaite
illustration de l’engouement généralisé pour les cinq bestsellers de la « world cuisine » : la pizza, le hamburger, le
kebab, les sushis et le cappuccino (Fumey, Etcheverria,
2004). Mais, certains restaurants rapides cherchent aussi,
de manière originale, à ancrer localement leur offre à
l’instar du Sandwich Bar (ouvert 24h/24) à Mykonos Chora
qui propose une « souvlaki expérience » en valorisant la
technique culinaire grecque antique de la brochette cuite
sur la braise (sur le grill) et en vantant « The best souvlakisandwich of Mykonos ».
Largement ouverte aux influences extérieures, la cuisine
mykonienne a également montré durant ces cinquante
dernières années des évolutions liées à la mondialisation
des mobilités volontaires des hommes correspondant au
développement du tourisme. A l’image de son espace
géographique remodelé par les aménagements pour
l’accueil et l’hébergement touristiques, la cuisine de
Mykonos est « divertie » par le tourisme. La grande
majorité des restaurants de l’île, notamment ceux qui sont
localisés dans les stations balnéaires à l’écart de la capitale
Mykonos Chora, ne fonctionne que par le tourisme et n’est
ouverte que durant la saison estivale, à l’instar de
nombreux commerces de bouche, des boutiques de
souvenirs et d’artisanat. Le tourisme est le ressort, semblet-il, d’une dynamique gastronomique double.
D’un autre côté, une esthétisation de la cuisine grecque et
des cuisines des pays émetteurs de touristes sur l’ile qui
peut aller jusqu’à la réinvention. Ainsi, les plats
emblématiques ou considérés comme tels, notamment
ceux des cuisines populaires et paysannes sont retravaillés
de manière à d’une part répondre à un souci de santé et
diététique en étant dégraissés et désucrés et d’autre part
être enrichis d’une note créative. Cette traduction moderne
est visible aussi bien dans les techniques culinaires que
dans les présentations. Le restaurant Kalita, à Mykonos
Chora, est un exemple illustratif (document 6).
D’un côté, une simplification des préparations culinaires et
des goûts (qui peut aller jusqu’à une banalisation) s’opère.
La cuisine grecque ainsi que les cuisines « dominantes »
(italienne, française…) sont souvent réduites à leurs
saillances, à leurs expressions les plus communément
connues-reconnues et acceptées, parfois stéréotypées ou
caricaturées. Ainsi la salade grecque et la moussaka sont
omniprésentes mais connaissent des variations infinies
d’ingrédients, de consistances, de fraîcheur et de
présentation. Cependant, cette simplification n’est pas
ubiquiste. Concomitamment, en effet, grâce aussi
vraisemblablement à la fréquentation touristique, ces
restaurants « touristiques » coexistent avec des restaurants
qui proposent une cuisine mykonienne/grecque ménagère,
de mère, mijotée et originale à Mykonos Chora (Restaurant
To Maereio de cuisine mykonienne) ainsi qu’à Platys Gialos
par exemple (Nicolas Taverna). Sous la nette influence
nord-américaine, cette simplification s’exprime de façon
paroxysmique, comme partout ailleurs dans le Monde, par
une offre de restauration rapide, même si celle-ci reste
relativement réduite sur l’ile où les grandes enseignes
Document 6 – Source Olivier Etcheverria, août 2012, restaurant Kalita,
Mykonos Chora. Entrée intitulée Carpaccio de poulpe accompagné d’une
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purée de fèves (fava) et de câpres à queues de Santorin. L’esthétique de
l’assiette est moderne (japonisante). La découpe du poulpe en tranches
fines correspond à l’engouement pour une technique culinaire vénitienne
de présentation de la viande de bœuf aujourd’hui appliquée à de très
nombreux aliments un peu partout dans le Monde. Parallèlement,
l’accompagnement très local de purée de fèves et de câpres de l’île de
Santorin représente la continuité d’un « goût grec antique ». La purée de
légumes secs était, selon Aristophane, le plat préféré d’Héraclès, célèbre
héros grec personnifiant la Force, fils de Zeus et d’Alcmène.
