CALIGULA D`ALBERT CAMUS ET KAJUS CEZAR

Transcription

CALIGULA D`ALBERT CAMUS ET KAJUS CEZAR
CALIGULA
D'ALBERT CAMUS
ET KAJUS CEZAR KALIGULA DE KAROL HUBERT
ROSTWOROWSKI
DEUX REALISATIONS DRAMATURGIQUES DU THEME.
Thèse de Maitrise
Soumise
Au Département de La Langue Française
à l’Université Catholique de Lublin, Pologne
Par
Justyna M. Japola
L’Université Catholique de Lublin, Pologne
Juin 2001
Droits d’Auteur 2001
de Justyna M. Japola
Table de Matières
Introduction.................................................................................................................. 1
1. Préliminaires............................................................................................................. 5
2. Caligula dans l’histoire............................................................................................ 16
2.1 La relation de Suétone: Vies des douze césars........................................................... 17
2.2 Caligula ou le pouvoir à vingt ans de Roland Auguet. ................................................. 23
2.3 La réception du personnage de Caligula au moment de la création des deux pièces... 30
2.4 Caligula – une vision objective?................................................................................. 35
3. Le personnage de Caligula dans les relations interpersonnelles – analyse actantielle
37
3.1 Caligula d'Albert Camus ........................................................................................... 40
3.2 Cezar Kajus Kaligula de Hubert Karol Rostworowski ................................................. 59
4. Réalisations du thème............................................................................................. 71
4.1 Caligula – tyran irrationnel ....................................................................................... 73
4.2 Caligula – intellectuel ............................................................................................... 87
4.3 Caligula – homme ................................................................................................... 102
4.4 Caligula – metteur en scène .................................................................................... 115
4.5 Récapitulation ........................................................................................................ 129
Conclusion ............................................................................................................... 134
Bibliographie ............................................................................................................ 138
i
Introduction
Le sujet de la présente étude – Caligula en tant que thème – est bien
intéressant pour des raisons non seulement théoriques et littéraires mais aussi –
philosophiques ou même existentielles. Cette approche nous garantit de
parcourir une aventure fascinante à la recherche de l'identité, de l'origine, de
l'évolution et des éléments constitutifs de ce phénomène que nous risquons
d'appeler justement le thème de Caligula.
Nous allons voir comment le héros légendaire du début de notre ère peut
entrer en jeu avec le lecteur/spectateur contemporain au tout commencement du
troisième millénaire, comment il ne se laisse pas réduire à une seule imagesimplification (injuste!), mais réclame – en le suggérant de façons différentes –
l’affirmation de la richesse de toutes ses incarnations possibles.
Tout homme en face du thème de Caligula aura la chance non seulement de
connaître un personnage historique (intéressant en tant que tel), mais aussi,
grâce à ses apparitions littéraires, grâce au fait qu'il reflète l’atmosphère des
époques différentes avec leurs problèmes spécifiques et qu'il sert en même temps
de porte-parole de la sensibilité de chaque auteur, de s'enrichir par la rencontre
avec un héros enfermant en lui une "réalité" métaphysique, le secret
profondément humain, prêt à être découvert.
Pour réaliser ces possibilités nous allons soumettre à une analyse
approfondie le personnage de l'empereur romain du Ier siècle après Jésus-Christ
tel qu'il apparaît dans les pièces de théâtre de Rostworowski et de Camus.
Nous remarquons tout de suite, que les deux œuvres naissent dans deux
réalités diverses. Ce qui les distingue c'est, d'abord, le temps de leur création.
Cezar Kajus Kaligula de Karol Hubert Rostworowski a été créé en 1917 et
Caligula d'Albert Camus (sa version définitive) en 1945. Puis, les auteurs, Camus
et Rostworowski, appartiennent à de différentes époques pas seulement
littéraires mais aussi sociales et intellectuelles. Cependant, on peut constater
que les deux pays, la Pologne et la France, ne sont pas tellement "éloignés" l'un
de l'autre – ils se trouvent à la portée de la culture occidentale qui puise
l'inspiration dans ses racines grecques et romaines. Quant aux époques en
question, écartées l'une de l'autre de quelques vingt-cinq ans, elles ont un trait
commun important: la réalité d'une catastrophe de guerre mondiale.
Nous n'oublions pas que les deux auteurs ont choisi la forme dramatique. Il
faut cependant noter que notre objectif n'est pas de parler du caractère
spécifiquement théâtral de la présentation du personnage de Caligula. Dans la
perspective de nos propos, le fait que l'empereur apparaisse dans les œuvres de
théâtre, n'est pas considéré comme question essentielle.
Notre but sera d'abord de présenter un compte rendu des images de
Caligula existant dans la culture occidentale. Nous passerons ensuite à l'analyse
des changements de ces images accomplis par Rostworowski et Camus, à
l'analyse
de
la
réalisation
dramaturgique
du
thème.
Finalement,
nous
procéderons à une interprétation des motifs retrouvés – ce sera aussi une sorte
de couronnement de notre exposé. On y aura recours aux œuvres littéraires et
2
aux courants philosophiques différents, à tout ce qui semble "coopérer" avec le
thème en question et réunir ses éléments constitutifs.
L'étude présente comportera quatre chapitres d'importance inégale. Dans le
premier,
qui
contient
les
principales
explications
terminologiques,
nous
chercherons à définir la notion du thème en l'opposant à celle du motif et à
trouver la relation qui lie les deux termes. Le chapitre deuxième présentera le
personnage de Caligula tel qu'il apparaît dans l'histoire. Il aura pour but de faire
observer qu'il n'existe pas une seule image de l'empereur dans les relations des
historiens (aussi bien de l'époque que contemporains). Au contraire, ces relations
se montrent une source appréciable des visions contradictoires. Dans le chapitre
troisième nous effectuerons l'analyse actantielle du personnage de Caligula dans
les œuvres examinées. Nous nommerons d'abord tous les actants et indiquerons
leur rôle dans les pièces, pour trouver ensuite la position dans laquelle se trouve
le héros principal par rapport aux forces agissantes. Le quatrième chapitre sera
essentiellement une approche ayant pour but de découvrir la caractéristique du
thème de Caligula dans toute sa complexité. Nous allons nous baser sur
plusieurs textes que nous citerons au fur et à mesure. Il faut noter cependant
que c'est l’œuvre philosophique d'Albert Camus qui nous apportera l'appui
capital dans notre analyse.
La bibliographie renseignera sur les ouvrages d'auteurs en question et de
ceux qui ont été utilisés pour faire avancer notre travail: œuvres théoriques,
monographiques et encyclopédiques. Nous n'avons pas cru nécessaire de citer la
liste complète des études consacrées aux auteurs et aux pièces dont nous nous
occupons. Quant à l'état de recherches sur Caligula, personnage aussi bien
historique que littéraire, il n'est pas très impressionnant. Vu le fait que dans la
3
présente étude nous n'abordons qu'un aspect étroit concernant les deux œuvres,
il faudrait peut-être écrire une monographie spécialisée consacrée entièrement à
la comparaison plus globale des deux pièces en question.
4
1. Préliminaires
Peut-on parler de Caligula en tant qu’un mythe toujours vivant, toujours actuel?
Comment l’histoire de ce César connu pour sa cruauté folle peut-elle influencer
l’homme d’aujourd’hui? Ce drame du début de notre ère peut-il avoir une
importance quelconque à l'époque de la primauté de la science et de la
technique, et plus encore - au temps de la postmodernité?
On peut être tenté de dire que c'était bien sûr important mais - autrefois,
dans les trois trimestres de notre siècle marqués par les guerres mondiales: le
modernisme – oui, l’existentialisme - de même, mais pas la postmodernité 1 . C’est
vrai, il y avait des auteurs s’intéressant à ce sujet, écrivant des pièces sur le
César atroce qui torturait la Rome. Mais on n'en écrit plus. Pourquoi donc
aborder ce sujet encore une fois? La solution de ce problème se montrera peutêtre plus facile au moment où nous considérerons Caligula pas seulement
comme un personnage connu dans l'histoire, mais – comme un thème littéraire.
1
Nous admettons que, dans un sens, Rostworowski appartient à l'époque de la modernité (qui
attaque la morale bourgeoise corrompue mais ne retrouve que l'esprit décadent au plus profond
de sa propre âme), et Camus – de l'existentialisme (époque "inquiète" par le manque de sens
quelconque de la vie humaine – conséquence de la "mort de Dieu"). Quant à notre époque – de la
fin du XX siècle, elle est postmoderne dans le sens où elle proclame la "mort de l'homme" et se
débarrasse ainsi de toutes les valeurs. Toute activité rationnelle est ainsi mise en question.
Préliminaires
Acceptons le point de vue de Raymond Trousson 2 qui dit qu'étudier les
thèmes (considérés comme expression des légendes ancestrales de notre culture),
se pencher sur le secret de leurs mutations infinies, c'est aussi apprendre à
connaître sa propre odyssée dans ce qu'elle a de plus élevé et souvent de plus
tragique. Dans toute conscience éprise de justice il y a une Antigone, dans toute
révolte un Prométhée (…). Ces héros sont en nous et nous sommes en eux; ils
vivent de notre vie, nous nous pensons sous leur enveloppe. (…) nos mythes et nos
thèmes légendaires sont notre polyvalence, ils sont les exposants de l'humanité,
les formes idéales du destin tragique, de la condition humaine. 3 On revient alors à
ces héros comme aux pôles de notre être et de notre culture, parce qu'ils incarnent
ce qu'il y a en l'homme d'éternel et d'indéfiniment transmissible, la mesure de son
humanité, sa grandeur et sa faiblesse, ses combats contre lui-même et les dieux. 4
Nous allons quand même nous occuper des questions moins existentielles
ou personnelles, et plus littéraires. C'est justement l'étude de Caligula en tant
que thème qui permettra de découvrir dans le personnage analysé 5 une richesse
des aspects bien contemporains, des symboles de la culture occidentale, des
signes éternels de l'aventure humaine. Pour cela nous nous sentons en partie
excusée d'avoir utilisé dans le titre de cette étude le mot "thème". Nous allons, à
mesure que notre travail progresse, essayer de justifier l'utilisation de ce terme
par rapport au personnage de Caligula.
2
3
4
5
R. Trousson, Thèmes et mythes. Questions de méthode, Bruxelles 1981, pp. 8-9.
Ibidem, p. 8.
Ibidem, p. 9.
Puisque l'on peut dire que dans le cas de deux pièces en question le thème étudié sera le
personnage de Caligula.
6
Préliminaires
Au début, il convient de trouver une bonne définition de la notion analysée.
Pour
éviter
des
confusions
possibles,
nous
allons
suivre
les
solutions
terminologiques proposées par l'auteur déjà mentionné ci-dessus 6 .
Tout d'abord nous allons distinguer la notion du "thème" de celle du "motif",
les deux notions étant souvent confondues 7 , puisqu'elles sont liées d'une relation
pas très intelligible. D'après Trousson 8 , le motif est une sorte de toile de fond,
c'est un concept large et général qui détermine soit une attitude, comme par
exemple la révolte, soit une situation de base dans laquelle on ne trouve pas
encore de personnages individualisés 9 , telle que la situation d'un homme entre
deux femmes, le conflit entre un père et un fils etc. L'absurde, l'amour
malheureux, de même que la révolte métaphysique ou la cruauté sont des motifs.
