Rationalisme et orthodoxie religieuse chez les Juifs provençaux au
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Rationalisme et orthodoxie religieuse chez les Juifs provençaux au
Rationalisme et orthodoxie religieuse chez les Juifs provençaux au commencement du XIY· siècle * Dans l'Europe du XIII ~ ct du XIVe siècle, le christianisme aussi bien que le judaïsme s'essayent à définir les rapports entre la science et la religion, veulent montrer leur antagonisme de principe ou tentent de les concilier. L'ampleur sociale que la question a prise chez les Juifs de Provence au début du XIV' siècle lui donne un caractère spécifique: elle est à l'origine d'une controverse acharnée, remarquable par la profondeur de sa porlée sociale et par son extension géo-hislorique, à tel point qu' elle permet de cerner le caractère socio-culturel du judaïsme du Midi à celle époque 1. On ne peut sc faire une idée de la crise socio-religieuse qui traversa le judaïsme provençal durant les années 1303-1306 à la lecture des documents d 'archives provenç.aux (comptes rendus des décisions de tribunaux, rapporls d e l'administration centrale et locale, notariats, etc.) . On doit, ponr connaître cet aspecL de l'histoire juive provençale, se tourn er vers les so urces Iiltéraires, écrites en hébreu . Particulièrement riche à cel égard, la collection de leltres appelée < Minhat Qnaot » rassemble la correspondance Fédé;a~~nrf.fi~;g~iqi~~ d~ ~aro~~~~I~P~i~,\ela7_1ïT971~nication présentée au Congrès de la 1. La controverse a suscité, parmi les historiens contemporains, une abondante littérature: J-S. SARACHEK, Faith and reason : The conflict on the Rationalism of Maïmonides ~~i~~i~~'%n: b:3iJ3-fri5:~:21a~t I:~~~A~~~:Ul~~~ty;~ ~!ti~~:sJd!;'sA~·S.1f:~~~~n« Sth~n b<:nhi~a~ the study of philosophy », in Praqulm (Yearbook of the Schocken Institute for the Jewish rescarch) vol. 1 (Jérusalem, 1967-1968), p. 35-55, et « Why was Levi ben Hayim Hounded », in Proceedings of the America" Academy for Jewish Research, 1. 39 (New York. 1966 p. 65-76 ; et auss.i Ch. TouATl, « La controverse de 1303-1306 autour des études philoso· phiques et scientIfiques », in Revtœ des Etudes Jllives, 1. 127 (1%8), p . 21-37. 262 " J . SP.ATZMJLLER la polémique de l'époque el les positions de rond d es parties ri,·a les. Celle collection a été publi ée d'a près un m au vai s manuscrit en 1838, c L l'oll y trollve ull e leUre où le rabbin d 'Aix exprime son sentiment s1Ir la qu eslion 2. Cependant, ava nt d'en venir à la description de la crise et du rù le ({U'y joua la commun a uté d'Aix (disons-le toute d e suite, un rôl e mod es te c Lde cÎrconslance), nous devons examiner, ne serait-ce qu e da ns ses gl':HHI(>s lign es. le Lerrain socio-culturel sur lequel elle a pu se développer. NOli s sayons aujourd'hui d e fa çon certaine qu e l'int érê t ùu jlHlaïs lIH> la philosophie (la « sagesse grecque ») cst li é à ,'acti\'iL(' du cerc le d'intellectuel s de la ville d e Lunel , en pa rticulier à la l'i ch e cL savant e famill e ùe Meschoulam de Lunel ). Les premi ers à connaître 1.1 e ullul'c grecque furent les juifs vivant en terre d'Islam, à Bagdad, l'n EgypL e c L en Espagne. Les traùuctions en arabe ù e la philosophi e et de la science gl'eccl1Je ont fécondé la pensée arabe a ula nt que la pen sée juin>. Les Œu\'res Ics plus importantes d e la philosophic juivc du Moyen Age, celles de Saadi a Ga on (x' siècle), d e Bahya ibn Paquda (rin du XI " siècle), J ehuda Hal c\'i et surLout de Maïmonide (XII · sièclc), furenl non se ul em ent influ cncées pa l' la culture cnviro nnantc, mais éc rites directement cn arabe. Un t'vénement politiqu e, à savoir la perséc ution des juifs en Espagne pal' la serte <lcs Almohadcs fanatiques dans les années quarante ÙU XII" siècle. Cllt pOUl' conséqucnce d'obliger des intelleclucls juifs COIllIllC Joseph Kimhi cl Jchuda ibn Tibbon à chercher refug e dans le sud ùe la France . Quand provcn\~ al pOlll' 2. «Minhaf Qnaot, du grand rabbin Abba Mari ben Joseph Ha Yahri Don Astruc, sage d e Lunel, qui vécut à Montpellier, et nombreuses lettres merveilleuses de ce sage ct de tous les sages de France et d 'Espagne qui ont écrit à Sa lomon ben Adre th, e t cc ~~~isCt~IU!~~u~eeurtr~~d~~~~~ g~~~e J~~gï:n:~~e~~~o;~en"~~fo~~~s "le (r~~tst;~~urr;anl~~~) eI~ trouve ra ulle descnpllon approfondie dans Ernest REN i\N, « Les rabbms français du com mencement du X I V" siècle » , in Histoire liuéraire de la France, t. 27 (1 877), p. 647-695 3. Pour la descript ion du mou vement culturel à cett e époque, j e me fonde prir:;:i paleml! llt sur l'cxcelll!nt article du professeur l sadore TWERSKY, « Aspects o f the SOCial and cultural HislOry of Provençal Jewry ", in Cahiers d'Histoire Mondiale, t. TI (1968), p. 185·207 RATIONALISME ET ORTHODOXIE JUDAIQUES, XIve SI~CLE 263 le fameux voyage ur juif Benjamin de Tudèle passe vingL ans plus tard à Lunel, il Lrouve, au sein du cercle très actif d'inteliecLuels qui s'y est organisé, le médecin « espagnol» Judah ibn Tibbon de Grenade 4, Ces immigrants ont apporté non seulement un bagage intellecl uel très riche, mais a ussi les valeurs sOcio-clllturelles qui lui sont corrélatives : ils vivent en core sous l'impression de la réussite qui fut celle des courtisans juifs dans l'Espagne musulmane aussi bien que dans l'Espagne de la Reconquista. Pour eux, la réussite éblouissante de Samuel Halévi Nigreln (993-1056), le vizir de l'Etat berbère de Grenade, n'est pas due tellement à ses capacités qu'à sa con na issance de l'arabe et de la science gréco-arabe. C'est ce qu'explique au grand public l'historiographe de l'époque Abraham ibn David 5. C'est ce qu e dit dans son testament spirituel Juda ibn Tibbon à son fil s Samuel 6. Ainsi s'éveillent J'inlérêt, la curiosité des milieux juifs qui ne lisent pas l'arabe, d'autant qu'à la Inême époque (milieu du XII ~ siècle ) le voyageur et commentaLeur biblique Abraham ibn Ezra et le philosophe et astronome Abrahanl bar Hiya font connaître le rationalisme philosophique a u judaïsme provençal ' . Les intellectuels du gen re d e Meschoulam de Lunel, qui apparaît comme un nlécèn e typiqu e de la Renaissance poussent ces immigrants à traduire tous ces ouvrages en hébreu . •Judah ibn Tibbon se meL à la traduction de l'arabe en hébreu dans les années 60, 70 eL 80 du XII" siècle, de quelques-unes des œuvres philosophiques essentielles de la pensée juive. Mieux, le cercle de Samuel, fils d e .Judah ibn Tibbon, se met en relaLion, par les bateaux qui relient Marseille à Alexandrie, avec Maïmonide et traduit son Guide des Egarés, après avoir pris con seil, pal' voie de correspondance, aussi bien pour des détails techniques que des problèmes ùe fond, avec l'auteur lui-mênle 8. 4. Benjamin de TUDÈLE .. The itinerary of Benjamin of Tudela, traduit par M. N . ADLER (New York, p. 3-4) p. 71~75. The Book of Tradition, d'A. ibn DAUD, édit. par G. COHEN (Philadel~!:!!~ ~ 1%7), 6. 1. ABRAHAMS, Hebrew Ethical Wills (Philadelphie, 1926),-, A father's .4.dmonition by Judag. I~~v[~~~~nib~d.~1~~2J6~rLiculièrcmcnt p. 59. " _' ' 8. A. ,MARX : « TexLs by and about Maimonides. 1 The UnpubHshed Translation of Maimomdes' Letters ta Ibn Tibbon », in Jewish Quaterly Review, N.S .. vol. 25 (1935), p.371-381. 