Finalement, le modèle général est une offre de restauration
complexe, à la fois grecque et internationale,
principalement italienne, plus juxtaposée que mélangée
(peu ou pas métissée, pas de « cuisine fusion ») : une
cuisine « ancrée », grecque voire mykonienne,
méditerranéenne réinventée ou non, coprésente avec une
cuisine « diffusée » plus ou moins stéréotypée. L’offre de
restauration de l’Hôtel Belvédère, à Mykonos Chora,
présente une synthèse intéressante de cet état de l’offre de
restauration commerciale à Mykonos. Il possède deux
restaurants organisés autour de la piscine extérieure : un
restaurant grec, The Belvédère Club (élu meilleur
restaurant de Grèce en 2009 et 2010 par l’Alpha Guide) et
un restaurant japonais, Matsuhisa by Nobu. Le restaurant
grec est dirigé par George Calombaris, cuisinier d’origine
chypriote émigré en Australie où il connaît une renommée
grandissante (trois restaurants à Melbourne et un passage
dans Master Chef Australie). Mélangeant ses racines
chypriotes et ses apprentissages australiens, il concocte des
plats de cuisine grecque réinterprétés (les plats « signature
» : document 7) et des plats « internationaux » préparés « à
la grecque » (document 8). Le restaurant japonais est
possédé et dirigé par le très célèbre et médiatique Nobu
Matsuhisa. Ici, les plats sont clairement japonais, réalisés
par une équipe de cuisiniers japonais. La carte, longue et
abondante, propose essentiellement des sushis, sashimis,
des tempuras, des tartares et des soupes qui sont des
préparations classiques présentes sur les cartes des autres
restaurants possédés ou gérés par le chef-cuisinier. A ceuxci s’ajoutent des salades et des plats « spéciaux » tels que
les cuissons de viande de bœuf (non pas de bœuf de Kobé
d’origine japonaise mais de bœuf Wagyu d’origine
australienne) ainsi que des desserts originaux comme les
Poires Toban à la crème caramel et glace au tofu.
Document 7 – Source : Olivier Etcheverria, août 2012, Restaurant The
Belvédère Club, Mykonos Chora. Dessert intitulé Bougatsa, crème glacée
caramel. Il s’agit d’une pâtisserie grecque (méditerranéenne) typique
constituée d’une feuille de filo très fine et croustillante fourrée de crème
de semoule cuite au lait. Ici, le bougatsa est réinterprété : la forme en
cigare et l’accord gustatif avec la crème glacée parfumée au caramel.
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Document 8 – Source Olivier Etcheverria, août 2012. Restaurant
Matsihisa by Nobu. Mykonos Chora. Ventrèche de porc BBQ marinée et
grillée, « bébés » haricots verts, féta et oignons caramélisés. Plat «
international » aux accents à la fois français et américain (australien)
préparé avec des oignons et de la féta et servi avec une sauce
confectionnée à base de marinade au goût très prononcé de clou de
girofle.
Document 9 – Source : Olivier Etcheverria, août 2012. Restaurant Open
Kitchen à Mykonos Chora qui arbore le drapeau gay et attire cette
clientèle par la présence devant la porte dans la rue d’un jeune homme
aux atouts physiques évidents.