Le thème est réalisation concrète et individuelle d'un motif (on passe de ce
qui est général vers ce qui est concret). Le motif du séducteur se réalise (se
concrétise) dans le personnage de Don Juan, le motif de la haine entre deux
frères, dans le thème d'Abel et Caïn. On voit bien qu'un seul motif peut être
réalisé par plusieurs thèmes. On retrouve le conflit de deux frères aussi bien
dans les personnages d'Etéocle et Polynice. Dans le sens inverse, un thème peut
"contenir" en soi de motifs différents. Caïn n'est pas seulement un fratricide. Il
réalise aussi bien le motif de l'homme rejeté par Dieu. Les personnages qui
6
7
8
9
Qui est considéré comme spécialiste en thématologie.
Cf. R. Trousson, Thèmes et mythes, op. cit., chapitre troisième: Une terminologie ambiguë, pp. 1520. Cf. aussi: 1° P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris 1980, p. 421. 2° The Bedford Glossary of
Critical and Literary Terms, Éd. Ross Murfin, Supryia M.Ray, Bedford Books, Boston, New York
1997, p. 400.
R. Trousson, Un problème de littérature comparée: les études de thèmes. Essai de méthodologie,
Éd. Minard – Lettres Modernes, Paris 1965. Surtout le chapitre premier: Thèmes ou motifs?,
pp. 11-23. (Traduction polonaise de ce chapitre: R. Trousson, Tematy czy motywy? in: Antologia
zagranicznej komparatystyki literackiej, réd. H. Janaszek-Iwanićkova, Warszawa 1997, pp. 192200.)
R. Trousson, op. cit., p. 12.
7
Préliminaires
réalisent un motif, qui forment donc un thème concret, donnent l'origine à une
tradition littéraire 10 . Quant au motif, il n'a en soi rien de "littéraire" 11 . Les motifs
appartiennent à l'histoire, à la psychologie, à la psychanalyse ou même à la
politique.
Quelle relation découvrirons-nous entre les deux notions en question?
Laquelle est plus fondamentale, première?
La réponse qui s'impose tout d'abord est de dire que ce sont les motifs, des
choses non-littéraires, qui déterminent le niveau des thèmes - niveau littéraire.
Motif, quelque chose d'abstrait, non incarnée dans un personnage, relève de
l'expérience humaine. Et c'est cette expérience seulement que l'on peut
considérer comme matière littéraire. Il n'y a pas de littérature sans expérience (il
est possible qu'un frère en tue un autre sans qu'une telle situation soit présente
dans la littérature; mais pas inversement – la fiction dépend, de façon ou d'autre,
de la vie 12 ). Les motifs précéderaient donc les thèmes. Puisque, comme le dit
Trousson,
c'est l'œuvre littéraire qui se dégage d'un motif général, et qui a
sculpté, dans la roche difforme du concept, la situation et les personnages appelés,
dorénavant, à constituer un thème 13 . Ainsi, pour lire convenablement un thème
on devrait trouver pour lui ce qu'il y a de base, les motifs dont il est
concrétisation. Pour expliquer la réalisation du thème de Caligula, on devrait
fouiller dans l'histoire, examiner la psychologie de Caligula historique, et
seulement après analyser des apparitions littéraires de ce thème.
10
11
12
13
On retrouve le personnage de Caïn entre autres chez Byron, Victor Hugo, Leconte de Lisle, John
Steinbeck etc.
Cf. R. Trousson, op. cit., pp. 13-4.
Toute œuvre d'art naît en fonction de ce qu'ont vécu et expérimenté les artistes.
R. Trousson, Thèmes et mythes, op. cit., p. 24.
8
Préliminaires
Pourtant, il semble qu'il faille plutôt distinguer deux situations possibles.
Premièrement, on aurait effectivement affaire d'abord à une idée générale, une
attitude ou une situation de base, sans personnages individualisés (comme par
exemple l'idée de séduction). C'est seulement quand cette idée est réalisée dans
une œuvre littéraire (au moment où l'on écrit le premier Don Juan), quand elle
est incarnée dans un personnage fictif, que le nom de ce personnage devient un
thème.
On peut imaginer pourtant une autre possibilité: la situation où d'abord il y
a des personnages historiques ou un événement historique (histoire d'Abel et
Caïn par exemple). Ce personnage (sa vie) est tellement marquant que son nom
donne l'origine à un thème – quelque chose de "littéraire" (on perçoit dès lors
Abel et Caïn comme un thème, qui va réapparaître dans la littérature). Ce thème
nous renvoie à un motif précis (de la haine entre deux frères). On "oublie" tous
les autres motifs possibles jusqu'au moment où la situation change, quand on se
rend compte que le thème en question, qui semblait nous envoyer – uniquement
- à des motifs bien déterminés, envoie aussi bien à des motifs totalement
différents. (Caïn n'est plus tellement fratricide que l'incarnation de l'homme
rejeté par Dieu.) Dans ce cas, ce serait un thème (ou – sa perception différente)
qui aurait donné naissance à des motifs nouveaux. (Même si l'on accepte que
tout thème provienne d'une situation non-littéraire, il y en a pourtant qui bientôt
commencent à vivre leur propre vie. Ainsi, on pourrait dire qu'ils ne dépendent
plus de motifs, mais qu'ils les créent.)
Le rapport entre les deux notions n'est certainement pas évident.
9
Préliminaires
Nous allons risquer la thèse selon laquelle la relation entre thèmes et motifs
est celle de survenance 14 . Bien que cette relation soit normalement perçue
comme strictement philosophique, il nous semble souhaitable de l'appliquer (ou
de l'adapter) à ces deux notions théoriques de littérature 15 .
Survenance est une relation entre deux niveaux de propriétés. L'essentiel de
ce rapport est le fait qu'un des niveaux en question peut être présent seulement
quand l'autre y existe déjà: une chose possède la première propriété 16 si (et parce
que) cette même chose est caractérisée par l'autre propriété, celle de "base", plus
fondamentale. Nous disons de quelqu'un qu'il est bon, seulement si en même
temps il est gentil ou généreux ou s'il possède d'autres traits de caractère de la
sorte. Nous disons qu'un chien est vivant seulement en fonction de son
comportement que nous pouvons observer ou parce que nous sommes capables
de constater une spécifique organisation physique de son organisme. De même,
une mélodie est une propriété survenante par rapport à une séquence donnée de
notes.
L'idée principale de la relation en question est celle, que de deux niveaux de
propriétés, l'un est fondamental, c'est-à-dire au moment où il est fixé, l'autre l'est
14
15
16
Originalement en anglais: supervenience; notion introduite à la philosophie de l'esprit par Donald
Davidson
en
1970
(d'après
Dictionary
of
Philosophy
of
Mind,
http://artsci.wustl.edu/~philos/MindDict/supervenience.html). Je dois la traduction française
à l'amabilité de Mme Sandra Laugier, Professeur à l'Université de Picardie (Faculté de
philosophie, sciences humaines et sociales) et Chercheur associé à l'Institut d'Histoire et
Philosophie des Sciences et Techniques (CNRS-Paris I), [email protected].
L'élaboration profonde de cette idée nous apporterait peut-être des solutions intéressantes du
problème. Malheureusement, les limites de l'étude présente ne nous permettent pas de le faire
ici. Si nous sommes tentés de l'aborder au moins, c'est pour deux raisons suivantes: 1° nous
n'avons pas trouvé de bonne définition de la relation en question; 2° parmi ceux qui essaient de
la décrire quand même, personne n'a osé lui donner un nom concret. Nous supposons qu'au
moment où une telle relation est nommée, elle peut devenir un problème en soi qui réclame une
étude particulière. Ainsi, si notre approche n'apporte pas de solutions définitives, mais
contrairement, pose des problèmes nouveaux, nous pouvons nous sentir bien satisfaits.
Que l'on va appeler propriété survenante, c'est-à-dire celle qui reste dans la relation de
survenance.
10
Préliminaires
aussi, automatiquement. Il suffit alors de s'occuper du niveau de base: le niveau
supérieur en sort précisément en fonction du niveau fondamental (et rien d'autre
n'est nécessaire). Pour en revenir à notre exemple musical: un compositeur n'a
qu'à se préoccuper pour le choix des notes et du tempo – cela suffit pour que la
mélodie telle qu'il l'avait voulue se fasse jour 17 . Il y a bien sûr des cas où cela
n'est pas aussi simple. La discussion la plus connue – et toujours inachevée - est
celle dans la philosophie de l'esprit: il y en a qui disent 18 que la propriété d'être
vivant, ou d'être conscient, possédée par un être humain par exemple, est une
propriété survenante sur une organisation complexe neurophysiologique. Il suffit
que Dieu crée des êtres gratifiés de cette organisation physique pour qu'ils
deviennent automatiquement des êtres vivants et conscients. Il n'y a besoin
d'aucun "souffle" de la vie 19 .
Si l'idée principale mentionnée ci-dessus est correcte, il en résulte que deux
choses qui restent identiques par rapport au niveau fondamental, doivent être
identiques au niveau supérieur. Mais ce n'est pas le cas dans le sens inverse:
deux choses qui sont identiques par rapport au niveau supérieur ne doivent pas
forcement être identiques par rapport au niveau fondamental. Deux hommes
peuvent être vertueux mais posséder des traits de caractère différents.
Des phénomènes de genre A sont survenants par rapport aux phénomènes
de genre B si les différences au niveau A exigent des différences au niveau B.
Pour en donner un exemple, George Edward Moore soutenait que la beauté est
une propriété survenante sur des propriétés non-esthétiques: si un tableau est
17
18
19
C'est bien sûr une situation plutôt simple. Peut-être qu'il n'y a vraiment rien de mystérieux dans
le fait qu'une mélodie naisse d'une séquence de notes donnée.
Les partisans du physicalisme.
Ce point de vue est rejeté entre autres par les partisans du dualisme et du fonctionnalisme.
11
Préliminaires
beau, et un autre ne l'est pas, on a certainement affaire à des différences du
niveau extra-esthétique. La beauté d'un tableau n'est donc pas quelque chose
d'uniquement subjectif. Il y a des éléments du niveau non-esthétique qui sont
responsables du niveau esthétique, mais – ce qui est le plus important - sans que
ces derniers se réduisent aux premiers! La relation de survenance semble rendre
possible la situation dans laquelle une propriété dépend des autres, mais où l'on
ne peut pas l'expliquer entièrement en fonction de ces autres propriétés 20 .
En résumé, on parle de relation de survenance pour expliquer des rapports
jusqu'alors incompréhensibles entre des choses: comment par exemple est-il
possible qu'à la base de certains traits physiques complexes apparaisse la vie?
On fait appel à la survenance pour ne pas avoir qu'à se contenter d'une
explication magique 21 , ou pour ne pas recourir à la religion. L'attrait de l'idée de
survenance consiste dans le fait qu'elle offre une solution "intermédiaire" entre
une réduction totale du niveau supérieur au niveau fondamental, et de l'autre
côté un dualisme total, qui ne permet en fait aucune relation entre les deux
niveaux.
Qu'est-ce qui se passe au moment où nous appliquons une telle solution
"philosophique" à notre problème de théorie de littérature? Le niveau de motifs se
montrera-t-il fondamental par rapport à celui de thèmes? Si c'est le cas, ce sont
les thèmes qui surviennent sur les motifs. Ils en dépendent, d'une façon ou d'une
autre, mais ce n'est pas une dépendance strictement causale. Il n'est
certainement pas possible de réduire un thème à un ensemble précis de motifs
20
21
Cf. B. Loewer, Supervenience of the Mental, in: Routledge Encyclopedia of Philosophy, V. 9,
éd. E. Craig, Routledge, London 1998, pp. 238-240.