264 J . STRATZMILLER La présentation du Guide aux juifs du sud de la France en 1200 constitu e lll1 tournant de l'histoire qui nous occupe. Le prestige de Maïl1lonid e, alol's a u term e d e sa vic (il mourra fin 1204) , e lait énorme, 311 litll 1 ('OIl1IllC commentateur de la mishna, comme codifica te ur de la loi juin', ("ot11me a utorit é religieuse, que comme dirigea nt de la communaul{', L(> ('al'aetèl'c monumenta l de son Guide ajouta à )'cxa lLation li ée à son nom d à SOli œun'c. Mais les s uj ets traités, les idées exposées créèrent confusion cl emharras. De fait, Maïmonide avait déjà soulevé l'opposilîol1 et la Cl'ili<flll' clans ses Œuvres précédentes, en parti culier ses œuvres de codification, ('l, dans une (!ucs!ion au~si importante que celle de la vie dans l'autre UHlIld(' cl la r('sul'reclion des morts, il dut ex plicil er ses positions 9. Aussi hicn, duns le (;lIide, Iraile-l-il d e façon m é thoùique, s uivant Ulle conslrucLion lIlùrc lIl enl n,"f1échic, ct au moyen ùe discussion s approfondies, les qu c>s tiolls les plus fondam entales de la religion et ùe la foi 10 : la connaissa nce de Di cu, bul suprê me d e la pensée m élaphysique, la création ex-nillilo, donl la signifieation r ée lle es t la question ùe la plaee de la divinité dan s le monde e l d c l'étendue de son a utoril(' - tout cela en a ffrontant la conception aristolélicienne d e l'éternité ùu monde. Li ées à cet ensemhl e (l e prohli' mcs, la qu es tion d e la providence divin e, de la perfection humain e (.( (l e l'immortalité d e l'tulle (qui dépend plu s, pour lui, de fa ct eurs intellectuels que de fac teurs moraux ), et la quesLÎon d es mirac les e l d e l'inte n 'enlion de la di\'init (~ dan s la march e naturelle des choses. Bi en qUl' son syslt~m(' ne l'y pOlisse pas a utomatiquement, Maïmonid e n e croit pas à la r('alill,', mal('ri cll e de nombreux miracles raconl és dans la Bihlc, ct les intt'I"prèle dl' ra~'on allégoriqlle il se rt ainsi d'e xe mple il ccux qui il' s ui\'ront. Il truile ces différentes questions, cn faisant la edtique ()(os ("ollet'plions dll nt"o-plalonisme c l de l'aristoté lisme, telles fJu'il les connaissait, l'l l'II \'oulant ('oIH,: ili ~ 1" Ics systè m es e l l11onln~ 1" l'idelltitt'· ('ss(,l1lit'lI(' dt' la philosophi e c l dc la )·c ligion. ~. Di scuss ion dan s ~flRACHF.K, op. ciL, p. 14-47 ; aussi D.l . SII.VER . M aimonideall ('l'tric/sm alld the Maim0l11l1ea/1 cOl1lro versy 1/80-/240 (Leidcn, 1965 ), p . 18-41. 10. NOire résumé se fonde s ur J. GUTn.I:\N N, Die Philosophie des )udenlums (Munich , 1933), p. 174-206 ; G. VI\JOA, !mrodtlctioll à la pensée juive du Moyen Age (Paris, 1947). p. 129-146, 1. S ,\RflCHEK, up, Cil., p. 14·27. RATIONALISME ET ORTHODOX1E JUDAIQUES, XIve SiÈCLE 265 Le sentiment se répandil que sa ten tative n'avait pas réussi à résouùre l'antago nisme de fond de façon satisfaisante. Maïrnonide lui-même souligna que son livre n'était destiné qu'aux «: happy few », dont la préparation et les conna issances philosophiqu es étaient suffisantes. Ses critiques étaient convaincus que son livre contenait une matière propre à désarticuler le système r eligieux juif, et qu'il était en fait superflu et nocif dans une socié té qui ne connaissait pas les thèses que le livre prétendait affronler. Le Xiii " siècle lout entier, du point de vue d e l'histoire inte ll ectu ell e et reli gieuse d es juifs du sud de la France, se lient sous le signe de celte discussion sur les livres de Maïrnonide. Cette controverse n'a pas connu, de l'avis des historiens 1l10del'nes, moins de cinq franc hes érupti o ns entre 1205 el 1305 li, La plus grave esl ce lle qui s'esl déroulée dans la première moitié des années 30 du XIII'· siècle: après une initiative antimaïmonidiennc à Monlpellier, qui reçut l'appui des rabbins du nord de la France, les écrils de Maïmonide furent excommuniés. Certaines sources r appo rtèrent même <[ue la discussion fut amenée devant l' Inquisition qui venait de pénétrer dans le Midi, et que les livres d e Maïrnonide furent brûlés ", Il apparaît de toute façon que la controverse et les événernents graves qui l'accompagnèrent ne réussirent pas à frei ner l'intérêt des juifs du Midi pour la philosophi e. Il est même possible que ce soit précisément le contraire : à la suite des pol émiques, l'intérê t général pour ces sujets s'intensifia el s'approfondit. Si le XIII~ siècle ne se distingue pas pal' une cl'éalion philosophique originale et pénétrante. il esl le siècle de l'élargissement des connaissances. Le professeur Twersky a montré que toute la création liltérail'e des juifs de Provence est, à des degrés divers, frappée au coin d e la philosophie nouvelle : dans ses cOl1uuentail'cs bibliques et ta lmudiques, dans la poésie. dans les écrits encyclopédiques, dans les introductions propédeutiques à la Il. On consultera SARACHEK, op. cit., et la discussion du professeur B. DINOUR, dar;.~ Israël en exil (Jérusalem, 1%9), liv. 2, 1. 4, p. 141·142 (en hébreu). 12. J. SHATZMILI.ER, « Towards a picture of the first Maimonidcan Controvcrsy )), in Zion, t. 34 (1969), p. 126·144 (en hébreu) ; et « La Jettre d'Ashcr ben Guershom aux rabbins de France de l '~poquc de la controverse s ur les ouvrages de Maïmonide », ir, Recherches d'histoire jutve à la mémoire de Tsvi Avneri (Hai fa, 1970), 1. I, p. 129-140. 266 J. STRATZMILLEK pensée philosophique 13, El ce (lui n'est vas moins important, l'entreprise des traductions ne s'est pas arrêtée, elle a au contraire connu un nouvel essor, aussi bien du point de vue du nombre d es traductions que de la variélé des sujets. La famille des Tibbonides esl loujours à la tèt e de l'entreprise. Samuel ibn Tibbon, sa fanlillc cl ses continuateurs. en particulier son fils Moïse, son gendre .Jacob Anatoli et son petil-fils .Jacob ben Makhir. rédigent d'ailleurs un certain nombre d'essais o ri ginaux influencés par la science nouvelle, mais en même temps, cl peut-être surtout, ils continuent le travail de lI'aduction. Après avoir traduit une grande partie des Œ II\'I'CS importanles des penseurs juifs écrites en arabe, ils s'altachen t mainlen:-lIll à lraduire les produclions de la philosophie gréco·arabe elle·mê me 14. An début des a nnées trente du X([I ~ siècle, à un e date voisin e de la lIIort de Samnel ibn Tibbon, et sans aucun doute sous son inspiration ct <t\'cc son encouragement, Jacob Anatoli traduit l'ouvrage d'astronomie fonda· mental de ptolémée: l'A/magesle (]236). Il avait auparanm t Iraduil le r és umé qu'en avait fait Averroès, puis celui d'Alfcrgani 15. Le traducteur le plus fécond est certainement Moïse ibn Tibbon 16 : des années 40 aux [Innées 80 du XIII " siècle, il traduit en hébreu quarante Oll\Tages (d'après le décompte de Henan, trente-sept) dans les domaines les plus di"ers, logique, physique, astronomie, métaphysique, mathé matiques, médecine. En m édccine, par exemple, il traduit, parmi les travaux de Maïmonid e, le traBé de la Diététique, le traité des Hémorroides , le traité des Poisons cL le Lrailé slIr l~ Constipation. 11 traduisit aussi les Aphorismes d' Hippocral e. comm entés })ar Maïmonirlc, le Petit Canon d'Avicenne, le Canlium d'Avicenne, avec les cOl1unentaircs d 'Av~ l~roès, l'A ntidotaire cl ic Livre de la division et de la distinction' de Rhazès, l'Introduction à la médecine de Honein ibn Hisha<J. Dans les autrcs domaines d e la sci ence, il traduisit certains d es Oil\irag<'s originaux (J>Alfarabi (son Encyclopédie arist~.télicienne, son I"iure des 13. I. TWERSKY ibid., p. 203. 14. Nous no:us fondons sur RENAN, op. cit., ct auss i « Les écrivains juifs françai s », In Histoire de la France, 1. 31 (1892), ainsi que sur STEINSCHNEIDER, Die Hebraelshen Ubersetzuni;en des Mitlelalter und die Judcn ais Holmet scher (1893). 15. Sur les traduct.lons de Jacob Anato.li, RENAN, Les R~bbins françai s, p. 580·589. l<l. Sur I ~~ tqlduçl!