Le mirage égyptien : Caligula

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Le mirage égyptien : Caligula
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Le mirage égyptien : Caligula
Lucien JERPHAGNON, Histoire de la Rome antique, Paris, Tallandier, 1987, pp. 244-249.
A Tibère mort de sa belle mort succéda donc sans à-coups, et même dans la meilleure
ambiance le jeune Caius, dit Caligula. Le malheur a voulu qu'il passât à la postérité pour des
raisons assez troubles et qui reposent sur une totale méconnaissance de la mentalité antique.
Le public cultivé connaît par Camus un Caligula existentialiste avant la lettre, qui a découvert
l'absurdité du monde et cherche l'absolu de la liberté, comme dans les années d'après-guerre,
dans l'absolu de la puissance. Très bien pensé, très bien écrit — mais peu à voir avec la
réalité. Caius n'est là que comme support d'une thèse. De surcroît, la malchance a voulu que
Caius hante nos écrans. De ce fait, il nourrit de ses propres phantasmes, compris de travers,
les phantasmes du grand public d'aujourd'hui. En vingt ans, on l'aura vu au moins quatre fois :
dans deux navets américains, dans un Caligula de sex-shop sorti en 1980, et dans un feuilleton
de télévision étranger, pieusement recueilli chez nous : un Caius qui relève de la psychiatrie
lourde, sorte de Père Ubu qui aurait lu d'un trait Nietzsche, Stirner et Pierre Dac.
On sait maintenant — et deux livres récents de Roland Auguet et de Daniel Nony l'ont
opportunément souligné — que toutes les horreurs qui courent sur le troisième César
procèdent de ce qu'ont raconté des contemporains qui avaient eu à se plaindre de lui, comme
Sénèque ou Philon d'Alexandrie, et aussi des historiens postérieurs, comme Suétone, qui
noircissaient à plaisir les Julio-Claudiens pour mieux exalter les « bons » empereurs sous
lesquels ils vivaient, et s'en faire mieux apprécier. Or, on a tout pris au pied de la lettre, et
comme ces ragots, nés de plaisanteries douteuses chez un gamin qui en raffolait, de propos
irréfléchis ou de provocations verbales, fourmillent d'horribles détails, ils ont fait fureur
jusqu'à nos jours. Encore n'est-ce pas tout. J'ai moi-même attiré l'attention sur le fait que
certains comportements tristement célèbres de Caligula ne peuvent se comprendre que dans
un contexte symbolique qu'on a complètement négligé ou, si l'on préfère, selon un code dont
on n'a que récemment retrouvé la clef. Le personnage de Caius est déjà suffisamment
inquiétant par lui-même sans qu'on aille en remettre. Nous verrons un peu plus loin que
Néron, autre monstre sacré, est dans le même cas.
Quand il fit son entrée dans Rome le 28 mars 37, Caius fut accueilli avec transport :
Tibère était vieux ; Caius était jeune — vingt-cinq ans ! et les Romains étaient fous de la
jeunesse. Et puis, c'était le fils du bien-aimé Germanicus, tant regretté ! On l'appelait « mon
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astre, mon poupon, mon bébé ». Du délire. Et il avait, si j'ose dire, tous ses papiers en règle :
Macron lui avait fait obtenir le serment des armées, l'investiture sénatoriale, tout. Remarquons
bien ceci : désormais, l'avènement d'un prince était devenu chose naturelle, institutionnelle.
Le régime monarchique (sans roi, bien sûr !) était entré dans les mœurs. Le prince se montra
d'abord charmant avec tout le monde, soucieux de collaborer avec le Sénat, généreux avec les
soldats, avec la plèbe. Il rappela de nombreux exilés. Un court rêve. Car tout soudain, il serait
tombé malade, et c'est ainsi que du jour au lendemain il serait devenu un monstre. Contraste
trop marqué pour être tout à fait crédible. En fait, l'hérédité des Julio-Claudiens pesait lourd
sur Caius : il était très probablement épileptique, ce qui n'arrangeait rien. Toujours est-il qu'il
dépêcha aux Enfers un sien cousin et frère adoptif cohéritier de Tibère, Macron, le préfet du
prétoire, et Silanus, son propre beau-père. Inexcusable, mais compréhensible pour des raisons
de concurrence. De 38 à 39, son comportement avec le Sénat fut ahurissant. Mêlant le
loufoque à la cruauté, il semble vouloir non seulement décimer la vénérable institution, mais
encore la ridiculiser. Alors, il fait courir des sénateurs en toge à côté de sa voiture, il fait se
battre au Cirque de hauts personnages âgés ou infirmes avec des gladiateurs octogénaires ; il
condamne aux bêtes des gens irréprochables, il en fait enfermer à quatre pattes dans des
cages, etc. Il contraint les pères à assister au supplice de leurs fils. A un malheureux qui
s'excusait, prétextant sa mauvaise santé, il fit envoyer une litière. Il en invita un autre à
prendre quelque chose après l'exécution, se montra charmant, s'efforçant par mille gentillesses
de le distraire. Il fit aussi étriper un sénateur, dont on traîna les entrailles dans les rues. S'il lui
arrivait de se tromper de condamné, il assurait que cela n'avait aucune importance, etc. On
trouve tout cela et le reste dans Suétone, Dion Cassius, Sénèque, et les autres. Du coup, on
saisit le vrai sens de la boutade fameuse du cheval qu'il voulait faire consul : il tenait non
seulement à faire entendre que cette bête ferait aussi bien à ce poste que n'importe lequel de
ces imbéciles qu'il méprise — mais encore qu'entre cet animal, d'ailleurs remarquable à la
course, et le sénateur moyen, il y avait moins de distance qu'entre ledit sénateur et lui-même,
l'empereur-dieu. Car il entend bien qu'on le reconnaisse comme divin, nous allons y revenir.