Il s’agit premièrement de deux microcosmes prescripteurs
intéressés par les petites productions agricoles locales et
l’artisanat alimentaire sous labels de qualité et appellations
d’origine, l’exception et la rareté gustatives, l’élaboration
de préparations culinaires et liées au goût spécifiques et
originales et la restauration haut-de-gamme. Alors même
que l’approvisionnement alimentaire des restaurants de
l’île est d’une part essentiellement externalisé (les
productions agricoles sont limitées par l’exigüité spatiale, la
pauvreté des sols et l’aridité estivale) et d’autre part assuré
en grande partie sous forme congelée/surgelée, ces
qualités alimentaires et culinaires désirées, recherchées et
motivées sont traduites sur les cartes de restaurants par
une offre, certes pointilliste, à l’exception des grands
restaurants luxueux, de produits frais et de saison, de
produits sains et de produits locaux/régionaux
possiblement éco-responsables ou issus du commerce
équitable. Ainsi, dans une carte de restaurant souvent
massivement composée de produits alimentaires marqués
d’un astérisque signalant qu’il a été congelé, le cuisinier ou
le maître d’hôtel mettra l’accent sur tel poisson ou crustacé
péché localement, « typiquement mykonien » et conservé
vivant dans un vivier présenté dans un coin de salle à
manger (Noix de coquilles Saint-Jacques fraîches en sashimi
« new style » au restaurant Matsuhisa by Nobu de l’Hôtel
Belvédère à Mykonos Chora ou les Spaghettis aux oursins
frais du Restaurant Sol y Mar à Kalo Livadi) ou encore tel vin
issu de raisins biologiques produit sur l’île de Mykonos
(restaurant de l’Hôtel Theoxenia à Mykonos Chora).
L’observation fine des intitulés des plats de la carte du
restaurant Kalita, à Mykonos Chora, massivement
fréquentés par les gays et les bobos, montre ainsi plusieurs
évolutions gastronomiques notoires : produits alimentaires
dont l’origine géographique est garantie (tomates séchées
au soleil de Santorin, raisins de Corinthe, fèves et câpres de
Santorin, fromage sec du Péloponèse…), des produits
agricoles marqués (safran rouge grec bio Kozanis,
poutargue Messolongi « Trikalinos »…), des plats préparés à
partir de produits issus de l’agriculture biologique : la carte
est ainsi composée d’une catégorie exceptionnelle « Pasta
et risotto biologiques » composée de cinq plat dont les
Pâtes crétoises servies avec des crevettes grillées traitées
en saganaki, parfum de mastic de Chio & féta (document
10).
Finalement, l’offre de restauration révèle une
exceptionnelle compréhension de la demande, à la fois des
habitants permanents, hors du foyer, et, plus encore, des
habitants temporaires, qui traduit à la fois leurs besoins
d’assurance-réassurance et leurs envies de découverteredécouverte.
• Un laboratoire des évolutions dans le domaine
gastronomique à travers les pratiques des touristes
La touristificité de l’île de Mykonos permet d’envisager une
analyse des changements du domaine gastronomique par
le truchement des nouvelles pratiques discriminantes et
révélatrices de tendances lourdes de deux « catégories » de
touristes particulièrement présentes sur l’ile de Mykonos :
les gays (document 9) et les bobos qui font preuve de
discernement par un haut niveau de connaissance et
d’exigence à la fois vis-à-vis de la qualité des produits
agricoles alimentaires, de la maîtrise des techniques
culinaires et de la diversité des goûts. Ces deux « catégories
» socioculturelles « centrales » développent en effet une
attention si fine et poussée à l’aliment mis en bouche
qu’elles suscitent les avant-gardes des évolutions du
domaine gastronomique et les diffusent dans les lieux
habités temporairement aussi bien que dans les lieux
habités en permanence.
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entreprises locales (restaurants, cafés, tavernes, magasins
d’alimentation, commerces de bouches, entreprises
agroindustrielles). Il a aussi pour objectif d’encourager les
entreprises à s’orienter vers l’export et à développer le
tourisme gastronomique.
Document 10 – Source : Olivier Etcheverria, août 2012, restaurant Kalita,
Mykonos Chora.
Ponctuellement ou plus massivement, ces évolutions
traduisent partout l’intégration des nouvelles tendances
mondiales culinaires et alimentaires en relation avec la
santé, le respect de l’environnement et de la biodiversité et
la curiosité organoleptique. Elles constituent un élément
différenciant au sein de l’offre de restauration notamment
à destination des touristes. Leur développement et leur
diffusion géographique à l’échelle de l’île participe à la
construction d’une image de marque touristique et nourrit
le rayonnement touristique de Mykonos.
Cette dynamique sort aujourd’hui des restaurants à la
mode et des restaurants d’hôtels internationaux pour
toucher dorénavant l’ensemble des commerces de bouche.