~n~ d ~ M9ï~1i! Ibn Tlbbon, RENAN, ibId., p. 593·599, du XIV". siècle RATIONALISME ET ORTHODOXIE JUDAIQUES, XIV' SIÈCLE 267 Principes ) el de ses commentaires sur Aristote; il traduisit encore Th émis- liu s (le Livre de la Métaphysique), AI-Bitrodji (l'Astronomie) , Euclide, Théodosius de Tripoli et Ihn AI-Haittam en géométrie. Dans les années 1250 s urtou t, il traduisil certains des documentaires d'Ibn Roshd (Averroès) sur Aristote les Commentaires Courts sur le de Cae/o, la Physique, le de Generatione, la Métaphysique, la Météorotogie, le de Sensu et Sensibili, les Parva Naturalia, le long commentaire sur le de Anima. L'activité de Jacob ben Makhir ibn Tibhon coïncide en partie avec celle de Moïse ihn Tihbon 17. Des années 50 au début du XIV' siècle, il s'occupe à des traduclions de géométrie cl d'astronomie. En géométrie, il traduisit les Eléments d 'Euclide et le traité de Costa di Luca sur la Sphè" ; en astl'Onomie, le traité de Ihn Haïttam, l'a brégé de l'Almageste de Djaher ibn Aflah, el le cOllunentail'c de l'A strolabe, instrument de mesure astronomique, qui suscitera l'intérêt des contemporains qui vo udront y voir les ourim et tourim bibliques 18. Son activité intellectuelle ne se limite pas là : il traduisit auss i le résumé de }' Organon d'Aristote avec les commentaires d'Averroès, et des extraits de l 'Historia Animalium. Ce sont donc les Tibbonides qui, au XIII " siècle, sont les principaux porteurs de ce double nlouvement d' élargissement et d'approfondissement des connaissances scientifiques. Il se crée même une syntaxe et un lexique que les linguistes appellent l'hébreu tibbonide •. Mais ils ne sont pas les seuls dans celte cntreprise, de même que celle-ct ne se liInile pas au sud de la France, puisqu'elle attei nt l'Espagne et l' Ita li e (où elle connait pourtant une bien moindre intensité). C'est ainsi qu'on pent trouver chms le Corps des Commentaires d'Averroès sur les traités d'Aristote qui sera à la disposition du lectcur juif a u débul du XIV" siècle, une lraduction du commentaire moyen du de Caelo par Salomon ibn Ayyoub 19, un e traduction des commentaires sur la Physique et la Métaphysique, ct des paraphrases du de Caelo par Zerahia Ben Isaac 20. 17. Pour Jacob ben Makhir, voir RENAN, ibid., p. 599-624. 18. Sur les traductions de Salomon Ibn Ay\'oub, RENAN, ibid., p. 591·592. 1ô~ ~~~M~~~~C~i~' b~~' r;~~~6~~~AN, Averro;s ~t l'Av~rroïs~e (Paris 9" éd.), p. 189. 268 J. STRi\TZMILLER A la mè mc époqu e sc déroule une vasl e entreprise de tra du c tion dans le monde chrétien . Il es t intéressant que les juifs l'ai ent so utenll e, étant les seuls à SaVOll" à la fois l'a ra be c L une langue cUl'opeenne. Le m l': lll e .Jacob Anatoli, dont nOlis avons vu l'acliyité de traducleur da ns les annt't's trcn le, cs t invité à la Cour d e Fréd éric II à Pal erme, pOUl' aider aux traducti ons clc l'hébreu a u la tin 21. II collaborera cn parti c uli er (l\'CC le grand savant :Mî chaë l Scol, l'as trologu e ct le traducte ur de la Cour d c Frt'tlrrie IL NOlis trouvons des éc hos u e ces (',(mlacls d es inte ll ectu els juifs un'e leurs homologu es chréti en s dan s les courtes préfaces dont ils font prl'ct'dcr 1<"lIl"s liv res. Tous m ctlcnl l'accent, en lisa nt pra tiqu em cnt dcs m èm es forJIIllles , SUI' Icul' volonté d e ne pas se m eUre en l'l' tard. Slll' le mond e chn..' tÎl'1l pOlir l'introduction d e la science 22. Il n'y a pas là simple apologélique : on peul conccvoir qll e cel effort pOlll' embrasser de façon systématiclIlc tUII S les d om a ines d e la science el les rendre en hébreu fut encouragé el Hccéll'n'~ pal' ces contacls . Le sentiment qu e ces tra du cteurs ont de leul' miss io n IH'ul expliqu er dans une la rge mesure l'én er g ie avec laquelle il s se sonl mis Ull travail. Ces d é"e1oppe mcnts, d o nt le ce rc le d ' int ellectucls de LUll c l marqu c les débuts, et qui se prolongent dans l'intér ê t qu e suscite le {;llidc des l';guJ'(;S d c Maïmonid e, co nllu e dan s la dynamiqu e intcrn e du tnwuil de tnHlu c!iol1, expliquent qu 'a u début du XIV ~ sièel e, c'est-à-dire à la vcille d e la controverse SUl' la philosophi e d e 1a03-laO(i, un e bibliothèque ri ch e ct nlri{'c se trollve à la disposition de l'intell ec tu el juif, r eprése nta nt toules les disciplines de la science - et celte bibliothèque, il fau t le soulign er -- l'sl lo ul enti èr e C il h éb re u. Cc <fu c l'on sail de la sociologie juive d e la Provence à celle époque cst encore peu de chose, Non seulement la r ech erch e est à s es d ébuts el les tra va ux de dégrossissage de la question ne sont pas assez nomhreux, 2!. Gunth!!r \yOLF : « Kaiser Friedrich JI u nd die luden » , in Stupor Mtmdi, Zur Gesell/SCille Fned nch li von Hohenstaufen (Darms tadt, 1966), p. 774.783. 2.4· I)I NOUR, op. cit., ti v. 2, t. 4, p. 15~ ·1 ~6 (pa!"?gr. 15·18) RATlONALISME ET ORTHODOXiE JUDAIQUES, XIV'" SIÈCLE 269 mais le matériel à notre disposition (les registres des notaires) ne se prête pas facilement à l'analyse: il pose des problèmes complexes sur le fond et présente des difficultés d'approche méthodologique 23. On comprend donc la difficulté de répondre aux questions qui touchent à la sociologie des phénomènes culturels exalninés, bien qu'on ne puisse en faire abstraction: quell es sont les couches intellectuelles intéressées par l'instruction philosophique '1 Quels sonL les groupes d'oit sont sortis ces intellectuels et pOLII' qui ces ouvrages furent-ils écrits et traduits? .Jusqu'à quelle profondeur sociale a pénétré cette instruction et sous quelle forlne? Y a-t-il dans la socié té juive du Miùi el dans ses conditions de vie un facleur spécifique 'lui lu prépare de façon particulière - elle et non pas la société juive espagnole - à devenir au XilIo et au XIVe siècle la porteuse essenlieIJe du mouvem ent philosophique el de l'aclivité de traduction, comme le lieu principal de contestation de cette évolution et de querelles à son sujet? Comment comprendl'e l'affirmation du dirigeant du judaïsme espagnol, Salomon ben A,helh d e Barcelone, scion lequel l'hérésie rationaliste n e pose pas, au contraire de la Provence, de problème dans son pays '! Pourtant on p eul d'ores el déjà Illettre en avant deux caractéristiques très neltes de la sociologie juive du Midi à celle époque, el toutes deux pertinentes vis-à-vis de notre suj et: la première, l'inexistence d'une classe de courtisans juifs proche du pouvoir royal et chargée de tâches gouvernementales; la seconde, le caractère urbain du judaïslue provençal comme, semble-t-il, du judaïsme du Midi en général. Même si le groupe des hOIuules de COllr juifs est alors, en Aragon, en période de déclin 24, l'absence de celte classe de courtisans distingue fortement le judaïslue provençal du judaïsme espagnol. On s'explique aisémenl le phénomène à la lumière du développement socio-politique du Midi et spécialement de la Provence : il existe ici une couche urbaine suffisammenl évoluée, qui comprend panui ses m enlhl'es des hommes de loi COlOnIe des administrateurs ou des financiers, 23. R. EMERY, The Jews of Perpi~nan in the Xilith century (New York, 1959), p . 1-11, et Fred MENKES, « Une communauté Juive en Provence au XI~ siècle: étude d'un groupe social ", in Le Moyen .Age, t. 77 et suivants. 24. Cf. BAER, A Hlstory of the lcws in Christian Spain (Tel Aviv, 1959), p. 53-56, 71-76, 86·88, 96·102. 14H44 (en hébreu). 270 J. STRATZMILLER eapahlcs de les charger d e la direction d es affa ires publiqu es. On n'cs t 11011(' pas obligô d'avoir recours· a ux ta lents des juifs loca ux, el l'Etal provençal peul sc permettre d'a ppliquer les d écis ions du quatrièm e co n cil e d c I.a lra n de 1215, int erd isant de confier à d es juifs des fonctions p ubliqu es. Icsqudlc s impliquent unc relation d'autorité vis-à-vis ùes ch r étiens 25, D'autrt' )HI!"I , la Provence connait, depuis l'arrivée d e ]a maison a n gcYÎn c au miliell du XIIl ~ siècle, d es méthodes d e go uvernem ent perfectionnées, imitt.'cs du nord d'après l'exemp le de saint Louis e t d'Alphonse d e Poitiers. Cc so nt alors ((<-'s fa\'(u·js français. pui s ita li ens qui sont n omm és a u x plus haut es fon ctions, a il g rand d épit d e la noblesse provençale aulochLone 26 • Dans ces circonstances, les c h a rges ad mini s tratives occup ées par les juifs so nt de s afferm ages (de péages ou de leydcs) ou des em plois liés à l'économi e urbaine ( l'in canta tor) 'lui se situent au bas de l'échelle des fon ctions publiques cl parfois e n d ehors d'elles 27. En Espagne l'hé r ésie rationaliste, répandue essentiellement, s uinllll la thcsc bicn connue du professeur Baer 28, dans la classe d es cou rti sans ju ifs, pOliva iL disparaitr c ou n c pas faire sentir son influ cnce, cOlnple tenu des diffé rcnces dc classe spectacul a ires entre celte co uch c de eo urli sa ns cl l'ensemble d es aulres groupes sociaux, el Salomon ben Adre lh p o tl\" ail affi rlll c r que la questio n n e présenl.aiL pas lin caraclère a ig u dans son p"ys ; a u co ntra irc, la crise devait nécessaircm ent se d évelopper dans celle Provencc tellement plus équ ilibrée. Parallèlement, le d éclin d e la classe dcs hommcs dc Cour, cl à sa suite la crise spirituelle, les r éformes m orales, 25. S. GRAYZEL, The Church and Ihe JelVs in the /3111 cenlury (Philadelphie, 1933), p . 