En revanche, il ne se gênait pas pour affirmer qu'il entendait gouverner pour le peuple
et pour les chevaliers. Il autorisa de nouveau les collèges populaires, supprimés depuis
Auguste, s'entoura d'affranchis. Pour narguer le Sénat, il fit transférer de Lyon à Rome
l'atelier de frappe des monnaies. De tout cela, il ressort à l'évidence que si Caligula détestait la
très haute société romaine, il aimait le peuple et ne savait qu'inventer pour lui faire plaisir.
Voyons seulement ce que dit Philon d'Alexandrie, qui pourtant eut à se plaindre de lui en tant
qu'ambassadeur des Juifs : « Alors, les riches ne passaient pas devant les pauvres ni les
célébrités avant les gens obscurs... Les maîtres ne l'emportaient pas sur les esclaves ; les
circonstances donnaient l'égalité... » Une sorte de révolution culturelle. Dion Cassius note
qu'il fut « le plus démocratique des princes ». Les deux séries d'observations forment
antithèse: d'une part cette haine viscérale, cette exécration d'une classe dirigeante qu'il sentait
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cheminer dans l'ombre et comploter depuis le temps de son enfance assombrie de crimes — et
d'autre part cet amour irrationnel, que je dirais antithétique a priori, pour une plèbe qu'il
connaissait si peu, séparée de lui par un abîme, objet idéal en quelque sorte de son goût du
bien. On voit donc ce qui apparaît ici de radicalement nouveau. Caius entend balayer sans
nuances le compromis hypocrite qui prévalait sous les deux précédents règnes : il ne respecte
plus les formes ; il ne ménage plus les susceptibilités de la haute assemblée. Il veut être un
monarque absolu, et dans son esprit, cette monarchie doit profiter au peuple. Son
gouvernement apparaît donc sinon « démocratique », comme le laissent entendre Philon et
Dion Cassius, du moins démagogique. On comprend que le Sénat, plongé sur le coup dans la
terreur, n'ait désormais qu'un souhait et un seul : voir disparaître au plus vite cet individu
dangereux qui se conduisait à Rome et dans les provinces en potentat oriental et en « dieu
vivant ».
La politique extérieure de Caius semble avoir été guidée par le propos de s'opposer à
ses prédécesseurs, au moins en Orient. Alors qu'Auguste et Tibère avaient cherché à abolir la
politique « pompéienne » des Etats-clients au bénéfice d'une mainmise directe de Rome sur
les petits royaumes dépossédés de leurs trônes, Caligula les restitua à leurs descendants, ce
qui eut pour effet d'accroître la confusion. En revanche, Caligula prit des décisions
stratégiques importantes en Germanie, où il entendait reprendre les visées ambitieuses de son
père Germanicus. Il se rendit lui-même sur place, leva deux légions nouvelles, ce qui porta à
dix légions les effectifs de l'armée du Rhin. Un moment il caressa le projet sans suite
d'envahir la Grande-Bretagne.
A son retour, en 40, Caligula reprit de plus belle ses ruineuses extravagances de
monarque oriental divinisé, vida les caisses impériales laissées pleines par Tibère, et entreprit
d'éponger le déficit par des exactions fiscales d'une telle ampleur qu'elles lui aliénèrent même
le petit peuple. L'armée elle-même était déconcertée par la conduite de plus en plus
paranoïaque du souverain. Il semblait maintenant à chacun que Caligula voulait réduire son
peuple entier à la servitude, et c'en était plus que les Romains n'en pouvaient supporter. Tant
et si bien qu'une conjuration se forma, faite de sénateurs, d'officiers prétoriens, d'affranchis
haut placés qu'effaraient les excès du jeune César. Il allait trop loin. La conjuration n'avait
d'autre projet précis que l'élimination de l'empereur : nul n'avait quelqu'un en vue pour la
succession. Le 24 janvier 41, les conjurés coincèrent opportunément Caligula dans un
cryptoportique du palais, et un certain Cassius Chaerea lui porta le coup fatal. Ainsi s'achevait
ce règne cruel et surréaliste qui évoque Alfred Jarry et pose de ce fait quelques questions de
fond.