Ainsi en est-il du glacier artisanal I Scream à Mykonos Chora
qui expose sur la façade de sa boutique l’argument
marketing suivant : « Glaces faites maison avec du lait frais
grec ». Il y propose quelques parfums originaux tels que le
mastic (mastiha) et la vanille au gâteau oriental (ekmek).
C’est également le cas de l’épicerie fine Mandarina à
Mykonos Chora.
Document 11 – Source : Olivier Etcheverria, août 2012. Restaurant à Ano
Mera, sur la place centrale, qui expose à la fois son diplôme de « Cuisine
égéenne » et une iconographie agroindustrielle présentant la diversité des
fromages typiquement mykoniens.
Deuxièmement, ce sont deux « catégories » socioculturelles
particulièrement sensibles au cosmopolitisme culinaire et
lié au goût. Les restaurants et lieux de restauration qui les
attirent sont ouvertement cosmopolites et de plus en plus
cosmopolites. Ainsi, l’identité des nouveaux restaurants de
l’île révèlent un élargissement des influences extérieures et
des brassages qui est à relier à la diversification de l’origine
géographique des touristes. Ainsi de nouveaux restaurants
ouvrent visant à flatter les palais des touristes venus des
nouveaux pays émetteurs (BRIC notamment) : un
restaurant chinois et thaï (Blue Ginger), un restaurant
indien (Elli, proposant des spécialités de currys), un
restaurant mexicain (Appaloosa). De même, le Bar Kastro,
près de l’église Panagia Paraportiani, propose une vodka
infusée au mastic de Chio.
L’érection du label de qualité « Cuisine égéenne »
(document 11) qu’exposent un certain nombre de
restaurants de l’île illustre parfaitement les évolutions dans
le domaine gastronomique lisibles à travers les pratiques
des touristes gays et bobos notamment. Le programme «
Cuisine Egéenne » est une initiative du Centre des Affaires
et du Développement Technologique du sud égéen et est
mis en œuvre à travers une coopération tissée entre les
Chambres de Commerce des Iles des Cyclades et des îles du
Dodécanèse. Il vise à promouvoir l’identité culinaire
égéenne aux échelles locale, nationale et internationale
grâce à des actions marketing et des développements de
projets visant à garantir des bénéfices tangibles aux
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Enfin, il s’agit de deux groupes qui apprécient tout
particulièrement une gastronomie associée à la dimension
festive (musique rythmée et entêtante, danse plus ou
moins dénudée, ambiance sexy). Mykonos est donc non
seulement un laboratoire des évolutions dans le domaine
gastronomique visibles et lisibles dans d’autres lieux
touristiques mais aussi, plus spécifiquement, des
intersections praticables entre gastronomie d’une part et
fête d’autre part. A travers la recherche de l’excitation des
sens, de la spectacularisation, de l’exaltation de la tendance
et de l’unicité, la fête apporte à la gastronomie une plusvalue spécifique et, corrélativement, la gastronomie
constitue un support à la fête. Ainsi, plus que par la
gastronomie et la fête considérés isolément, c’est la
rencontre des deux qui fait de Mykonos une destination du
déplacement touristique.
extérieur, à l’entrée du restaurant, sur la terrasse
ombragée. Le restaurant n’est donc ouvert que durant la
durée du jour et ferme au coucher du soleil (document 12).
Dans sa thèse, en 2002, Richard Florida annonçait
l’émergence et la domination à l’échelle mondiale d’une
nouvelle classe sociale de jeunes travailleurs du savoir
dénommés « les créatifs ». Selon lui, la croissance et
l’image d’un lieu dépend de son pouvoir d’attraction vis-àvis des artistes, des ingénieurs, des scientifiques et des
financiers dans la mesure où dorénavant les entreprises
migrent vers ces employés très qualifiés (Gravari-Barbas,
2007). Pour ce faire, ces lieux doivent se parer de leurs plus
beaux atours (développements de bars et de restaurants,
d’animations nocturnes, de scènes artistiques et musicales,
embellissements des bâtiments et monuments…) et
doivent se montrer tolérants vis-à-vis des gays (GravariBarbas, 2007). La qualité et l’intensité des animations sont
primordiales.