27·28, ct al!ssi Sa lomon KAHN, « Les Juifs de Tarascon au Moye n Age ", in Revue d~s EII/des JUlves, t. 39 (1899), p. 274·275 : charte de Charles II défend ant aux Juifs l'exer· clce de fonction s publiques. 26. Fernand CORTEZ, Les grands officiers royaux en Provellce au Moyen Age (Aix, 1921). 27. J e me consacre actuelle ment à une étude sur les charges publiques confiées aux Juifs. 28. BAER, op. cit., I. p. 137·138, 253·259, 273·277 ; et TOUAT[ : « La controverse. de t~Oli~3n968)tour des études philosophiques et scientifiques, in Revue des Etudes Jwves, RATIONAliSME ET ORTHODOXIE JUDAlQLlES, XIve SlÈCLE 271 le relo ur à l'ascèse et le développement de la Kabbale, Lous ces phénomènes qui caractérisent le judaïsme espagnol, sont inconnus ùu judaïsfllc provençal 29 • Cependant, celui-ci aussi connaît des différences de classe, 11 a ses pauvres el ses riches. Il esl très difficile de dégager des critères qui permeltraient de définil' une classe nloyenne de prêteurs sur gages, dont les prêts moùestes ou d'importance moyenne sont consentis aux citadins mais surtout aux ruraux; cette classe constitue certainement la majorité de la société juive. Pour les extl'ênleS, la tâche est plus aisée la consultation des registres des notaires de Manosque, d'Aix et d'Orange Dlontre une important e couche d'individus au bas de l'éch elle sociale : prêteurs aux prêts étriqu és, tailleurs, peintres, parcheminiers, maçons et intermédiaires tcolll'tiers). Souvent le tribunal n'inflige à certains juifs que des peines infimes « à cause de leur pauvreté:. ; mais la consultation d e ces registres nous apprend aussi l'existence d'une couche de grands prêteurs juifs. Ainsi, à Perpignan, à la fin du XlII' siècle (d'après l'élude de R. Emery JO), sur 35 familles ou particuliers qui prêtent des sommes de plus de 15 sous, les qualre familles les plus importantes onl prêté à elles seules 44 % du tolal des sommes considérées. Si l'on doit tenir compte des insuffisances d'un tel relevé, fondé sur le rassemblement accidentel de données partielles. il faut aussi souligner qu'il voit son poids renforcé par la consultation de données comparables SUl' les juifs d'Aix, de Salon ou de Manosque. Les rôles d'ilnpôts des communautés juives. dont certains sont conservés dans la série 4: B » des Archives des Bouches-du-Rhône, perm ettent de brosser le même tableau JI. Kalonymos ben Kalonymos donne une description. 29. B AER, op. cil., p. 102-106, 144-165. Arch~J~s ~~:~:~e~gi~~h~~j:i!R~~~~op~r d~~e~oprre~ï~aïi~~~ .id~ve:éP~~~i~i;~r~ «I~ »taWf~ dans la communauté juive de Pertuis en (B 1668, fu vol : sur sous que payent 1299 42 151 16 familles, Abraham, le plus .riche de la communauté, p~ye 50 sous, soit 30 % du total, ;~i:~i~~;~l~i~~i; ~~t~:ti~é~a:~i~!ï~}if~l?\I:?~~~~~i~~f~7urB:i~~!lf~S~~~~~l~/Û~~~~ 172 sous, SOit 66 %. ReiIlane : 1familles payèrent 252 sous, alors que la plus riche d'entre elles, la famil1 ~ de Bonvayletos, paye à elle seule 122 sous (soit 48 %). Ces données ne con.stituent éVidemment qu'une première vérifiçation des éléments à rassembler, alors qu'Il faut procéder à une enquête systématique. 272 ,1. STRATZMILLER {l'ailleurs critique, de l'étaL d'cspril qui domine clans cc U(> cou che pl"ospi·I'l', de son sentimenl d e satisfaction el ùe contentement 32, Il ne sera donc pas trop téméraire d'affirm er qu e c'est ('sscn lid!t.'IIH:1l 1 flans celle couche supérieure de la société juive que se COIH:clllrail l'inll'rèl pOUl" la « sagesse» el la philosophie. Pour préeiscl', j e ne crois pHS que lotis les membres dc cc groupe se soient intéressés à la philusophie el S'l'Il soient l'ails les défenseurs. En tète du corps des adversaires de la philosophil" Cil Provence, on voil le « prince» juif de Narbonne, pl Ahha Mari dc Montpellier, qui appartiennent l01ls ùeux à ceLLc couche slIpl"rÎt'lu'c, 1\'f ais c'esl dans cette classe qlle la philosophie r ecruta Ic plus d 'adepl('s. Il faul CIl isoler, pOlir le mcUre en relief, le groupc rcsLreint, mais sLahll', d 'inlcllec.Luels tic profession que nOLIS trouvons prcsque dans ehu<Jllc ville du Midi , j e veux parler des médecins 33. Ces luédecins juifs )'oll\'ait'1l1 acquérir le ur instruction grâce aux traductions en hébre u el consliLlfai('nL évidemmcnt un e clientèle fidèle ùes autres écrits philosophiques. Certains l'ails cL certains texles, s'iJs ne nous fournissent pas HIlC {h\lIlonsLl'atioll cohérente. vienncnt soutenir cette hypothèse cclle couche slIpl'ril'lIl'e -- la major el sanior pars - dirige tout naturellem ent les affaires pllbli{Jll es de la communauté juive, C'esl d'elle que SOl'lent les « grands de la COIllIlHIllê:llllc » et les « excellences de la ville » , 1'0111' employer la lCl'llIinologie d e l'époque. Lorsqu'Abba Mari, ail dt'hul du XIV" siècle, cherche ~t obtenir d'eu x, à Montpellier, ]a condamnation dcs Iivrcs dc philosophic, il n'a l'rive pas à ses fins. Une autorité rabbiniquc de ce Lemps assllre qll e si les dirigeants ùe Ja communauté de Montpellier l'avaienl voulu , ils auraienL pli frei ncr l'héri-sie rationaliste et luêulC lui m e ttre 1111 tenne JoJ . Mais non sculement ils ne voulaienL pas soutenir Abba J'vlad, mais ail contraire ils s 'élcvèrent contre lui, décidèrent fic lire chaquc semaine UII extrait du livre qui avait tant irrité Abba Mari, le recu eil d'homt·li('s 32, KALONYMOS ben Kalonymos, « Mcgilat ha·hitnalslout haqalan » (édilion J . SlIi\TZ,I\\lLLER), in StOl/no l, L 10 (1966), p. 9-52 ; ct en demie" li eu DINoun, op cit., liv, 2, L 4, p. 264 (note 16). 33, J. SHHZo\IIU.ER, « Notes s ur les médecins juifs en Provence au Moyen Age ." , in Revue des Et.!ldes Juives, l: 128 (1969), p. 259·266. à l'é~qU~~~rËl~~~ange~/tfJa~~~O;tS :~~sl~ep~ev~n~~~id~n~a~/;h~:leQ~:a~~, \~~~r~oS2~up.vll11~ RATIONALISME ET ORTHODOXIE JUDATQUES, XI ve SIÈCLE 273 philosophiqu es oc J acob Ana toli , et exconlll1unièrent ceux qui interdisen t l'élude d e la philosophie 35 . Il esl non moins suggestif qu'Abba Mari Il e ré ussisse pas à attirer dans son camp l'a ristocr atie, et par là les COnlll1Una utés ù es vi lles inlportantes, Marseille, Aix, Salon, Arles et nlênle Avignon, pOUl' n e nommer <[u e les villes dela rive du Rhône (ce n'est pas à mon avis un h asard si nous n'avons aucun doc ument à ce sujet ùa ns la coll ect ion ùe leUres « Minhal Qnaol ») 36. Jacob ben Makhir app ar ti ent lui a ussi à ceUe couche supérieure. Dans son introùuction aux lables astronomiques qu'il traduisit, au d ébut du XIV sièc le, il nOlis offre un ténloignage socio-culturel des plus intéressants. Il déclare que celui qui veut s'intéresser de façon sérieuse et systématique li l'astronomie doit pouvoir COlllpter sur des ressources pécuni a ires soJides : f. t;( cette science n'est accordée qu'à celui auquel le pain sera donné e l l'ea u ass urée 37. » Pour aulant que nou s disposons d'inforulations sur l'ori gine sociale des auteurs et créateurs juifs proven çaux, en es confirnlent celle manière de voir, bi en au-delà de la seule discipline de l'astronomi e. C'est vrai de J oseph ibn Kaspi, d e Yedaïah Pnini, de Kalonymos que nous ve non s ù'évoquer, de Men ah em Hameiri, de Levi ben Guerson >B, pour ne citer qu e les plus con n us. S'il esl incontestable que Lévi ben Abraham, le vieil érudit à ca use duquel écla te la q uerelle de 1303-1 306, était de condition modeste (les sources me llent ('accent là-dessus ), bien qu'il fût d 'une famille d e savants r espectés 39, il est significatif que son patron, c hez qui il habitait COlume professeur parti cu lier, était Sam ue l Sulami, l'un des juifs les plus riches de Lo ule la région 40. U PriS}~: D{~~:~~~~!