Pour ne pas dire qu'une propriété du niveau supérieur apparaît accidentellement quand des
propriétés du niveau de base sont organisées d'une certaine façon.
12
Préliminaires
dont il serait réalisation. Au niveau des thèmes, certains motifs y sont bien sûr
réalisés, mais il y a encore autre chose. (Peut-être s'agit-il de cet esprit créateur
dont nous parlent Cl. Pichois et A.-M. Rousseau 22 ?)
Une telle approche, où nous considérons la relation entre thème et motif
comme celle de survenance, nous suggère des questions différentes auxquelles il
sera nécessaire de répondre. Est-ce possible de déterminer le niveau fondamental
pour la thématologie? 23 Comment différentes visions au niveau des motifs
peuvent-elles
influencer
leurs
réalisations
thématologiques?
Quels
motifs
trouverons-nous comme base des deux pièces en question? (Ils ne seront pas, de
toute évidence, les mêmes!) De quoi cela dépend-il? Quelle est l'importance du
moment historique dans lequel les deux pièces étaient écrites? Quelle est
l'importance du moment historique dans lequel elles sont lues et étudiées? Estce que les deux pièces en général, et surtout aux yeux d'un lecteur
contemporain, ont quelque chose en commun l'une avec l'autre à part le titre qui
renvoie au personnage historique de l'empereur romain du premier siècle après
Jésus-Christ? Est-ce qu'on peut parler de deux réalisations d'un thème de
Caligula ou plutôt de deux thèmes différents réalisés dans deux pièces portant le
même titre?
(Si les motifs sont quelque chose de base, alors pour pouvoir parler d'un
thème - réalisé de manières différentes, mais qui reste toujours un seul - il
faudrait pouvoir trouver dans ses réalisations au moins un motif qui leur soit
22
23
Trousson (Thèmes et mythes, p. 12) cite une définition proposée par Cl. Pichois et A.-M.
Rousseau in: La littérature comparée, Paris 1967, pp. 145-154: Le thème est point de rencontre
d'un esprit créateur et d'une matière littéraire ou simplement humaine.
Nous ne prétendons pas de donner une réponse définitive à cette question. On verra bien
pourtant que l'examen des deux cas possibles (soit motifs soit thèmes comme niveau de base)
peut se montrer révélatrice pour notre analyse du thème de Caligula.
13
Préliminaires
commun. Et pas n'importe lequel. Cela devrait être, pour ainsi dire, le motif le
plus étroitement lié au thème en question, pour qu'il puisse lui garantir l'unité,
ou même son identité. Ce qui n'est pas forcément le cas en ce qui concerne les
deux pièces. Le seul motif qui aurait pu leur servir de ce lien, est celui d'un tyran
fou. (C'est en effet le motif fondamental auquel se réfèrent tous ceux qui pensent
à Caligula.) Pourtant, comme nous allons le voir, ce motif semble être absent
dans la pièce de Rostworowski! Pour écrire un Caligula, est-il donc nécessaire de
le faire incarnation des motifs déterminés? Qu'est-ce qui fait d'un homme un
Caligula? Qu'est-ce qui est indispensable pour garantir l'unité et l'identité à un
thème?)
Laissons pour le moment de côté la question de primauté des deux niveaux.
Quelle que soit la réponse, pour trouver la véritable signification d'un thème, il
faut commencer par suivre la démarche qui s'impose dans l'étude d'un tel
phénomène littéraire: il faut tout d'abord chercher les motifs qui pour lui sont
fondamentaux. Pourtant, il ne faut pas oublier que 1° on ne peut pas "expliquer"
un thème seulement en fonction de ces motifs; 2° la primauté des motifs n'est
pas incontestable.
Nous allons passer maintenant à la première partie de cette étude, qui, en
puisant
dans
l'histoire,
la
politique,
la
psychologie
et
même
dans
la
psychanalyse, devrait nous procurer les motifs principaux liés au thème de
Caligula. A part montrer l'empereur romain en tant que personnage historique,
nous allons aussi situer les deux œuvres (et leurs auteurs) dans le contexte
intellectuel et politique de leurs époques, pour voir ce qu'elles doivent à leurs
siècles et aux précédents.
14
Préliminaires
Certainement, cet examen extrinsèque 24 , bien que nécessaire, ne sera pas
suffisant pour trouver la signification du thème réalisé de façons tellement
différentes chez les deux écrivains. Pour cela, nous aurons par la suite besoin de
regarder de plus près ce qu'ils avaient fait avec ces motifs préexistants et
retrouvés, et ce qu'ils y avaient ajouté.
24
Cf. R. Wellek, Concepts of Criticism, Yale University Press, New Haven 1969, pp. 256-7 et 285-7.
15
2. Caligula dans l’histoire.
Les Vies des Douze Césars de Suétone 25 , c'est la source à laquelle on se réfère le
plus souvent pour s'informer sur Caligula. Ce livre nous servira comme point de
départ important. On va essayer de prouver que la relation de Suétone, même si
elle est la plus connue de toutes, n'est pas unique. Il y a des historiens et des
auteurs, comme Rostworowski lui-même, qui soutiennent que l'on manque de
sources historiques crédibles concernant l'empereur romain 26 , Suétone n'étant
pas historien, Sénèque n'étant pas objectif, le chapitre de Tacite consacré à
Caligula – étant perdu. Ce que nous retrouvons, ce ne sont que des recueils de
clichés,
des
biographies
qui
montrent
Gaius
d'une
façon
visiblement
tendancieuse.
25
26
Suétone, Vies des douze césars, présenté par Marcel Jouhandeau, Paris 1961. Livre IV, Caligula.
pp. 231-284. Références aux sous-chapitres, numérotés de I à LX.
Cf. J. Popiel, Wstęp do [L'Introduction à]: K. H. Rostworowski, Wybór dramatów, réd. J. Popiel,
Éd. Ossolińskich, Wrocław 1992, p. LX.
Caligula dans l'histoire
2.1 La relation de Suétone: Vies des douze césars.
Nous n'avons pas l'ambition d'écrire une biographie détaillée de Caligula, ni de
trouver la vérité ultime sur sa vie. Il nous semble pourtant souhaitable de
recueillir et de confronter les faits les plus significatifs de sa biographie.
Né le 31 août 12 après J.-C. à Antioche, Gaius César Augustus
Germanicus, appelé Caligula, était fils de Germanicus et d'Agrippine l'Aînée. Son
père, adopté par son oncle paternel, l'empereur Tibère, mourut en 19 après J.C.,
le plus probablement empoisonné par le même Tibère. Germanicus, commandant
des légions romaines, réunissait à un très haut degré toutes les qualités du corps
et de l'esprit, il était très beau et intelligent. Il jouissait d’une grande estime et de
l'amour de ses parents. Aussi l'armée et le peuple lui étaient-ils complètement
dévoués (III).
Avec sa femme Agrippine, il eut neuf enfants: trois d'entre eux moururent
encore enfants; les autres, trois filles, Agrippine 27 , Drusilla et Livilla, et trois fils,
Néron, Drusus et Gaius César, survécurent à leur père.
Caligula 28 , qui eut perdu son père à l'âge de 7 ans, demeura d'abord chez
sa mère, puis, lorsqu'elle fut exilée, chez sa bisaïeule, Livia Augusta; après la
mort de cette dernière il alla vivre auprès de sa grand-mère Antonia. En 31, il fut
appelé à Caprée, à la cour de Tibère, où il remarqua avoir déjà des ennemis
personnels: on voulait l'opposer à son oncle-empereur. Caligula paraissait
pourtant avoir aussi complètement oublié les malheurs des siens comme s'il n'était
27
Mère de Néron.
17
Caligula dans l'histoire
rien arrivé à aucun d'eux. Il dévorait en outre ses propres affronts avec une
dissimulation incroyable, et montrait tant de soumission à l'égard de son grandpère et de son entourage qu'on a pu dire de lui, non sans raison: <Il n'y eut pas
meilleur esclave ni plus mauvais maître.> (X)
Déjà à cette époque on voyait bien sa nature cruelle et vicieuse: il assistait
avec le plus vif plaisir aux exécutions et aux supplices des condamnés, il adorait
courir la nuit à la débauche et à l'adultère, coiffé d'une perruque et dissimulé
sous un long manteau. Un autre trait de son caractère y était aussi déjà bien
présent: sa passion pour les arts de la scène, la danse et le chant.
Tibère espérait que tous ces divertissements humaniseraient le caractère
farouche de Caligula. Le vieillard pressentait déjà que Gaius vivait pour sa propre
perte et pour celle de tous, et déclarait qu'il élevait une hydre pour le peuple
romain, un Phaéton 29 , pour l'univers (XI).
En 33, la cour étant dépeuplée 30 , Gaius semblait proche du pouvoir. Pour
s'assurer la succession, il fit empoisonner Tibère, puis, quand celui-ci respirait
encore, donna l'ordre de lui ôter son anneau. Quand Tibère voulait le retenir,
Caligula fit jeter sur lui un oreiller et l'étrangla de sa propre main; un affranchi
qui s'était récrié devant l'atrocité de ce crime fut aussitôt mis en croix.
Pour les soldats et pour le peuple qui gardaient le souvenir de Germanicus,
Caligula était l'empereur rêvé. Effectivement, au début de son règne le jeune
césar était parfait. On était impressionné par sa piété filiale, par sa magnanimité
28
29
30
Petit garçon, il grandissait au milieu des légions de Germanicus. Il portait des vêtements de
soldat. On lui donna son surnom par une plaisanterie militaire - caligula est le diminutif de
caliga, bottine de soldat (IX).
Fils de Hélios, qui mettait partout le feu sur la terre; Zeus le foudroya.
Néron et Drusus, les frères de Caligula, étaient déjà morts, assassinés sur l'ordre de Tibère.
18
Caligula dans l'histoire
envers ses parents 31 . Pour plaire au peuple, Caligula réhabilita les condamnés et
les exilés. Il fit brûler le dossier entier concernant tous les délateurs et les
témoins (ceux qui auraient pu être suspects) dans l'affaire de la mort de sa mère
et de ses frères.
C'était un empereur bien aimé du peuple 32 , des soldats, des nations
voisines. Il indemnisa des gens éprouvés par des incendies, il distribuait de
l'argent aux pauvres, il ajouta un jour à la fête des Saturnales, il organisait des
spectacles théâtraux et des combats de gladiateurs. Pour mieux montrer qu'il
encourageait partout la vertu, il donna huit cent mille sesterces à une affranchie
qui, malgré les tortures les plus cruelles, n'avait pas dévoilé le crime de son patron
(XVI).
Tout cela nous donne une image surprenante d'un empereur parfait,
généreux, sensible et soucieux de ses sujets.
(i) Le monstre
Mais voilà le fragment XXII de la relation de Suétone qui commence par la
phrase: Jusqu'ici nous avons parlé d'un prince; il nous reste à parler d'un monstre.
Et quelques lignes plus bas: Caligula s'arrogea la majesté des dieux. Ce que nous
lisons dès ce moment, c'est la suite d'actions d'un empereur fou et cruel: il
provoqua la mort de sa grand-mère Antonia; il obligea son beau-père Silanus à se
31
32
Entre autres, il prononça l'éloge de Tibère et lui fit des obsèques solennelles.