Document 12 – Source : Olivier Etcheverria, août 2012, restaurant Kiki’s,
Agios Sostis. Poitrine de volaille farcie aux tomates séchées et à la féta et
grillée.
Dans la même lignée, le restaurant du Myconian
Ambassador Hôtel & Thalasso Center affilié à la chaîne
hôtelière volontaire française Relais & Châteaux révèlent un
engagement conservatoire : les produits agricoles
alimentaires et les préparations culinaires grecs et, plus
spécifiquement mykoniens, sont valorisés à travers des
menus thématisés proposés tous les mardis, au dîner : «
Découverte des délices grecs traditionnels avec la touche
Relais & Châteaux ». L’un des menus met en avant les
produits localisés et sous appellation d’origine : Œufs à la
tomate fraîche et au louza de Mykonos, Pommes de terre
de Naxos au fromage almyrikia et tomates cerises, Porc
cuisiné aux légumes verts et pudding de riz. L’autre les plats
typiques : Spetsofai (soupe à la saucisse et aux poivrons
cuisinés dans une sauce tomatée), Traditionnelle salade
grecque, Veau aux pâtes grecques traditionnelles, Tarte aux
noix.
• Un conservatoire culinaire et lié au goût entre le local et
le global, à valeur universelle
Grâce à la fréquentation touristique, entre le local et le
global, de nombreux restaurants montrent une volonté de
« conservation » des typicités et des originalités culinaires
et des préférences gustatives grecques/mykoniennes.
Partout, particulièrement dans les tavernes, de manière
plus ou moins affichée et revendiquée, la trilogie
méditerranéenne pain, pâtes et farinages/olives et huile
d’olive/vin est appropriée et vivace, même si la bière
(bières Mythos et Alpha notamment) et l’ouzo sont très
appréciés. D’une certaine manière, le Restaurant Kiki’s à
Agios Sostis est un lieu qui cherche à valoriser, notamment
touristiquement, cette trilogie en mettant en avant la
simplicité d’une cuisine préparée dans un établissement
prétendument sans électricité. Les viandes, les poissons
ainsi que les pommes de terre qui les accompagnent sont
cuits en papillote dans la braise ou sur un grill dans un four
Au-delà des produits agricoles alimentaires, des cuisines et
des goûts, l’île de Mykonos est un lieu qui révèle une
formidable résistance de la diète méditerranéenne qui doit
être entendue comme l’ensemble des règles techniques et
socioculturelles liées à la prise de nourriture.
D’une part, cette résistance se traduit localement, à
l’échelle géographique de l’île de Mykonos, par une
reproduction du modèle de la diète méditerranéenne à
travers les pratiques féminines de préparation et de
dégustation de la nourriture. Toute l’année, et tout
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particulièrement durant la saison touristique, une
association locale de femmes de Mykonos, Folk and
Cultural Association of Mykonian Women (fondée en 1979
et qui se réclame de l’héroïne mykonienne Mando
Mavrogenous de la résistance grecque contre les
Ottomans) d’une part réaffirme la fonction nourricière de la
mère et d’autre part réactive le « banquet de rue »
(panigiria) qui visait à entretenir les relations de vicinalité et
à valoriser les pratiques d’hospitalité. Elles animent des
marchés nocturnes devant l’Hôtel Letho face à la petite
plage de Mykonos Chora où elles font déguster et vendent
leurs confitures, leurs préparations d’olives, leurs huiles,
etc… Elles sont accompagnées de musiciens amateurs (à la
retraite) qui jouent sur des instruments anciens. Elles
tiennent aussi dans le cœur de Mykonos Chora un «
restaurant ouvert » (document 13) où elles proposent des
préparations culinaires locales faites maison telles que la
tarte mykonienne (aux oignons et aux herbes), la tarte au
fromage frais de Mykonos, le baklava, le galactobureko,
les loukoumades (beignets baignés dans un sirop parfumé à
la cannelle et à l’écorce d’orange) etc…
D’autre part, cette résistance trouve une résonance globale
à travers la récente patrimonialisation de la diète
méditerranéenne. En effet, depuis le 16 novembre 2010, la
diète méditerranéenne est inscrite sur la liste
représentative du patrimoine culturel immatériel de
l’Humanité par l’UNESCO qui l’érige en « bien commun » à
l’échelle mondiale. Selon le dossier de candidature porté et
défendu par quatre pays, la Grèce, l’Espagne, l’Italie et le
Maroc : « La diète méditerranéenne est une ensemble de
savoir-faire, connaissances, pratiques et traditions qui vont
du paysage à la table, y compris les cultures, la récolte ou la
moisson, la pêche, la conservation, la transformation, la
préparation et, en particulier, la consommation d’aliments.