~}~tt.J'~{~~~~~ ~~~S~~Îifr~~e~~ile~b~~te~a5t5tussit dans son entre- 37. RENAN, Les ,:,abbins français, p. 616-61? 38. Sur Joseph Ibn Kas pi, RENAN, Les éCrivain.<; jldls, p. 477-547 ; sur Yedaiah Pnini, ibid., p. 359-402 ; sur Kalonymos ben Kalonymos, ibid., p. 417-460, sur Menahem ~a.Meïri, RENAN, Les rabbins français, p. 528·547 ; sur Levi ben Gerson, RENAN, Les écrivams juifs, p.586-644. 39. Sur Lév.i ben Abraham, cf" Léo BACK, « Zur Charak teristik des Levi ben Abraham ben Chayim », 10 Mo/tatschrifl fur Geschichte und Wissenschaft des llldenlums, t. 44 ( 1900). p. 156·167. 40. Sur Samuel Sulami, RENAN, Les rabbins fral1çais, p. 700-701 , et SJ-IATZ!l.tILLER, Megilat ha·hitllatsloUl haqatan, p. 26-27 ; sur sa fortune, Jean RI1GNl1, « Etude sur la cond ition des Juifs de Narbonne du V" au XIV" siècle », in R evue des Etudes Juives, t. 58 (1909), p_ %-97. 274 .T. STRATZl\HlLER Po urta nt , qu ell e qu e soil la r éuss ite écon omique d e ceLLe c lasse socia le, elle conna it ses limites, qui so nt celles de la ville ell e-mêm e, et n e d i'J1 as~c pas, comme c'est le ca s cn E spagne, les lisières sociologiqu es des COlllllH!na ut és juives, qui n e comptent a u plus qu e qu elqu es di zain es ou cenl a in es d e familles. Les pôles sociolo giques sont plu s r a pproch és, e l l'on l'c ul s upposer <fue l'intér êt ù e ce gr o up e social ponr la litt ér a ture phi losoph ique tro uve lIll écho da n s les co uches moins fa vori sées. :. Qu elqu es fac te urs imporlanls a m en èr ent ces inLell ectu els à sc lJ'o IlY l' 1' da ns un e position inconfortable - el m êm e to ut à t'a il n on co n Ye nt ionnelle - vis-à -vis de l'ens cluble ùe la société jui ve : leul" ex is l c ll (,.<:" 1I11' m e pl açai! celle-ci ù eva nt une si t uati o n nouvelle. D'a hord, po ur ce qui tou ch e leurs r ela tions avec Je public le plu s large. ils se considèr en t en gé nér a l comme ù es é lu s qui ont découver t da ns l' cx péri ence r eli gieuse la voie d e la vérité, et qui a pprofondi ssent Icul' in\'l'sti ga tl oll de l'essence d e l'univers et de la r eli gion. Leurs éc riL s se r t~ fi' r('nI a u p ubli c, à ceu x qui sont incapables d e compréh en sion \' ériL a hl c ('Oll1lll e à la « m ass e ». « la masse imbécile '. elle dont ~ to u s les désir s d 'apn:'s l'intellectu el ÙU XIV" s iècle, J oseph ibn Kaspi, « n e vo nl q u'a ux chimè res, r assembler ùe l'a r gent, couch er avec les femm es, boire et m a nge r 41 . » On aura il pu p enser qu'ils se satisferaient de leu r expérience r eli gieuse ('1 dissi mul eraient le ur savoir ésotériqu c à la « Jll aSSC » : tell e Mail l'in s ll'u ('tl OIl qu' ava iL explicÎl enlcnt fonn ulée MaÏmo ni de, en souli gnant le du n g(l )' reli gie ux «u e r eprésenta it la diffusion de ces id ées et Ù(' ees eo n nai ssan ces dan s d cs ccrcl es non prépa r és intclleclucllcnlent. Mais, co mm e lou s k s d étente urs d 'un e vérité qui lcur pa r aît essenti elle, il s n e peu ven t r ésis ter à la tentation d e r ép a ndre Jeul'S th éori es da n s Icur commu na ut é. Ll'vi h('n Gerso n (début du XIV ~ siècle) l'cman{uc bri ève m ent qu ' ull a ut eur n't'(TH pa s 41. Joseph ib n Kaspi , Adneï KESEF, op. c i l. , 2" p a rtie, p. 140, cf. auss i DINOUR, up. e;I., 1. 2, li v. 4, p . 160. RATIONALISME ET ORTHODOXIE JUDAIQUES, XI~ SIÈCLE 275 un livre pour luÎ-mêlne, luais que son but est toujours le public 42. D'ailleurs, celte contradiction cntre leur mépris pour la masse et le besoin psychologique de s'adresser à elle, fut féconde et riche de contenu, entraînant la rédaction d 'introductions et d e compendia. Un homme comme Jacob Anatoli , nous dit-on, prêch e des hOluélies non seulement chaque samedi, lnais aussi à l'occasion de festivités, luariages, cérémonies de circoncision, et à la synagogue, quand to ute la congrégation est réunie. Ces sermons philosophiques, il trouve opportun de les réunir en un opuscule, le Malmad halalmidim 'lue nous avons évoqué plus haut. En même temps, cette ambiguilé d 'approche créa sans aucun doute un sentiment de malaise, parnli les intellectuels COJnme dans la masse. D'autre part, ces intellectuels sentent qu'ils apportent honneur et prestige à toule la cOJnmunauLé juive. Selon l'argu ment qui revient cons· Lamment dans leurs œuvres, d'eux dépenù l'estime et la considér a lion de l'environnenlent pour les juifs. On trouve ici un écho des contacts établis entre les savants juifs et non-juifs. Nous possédons ùes informations sur cette collaboration pour tout le XIII'" siècle et la prcluière moitié du XIVe siècle : on a v u comment .Jacob Analoli est invité, dans les années 30 du XIII e siècle, à prendre part à l'entreprise de traduction, à la Cour de Frédéric Il à Palerme. Trois générations plus tard, dans les a nnées 20 du XIV " siècle, le traducleur Kalonymos ben Kalonymos est invité à la COUI' de Naples pour aider aux traductions dont le roi Robert d'Anjou le « Sage prit l'initiative, lui que les savants juifs de l'époque comparent à Salomon pOlit' sa sagesse (qui licite el vere secundus SalO/non dicitur) 43. D'autres intellectuels juifs, tels Juda Romano et Shmariahou lkrili d e Négreponl, sont aussi invités à la Cour. Lévi ben Gerson, de la mêlue génération que I{alonymos, nlcntiOl1ne à plusieurs r eprises dans ses écrits ses échanges tle vll e scientifiques e t sa collaboration avec des savants chrétiens : il é tablit 42. Milchamol Ha·$chem de LÉVI ben GERSON (Leipzig, 1866), p. 5 et p. 8. 43. RENAN. Les écrivains Juifs, p. 420·421 ; STEINSCHNEJOER, « Robert von Anjou und einigen gelehrten Juden », in M.G.W.J., 1. 48 (904), p. 715·717. Kalonymos ben Kalonymos nous donne un témoignage sur sa vie à Naples dans l'lgeret Ramousar à son fils, publié par 1. ZOLLl et IsaÏa SONNE, 19eret Ramousar, de Kalonymos ben KALONYMOS, edit. par Isaï,a SONNE et Israel ZOU.I, Qobez al Sad (Jérusalem, 1936) (en hébreu), p. 110 : yoir aussi ca hi ers d'Emmanuel de Rome, édition Doy-Jarden, lettre 23. 276 J. STRATZMILLER mê m e ull e lable agtrollomi(IUe pOlir faciliter a ux chl'rtiens le ('.::l leul d e le urs JOUl'S ùe fête. Il nOliS reste a ussi un tra ité de mathématique qu'il réd ige à la ùemande de PhHippe de Vitry, pOUf a ider ce dernier d a n s son Irm';.li l de musicologie bi en connu, l'A rs Nova. On conn ait le n om de frèl'e Pi erre J 'Alexandrie qui l'assis ta ùans ses observations as tronomiqu es - il csl probable que c'est cc religieux a ugustin qui l'introduisit à la Cour pouLiIïcale à Avignon . En 1337 au plus tard, Lévi ben Gerson présentt· à la Cour d e Benoît XII, en Avignon, ses prédictions astrologiqlles. Un e pri'dict ion rédi gée en 1344, la seule qui nOLIs soit parvellue, fut p1'(·sc nl<'·(.' au pap(' Clèmenl VI 44. Ces intellectu els onL don c ùes contaels avec les co uch es les plu s ('!e\,(.'('s. cn l'ail la classe dominan te d e la société chrétienn e. L'int('l'êI qu e ccllc-("Î montre p O lll' leurs travaux, l'es tim e qu'elle leur prodi gue, les În ('i!f'1l 1 ù pense r <IU t' le ur ac tivité accroil le crédit dont j ouit Ioule la ('OIHlIllinault:, juive. Celle collaboration de caractèl'e scien tifique avec d es non-juifs cnlra ilw aussi, dans certai ns cas a u moins, un e ba isse d e la tension enlre les reli gion s ri\'a les. Que l.