Quand Gaius tomba malade, des gens étaient prêts à offrir leur vie pour son rétablissement.
19
Caligula dans l'histoire
suicider en se tranchant la gorge avec un rasoir; il fit tuer son cousin germain
Tibère 33 - et tout cela, à en croire Suétone, sans raison quelconque.
Caligula manquait de respect non seulement à sa famille. Il se montrait
particulièrement cruel envers les sénateurs: il les laissa courir en toge à côté de
son char, et rester debout pendant qu'il dînait, soit près de son lit, soit à ses
pieds, un tablier à la ceinture. Il les détestait tous et les appelait dénonciateurs
de sa mère et de ses frères. Avant de mourir, il eut voulu mettre à mort tous les
membres les plus éminents des deux ordres (du Sénat et de l'armée) 34 .
C'était un assassin indomptable, qui adorait toutes sortes d'exécutions et
de tortures. Une de ses prescriptions les plus importantes était: Tuez-le de telle
façon qu'il se sente mourir (XXX). Beaucoup de faits de sa vie prouvent la
véritable atrocité d'un monstre: pour ne pas acheter du bétail pour nourrir les
animaux sauvages destinés aux jeux, il désigna des condamnés pour leur servir
de pâture; il obligeait les pères à contempler l'exécution de leurs fils. Un
intendant des jeux et des chasses fut plusieurs jours de suite battu avec des
chaînes en présence de Caligula qui ne le fit mettre à mort qu'au moment où il se
sentait incommodé par l'odeur de sa cervelle en putréfaction. A Rome, au cours
d'un festin public, un esclave ayant détaché d'un lit une lamelle d'argent,
Caligula le livra au bourreau, avec ordre de lui couper les mains, de les
suspendre à son cou sur sa poitrine, et de le faire circuler parmi les groupes de
convives, précédé d'un écriteau indiquant le motif de ce châtiment.
33
34
Accusé d'avoir absorbé un antidote pour se prémunir contre des poisons; en réalité, Tibère avait
pris un médicament pour se guérir de la toux.
D'après Sénèque il aurait songé à faire massacrer le sénat tout entier.
20
Caligula dans l'histoire
(ii) Le débauché
On n'a pas seulement affaire à un assassin, mais aussi à un débauché: Caligula
entretint des relations incestueuses avec toutes ses sœurs. En ce qui concerne
Drusilla, on croit qu'il la déflora quand il portait encore la prétexte (XXIV). Souvent,
il prostitua ses sœurs 35 à ses mignons.
A part sa sœur Drusilla, Caligula n'eut de passion ardente et durable que
pour Caesonia, elle-même une débauchée pleine de vices. C'est elle qui lui donna
une enfant, Julia Drusilla: Le meilleur signe auquel il la reconnaissait comme sa
fille était sa cruauté, déjà si marquée chez elle aussi, qu'elle cherchait à blesser
avec les doigts le visage et les yeux des petits enfants qui jouaient avec elle (XXV).
Il entretenait aussi des relations homosexuelles avec des sénateurs et même
avec quelques otages. Parmi les femmes de condition illustre, il n'y en eut guère
qu'il respecta; il les invitait à dîner avec leurs maris, il les examinait
attentivement, à la façon des marchands d'esclaves; ensuite, il quittait la salle à
manger autant de fois qu'il lui plaisait, pour satisfaire aux besoins de son corps.
Aussi, installa-t-il au Palatium un lieu de plaisir. On notait publiquement les
noms des visiteurs, puisqu'ils contribuaient à augmenter les revenus de
l'empereur (XLI).
35
Sauf Drusilla qu'il aimait et qu'il traita publiquement comme sa femme légitime.
21
Caligula dans l'histoire
(iii) Le fou
A ces deux traits du jeune empereur - assassin et débauché, s'ajoute un
troisième. Caligula était quelqu'un de malade, de fou. On pouvait constater sa
folie ne serait-ce qu'en écoutant ses paroles atroces et ironiques qui aggravaient
encore ses crimes. Caligula répétait souvent d'avoir le pouvoir absolu sur tout le
monde (XXIX). Il aimait bien ridiculiser les exécutions les plus cruelles. Il
déplorait la malchance de son époque, parce qu'elle n'était marquée par aucune
catastrophe publique; il souhaitait donc un massacre, une famine, une peste,
des incendies, un cataclysme quelconque (XXXI).
Sa folie était aussi visible dans ses prodigalités: il absorbait des perles d'une
valeur extraordinaire dissoutes dans du vinaigre, faisant servir à ses invités des
pains et des aliments en or, et répétant sans cesse qu'il fallait être économe ou
vivre en César. (XXXVII). Embrasé du désir d'être en contact avec l'or, souvent il
se promena pieds nus sur d'énormes tas de pièces étalées dans un local très
vaste et se roula tout entier sur elles pendant longtemps.
Non moins par jalousie haineuse que par orgueil et par cruauté, il s'attaqua
presque à tous les hommes de tous les temps. Il ordonnait par exemple de mettre
en pièce les statues des personnages illustres. Il songea même à détruire les
poèmes d'Homère. <Pourquoi, disait-il, n'aurais-je pas le droit de faire comme
Platon qui l'a banni de sa république?> (XXXIV).
Son goût pour tout ce qui était impossible n'était pas normal non plus.
Quand il se faisait bâtir des palais ou des maisons de campagne, ce qui primait
22
Caligula dans l'histoire
chez lui toute autre considération, c'était le désir de voir exécuter ce qu'on
déclarait irréalisable.
Rappelons encore une autre "preuve" de la "folie" indubitable de Caligula:
En ce qui concerne son cheval Incitatus, la veille des jeux du cirque, pour que son
repos ne fût pas troublé, il avait coutume de faire imposer silence au voisinage par
des soldats; outre une écurie de marbre et une crèche d'ivoire, outre des housses
de pourpre et des licous ornés de pierres précieuses, il alla jusqu'à lui donner un
palais, des esclaves et un mobilier, pour recevoir plus magnifiquement les
personnes invitées en son nom; il projeta même, dit-on, de le faire consul. (LII)
Selon la thèse que nous découvrons implicite chez Suétone, Caligula fut un
tyran, un monstre, un homme malade, un débauché. Nous allons essayer de
montrer à présent que cela n'était pas forcément le cas.
2.2 Caligula ou le pouvoir à vingt ans de Roland Auguet 36 .
Au niveau des faits, la relation de Roland Auguet reste le plus souvent en accord
avec celle du Suétone. Il est vrai que Caligula commettait beaucoup de crimes, il
fit tuer un nombre important de ses sujets. Mais, d'après la thèse qu'Auguet veut
défendre, le meurtre aurait été une loi propre du régime romain de cette époque:
on devait éliminer ses ennemis pour ne pas se faire éliminer par eux. Auguet
36
Roland Auguet, Kaligula, czyli władza w ręku dwudziestolatka, PIW 1990. Trad. Wojciech
Gilewski. D'après Caligula ou le pouvoir à vingt ans. Paris 1975. R. Auguet est un historien
français contemporain, spécialiste de l'époque de l'empire romain. Il se réfère à une bibliographie
importante concernant le règne de Caligula: cf. p. 158 de son livre.
23
Caligula dans l'histoire
soutient en même temps que ce que nous lisons chez les historiens de l'époque,
ce sont des faits présentés de façon peu objective, d'une façon tendancieuse.
Ne faut-il pas se méfier dès le début de la relation de Suétone? Il commence
par nous présenter un soldat idéal, Germanicus, qui aurait incarné toutes les
vertus du monde. Peut-être ensuite, par la loi de contraste, n'a-t-on affaire qu'à
une autre idéalisation, mais dans un sens inverse: comme Germanicus était
parfait dans le bien, dans le "parfait", ainsi son fils est-il parfait dans le mal,
dans l'imparfait, dans la folie. La relation de Suétone peut effectivement paraître
suspecte. Il suffit de lire le portrait de Caligula: il avait la taille haute, le teint
livide, le corps mal proportionné, le cou et les jambes tout à fait grêles, les yeux
enfoncés et les tempes creuses, le front large et mal conformé, les cheveux rares, le
sommet de la tête chauve, le reste du corps velu (…). Quant à son visage,
naturellement affreux et repoussant, il s'efforçait de le rendre plus horrible encore,
en étudiant devant son miroir tous les jeux de physionomie capables d'inspirer la
terreur et l'effroi (L). Qui pourrait douter qu'on ait affaire à quelqu'un d'anormal?
Maintenant nous allons chercher à présenter une typologie des raisons
pour lesquelles il faut, d'après Auguet, réfuter la thèse de Suétone.
(i) Les historiens
Tout d'abord, il ne faut pas oublier que Suétone, comme les autres historiens de
l'époque, était trop "contemporain" par rapport aux faits qu'il décrivait. Pour ne
pas se mettre en danger, ils étaient tous obligés de faire éloge des empereurs
actuellement au pouvoir, et en même temps – de diffamer ceux des époques
24
Caligula dans l'histoire
précédentes. Tous ceux qui les suivaient, n'avaient donc pas de sources
objectives.
Il est facile aussi de remarquer chez tous ces historiens des erreurs
d'exagération 37 . Ils estimaient a priori que le pouvoir est quelque chose de bien
seulement là où règne la république 38 ; sinon, il est incarnation du mal pur 39 ;
ensuite, ils avaient tendance à des simplifications qui rendaient toujours les
empereurs responsables de tout le mal du monde. L'aristocratie des sénateurs 40 ,
qui, auparavant, était au pouvoir pendant longtemps, était toujours trop
puissante pour pouvoir supporter calmement que quelqu'un d'entre eux leur fait
faire sa volonté. C'était donc l'orgueil qui provoquait la haine des sénateurs
envers tout empereur et leur volonté de faire de lui un monstre.
D'après les historiens de l'époque la folie de l'empereur se voyait dans son
caractère instable; ses états d'âme changeaient facilement et d'une façon
imprévue. Ses décisions étaient souvent contradictoires: il annule d'abord les
impôts, ensuite en impose une quantité folle, pardonne à ses ennemis, mais
bientôt accuse même les innocents de vouloir comploter contre lui. Auguet nous
explique qu'au niveau des faits tout cela est vrai. Il suffit cependant d'omettre
(délibérément!) certains détails sur la situation de l'époque, d'"oublier" les raisons
évidentes de Caligula, pour avoir la preuve de sa folie. Ses actions comme ses
propos, apparemment insensés, avaient des causes bien raisonnables. Il est vrai
37
38
39
40
Un très bon exemple de cette exagération est l'histoire de Julia Drusilla, accusée d'être aussi
cruelle que son père. Il ne faut pas oublier pourtant, que cette fille était assassinée à l'âge de 14
mois seulement!
Après la fin de la république, on n'avait que de la haine pour le pouvoir royal. Suétone était un
ennemi acharné de l'empire. Cf. R. Auguet, op. cit., pp. 6-7.
Pour Tacit, cela se trouve dans la définiton de l'empereur qu'il doit être débauché, puisqu'il est,
sans aucun doute, tyran. Chaque empereur ressent un besoin irrésistible de mépriser et
d'humilier ses sujets, de détruire toutes les valeurs reconnues etc. Cf. R. Auguet, op. cit., p. 7.
Qui était la source directe pour les historiens.