La diète méditerranéenne se caractérise par un modèle
nutritionnel qui est demeuré constant dans le temps et
l’espace et dont les principaux ingrédients sont l’huile
d’olives, les céréales, les fruits et les légumes frais ou
séchés, une proportion limitée de poisson, produits laitiers
et viande, et de nombreux condiments et épices, le tout
accompagné de vin ou d’infusions, toujours dans le respect
des croyances de chaque communauté. Mais la diète (du
grec diaita ou mode de vie) méditerranéenne recouvre
beaucoup plus que la seule nourriture. Elle favorise les
contacts sociaux, les repas collectifs étant la clé de voûte
des coutumes sociales et des événements festifs. Elle a
donné naissance à un formidable corpus de savoirs, chants,
maximes, récits et légendes. Elle s’enracine dans le respect
du territoire et de la biodiversité, et assure la conservation
et le développement des activités traditionnelles et de
l’artisanat liés à la pêche et à l’agriculture dans les
communautés méditerranéennes dont Soria en Espagne,
Koroni en Grèce, Cilento en Italie et Chefchaouen au Maroc
représentent des exemples. Les femmes jouent un rôle
particulièrement vital dans la transmission du savoir-faire,
dans la connaissance des rituels, de la gestuelle et des
célébrations traditionnelles, et enfin dans la sauvegarde des
techniques ».
Cinq
conditions
justifient
sa
patrimonialisation. Ainsi, la décision du 16 novembre 2010
précise que « le Comité (…) décide que *cet élément+
satisfait aux critères d’inscription sur la liste représentative
du patrimoine culturel immatériel de l’Humanité comme
suit : R.1 : La diète méditerranéenne est un ensemble de
pratiques traditionnelles, connaissances et compétences
transmises de génération en génération et procurant un
sentiment d’appartenance et de continuité aux
communautés concernées ; R.2 : Son inscription sur la liste
représentative pourrait donner plus de visibilité à la
diversité du patrimoine culturel immatériel et favoriser le
dialogue interculturel aux niveaux régionale et international
; R.3 : La candidature décrit une série d’efforts de
Document 13 – Source : Olivier Etcheverria, août 2012. Ce « restaurant de rue »
organisé par la Folk and Cultural Association of Mykonian Women fait se
rencontrer autour de préparations culinaires faites maison des habitants
permanents et des habitants temporaires. Il rappelle les « banquets de rue »
antiques : les panigirias.
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sauvegarde entrepris dans chaque pays, avec un plan de
mesures transnationales visant à assurer la transmission
aux jeunes générations et à promouvoir la sensibilisation à
la diète méditerranéenne ; R.4 : La candidature est le fruit
d’une étroite collaboration des entités officielles dans les
quatre Etats, soutenue par la participation active des
communautés, et elle comprend des éléments de preuve
du consentement libre, préalable et éclairé de ces dernières
; R.5 : La diète méditerranéenne a été incluse dans les
inventaires du patrimoine culturel immatériel dans les
quatre Etats concernés et sera incluse dans un inventaire
transnational de la Méditerranée en cours d’élaboration ».
Cette patrimonialisation qui recouvre un ensemble de
pratiques, de discours et d’imaginaires et dépasse la
dimension technique des productions alimentaires et des
cuisines, est un révélateur des liens projetés et vécus par
les touristes entre gastronomie et convivialité d’une part et
gastronomie et bien-vivre d’autre part. La diète
méditerranéenne peut donc être analysée comme un
patrimoine à dimension touristique.
préjudices et conceptions culturelles ataviques, liés aux
différentes religions, langues ou épisodes historiques et par
conséquent représentera un exemple à l’échelle
internationale ».