évi ben Gerson établisse une table as trono miqu e pour fa ci liter le calcu l d es fèles chrétiennes n'en est pas le seul témoign age: qu elqu es-tins (tégagent même les conclusions à en tirer s ur le plan de la réflexion intellect uell e. Le sentiment s'affirme que, pour cellX qui se consacrent à la science et à la sagesse, les cloisons religieuses et n ationales perdent leur significa lion c t que la vérité, à laq uelle aspi ren t ces hommes de science, se silll e au-delà de ces déterluinations. Joseph ibn Kaspi exprim e celte manière dt> voir d e façon extrêmement tranchée, à son habitude, quanù il remar(ju(', à propos de la vi eille discussion p Olir savoir si Job e t ses trois ('ompagnons étaient juifs : « Que nous huporten t ces enquêtes vaines! Lu vérité est l'~galement impartie a ux nations 4.5. » Face à la vérité. critère essentiel, le prohl bmc ùe l'ori gine elhnique d evienl futil e. Plus moùél'l' dan s l'cxpr('ssioll, mais a u ssi conséquent da n s le principe qlle le guide. J acob Analoli (I i'clare, 44. SHATZMII.LER, « Lévi ben Gerson e t la communauté d'Orange de son lemps ". in Recflerches en SOl/venir de Tsvi Avneri (1972), t. II , Haïra, à paraître. 45. Joseph ibn KAS!'I, Asarah Kelei Kese/, I r~ partie. p. 138. RATIONALISME ET ORTHODOX lE JUDAIQUES, XLV e STÈCLE 277 pour expliquer pourquoi il a trouvé bon de citer Michael Scotus dans ses sermons : « Il ne sied pas au sage ... d e m épriser une quelconque r éfl exion parce que son auteur n'est pas de notre p euple. Il faut juger seulement sur le fond 46. » Lévi ben Gerson a aussi en vue l' universalité de la connaissance quand il assure : « la vérité est l'aspiration de la communauté des hommes 47 », créant ainsi un concept identique à celui de communitas hominlHn - qui ne dépasse en fait certainement pas les limites de l'idée, intéressante en soi, de communauté des homules de science. Ces conceptions amènent un modéré, comme Menahenl Ha-meïri,. autorité rabbinique importante, à des réflexions théologiques nouvelles e t à une vision tempérée et tolé ra nle du christianisme 48. Elles pouvaient donc rencontrer )'opposition ùe ceux qui voyaient dans le rationalisme un danger religieux et national. Pour eux, les rationalistes en arrivent à ces altitudes libérales, parce qu'en fait ils onl cessé de croire à quelque religion que ce soit. Dernier point : ce malaise qui se développe, dans la vision qu ' lis ont d'eux-mêmes, du point de vue spirituel et religieux, comme dans la conception qu'ils se font d e leur rapport avec la masse et leur place dans leur communauté, est aggravé par le sentiment qu'ils ne joui ssent pas de la position et du prestige qui le ur revient. Ils ne manifestent que rarement el très prudenunent leurs sentiments à ce sujet, car dans leur e ffort pOUl' se ménager un e position sociale, ils rencontrent la concurrence des rabbins et ùes doctes, qui, ùans le sud de la France comme partout ailleurs, déterminent l'orientation spirituelle et assurent la direction quotidienne des comnumautés juives. Cette direction, dont la légilimation était fondée SUI" la religion révélée et la tradition littéraire el spirituelle très riche du judaïslue talmudiqu e et rabbinique, avait pour autre avantage que les rabbins se faisai ent par fonction les interprètes quotidiens de ceUe tradition, pour son application pratique dans le présent. Il était difficile aux rationalistes de s'en prendre à elle, alors qu'ils s'efforçaient de souligner que, ÙU 46. Jacob ANfiTOLl, Malmad hatalmidim, fin de l'introduction, dans l'édition parue à Lick, 1866 (l'ouvrage n 'est pas paginé). SHflT2'.MILLER, loc. cit. 48. Cf. J. KATZ, Exclusiveness and loleral1ce (New York, 1962), chap. X. 47. 278 J. STRATZMILLER point de vue de Jeu!" ge nre de vic el de la pratique du co mm a ndem ent l'cligieux, ils n e s'écartai ent pas ù es norm es soumises à la surveillance d c ces ra bbins. Pourtant, on trouve parfois ces critiques : a insi, les remanlll(:' s courtes, mais très acerbes, d e Jacob AnatoJi dan s la préface d e son livre ,1Ialmad Hafalmidim, oll il fulmine contre l'inversion des valeurs c h ez les rabbins : « l'insignifiant » d evient « le considérable », el vice versa 49. Il \ 'CIII dire pal' là <fue les <fues tions talmudiques techniques de la vie quolidi enne les occupent e xagérément. a lors qu'ils n e consacrent qu'un e atLenlioll mineul'e aux qu estions essentieliles qui touchent a ux sources cl aux principes de la foi. Cent a ns plus tard, Joseph ibn Kaspi est beaucoup plu s (··n ergiqll c. lorsqu'il d emand e, après avoir été humili é par un rabbin à qlli il était \'enu poser une question technique d e droit talmudique. pourquoi on ne peut pas mettre sur le m ême rang celui qui s'occupe d e m étaph ysiqu e cl celui qui s'occupe des questions de ](ashrou/, c'es l~à~dire d es accidents de la vic religieuse el non p as de leur essence 50. Pour reprendre l'antithèse de l'a ppa ren ce el de l'essence, ibn Kaspi et Anatoli, comme certain ement leurs semblables, considéraient qu'ils s'occupaient de l'essence. On Il e s'étonne pa s ifu'i1 s aient as piré à ce que le public juif ne s'y muntre J.ws indifl"t'rent. :. Les contacls ùes intellectu els ra tionali s tes avec le public juif soulevèrent Ull mouve ment d'opposition. entra'j nanl un r efu s aclif. Les facl e urs de (",ctlc t.~ \ · olllli()n ne sont pas uniquement à mettre au compte des conceptions qu e ces intellectu els ont d' e ux-mêmes ou de leur public le urs adversa ires n e sortirent pas n écessairement de la « masse » et n'~tai e llt pas non pill s forcément des obsc urantistes el des ignaJ'es. Les ouvrages de Salomon hen Adret et <l'Abba Mari, e t la terminologi e <fu'on y trou\'e, témoignent suffisamment que ceux-ci disposa ient d'un bagage intell ect ue l a ppré(·iahlc. pl't" c ist'1I1ent dans ce ùoma ine d e la littéra ture philusophique. Non , 49. Cr. Jacob ANi\TOI.I, dans l'introduct ion du Malmad H atalmidim. 50. Cf., Ibn Kaspi, dans le « Testa ment du sage ibn Kaspi à son fils Salomon ". in AOR!\IiAMS, H ebrew Ethical Wills, 1. 1. laarn Zqemfll (Frankfurt, 1854), p. 53 ; c l dans I. p. 152 RATIONALISME ET ORTHODOXIE JUDAIQUES. Xlyt S IÈCLE 279 seulement ils sont équipés des outils conceptuels et de la connaissance des sources nécessaires à l'a pprofondissement de ces sujets, nIais encore ils sont à même de développer la thèse inverse, selon laquelle il ne saurait y avoir compatibilité entre les conceptions de la philosophie rationaliste ct les principes de la religion révélée. Ben Adreth voit dans ces deux types de compréhension « deux contraires» qui n e p euvent coexister en même temps chez le même homme. 11 est impossible, déclara-t-il, que celui qui pense en conformité avec les lois de la physique, qu'on ne pent pas faire produire de l'eau par un rocher, croie en même Lemps ce que raconLe la Bible à ce sujet, el de m ême pOUl' tous les aulres miracles. « Ceux-cl, continue-l-il, traitent d'idiots tous ceux qui croient à ce qui s'oppose aux lois de la physique, comme les miracles, et il n'y a qu'eux, à leurs propres yeux, (lui possèdent la sagesse; ils nous considèrent comme le vil troupea u 51. Conlre ce rationalisme radical, il invoque un argument de princ ipe, qui témoigne d'ailleurs de l'influence exercée par la théori e de la connaissance de MaImonide. « Conunen l l'homme n e serail-il pas effrayé de trancher entre la raison huma ine et la sagesse divine, alors qu'entre nous et elle il n'y a aucune ressemblance ni similitude! et l'habitant d'une maison d'argile, jugera-t-il Die u son créateur et dira-t-il : cela est possible et cela, le Créateur en est incapable ? 