25
Caligula dans l'histoire
qu'il affirmait, pour en donner un exemple, comme un fou qui se prenait pour un
dieu, qu'il voulait faire le jour de la nuit. Mais il s'agissait seulement de le faire
pour un spectacle théâtral! 41
(ii) La politique
Auguet souligne que c'est le régime qui forme les cœurs humains, conformément
à ses propres lois, et pas inversement. On n'est pas mis au monde en tant que
tyran – on le devient seulement. Il était presque impossible, une constitution
n'existant pas, de ne pas perdre le pouvoir et de garantir en même temps à ses
sujets une véritable liberté. La terreur, la tyrannie, ce n'était pas un accident, ce
n'étaient pas des hommes fous sur le trône. C'était nécessaire pour s'assurer le
pouvoir 42 . Caligula n'était pas sûr de le recevoir un jour. Si Tibère avait vécu plus
longtemps, il aurait donné le pouvoir à son petit-fils. Pour Gaius cela aurait été
la condamnation à mort. Il devait donc choisir: la mort ou le pouvoir qu'il fallait
prendre sans attendre.
En effet, Caligula ne différait pas autant de ses sujets. Ce que prouve la
façon dont il fut assassiné: Cherea le blessa grièvement au cou, par-derrière, avec
le tranchant de son glaive, en prononçant le mot <Faites!>, puis le tribun Cornelius
Sabinus, le second conjuré, l'attaquant de face, lui transperça la poitrine. (…)
Etendu à terre, les membres repliés sur eux-mêmes, Caligula ne cessait de crier
41
42
Cf. R. Auguet, op. cit., p. 121.
A en croire les historiens romains, Caligula n'était pas seul à être cruel au Ier siècle après JésusChrist. La relation des actions de Tibère ou de Claude n'est pas moins choquante sous cet
aspect.
26
Caligula dans l'histoire
qu'il vivait encore, mais les autres conjurés l'achevèrent en lui portant trente coups
(…); certains même lui enfoncèrent leur glaive dans les parties honteuses 43 . On ne
lui fit pas d'obsèques; seulement plus tard, quand ses sœurs revinrent d'exil,
elles l'exhumèrent, le brûlèrent et l'ensevelirent. En même temps que lui, on
assassina sa femme, Caesonia, qu'un centurion transperça de son glaive, et sa
fille, que l'on écrasa contre un mur.
(iii) La psychologie
La psychologie, mieux que la politique, nous procure des raisons crédibles du
comportement de Caligula: il est né dans l'atmosphère de l'espionnage, de la
haine, des intrigues omniprésentes. Il a perdu son père, sa mère fut détestée,
exilée, humiliée, ses frères tués, l'un après l'autre. Une telle histoire laisse des
traits sur la personnalité du jeune homme. Rien d'étonnant que l'on trouve des
psychanalystes 44 qui expliquent la conduite de Caligula comme ayant des racines
dans son enfance: après avoir expérimenté autant de malheurs et de crimes, il
vivait lui-même tourmenté par une peur de mort incessante; il a dû s'enfuir hors
la réalité, dans la folie, dans la négation même de son identité. Pour cela d'abord
il se laissait assujettir par Tibère, et ensuite – il s'identifiait avec des dieux 45 .
Il était facile de prendre Caligula pour un fou à cause de ses traits de
caractère. Il différait des autres par son attitude ironique. Il n'essayait pas de
43
44
45
Suétone, op. cit., LVIII.
Cf. R. Auguet, op. cit., pp. 42-44.
Roland Auguet n'accepte pas une telle explication. Elle aurait été probable seulement si la
relation des historiens romains avait été vraie, ce qui n'est pas le cas.
27
Caligula dans l'histoire
cacher ses crimes, il les commettait avec un cynisme pur. Il faisait la guerre
ouverte contre les sénateurs, les accusant ouvertement et promettant la
vengeance. Aussi, adorait-il s'amuser, jouer des comédies – comme l'expédition
en Gaule 46 qui fut une parodie de la guerre, quand Caligula fit à ses soldats
ramasser des coquillages. Mais ironie et humour ne sont pas aimés dans la
politique. Ce sont des armes trop dangereuses. Il vaut mieux alors accuser d'être
fou celui qui s'en sert.
***
Roland Auguet propose donc une autre interprétation du règne de Caligula.
Au moment où il montait au pouvoir, il était jeune et inexpérimenté. Le sénat
s'attendait alors à un empereur docile, qu'il aurait pu facilement soumettre à sa
volonté. Caligula, pour éviter tout danger, répondait à leur attente au début de
son règne. Il était judicieux de cacher la haine qu'il portait dans son cœur. Sa
maladie, qui aurait été le début de la tyrannie, n'était pourtant qu'un coup de
théâtre! 47 Caligula a commencé à venger douze ans d'humiliation et de peur. Les
meurtres qu'il ordonnait dès lors, étaient toujours dirigés contre ses ennemis Auguet nous donne des explications raisonnables de tous les crimes de cet
homme apparemment "insensé" 48 . Caligula luttait seulement pour préserver son
pouvoir. Il découvrait des complots, l'un après l'autre, mais quand il réussissait à
éliminer ses ennemis, il expliquait ses actions par des raisons les plus absurdes.
46
47
48
Suétone, op. cit., XLIII-XLVI.
Cf. R. Auguet, op. cit., p. 58.
Cf. par exemple R. Auguet, op. cit., pp. 101-104.
28
Caligula dans l'histoire
C'était une bonne façon de mettre en dérision ses adversaires et la preuve d'une
intelligence raffinée de Caligula.
Son règne n'était pas celui d'un fou qui ne suivrait que des lois absurdes.
C'était plutôt la logique de lutte sans pitié pour préserver le pouvoir, ou même –
de lutte à mort, dirigé par l'instinct de conservation.
Voilà donc deux antithèses principales présentées par Roland Auguet:
1° Caligula n'était pas un tyran cruel: après sa mort le peuple en était vraiment
désolé; le sénat voulait d'abord cacher l'assassinat, de peur justement que ce
peuple ne prenne pas le parti du césar. 2° Caligula n'était pas un fou: il n'a pas
laissé son empire dans un état déplorable; son successeur, Claude, qui ne
l'aimait pas, n'a pas quand même annulé ses réformes! (C'est seulement la
troisième antithèse qui peut sembler un peu douteuse: que Caligula n'était pas
un débauché. Les relations incestueuses avec ses sœurs n'auraient été
qu'expression de ses croyances: il voulait rapprocher le système romain de la
monarchie égyptienne, créer une vraie dynastie des demi-dieux. Il prenait
l'exemple de son comportement chez des pharaons qui acceptaient des mariages
entre des frères et sœurs de la dynastie royale.)
L'historien essaye d'atténuer ses constatations catégoriques en disant que,
ne disposant pas de documentation objective, il faut se méfier de thèses
définitives. Pourtant, il y a une chose qui peut nous inquiéter: notamment la
thèse (implicite) où l'auteur affirme que finalement toute interprétation de la vie
de Caligula est plus ou moins probable, puisque l'on manque des sources
crédibles et de preuves, si non quant aux actions de l'empereur, au moins quant
29
Caligula dans l'histoire
à ses motifs. On aurait donc affaire à un relativisme et une liberté totale
d'interprétation 49 .
2.3 La réception du personnage de Caligula au
moment de la création des deux pièces.
A l'époque de la création des deux pièces, il n'existait en effet qu'une seule image
de l'empereur Caligula: celle d'un tyran légendaire, fou et atroce, présenté par
Suétone 50 . Pour cela, les lecteurs/spectateurs étaient bien surpris de retrouver
dans les deux Caligula des transformations totales des faits historiques. Les
critiques
littéraires
essayaient
pourtant
d'expliquer
les
deux
"nouvelles
incarnations" de l'empereur.
(i) Caligula de Karol Hubert Rostworowski
Dans la recherche d'une bonne interprétation, qui aurait justifié les images
inconnues auparavant de Caligula, on se référait surtout aux événements
historiques du moment de la création des deux pièces, à l'atmosphère de
l'époque.
49
50
Une telle inquiétude est renforcée encore par le fait qu'il n'y a pas de références directes dans le
livre.
D'autres interprétations n'étant pas connues du vaste public.
30
Caligula dans l'histoire
Cezar Kajus Kaligula a été publié en 1917. Karol Hubert Rostworowski était
alors engagé dans une activité politique 51 . La situation à la cour romaine aurait
donc été une sorte de caricature dirigée contre les ennemis politiques de
l'écrivain.
Selon une autre interprétation, Rostworowski aurait été profondément déçu
par la première guerre mondiale, par la tragédie de son peuple. Les coupables de
tous les malheurs qui tombent sur la patrie, c'est la société, ceux qui sont au
pouvoir mais se laissent guider par des raisons égoïstes. La pièce reflète le climat
de l'époque, extrêmement pessimiste. Elle devrait être considérée comme écho de
conflits actuels de la Pologne 52 . Les patriciens, "par définition" appelés à
représenter certaines valeurs politiques et morales, n'incarnent pourtant qu'un
vide axiologique. Caligula de Rostworowski nous montre donc la tragédie d'un
souverain, de celui qui voulait sauver sa patrie.
Cette œuvre est pourtant reçue par d'autres critiques comme la tragédie
d'un homme médiocre. Caligula était tout d'abord un bon souverain, plein de
bonnes intentions. Il est ensuite grièvement blessé par ses sujets, par la réalité
impitoyable. Le bon prince du début de son règne n'arrive plus à être "pur" dans
un monde mauvais. Il commence à suivre la voie du mal. C'est pourquoi Suétone
et tous ceux qui le suivent, après avoir parlé de principe, nous parlent de
monstro. Avec Rostworowski une perspective tout à fait différente se fait jour: on
nous parle de homine 53 . Caligula n'est pas coupable 54 . Il est seulement faible, il
51
52
53
M. Czanerle, Wstęp do [L'Introduction à]: K.H.Rostworowski, Dramaty wybrane, T. 1, Kraków
1967, pp. 43-44.
Cf. S. Stabryła, Kaligula w dramacie i historii (Szkic porównawczy), "Meander" R. XXI, Z. 1112/1966, p. 525.
Cf. J. Starnawski, O "Kaliguli" Karola Huberta Rostworowskiego (w trzydziestą rocznicę śmierci
pisarza), "Zeszyty Naukowe UK", Série 1, Z. 55, 1968, pp. 53-54.
31
Caligula dans l'histoire
est victime de son temps. C'est quelqu'un qui se trouve dans une situation qu'il
n'arrive pas à assumer.
Rostworowski, qui avait étudié toutes les sources accessibles 55 , voulait
montrer que Caligula, comme Tibère ou Néron, n'était pas un démon du mal,
mais un homme comme les autres, que le monde mauvais a détruit, a rendu
malheureux et vilain. (A quoi répondent des accusations nombreuses de ceux qui
voient chez Rostworowski une déformation de l'histoire – équivalant en plus à la
justification de l'atrocité et de la débauche et à une accusation (injuste) de la
société romaine 56 : il suffit d'"oublier" quelques faits pour avoir un idéaliste qui se
venge parce qu'il a été profondément blessé, au lieu d'un tyran pathologique.)
Il existe aussi une autre raison que l'on impute souvent à Rostworowski. Il
vivait à l'époque de la modernité. C'était une tendance propre aux écrivains du
temps de la Jeune Pologne que de s'occuper des êtres maudits, mais aussi de les
réhabiliter 57 . Aussi, en bon psychologue, Rostworowski voulait peut-être
proposer une juste explication de l'attitude d'un grand criminel, pour lequel
l'histoire n'a trouvé aucun alibi; ou, en tant que chrétien - sauver une âme
condamnée, apprendre à ses lecteurs à ne pas prononcer de jugements trop
faciles.
