Le nouveau roman sera interactif

Le Monde, semaine du 26 février 1996
Le nouveau roman sera interactif
Stéphanie Malphettes
Complexes, fragiles, mal connues du public, de nouvelles formes narratives émergent peu à peu
du mariage entre la littérature et les nouvelles technologies.
Coup d'oeil sur trois oeuvres expérimentales.
Personnages en quête d'éditeurs... - Comme dans la vie - Et l'auteur?
Rendre sa valeur au moment - Une belle écriture ronde
Voltaire et Rabelais sur le Web, c'est bien! (voir Internet, nouvelle académie française dans le
supplément Multimedia du 29 janvier), mais de nouveaux auteurs inventant un genre littéraire inédit,
c'est mieux.
Personnages en quête d'éditeurs...
Grâce aux nouveaux outils du multimédia, le roman surfe sur une nouvelle vague. Des auteurs
apparaissent, venus de mondes différents: le jeu vidéo, la poésie, la musique, la peinture. Ils abordent de
nouveaux continents littéraires, qu'on explore sur CD-ROM comme on parcourt les passages d'un livre.
Ils créent des sensations ludiques, donnent un rôle au lecteur. Le genre fait déjà florès aux Etats-Unis,
où l'enquête policière sur CD-ROM remplacera bientôt le roman de gare. En France, on découvre
quelques oeuvres, encore confidentielles, au fil des salons et expositions. Personnages en quête
d'éditeurs... «20 % d'amour en plus»
Léo hésite. Il hésite entre sa voisine de palier et l'Allemande du coin de la rue, entre écrire des nouvelles
pornographiques et de la vraie littérature, entre rester au lit et affronter le vaste monde. Léo est un jeune
homme normal, avec son univers poétique, ses fantasmes et ses petitesses. Il est le héros du roman
interactif 20 % d'amour en plus. Le lecteur se promène dans les images, découvre çà et là des mots,
cherche une réponse au dilemme du héros, traque la zone sensible qui le mènera à l'écran suivant. Les
textes indispensables défilent en bas de l'écran.
Comme dans la vie
Les autres se laissent découvrir (ou non) au gré des clics de souris sur un livre, un personnage..., et la
journée de Léo prend forme peu à peu, due à la plume de François Coulon - qui a créé ses premiers jeux
vidéo à l'âge de douze ans - et au pinceau de Fabrice Le Minier. A travers deux cents écrans et neuf
cents textes, on oscille entre le pragmatisme au quotidien (beurre ou confiture?) et la découverte du petit
monde étrange qu'abrite le crâne de Léo, avant d'aboutir à l'une des quatre-vingts fins possibles.
Mais, comme dans la vie, on ne revient pas en arrière. François Coulon n'a pas voulu créer la version
informatisée d'un genre littéraire ou artistique antérieur (roman ou BD). Il a préféré mettre en oeuvre une
écriture évanescente, qu'on lit à la demande, par petits bouts, comme de la poésie. Il envisage la narration
interactive comme «un rond-point avec de larges avenues et de petites rues pour les relier. Ici, pas de
mission, de parcours idéal, de score. Pour retenir le lecteur, il faut inventer de nouveaux codes.» «Un
roman inachevé»
Et l'auteur?
Une soirée mondaine: le cadre idéal pour se lier d'amitié, d'amour ou commencer à se haïr. Au loin
gronde la rumeur d'un coup d'Etat. Un roman inachevé est avant tout un pari littéraire. L'illustration est
minimaliste, la musique se tient en retrait. Les pages de texte se déroulent l'une après l'autre, générées par
l'ordinateur, sans liens apparents. Le lecteur n'intervient pas directement mais il noue les fils du récit. A
lui d'imaginer les mots entre les mots pour donner un sens à l'histoire. Et l'auteur ? A quoi sert-il dès lors
que l'ordinateur invente lui-même les situations, manie conjugaisons, grammaire, syntaxe, cohérence des
personnages, du temps et du lieu, mêle les concepts et gère leurs compatibilités? L'auteur agit ici comme
un deus ex machina.
Personnages en quête d'éditeurs... - Comme dans la vie - Et l'auteur?
Rendre sa valeur au moment - Une belle écriture ronde
« Le roman est un collage, explique Jean-Pierre Balpe, l'auteur en question. J'ai proposé quarante
concepts à l'ordinateur, chacun étant matérialisé par une liste de mots. A lui de piocher. J'ai créé un
programme pour lui permettre de créer des phrases sans intervention humaine. Mais les mots, les
concepts correspondent au monde que j'ai voulu créer. Ainsi, chaque lecteur lira une histoire différente
mais tous retrouveront ce monde.»
Rendre sa valeur au moment
Jean-Pierre Balpe partage la volonté de nombreux artistes: que l'art soit un moment et plus un objet
patrimonial. Pour preuve: son générateur de texte s'autodétruira après 300 000 pages. Une façon de
donner une fin à une histoire qui n'en a pas et de rendre toute sa valeur au moment. «
"Un conte à ma façon»", le conte, écrit par Raymond Queneau alors qu'il participait aux travaux de
l'Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), commence par une question: «Laquelle de ces histoires
voulez-vous écouter ?» De question en réponse, le lecteur-utilisateur découvre l'un des soixante parcours
du labyrinthe. Antoine Denize, musicien, et Carol-Ann Holzberger, peintre, en ont fait un CD-ROM
ludique et poétique, qui s'adresse aux enfants comme aux amoureux de Queneau. Le lecteur évolue dans
l'univers désuet des écoles de jadis: un cahier aux pages jaunies, un encrier, un plumier, un professeur
parlant au rythme haché d'une dictée. Pas de boutons, de menus. L'interface joue sur des associations
visuelles ou sonores.
Une belle écriture ronde
On entend des roulements de billes, des froissements de papier. En déplaçant la souris, l'utilisateur
provoque des événements: dans un brouhaha, une voix demande «Pourquoi pas ?», une autre tranche:
«Pas du tout», un clic au bon moment et le choix est fait. L'histoire s'écrit alors sur le papier, d'une belle
écriture ronde. Le plaisir est dans le jeu, la devinette, la compréhension des analogies.
Personnages en quête d'éditeurs... - Comme dans la vie - Et l'auteur?
Rendre sa valeur au moment - Une belle écriture ronde
« Queneau a inventé l'interactivité avant l'heure, admirent Antoine Denize et Carol-Ann Holzberger.
Nous avons gardé son humour, son ironie, son irrévérence. L'interactivité des nouveaux outils donne un
coup d'oxygène à l'oeuvre.» Interactivité: le mot est lâché. «L'ordre donné n'existe plus, s'exclame
Antoine Denize. On a une seule histoire et des points de vue différents. Pour l'auteur, toute la difficulté
est de garder un cheminement dramatique alors qu'il ne contrôle plus l'histoire. Il faut intéresser le lecteur
par le thème même et par les sensations générées. Le talent est dans la forme, les analogies, les
interfaces.»
Queneau l'a rêvé, l'ordinateur l'a fait !
Stéphanie Malphettes
"20 % d'amour en plus" et "Un Conte à ma façon" seront bientôt disponibles sur CD-ROM, "Un roman
inachevé" sur le Web.
Ces trois titres ont été présentés aux états généraux de l'écriture multimédia (du 26 au 28 septembre
1995), les deux premiers au Milia (du 9 au 12 février 1996).
La revue Nov'Art consacre un numéro spécial aux états généraux de l'écriture multimédia (en kiosque,
70F.).