52 ); Cette reconnaissance de la raison comme unique sanction conduit à l'hérésie, comme il l'explique plus loin à plusieurs reprises dans ses écrits. Ponr lui, ces individus ne croient à aucune religion. Il considère comme dérisoire l'argUluenl des rationalistes, selon leque l la pratique de la ,'aison les aide à comprendre la loi de façon plus approfondie et pills aulhentique, Il ne peut y avoir de compromis, il s'agit de deux systèmes opposés et contradictoires. Salomon ben Adreth, Abba Mari et bien d'autres ne se contenteront pas de celle analyse et. entreprendront, comme nous le verrons, de la faire adopter par le Pllblic juif. Ce n'est pas là l'unique conséquence de la mise en circulation ùes conceplions philosophiques dans le public juif. Celle-ci enlraina des fOl'mulation s tranchées, parfois déformées, qui pouvaient émouvoir ceux qui les 280 J. STRATZMI LLER t'Illendaienl. Qu e ces conceptions ne soien t plus uniquement la pl'~OCC Llpa lion du SHnHlL qui les approfondit d a ns son ca binet avec ses qu elqu es a mi s, cl qu 'cll es ne se trouvent plus se ul emen t exposées lon g uem ent d a n s les Iin'cs oi! d es formules équilibrées m ettent l'accent s ur les IlllaIH't~S e l les halan cem en ts, m ais qu'clles fassent d éso rm a is partie du monde d e la langu e pa rl ée. du se rm on et de la ru e, voilà qui obli ge les par ti sa ns (l e (''-~s t"o nccption s à plus ùe concision et plus ù e mordant. .Joseph ben Kaspi n Oli s a CO BSe l'\'!.! le com pte rendu d'un e co nv er sa tion avec Ull a d\' t~ l 'sa il' e Illi demandant s'il croyait à ce qu e dit le li v r e d es Nombres S III' l' ù n esst' qui parl e (l'ânesse de Balaam) 53, Le publi c ne s'intéresse pas fl U X longs discours d à la prése ntation des hypo th èses e t des a r gum ent s des phil osophes, m a is "eut une r ép onse court e et sans a mbi g uïté . Dan s c{'lI e alllhiance impa tiente, les formules rapides peuvent facil cm ent choqu er l'oreille. Les ra Lionalistes a ffirment qu'il ne faut p as voir dans la loi, du moin s s i l'on se limite à son se ns littéral, plu s qu'une cOllslilutioll politiqul'. Il faut rcch erch er la s ignifica ti on cach ée e t voir dans le tex te tln e a lJ(·gorh.' : Ahra ha m et Sarah r eprésen ten t la forme el la m a tièr e d'Aristote; les ci nq roi s qui comba ttent les qu a tre rois (ùans la Genèse) so nt lcs cinq sens et les «u utre {'Iémcnts ù e la na ture; les douze fils d e J acob sont les douze eo nst ell a lions cé les tes; les Our;m el TOllmim sont l'in s trument de l'a8 tl"0luhe, auquel s'intéressent les as tro nom es de l'époque. Les ra tionali s lt's \' cul ent aussi faire subir ce processus de rationalisation a ux comm andemen ts n~ ligj c ll x pratiques. fi s a ffirm en t que des considéra tions nH~di ci.l l l's sont la se ul e rai so n de certa in es interdic Lions ali m entaires . Aussi l' lIll d' cux s't"lolllla-l-il qll e le porc soit inlcrdiL, alo l"s qu'à so n a"is il ne présen{ c aUCll1l dange r po u r la santé 54. D'a utres avancenL qll'il fa ut cherch er dUlls l'inlerdicl ion dll porc IIn e significa Li on a llégorique, qui serait l'int erdi ctiol1 fail<~ à l'h o mm e des ma uva ises m œ l1rs 55 . Il s essaien t aussi d' in lerp rt'>lc r Ic slIl'lwluralisme dt, la Bible et du Talmud et ùc::: comprendre le IHISS~ltW (III 53. Voir Milllla/ QnQOI, Ic Ure 32, p. 111 HJ1'i ~~~~)':b~i~~~i.i~;·~~,/i~:~f.~ti4~ t23f.0rc. voir le témoignage de Menahem RATIONALISME ET ORTHODOXIE JUDAlQUES, XIVe SIÈCLE 281 livre d e Josu é, d'après le([uel le soleil s'est arrêlé à Gabaon 56. Quand ils ne trouven t pas d'interprétation salisfaisante, ils r epo ussent absolument le surnaturalisme. Une atmosphère d e suspicion commence à entourer les ralionalistes. On prétend qu'ils ne eroient pas aux principes mêmes de la foi « ceux qui désavouent le Cortège Divin nient les miracles bibliques el ne croient pas à la Providence 57 » cl négligent les commandemenls prntiques du judaïsme. On accuse les intellecluels de délaisser la prière, de ne pas apposer de meZOllza aux portes ùe leurs maisons, de ne pas porter les phy· lactèl'es et d'oublie r les 'interd ictions alimentaires 58. Les rationalisles, de leur côté, insisteront toujours sur leu r fidélité aux commandements ùu .Judaïsme, les plus graves comme ceux d'importance secondaire. Celle Huto-justification se comprend en Lenan t compte de l'almosphère créée autour d'eux. Les apologistes comme Yedaïah Pnini Bedersi, Menahem Hameïri ou Jacob ben Makhir essaieront de réduire la portée du phénomène, cn soulignant qu'il s'agit du cas isolé de j eunes extrémistes. Joseph ibn Kaspi affirmera que les interprétations allégoriques sont le fait d'individus donl la formation est l'estée partielle et inachevée : « C'est à cause d'e ux 'lue le peuple délesle la sagesse », lémoigne-l-il dans les années 30 du XIV" siècle 59. Mais Salomon ben Adreth n'envisageait pas la question de ('.elle façon. Il ne voyait pas dans ces jeunes radicaux des cas isolés ct exceptionnels, mais les produits conséquents d'un système dont la logiqu e mène précisément à ces conclusions. :. C'est dans les premières années du XIV' siècle que la c rise en arrive à son plus haut point d'effervescence. L'esprit rationaliste, tel que nOlis l'avo ns d écrit, atteint son apogée, du point de vue de "intérêt qu'il suscite. 56. Minhal Q"aol. p. 114 57. DINOUR, op CIl, hv 2, t 4, p 241 58. IbId, p 162 59. Ibid., p. 159. 282 J. STRATZM1LlER Nous entendons parl er de se rlllo n s prêchés à d es assemblées cn différenls lieu x du Midi, oll s'expriment ù es opinions rationa listes extrémistes. Il y c ut bien un e sorte de riposte d es dirigea nts orthodoxes, mais hésitant e el lenle il s'affirm er. L·un d es dirigeants d e la communauté de Montpellier. Abba Mari bcn Moshé (a ppelé aussi Aslruc d e Lunel), 'lui avail déjà lravaill é à oblenir )'inlenliction de ces sermons prêchés a u public, s'adresse à la plus grand e autorité religieuse connue des communautés juives, à Barcelone, ct lui propose lin certain nombre de m es ures concrè tes (comme l'excommunica tion ) d e faç.oll à limiter l'ét ud e de la philosophi e 60. JI tt'üu" C évid emm ent IIlle oreille a llentive ch ez Salomon ben Adreth, qui lui a ussi é la it consci('nl des dangers qu e r ecé lait l'éduca tion philosophique. Ma is le ra bhin ba l'cclona is s'oppose à la proposition qui lni es t fa ite de se m eUre à la tè te de la lutte contre les sciences et leurs dé\'ots, et d'ètre l'a ut eur d e ,'excommuni cation projetée. Une correspondance entre Abba Mari e t Ben Adrcth ('I"'A bba Mari rassembla, comm e on l'a dil, d a ns le livre Minhal Qnaol ) s 'établit en 1303 el d evient de plus en plu s suivie e L r ég ulière, mais to u s d eux n'arrivèrent à prenùre une décision que troi s ans plu s tard à ca use des difficultés « cons litulionn elles » e l socio-politiques qu'il s r encontrui ent. JI était difficil,e «u ' un anathè m e d éclar é à Barcelone a il fOl'ce co ntra igna nt e pOlir les juifs du Midi de la France. Ben Adl'cth craignait, avec raison , comllle il put s'en rendre compte pa t:. la suite, que les com munautés du Midi ne lui en " cuill ent pour son intervention dans le urs affaires intéri e ur es et, de fa il , ell es l'eco ururent contre lui à l'argument : « Di eu a tra cé tille fronLière entre ,'OllS e t nOlis 61. » JI craignait au ssi qu e le sâulÎen dont pouvait disposer son allié Abba Ma ri n e soil fragUe - el SUl' ce poinl aussi, ses appréhensions é la ient fondées. La plupart des dirigea nts de la COlll1lHlnaul é de Monlpellier s 'opposèrent à la tentatiye d 'Abba Mari de pronon cer l'excommunication contre la science, et réagirent vigoureusement. Il apparail , si l'on examine dans le détail les nlanœ uvres et les h ésitati on s d 'A hha Mari cl de Ben Adl'cth que la science avait pris racine da n s la s()ci~té du 60. SA,RACI-IEK, op. cil ., p. 195-205. 