54
55
56
57
Et même s'il l'est, ce n'est pas aux autres "humains" de le juger!
Cf. Lettre de Rostworowski à Mme Grzymała-Siedlecka où il donne la liste de certaines de ces
sources ("Kronika Polski i Świata", 20.III. 1938, N° 10, R. I, p. 7).
Cf. par exemple: M. Czanerle, op. cit., p. 39; M. Dziewisz, "Kajus Cezar Kaligula" Karola Huberta
Rostworowskiego. Próba interpretacji, "Pisma polonistyczne" 16/1960, p.177.
Rostworowski avait déjà écrit une telle "réhabilitation" du personnage de Judas.
32
Caligula dans l'histoire
(ii) Caligula d'Albert Camus
Comme nous l'avons vu dans le cas de Rostworowski, aussi en ce qui concerne
Albert Camus, on retrouve beaucoup de traits biographiques qui nous suggèrent
des interprétations possibles de sa pièce. Camus, comme Caligula, a perdu son
père quand il était petit enfant. Il écrivait sa pièce à l'âge de 25 ans, l'âge où l'on
doute de tout, sauf de soi-même 58 . Caligula avait vingt-cinq ans au moment de
monter sur le trône. La maladie de Camus le mettait en danger omniprésent de
mort. Pour Caligula, la mort était le camarade le plus fidèle: on lui a tué toute la
famille, le jeune souverain risquait d'être assassiné à chaque moment. Camus
projetait en plus de jouer lui-même le rôle de l'empereur romain. Peut-être que ce
personnage, dévoré d'un appétit d'absolu désespéré, devait-il être incarnation des
problèmes qui tourmentaient alors l'âme de l'écrivain: de sa révolte contre l'ordre
de ce monde, contre la misère. La maladie et la présence constante de la mort
mettent les deux jeunes gens hors du monde réel, et provoquent un
bouleversement de leur sensibilité philosophique. La découverte de l'absurde,
égale à la perte de l'innocence enfantine, la découverte de la vérité cruelle sur le
monde, que les hommes meurent et ne sont pas heureux 59 , provoque la réaction
propre à la jeunesse: une révolte agressive. L'œuvre de Camus, aboutissant à
l'échec du personnage principal, aurait pourtant été la preuve qu'une telle
réaction envers l'absurdité de l'existence humaine n'est pas bonne: l'auteur
58
59
A. Camus, Préface à l'édition américaine du théâtre, in: A. Camus, Théâtre. Récits. Nouvelles,
Bibliothèque de la Pléiade, Éd. Gallimard, Paris 1962, p. 1727.
A. Camus, Caligula, in: A. Camus, Théâtre…, op.cit., acte I, scène 4.
33
Caligula dans l'histoire
présente une solution extrême au problème de l'absurde, pour la rejeter et pour
faire place à une autre solution, celle exprimée par sa "pensée du Midi".
Caligula est écrit en 1938, l'année de Munich. Quant aux événements
historiques, c'est surtout l'évolution du nazisme qui aurait influencé l'œuvre du
jeune écrivain. Camus voit accéder au pouvoir Hitler, qui, pour justifier le
génocide, invente une théorie absurde de race nordique, supérieure à toutes les
autres. Hitler découvre alors un "devoir", qu'il inculque à tous les Allemands, le
devoir de défendre la pureté de cette race. A ses crimes il ajoute une idéologie, il
se fait un philosophe de l'histoire. C'est contre de telles idéologies qui justifient
facilement tous les crimes possibles que s'oppose Albert Camus. Il le confirmera
ensuite en prenant une part très active dans la Résistance. Il aurait considéré
Caligula comme outil dans sa lutte contre l'inhumain, dans la dénonciation du
totalitarisme.
On proposait aussi une explication d'ordre philosophique de la nouvelle
image de Caligula chez Camus. A l'époque, le jeune écrivain était sous une
grande influence de Nietzsche, de sa philosophie qui met en question des
préjugés moraux, qui parle de la "mort de Dieu" en proposant à l'individu une
liberté totale. Dans cette perspective il aurait fallu considérer Caligula de Camus
comme incarnation du surhomme nietzschéen qui prêche un amoralisme
supérieur. Un tel Caligula ne pouvait qu'inciter de l'inquiétude, seul Nietzsche
semblait ouvrir la voie à toutes les formes de totalitarisme.
34
Caligula dans l'histoire
2.4 Caligula – une vision objective?
En tenant compte de la lecture de Suétone, des autres historiens de son temps,
et de Roland Auguet, on constate tout d'abord qu'aussi bien Camus que
Rostworowski se sont bien instruits sur l'époque de l'empire romain du Ier siècle
après Jésus-Christ. Dans les deux pièces on retrouve recopiés parfois à la lettre
des faits racontés par des historiens. Les deux écrivains puisaient donc de façon
visible dans la culture occidentale, pour ne pas trahir la vision du personnage
principal imposée par le choix de son nom.
Comme nous l'avons vu, Caligula en tant que personnage historique, c'està-dire tel qu'il apparaît dans la conscience des gens d'époques différentes, se
présente dans deux incarnations suivantes: (1) le plus souvent son nom est
identifié avec un monstre, un tyran cruel et fou, (2) il apparaît aussi comme
incarnation de toutes les déviations sexuelles possibles 60 . Cependant, déjà la
relation historique nous suggère d'autres possibilités de perception de ce
personnage: (3) il y a des gens pour qui Caligula était un produit de son époque,
l'empereur qui était obligé d'être cruel, de se servir de mêmes armes qu'on
utilisait contre lui; (4) il y en a d'autres pour qui il n'était qu'un empereur
malheureux, détruit par une société dépravée, grièvement blessé par tous les
maux que sa famille avait subis; (5) il peut se présenter enfin en tant
qu'intellectuel, quelqu'un de très intelligent ou (6) comme un artiste, une âme
60
Rien d'étonnant alors que la recherche du terme “Caligula” sur Internet nous emmène sur deux
sites: 1° d'un film pornographique intitulé justement Caligula, et 2° d’un topless club that serves
food, in Dallas, Texas. Les allusions à Caligula apparaissent aussi dans la littérature. Par
exemple Horace Walpole, écrivain anglais, dans son livre Letter to France, pour décrire Frédéric,
le prince de Galles, a créé comme néologisme le mot caligulism qui exprime le caractère et les
actions d'un débauché cruel.
35
Caligula dans l'histoire
particulièrement sensible. L'histoire même semble donc vouloir nous prévenir de
ne parler que d'un seul motif (ce serait tendancieux!) dont cet empereur romain
aurait été l'incarnation.
Ensuite, c'est l'attitude intellectuelle de chaque époque, fondée sur des
idées différentes (le romantisme au début du siècle, le nihilisme – dans sa
première moitié marquée par deux guerres mondiales; aujourd'hui – un
scepticisme plus raffiné, la postmodernité, mais en même temps une tendance
tout à fait diverse, celle de trouver des vérités stables), qui cherche à s'exprimer
(ou à se retrouver) dans des formes littéraires. Pour cela on a affaire à des
changements des thèmes existant antérieurement. Rien d'étonnant alors, que
dans les deux pièces examinées le lecteur/spectateur contemporain retrouve un
mélange de toutes les incarnations de Caligula, de tous les motifs dont il est la
concrétisation.
Maintenant,
nous
allons
nous
occuper
des
deux
réalisations
dramaturgiques du thème de Caligula de manière plus "convenable", c'est-à-dire
- procéder à l'analyse actantielle de ce personnage 61 . Cela nous amènera à
découvrir de nouveaux visages du héros ou bien d'autres motifs qui en seraient
justification. Ainsi, allons-nous voir le comment de la pièce: comment exploite-ton des motifs différents, comment le thème en question est-il réalisé.
61
La construction du personnage et sa place actantielle étant aussi importantes que l'actualité
historique du thème.
36
3. Le personnage de Caligula dans les relations interpersonnelles
– analyse actantielle
Le titre seul des deux pièces nous suggère l'importance du personnage de
Caligula. Le lecteur s'attendra à l'histoire de l'empereur romain qui semble,
comme nous l'avons montré auparavant, synonyme d'un homme atroce, fou,
cruel, meurtrier, irresponsable, d'un tyran qui s'amuse à torturer ses sujets sans
raison etc.
On retrouve le rapport de tels traits de caractère dans Caligula de Camus.
Procédant à l'analyse de cette pièce, si nous avions tenu compte du personnage
de Caligula considéré séparément des autres personnages, ou des motifs qui le
font agir, nous aurions effectivement affaire à un récit du genre historique,
relatant une partie de la vie de cet homme fou, de cet empereur cruel, ce qui
n'est pas forcément l'intention de l'auteur de la pièce 62 .
Il semble peu probable que le lecteur ne se fasse pas d'emblée une image
définie du personnage principal connu dans l'histoire et évoqué par le titre. Il
faut quand même prendre en considération que le personnage se construit en
aval, s'élabore progressivement à partir de ce qui est repérable dans le texte et ne
Analyse actantielle du personnage
s'échafaude qu'à mesure. 63 Nous essayerons alors d'être le plus "innocents"
possible dans notre interprétation (sans nous prétendre trop naïfs ni trop
ignorants), pour pouvoir modifier et aussi mettre en question notre image de
Caligula au fur et à mesure que nous approfondirons notre lecture du texte.
Le personnage est l'élément essentiel dans la structure microcosmique de
l'œuvre de théâtre. Nous acceptons ici le point de vue d'Anne Ubersfeld qui
récuse toute analyse individuelle au profit d'une réflexion sur le système des
personnages dans une pièce donnée 64 .
Pour cela il est utile de commencer par l'analyse actantielle des deux
œuvres. Elle nous permettra de repérer les forces agissantes à l'intérieur de la
pièce 65 . En découvrant la fonction syntaxique de Caligula dans les deux pièces
on obtiendra une autre image du personnage.
Dans le schéma actantiel de Ubersfeld nous avons à faire à six fonctions
principales, subdivisées en trois paires de fonctions 66 . Le schéma se présente de
manière suivante:
62
63
64
65
66
D'une façon générale, rien ici n'est historique, sauf les fantaisies de Caligula qui sont authentiques,
la plupart de ses mots sont historiques. Leur interprétation et leur exploitation ne l'est pas. Cité
d'après R. Quillot, Caligula. Présentation, in: A. Camus, Théâtre…, op. cit., p. 1736.
J.-P. Ryngaert, Introduction à l'analyse du Théâtre, Dunod, Paris 1996, p. 113.
Cf. ibidem, p. 116.
Aristote déjà soulignait la nécessité de considérer le personnage en tant que force agissante:
Postacie działają więc nie po to, aby umożliwić przedstawienie charakterów, lecz właśnie ze
względu na działania przyjmują odpowiednie właściwości chakarterów. (Poetyka, PWN,
Warszawa 1988, p. 325.)
P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris 1980, p. 21.
38
Analyse actantielle du personnage
Destinateur (D1)
Sujet (S)
Destinataire (D2)
Adjuvant (A)
Objet (O)
Opposant (OP)
Un modèle construit à partir du schéma ci-dessus nous permettra d'écrire
la phrase de base d'une pièce donnée, qui aura la forme suivante: Sujet S,
conduit par l'action de D1, recherche un objet O, dans l'intérêt ou à l'intention d'un
être D2 67 .