Car enfin, ces quatre années apparaissent dans la tradition romaine comme une
invraisemblable bavure, ne serait-ce que la prétention de Caligula à l'absolutisme flamboyant
et à la divinisation, sans même parler de ses mœurs. Or, il semble que bien des choses
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s'éclairent si l'on regarde le dossier sous l'angle des antécédents de Caligula, et de son
éducation à l'orientale. Par Antonia, sa grand-mère, il descendait d'Antoine, dont on sait les
aventures érotico-politiques avec Cléopâtre. La vieille dame, auprès de qui il avait passé
plusieurs années de son enfance, l'avait marqué. Et puis, il y avait l'entourage. Son service
était assuré par un personnel égyptien empressé à lui prodiguer les attentions qui étaient de
tradition dans le pays où le pharaon est dieu. Caius raffola de ce protocole ritualisé, qui
prévoyait qu'on psalmodiât de véritables litanies à sa gloire. L'un de ces larbins chambra
littéralement le jeune homme. Il se mit à rêver de l'Orient. Lui qui se sentait si éloigné de ses
austères prédécesseurs, et qui était si jaloux de leur gloire, lui qui s'éprouvait si proche des
monarchies hellénistiques, il se mettait à concevoir des projets insensés. Empereur de Rome,
il était ipso facto roi en Egypte, donc dieu. Dès lors, pourquoi ne le serait-il pas partout
ailleurs sur la terre, et aussi loin que s'étendaient les frontières de l'Empire ? Dans ce
psychisme hanté de phantasmes, l'idée faisait son chemin. Il officialisa le culte d'Isis, rétablit
des vassalités en Orient pour se poser en roi des rois. Il introduisit au Palais des usages qui
n'avaient plus rien de romain, à base de prosternations. Il donnait aux sénateurs son pied à
baiser. Autre détail significatif : l'amour sacré de l'or. Il en prenait, dit Suétone, des bains ; il
en jeta au peuple à poignées, trois jours durant, du haut de la basilique Julia. Comportement
sacramentel : pour les Egyptiens — voir une inscription de Séthos Ier, deuxième roi de la
XIXe dynastie — « L'or est la chair des dieux », le métal réservé, apanage du pharaon. Autre
détail — si j'ose dire — pharaonique : Caligula passait pour coucher avec ses trois sœurs,
avec une préférence pour la plus jeune, Drusilla, avec qui il contracta un mariage philadelphe
à la façon des Ptolémées. De même le voit-on boire des perles dissoutes dans du vinaigre, à la
façon, dit-on, de Cléopâtre. De même se voulut-il le nouveau Xerxès, le nouvel Alexandre,
etc. Il entendait résumer en sa personne toute la typologie héroïque de l'Orient. Lui qui à
Rome s'était fait dieu, qui avait fait scier la tête des statues du panthéon grec et romain pour y
faire mettre la sienne, et qui projetait de s'installer au Capitole à la place de Jupiter, il
entendait bien imposer sa statue au temple de Jérusalem, dans le Saint des Saints... On
imagine sans peine la réaction des Juifs, d'où l'envoi en ambassade du philosophe Philon pour
« arranger le coup ». Et je passe sur les fantaisies déconcertantes qui toutes tendaient au même
but. Il s'accoutrait en Mercure, avec le caducée et les sandales ailées, en Vénus, etc. On voit
mieux, compte tenu de ce contexte, vers quoi allait cette mégalomanie, où nous aurions tort de
voir simplement une bouffonnerie d'asile. Elle tendait à l'assimilation ostensible, rituelle, de
l'empereur à toutes les formes du divin partout sur la terre. Cette poly divinité était dans son
esprit dérangé mais logique le suprême état d'une royauté universelle. Si Caius nous apparaît à
bon droit comme battant la campagne, il ne la battait pas n'importe comment. On ne délire
jamais tout seul, mais toujours en relation phantasmatique avec un milieu. Seulement, il était
trop tôt, bien trop tôt, pour introniser à Rome une monarchie à l'orientale. Un jour viendrait où
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ces fastes et ces prosternations n'étonneraient plus personne, et seraient l'étiquette en vigueur à
la cour. Caligula avait trois siècles d'avance sur son temps, et c'est de cela qu'il devait mourir.