61. Mm/lat Qnaot, lettre 21. p. 62, RATIONALISME ET ORTHODOXIE JUDAIQUES, XiVe SIÈCLE 283 Midi e t qu'il était impossible de l'extirper facilement. Connne Abba Mari désespérait de la possibilité d'amener les communaulés du Midi à prononcer elles-mêmes l'excommunication, il ne vit d'autre alterna live que de continuer à faire pression SUl' Salomol1 ben Adreth. Dans ce cadre, il organisa l'action des différentes communautés de façon à ce qu'elles s'adressent à Ben Adreth el demandent son intervention. Là non plus il n e réussit pas particulièrement : bien qu'un émissaire spécial soit allé de ville en ville, il ne put obtenir plus de quatre leUres de ce genre, dont d eux sont celles des notables de Largentière et de Lunel, et les deux autres sont signées des rabbins d'Aix el d'Avignon (en fait, un père et son fils). On ne nous signale pas d'autre communauté ayant participé à cette entreprise 62. Il sera intéressant pour les lecteurs de cette revue de connaître le contenu de la lellre du rabbin d'Aix 6'. Il prend une position orthodoxe très neUe : il déclare sentir les tendances hérétiques que recèlent les lumières philosophiques. Il dit d'ailleurs (sans qu'on puisse lui accorder grande confiance) que l'influence néfaste du rationalisme n'est pas présente dans la commn~ nauté d'Aix ct que du point de vue religieux la communauté est unie dans sa foi naïve. Mais il nous assure que dans les villes d'alentour un rationalisme sans frein se donne libre cours. Les jeunes gens font fi du Tahnud ct introduisent des nouveautés contraires à l'orthodoxie. Ils traitent les problèm es religieux les plus délicats à l'emporte-pièce. « Au début, dit notre rabbin, ils n 'étaienl <[ue quelques-uns, Inais ils sont maintenant nombreux. Nous avons pensé que cela n'avait .cune importance. Mais, très vile, leur contamination s'est répandue par leurs discours el leurs écrits. » Il doit avouer: « Nous n'avons pas réussi, par nos propres forces, à combattre leur doctrine avec succès. » Il demande donc à Salomon ben Adreth de prendre la tête du combat et de frapper d'anathème les rationalistes. Finalement, le 26 juillet 1305, l'analhème fut prononcé à Barcelone contre J'étude de la philosophie. Le texte, qui avait été rédigé de façon prudenle et certainement après une négociation et des pressions diverses, interdisait aux juifs de la Couul1ullauté de Barcelone d'éludier avant l'âge 62. Voir une appréciation différente dans DINOUR, op. cit., liv. 2. t. 4, p. 273, note 57. 63. Minhat Qnaol. Jenrç 34, p. 97-99, 2B4 dt'. yingl-cilHI ans les livres grecs traila nt de phys iqu e e L de mét a physiqu e, L'ana thè m e d evait durcI' cinqu a nte a n s; il concern a it non se ul em ent (' (> u x (lui étudi a ie nt ces m a ti èr es, m a is a ussi CC li X qui les en seigna ienl. Dl..' fa(Hl intéressante, la m éd ecin e é La iL explicitem en t Illise à pa rt, bien <tu 'c ll c « fa sse pa rti e d c la ph ys iqu e », pa rce qu e « la loi a p ermi s a u x m édecin s d e soi gner ». C'est là la jn s tifica ti o n fo rm elle el o bli gée; en fa it , Hs ne pouvaient int erdire l'é Lude d e la m édecine, a lo r s qu e la pro fession éta it a ussi répandue et bien enracin ée. Une d euxième excommunication, 1)I'ononc('c le lIl èm c j Ollr. a na th émati se ccux qui pro no ncent des serm on s « in fâm es gCIlI'!.! d e CC LI X qu e n Oli s avo n s décrits plu s h a ut 64, du Sa lomon ben Adreth con sidér a qu 'il ava it fait ce qu 'il lui incomha it d t' fa ire. et a ltendit les excommunica ti on s p ro noncées pal' les comnHIlHl ut t'·S du Midi. Mais les ch oses n e to urn èr ent pas comme il J'espé ra it. Les r ati ona li s tes r éagirent violem men t ct pro noncèren t une con trc-excommu n ica ti o n, Lo ucha nt to us ce ux qui a ppro uY el'a ient les mcs ures pri ses à Ba r ce lon e, Un e di scu ssio n se d évelo p pa S lll' le caractèr e léga l de cc no u\'cl a na th èm c, c t c'est (j'elle qu e s'occ upc le de u xiè m e gro upc de leUres l'asse mblées d.lIls le M i n/tai Qna of. Les r a ti on a lis tes m oùé rés, :Mena hem Ha-meïri , Ycda ïah P n ini Bed el'si, rédigèr cn t d c longues lett res d e justi fica tio n, ex trêm emcnt Hr g umentécs o ü il s ex prim ent le se ntiment d 'affr ont qu c r essentit le jllda ïs m e du Mid i 65. En juill ct 1306, a u mili cu d e ccll e di scussio n, Philippe le Bcl o rd o nna l'cx pul sion de tous les juifs dc F r a nce, y compri s d e CC LIX d !1 La n guedoc 66 . Cel événem ent politiqu e, ct Ics effcls destru c teu r s imll1 t; (li a is qu 'il impliqu a it , tra nsformèr ent la polémiqu e en qu esti o n d ' impol'la nce scconua ire. . 64 . DINOUR, op'. cil., li v. 2, 1. 4, page ?S3. 65. Cf.. l'apologie de Menahem Ha-melri dans « Hoshen Mishpa l n , in lttbelschrift zum newl Zlgsten Gebtl~tslag des D .L: ZW1Z ( Berlin . 1884), p. 142·174 ; et ce lle de Ledaïah BEDERSI, « Ktav ha-hitna ts lou l », III Salomon ben AORE11-1, Responsa (Vienne, 1812). 1'" par tie, n ° 41 8. 6!,,' Su!, l'expul sion. de 1306,. cf . . I. LOEu, « Les expulsio ns des Juifs de France a u XIV" s lecle, m Ju1?elschnft Zllm slebl,lgstel1 Geburtslage des prof. Dr. H. Graelz (Breslau. 1887), p. 39·56 ; SImon SCHWi\RZFUCHS, « The expuls ion o f the Jews from France ( 1306) in 'i"hq seventy-[ifth allnÎwçrsary vg!!1me of the Jewish Quartely Review (P hiladelphia . 1957). RATiONALISME ET ORTHODOXIE J UDAJQUES, XI ve SI ÈCLE 285 Les ch erch eurs contemporains sont divisés en ce qui concern e le caractère effectif et les e ffe ts pra tiques ùe l'excomnlllI1i ca ti on prononcée à Barcelone 67 . La tendance générale en réduit la portée, parce qu'on n e lui tro uve pas d e suite dans les documents ultérieurs et qu'on ne lui reconnait pas immédi a tement d' effets très n ets. C'est un fa it 'lue la proùuction philoso phiqu e ra tiona liste n e fut pas freinée en 1305 . L'activité de tra duction reçut lIne nouvelle impulsion dans la première llloiti é du XIV' siècle. Les au teurs importa nts, Kalonymos ben Kalonyulos, .Joscph ibn l{ aspi, pa rticu liè rcment Lévi ben Gerson, avaient seize ou dix-huit a n s quand ful prononcée l'excommunication. C'est à eux et à leu rs coreli gionna ires du mèm e âge qu'elle é tait d estinée. C'est pourtant celte gén éra tion qui d onna les gra nds au teurs et les traducle urs les plus effici ents des années 30 e l 40 du XIV ~ siècle. D' une manièr e à première vue paradoxale, les cinquante a nnées qui suivent l'eXCOnlnIUnication de Barcelone sont pour le judaïslne provençal l'ép oque d e la produc tion la plus étendue, la plus profonde, et ta plus originale de ta pensée rationaliste. Il est possible que l'excommunication a il précisément donné impulsion e l en cou rageme nt à ses a dversa ires. \1 me semble pourtanl qu'il fa ill e ja uger les effets et l'influ ence de l'excommunication de 1305 de façon beau coup plus délicate. Celui qui lit les œuvres de J oseph ibn Kaspi a nécessairem ent l' impression que, malgré les formules agr essives et bien frappées qui caractérisent son style, l'auteUl" écrit « S Ul' la défensive ». Sa défense d e la sci en ce, aussi bien contre ses par tisa n s les plu s ex lrénlistes que contre ceux qui s'y opposent par principe, et son tém oign age, d'après leq uel la majeure partie du public juif de son temps (les a nnées 20, 30 el 40) se dé tournent d e la « sagesse » et de ses a deptes, constituent très n ettem ent une thérapeutique d 'après l'excomnlllniçation . Lévi ben Gerson lui aussi, malgré ses tendances radicales, doit 67. Cf. HALKll\, The ban, p . SS ; TWERSKY, Aspects, p. 203-207 ; e t TOUATI, La contro- verse, p. 32 286 fo rmuler ses doctrines de façon prudente et en prenanl soin dp ne pas choquer l'opinion publique. Ainsi l'expérience de la discussion des an nées 1303-1306 - el cette qllcsLion mérite une discussion élargie - n'csl-ell(' pas restée sans r ésultats durables, lllêmc s'ils ne se mani restèrent pas immédiatement, sur la vic intcUccluclle et sociale des juifs d e Pl'o,·cnec. Joseph SHATZMILLEH. r \ \