L'axe principal, celui qui réunit le sujet et l'objet de l'action, traduira la
dynamique de l'œuvre 68 . Il nous faudra déterminer le sujet principal des deux
pièces sans oublier que ce sujet n'existerait pas séparément de ce qu'il désire, de
ce qui le pousse à agir, de ce au profit de quoi il entreprend toutes ses actions, de
ce qui l'aide (ou l'empêche) à obtenir ce qu'il recherche.
67
68
Cf. A. Ubersfeld, Lire le Thêâtre, Paris 1982, p. 63.
J.-P. Ryngaert, op. cit., p. 60.
39
Analyse actantielle du personnage
3.1 Caligula d'Albert Camus 69
Caligula est absent dans les deux premières scènes de l'acte Ier. Ce fait
semble être le signe d'un changement qui s'est produit dans le personnage. Nous
pouvons donc espérer que le schéma actantiel d'avant le début de la "propre"
pièce sera différent de celui d'après le début. Rappelons, que l'objectif de
l'analyse actantielle n'est pas de trouver un seul "bon" schéma, mais plutôt
d'essayer plusieurs solutions pour prendre conscience de la complexité de
l'œuvre. Nous allons alors décomposer le texte en séquences (qui ne
correspondent pas forcément à l'organisation extérieure de la pièce) et élaborer
un modèle actantiel pour chacune d'elles.
Nous risquerons l'hypothèse selon laquelle dans le texte de Camus nous
avons affaire à au moins deux schémas actantiels pour la première séquence
(celle d'avant le début de l'action). La deuxième séquence, qui commence au
moment de l'apparition de Caligula et du "dialogue" avec son double au miroir,
sera la séquence principale de la pièce, où nous pourrons observer les enjeux les
plus importants des forces agissantes de la pièce. La troisième séquence, le
moment de la mort du protagoniste, sera marquée aussi par le dialogue de
Caligula avec son double.
Ainsi pour commencer, nous avons établi trois séquences comme suit:
I. Avant la mort de Drusilla (deux schémas);
II. Après la mort de Drusilla (la séquence principale);
69
A. Camus, Caligula, in: A. Camus, Théâtre…, op. cit., pp. 5-108. Dès ce moment, nous utilisons
le sigle CC et ajoutons pour les citations le chiffre romain – le numéro de l'acte et le chiffre arabe
40
Analyse actantielle du personnage
III. Au moment où il y a trop de morts – la mort de Caligula.
Remarquons tout de suite, que cette division ne correspond pas à celle en
actes qui sont quatre. Elle est fondée sur l'organisation intérieure de l'œuvre.
(i) Avant la mort de Drusilla
Les deux premières scènes de l'acte premier nous apportent une situation
faisant l'appel à ce qui se passait avant le début de la pièce. On évoque le temps
d'avant le départ de Caligula, c'est-à-dire, d'avant la mort de Drusilla. Avant la
mort de sa sœur (qui ne sert vraiment que d'occasion et non pas de raison 70 pour
la mise en marche de la pièce), Caligula était quelqu'un dont parlent Caesonia et
Scipion: c'était un enfant, il était bon, il les aimait, il était un césar parfait.
Le premier modèle actantiel élaboré pour cette situation se présente ainsi:
Destinateur (D1)
Sujet (S)
Destinataire (D2)
Caligula
le peuple, les patriciens
soi
Objet (O)
Opposant (OP)
l'ordre 'naturel' des choses
(la raison, le bon sens)
Adjuvant (A)
ses amis, ses amours
la religion, l'art, l'amour
le bien-être de tout le monde;
être un homme juste
– le numéro de la scène.
41
Analyse actantielle du personnage
Nous observons le fonctionnement des forces avant que l'action de la pièce
ne commence. Il y a une structure où la relation sujet-objet se réalise: dans un
monde raisonnable, un jeune empereur préoccupé par le bien-être de son
empire. Mais, il n'y a pas de conflit – il n'y est pas possible d'indiquer un
opposant quelconque. Il n'y a donc pas encore de situation dramatique 71 . C'est
seulement la mort de Drusilla (actant absent scéniquement) qui mettra en
marche toute l'action de la pièce.
Avant d'élaborer le modèle principal de la pièce, il nous semble utile de
regarder la situation initiale dans une perspective un peu différente. Nous
pouvons constater qu'il y avait tout le temps un autre objet du désir du jeune
empereur. Ce qui le faisait agir, c'était l'amour incestueux pour sa sœur Drusilla.
Destinateur (D1)
Sujet (S)
Destinataire (D2)
Eros
Caligula
soi
Adjuvant (A)
Objet (O)
Opposant (OP)
le pouvoir
Drusilla (objet "interdit")
la mort
Dans ce schéma le destinateur principal est l'amour de Caligula pour sa
sœur. Ce désir est lui-même un objet interdit, aussi bien par la morale, que par
les usages reçus – l'inceste étant par définition prohibé dans toutes les
70
71
Il faudrait dire quand même que le motif de Drusilla change de signification dans les versions
successives de Caligula.
Cf. A. Ubersfeld, op. cit., p. 78.
42
Analyse actantielle du personnage
sociétés 72 . C'est sans doute le pouvoir impérial qui lui rend cet objet accessible. Il
est quand même trop tôt de constater qu'il y a là déjà, dans cet amour pour ce
qui est interdit, pour ce qui "ne devrait pas être", une sorte de folie dans l'âme du
héros principal, une sorte de révolte contre l'ordre établi des choses, contre
l'ordre social par exemple 73 . Mais on peut facilement être tenté de penser que ce
qui arrive ensuite dans la pièce, ce n'est que le changement d'un objet du désir
pour un autre – les deux pareillement "impossibles" et interdits (puisqu'ils
constituent un danger pour la société), les deux ne pouvant être obtenus qu'au
moyen du pouvoir.
Par rapport à l'image idéalisée de l'empereur "parfait" 74 d'avant le début de
la pièce, on découvre au même moment un modèle actantiel différent, où la place
de la raison ou du bon sens, est prise par l'amour (mais un amour "impropre", et
donc impossible), qui, confronté avec la force opposée, c'est-à-dire avec la mort,
change tout d'abord en désespoir, et ensuite en indifférence.
Peut-être alors que la distance entre la situation d'avant la mort de Drusilla
et d'après cette mort n'est pas aussi grande. Cette distance est effectivement
soulignée par le fait qu'entre les deux situations, il a le vide, le "rien" répété par
les patriciens, par Scipion et Cherea, il y a l'angoisse devant l'inconnu,
l'inquiétude, l'étrangeté, et aussi la scène vide juste avant l'entrée de Caligula.
Entre le monde raisonnable, guidé par le bon sens et le monde absurde dévoilé
par Gaius qui apparaît là où l'on se trouve devant la mort d'un être aimé, il y a
"l'on ne sait quoi", le chaos, l'ignorance, l'incompréhension. Mais en même
72
73
Cf. p. ex. Nouveau Dictionnaire Pratique Quillet, Paris 1974, D-K. "Inceste", p. 1385. (…) Les
sociologues, qui ont été frappés par le fait que la prohibition de l'inceste est une règle universelle,
montrent qu'elle est d'origine sociale et tend à conserver la structure de l'organisation sociale.
Ce qui mettrait "la société" dans la case d'opposant déjà avant le début de la pièce.
43
Analyse actantielle du personnage
temps, le monde où l'on est guidé par "l'interdit" et celui où règne "l'impossible"
semblent proches l'un de l'autre. Caligula n'appartenait peut-être jamais à
l'univers du bon sens.
(ii) Après la mort de Drusilla
a.
Nous trouverons le credo assez explicite du "second" Caligula dans la scène
4 de l'acte Ier. C'est alors qu'il sera possible de construire le schéma actantiel de
la "vraie" pièce.
Caligula, en parlant à Hélicon, explique les raisons de son absence. Il
voulait la lune, mais elle était difficile à trouver: (…) je me suis senti tout d'un coup
un besoin d'impossible. Les choses, telles qu'elles sont, ne me semblent pas
satisfaisantes. (…) Ce monde, tel qu'il est, n'est pas supportable. J'ai donc besoin
de la lune, ou du bonheur, ou de l'immortalité, de quelque chose qui soit dément
peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.
C'est à partir de ces déclarations de Caligula lui-même, et ensuite de ses
actions, que nous serons capables de construire le modèle actantiel présentant
les forces agissantes dans la pièce; tout d'abord nous allons les considérer en
tant que personnages, ou choses concrètes – ce qui bien évidemment simplifie
beaucoup le modèle obtenu:
74
Cf. la réplique de Cherea dans la scène 1 de l'acte premier, p. 10.
44
Analyse actantielle du personnage
Destinateur (D1)
Sujet (S)
Destinataire (D2)
Drusilla (morte)
Caligula
soi
tout le monde
Adjuvant (A)
Objet (O)
Opposant (OP)
Scipion, Caesonia,
Hélicon
la lune
Patriciens, Cherea
C'est la mort de Drusilla qui met en marche l'action de la pièce, qui sert
d'une sorte de démarreur pour toutes les actions de Caligula – la mort qui
dénonce l'"ordre" de ce monde. Le bon sens n'est pas suffisant pour expliquer ce
"phénomène". N'étant pas capable de comprendre, Caligula est obligé de
reconnaître l'absurdité de ce monde. Il constate ensuite qu'un tel univers n'est
pas supportable. Dès lors, il devient obsédé par la lune, par l'impossible. La mort
de l'être aimé lui révèle que ce monde est sans importance, puisque l'amour et la
souffrance ne valent rien 75 . Ainsi, Caligula trouve une liberté totale.
Caligula ressemble à un enfant révolté contre la réalité. Il n'a pas ce qu'il
aurait souhaité avoir, il se révolte alors, et fait tout pour attirer l'attention des
autres, pour leur expliquer ce qu'il ressent.
Dans tout ce qu'il fait, poussé par des raisons qui, au premier regard,
semblent tout à fait égoïstes, il trouve à ses côtés deux personnes, Hélicon et
Caesonia qui lui sont complètement dévouées. Ils ne comprennent pas grand
chose de ce qu'il veut. Hélicon ne pense jamais 76 , il accepte alors d'aider Caligula
75
76
Dans la version de 1958 qui nous sert de référence, la mort de Drusilla n'a plus la position
centrale qu'elle avait dans la version de 1939 ou 1941. Elle reste quand même le moment qui
ouvre les yeux du héros sur l'absurdité du monde.
CC I, 4.
45
Analyse actantielle du personnage
à l'impossible. Quand à Caesonia, sa vieille maîtresse, elle a pour Gaius un
sentiment plutôt maternel. Les deux lui sont utiles en tant qu'acteurs pour qu'il
puisse montrer aux autres les conséquences de la logique qu'il a adoptée. (Il faut
souligner que Caligula, à ses propres yeux au moins, n'agit pas seulement pour
lui-même. Il éprouve de l'amour pour les autres 77 , pour cela il veut leur ouvrir les
yeux. L'amour qu'il ressent pour ses sujets le mène à souffrance.)