Comme l’a montré Olivier Lazzarotti (2009), pour le
patrimoine culturel matériel, « la caractérisation
monumentale est liée à la proclamation d’érudits, de
savants et, à l’occasion, de personnalités considérées
comme artistiques : des historiens, des architectes ou des
artistes reconnus, parfois officiellement reconnus (…) Ainsi
mots et discours alimentent presque exclusivement le
processus d’identification monumentale. Le passage du
monument au patrimoine marque une transformation du
processus de reconnaissance mémoriel : le patrimoine, de
fait, est reconnu par ceux-là mêmes qui le visitent. Car ce
sont bien les regards qui rendent visibles ce qui, étant vu,
devient patrimoine. Ainsi, on peut considérer que la
présence physique des visiteurs, soutenue par le regard
qu’ils portent à l’objet, est le processus de
reconnaissance ». A travers l’exemple de la diète
méditerranéenne et de Mykonos, il est alors permis de
penser que ce qui est valable pour le patrimoine culturel
matériel l’est aussi pour l’immatériel. C’est donc en grande
partie le touriste qui participe à la patrimonialisation de la
diète méditerranéenne par son regard extérieur et par sa
pratique. Ce patrimoine n’existe que s’il est pratiqué,
dégusté et fêté touristiquement.
Dans ce processus de patrimonialisation, les femmes se
distinguent. Le dossier de candidature souligne : « Les
femmes y jouent un rôle important en tant que détentrices
de savoirs et d’expériences, mais aussi en tant que créneau
de transmission de la diète méditerranéenne, vecteur
essentiel de leur identité ». La dimension festive et
conviviale (la commensalité) de la nourriture est mise en
avant à plusieurs reprises : « La diète méditerranéenne en
tant que style de vis singulier, déterminé par le climat et
l’espace méditerranéen, se manifeste aussi à travers les
fêtes et les célébrations qui leur sont associées. Ces
manifestations deviennent le réceptacle de gestes de
reconnaissance mutuelle, d’hospitalité, de voisinage, de
convivialité, de transmission intergénérationnelle et de
dialogue interculturel. C’est ainsi que se renoue chez ces
communautés en particulier et chez les populations
méditerranéennes en général, un sentiment de refondation
de l’identité, d’appartenance et de continuité, leur
permettant de reconnaître cet élément comme une partie
essentielle de leur patrimoine culturel immatériel
partagé ». A l’instar des actions réalisées par l’association
de femmes de Mykonos, les panigirias sont
particulièrement valorisées dans le dossier de candidature :
« Ces occasions non quotidiennes, extraordinaires –très
fréquentes pourtant en Méditerranée – permettent les
échanges et les rencontres, au-delà de ses propres
horizons, et favorisent le partage de la fête et des
préparations locales des communautés voisines. En
Méditerranée toute le monde est voisin de quelqu’un (…)
La diète méditerranéenne constitue un espace immatériel
privilégié de dialogue interculturel, de rapprochement et de
partage. Elle est le point de rencontre de voisinages et de
particularités (…) Tout cela contribuera aussi à surmonter
Le tourisme valorise donc une originalité gastronomique
locale qui devient une source d’attractivité touristique. En
ce sens, la diète méditerranéenne a toujours été, depuis
l’Antiquité, et est restée, notamment grâce au tourisme,
une pratique culturelle à rayonnement au-delà du bassin
méditerranéen. Le tourisme participe directement à sa
patrimonialisation par les regards extérieurs et les
pratiques et, plus encore, la légitime.
Conclusion
Selon Michel Onfray, Dionysos peut être appréhendé
comme le Dieu de l’énergie, du mouvement, du flux, c’està-dire des relations qui font le Monde. Mykonos, parrainée
par Dionysos, peut alors être considéré comme un lieu du
Monde, un lieu expérimental de la mondialisation d’une
part et de la relation gastronomie-Monde d’autre part. De
manière précoce et ancienne, l’île a montré sa capacité à
intégrer les produits agricoles alimentaires exogènes,
exotiques, les influences culinaires et gustatives extérieures
et à les « digérer » de manière à se les approprier et à les
faire siens. Dans un subtil jeu de niveaux scalaires, depuis la
zone égéenne jusqu’à la sphère mondiale en passant par la
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région grecque et le bassin méditerranéen, Mykonos s’est
créée une « food identity » complexe, valorisante et
valorisée, et, finalement, attractive qui possède la saveur
incomparable du mille feuilles. Par cet assemblage à
géométrie variable, l’île est une réduction de la table du
Monde où d’une part un équilibre s’est régulièrement créé
et renouvelé entre racines locales et influences extérieures
et d’autre part une offre de restauration s’est produite et
reproduite conjuguant nouveauté et typicité culinaires et
alimentaires. La gastronomie mykonienne est enrichie par
la dimension festive qui alimente en grande partie
l’attractivité touristique de Mykonos. Dans cette relation
gastronomie-Monde, plus qu’un médiateur, le tourisme
peut alors être compris comme un accélérateur et,
finalement, un analyseur de la mondialisation de Mykonos.
Dans un rapport immédiat à l’Autre et à l’Ailleurs, cette
mondialisation de l’île s’est en effet considérablement
renforcée par la mondialisation des mobilités touristiques.
L’ile jouit d’une image touristique très positive et
attrayante servie par une remarquable médiatisation à
l’échelle mondiale. Malgré une relative faiblesse des
hébergements touristiques, l’île est devenue une
destination touristique mondiale modèle par sa capacité à
afficher et revendiquer son identité à plusieurs niveaux
d’échelle dans une stratégie de positionnement géoculturel
global en évitant le risque de dévoiement et de dissolution
de cette identité qu’à toujours fait peser cette grande
ouverture. Plus encore, il est permis de penser que
l’ouverture touristique a conduit à un renforcement de
cette identité, plutôt qu’à une banalisation et à la
patrimonialisation de la diète méditerranéenne. C’est donc
un lieu du Monde de l’expérience gastronomique, un lieu
du Monde de l’expérience touristique gastronomique par la
fête. Pour autant, est-il possible d’affirmer qu’il s’agit d’une
destination touristique gastronomique ?
En effet, l’offre de restauration mykonienne révèle une
synthèse originale qui évite la fusion (la confusion est-il
possible de dire), la disparition ou la domination culinaire et
liée au goût. Ne s’agit-il pas là, de la part des groupes
sociaux permanents et temporaires qui mettent en valeur
l’île de Mykonos de prouver par l’exemple la différence
philosophique entre uniforme et universel ?
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Tout au long de son histoire rythmée par la rencontre, la
communion ou la confrontation, y compris touristique,
Mykonos a réussi à établir à la fois individuellement et
collectivement des ajustements et des compensations
entre le dehors et le dedans, entre la réalité intérieure et
l’idéalité extérieure, entre le Même et le Différent. Cette
intelligibilité constitue à la fois le fondement de
l’attractivité touristique de l’île comme de la
patrimonialisation de la diète méditerranéenne à plus
grande échelle. A la recherche incessante d’une universalité
des pratiques et des représentations sociales de la
gastronomie, Mykonos a réussi à établir durablement non
seulement une cohabitation harmonieuse entre habitants
permanents et habitants temporaires mais aussi une
coproduction du service de restauration commerciale entre
le cuisinier-restaurateur et le mangeur (d’Ici ou d’Ailleurs).
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POUR CITER CET ARTICLE
Référence électronique :
Olivier Etcheverria, Mykonos : lieu d’expérimentation de la
relation gastronomie-Monde, Via@, Varia, n°2, 2014, mis
en ligne le 23 janvier 2015.
URL : http://www.viatourismreview.net/Article31.php
AUTEUR
Olivier Etcheverria
Université d’Angers
Laboratoire ESO-Angers
n°2 – 2014 Varia
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