Dans la case d'opposant on trouve les patriciens et Cherea qui servent de
contrebalance. Les patriciens, pleins de peur, agissent eux-aussi uniquement
pour des raisons égoïstes. Ils sont poussés par une sorte d'instinct de
conservation. (Par exemple le Vieux Patricien qui dit: je ne demande qu'à finir
mes vieux jours dans la tranquillité, CC III, 4) Ils ne comprennent pas Caligula,
ils s'opposent tout bêtement à ce (ou à celui) qui éveille leurs peurs. Quant à
Cherea, il est l'unique personnage dans la pièce, semble-t-il, qui pense aux
autres. Il parle au nom de la "plupart des gens" (CC III, 6), au nom de ses
"devoirs d'homme". Il n'est pas tellement un opposant du sujet-Caligula. Il dit: Je
ne te hais pas. Je te juge nuisible et cruel (CC III, 6). C'est contre la logique
adoptée par Caligula qu'il lutte, ou, encore plus précisément, contre le
destinateur qui pousse Caligula à agir: Je ne veux pas entrer dans ta logique. (…)
j'ai envie de vivre et d'être heureux. Je crois qu'on ne peut être ni l'un ni l'autre en
poussant l'absurde dans toutes ses conséquences (CC III, 6).
77
Il agit pour l'humanité toute entière qu'il voit malheureuse. Pour cela il veut faire jaillir le rire de
la souffrance. (…) Je ferai à ce siècle le don de l'égalité. Et lorsque tout sera aplani, l'impossible
enfin sur terre, la lune dans mes mains, alors, peut-être, moi-même je serai transformé et le monde
avec moi, alors enfin les hommes ne mourront pas et ils seront heureux. (CC I, 11)
46
Analyse actantielle du personnage
b.
Le modèle actantiel rendant compte des forces agissantes en tant qu'idées
ou valeurs, en tant qu'objets abstraits, sera visiblement différent du précédent.
Destinateur (D1)
Sujet (S)
Destinataire (D2)
- la mort
- l'absurde
- la réalité découverte: les
hommes meurent et ne
sont pas heureux.
Caligula
soi
- être heureux
- rendre la vie "supportable"
Adjuvant (A)
Objet (O)
Opposant (OP)
-
l'impossible:
- la lune ou le bonheur
- l'immortalité
- quelque chose qui ne soit
pas de ce monde
- la vie dans la vérité
(Dieux) - la justice
- la religion
- le destin
- l'ordre "naturel" des
choses
(Cherea)
- le bon sens
(Scipion)
- l'amitié
- l'art
(Caesonia) - l'amour
(Patriciens) - la "patrie"
- la lâcheté
- la bêtise
son double (le miroir)
la logique
le pouvoir absolu
le mépris
le théâtre (Caesonia et
Hélicon en tant
qu'acteurs)
tous les autres
- ouvrir les yeux aux autres,
qui refusent de voir le
monde et la vie tels qu'ils
sont…
- dénoncer le mensonge
Le modèle que nous venons d'élaborer nous laisse découvrir beaucoup de choses
sur le personnage de Caligula. C'est autour de ce personnage que l'action se
construit, cela nous semble évident. Ce sont ses désirs qui dans la pièce servent
de système de référence. Tous les personnages définissent leurs positions par
rapport aux actions et aux répliques de Caligula.
47
Analyse actantielle du personnage
Ce qui peut attirer notre attention c'est le fait que les personnages de
Scipion et de Caesonia, qui en tant qu'êtres humains apparaissent du côté des
adjuvants, changent de place au moment où l'on parle des idées ou des valeurs:
l'amitié (représentée surtout par Scipion) et l'amour (représentée par Caesonia) se
trouvent du côté des forces opposantes. Caligula se sert de Caesonia, de Scipion
et d'Hélicon, il a besoin de leur aide pour poursuivre ses buts, mais les valeurs
qu'ils incarnent, il les écarte et les détruit. Il ne peut pas admettre qu'il y ait des
choses munies de signification, puisque l'un de ses axiomes est que ce monde n'a
pas d'importance. Il va donc agir de manière à montrer la vanité ou l'illusion de
tout ce que d'habitude on perçoit comme précieux. D'abord il va nier toutes les
valeurs sociales, comme la justice, la religion et l'art. Ensuite, les valeurs
individuelles: l'amour, l'amitié, la tendresse.
(iii) Au moment où il y a trop de morts – la mort de
Caligula.
Le modèle actantiel qu'on essayera de construire par la suite est celui de la fin de
la pièce. C'est le moment où Caligula se rend compte de son échec. Il a réussi à
détruire toutes les valeurs qui semblaient exister autour de lui, il a supprimé des
êtres qui l'avaient aimé (Scipion – parti, Caesonia – étranglée). Il constate que
tuer n'est pas la solution.
48
Analyse actantielle du personnage
Destinateur (D1)
Sujet (S)
Destinataire (D2)
l'absurde
la vanité de toute chose
Caligula
soi
Adjuvant (A)
Objet (O)
Opposant (OP)
le mépris
la lune
l'impossible
la peur
la mort
la solitude
Ce qui est le plus visible dans ce schéma, c'est que l'objet y reste tout à fait
le même. Mais il n'y reste qu'une seule chose qui puisse aider le héros: c'est le
mépris qu'il éprouve maintenant pas seulement pour les autres, mais aussi pour
lui-même, pour ses propres peurs, pour sa lâcheté, pour sa nature humaine qu'il
n'a pas réussi à maîtriser.
Caligula aspirait à un pouvoir absolu, il voulait commander l'univers,
prendre la place des dieux; il meurt au moment où il constate son échec. La
liberté qu'il poursuivait n'était pas la bonne. A la fin il a peur et il réalise sa
solitude. Il voit ainsi qu'il n'a pas obtenu l'impossible. Il n'était pas capable de
dépasser sa nature humaine. Pour cela, il ressent le même mépris envers luimême qu'il éprouvait pour tous ceux qui l'entouraient. Mais il reste fidèle à cette
logique qui le guidait jusqu'alors: il éprouve du mépris envers sa propre mort.
* * *
49
Analyse actantielle du personnage
On reste pourtant avec un sentiment d'avoir trop simplifié la chose. Est-ce
vraiment le Caligula créé par Camus seulement quelqu'un de manqué? Le titre
que l'auteur avait voulu donner à sa pièce, Caligula ou le Joueur et le schéma
qu'il avait projeté (trois actes: Désespoir de Caligula, Jeu de Caligula, Mort de
Caligula78 ) nous suggèrent la présence d'une autre dimension du personnage
principal. La première scène dans laquelle nous le rencontrons (CC I, 3) semble
déjà l'annoncer: Caligula se regarde dans un miroir, il parle à sa propre image.
Dès le premier moment sur la scène il est son propre spectateur, il ne vit pas, il
joue 79 . (C'est aussi le rôle qu'accepte Hélicon en annonçant à Caesonia et Scipion
(CC I, 5): Je ne suis pas son confident, je suis son spectateur.)
(iv) Caligula – nihiliste
Nous proposons alors pour la pièce un autre schéma actantiel (qui bien
évidemment n'aspire pas non plus à être unique ou meilleur par rapport aux
précédents, mais qui doit plutôt être complémentaire):
78
79
Cf. R. Quilliot, Présentation de Caligula, in: A. Camus, Théâtre…, op. cit., p. 1736.
Ce que prouve aussi l'apparition fréquente des mots comme jouer, jeu, même jeu: environ vingt
fois dans la pièce.
50
Analyse actantielle du personnage
Destinateur (D1)
Sujet (S)
Destinataire (D2)
l'absurde
Caligula-metteur en scène
Adjuvant (A)
Objet (O)
Opposant (OP)
tous les personnages (sauf
Scipion), y compris Caligula! –
les acteurs et le public en même
temps
le pouvoir
vivre
enseigner la liberté
Scipion
A la fin de l'acte premier, frappant sur le gong, Caligula annonce le début
du jeu, le plus beau des spectacles. Il invite Caesonia à une fête sans mesure. Il
efface dans le miroir le visage du "passé": Caligula-homme, Caligula-empereur,
n'existe plus. Leur place est prise par Caligula-metteur en scène et acteur. Dès
ce moment, après avoir prononcé son nom en prenant ainsi de la distance envers
sa propre personne, Caïus va jouer le rôle de lui-même, et diriger les rôles des
autres. Dès lors il n'a plus besoin d'amis ni de sujets, il ne veut que des
spectateurs. Il réclame du public pour jouer la pièce qui pourrait être intitulée
"La Vie" (Caligula déclare dans la même scène son désir unique de vivre): dans la
perspective de l'absurde la vie n'est qu'un procès général où tous les gens sont
des condamnés à mort. Tout le monde est coupable aux yeux des dieux bêtes et
incompréhensibles et Caligula-acteur veut jouer leur rôle.
Le héros se met pour ainsi dire au niveau méta par rapport aux autres
personnages mais aussi par rapport à l'absurde même. Il ne se révolte 80 pas
contre les vérités que la mort de Drusilla lui a découvertes. Il ne réagit pas
51
Analyse actantielle du personnage
tellement (ce qui nous semblait auparavant) comme un enfant qui, ayant perdu
ce qu'il aimait, pour s'en venger enlève aux autres tout ce qui leur est nécessaire,
ce qui les rassure: leur honneur, leurs biens, leurs enfants etc. Ses actions
précédentes de l'empereur fou et cruel prouvaient qu'il avait de fait expérimenté
l'absurde, et qu'il s'y soumettait, qu'il l'assumait, et le réalisait dans sa vie 81 .
Dans l'acte premier Caligula annonce déjà ses projets de l'enseigner aux autres:
j'ai décidé d'être logique et puisque j'ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique
va vous coûter (CC I, 8). Il va faire de sorte que les autres comprennent, il veut les
faire vivre dans la vérité. Il croit savoir ce qui leur manque.(…) Ils sont privés de la
connaissance et il leur manque un professeur qui sache ce dont il parle (CC I, 4).
Pour réaliser ce désir "nouveau" il va se faire pédagogue. Dès le début de
l'acte deuxième, il veut tout d'abord enseigner sa logique aux autres, il souhaite
démontrer les conséquences de l'absurde. L'un de ses adjuvants les plus
puissants, c'est donc le théâtre (et alors tous les personnages de la pièce en tant
qu'acteurs et spectateurs). Accusé par Scipion d'avoir blasphémé (CC III, 2),
Caligula lui répond: Non, Scipion, c'est de l'art dramatique! L'erreur de tous ces
hommes, c'est de ne pas croire assez au théâtre. Ils sauraient sans cela qu'il est
permis à tout homme de jouer les tragédies célestes et de devenir dieu. Il suffit de
se durcir le cœur. Pourtant, il ne faut pas oublier le caractère particulier de cet
art que Caligula veut cultiver. C'est l'art qui, comme le dit Cherea, force tout le
monde à penser (CC IV, 4). Caligula est donc le seul artiste que Rome ait connu, le
seul, (…) qui mette en accord sa pensée et ses actes (CC IV, 12). L'absurde tel qu'il
le conçoit maintenant, ne peut pas être qu'une découverte individuelle. Il doit
80
81
La révolte pour Camus est une étape qui vient après celle de l'absurde.
On pourrait même dire qu'il s'identifiait avec l'absurde: le sujet s'identifiait avec le destinateur.
52
Analyse actantielle du personnage
avoir des conséquences sociales, ou plutôt – il doit concerner l'humanité toute
entière; pour cela, il suffit de lui ouvrir les yeux au moyen de ce théâtre cruel qui
se sert du meurtre et qui foule aux pieds tout ce qui prétend être muni des
valeurs.
L'absence du destinataire connote le vide idéologique. Toutes les actions de
Caligula sont à vrai dire pour rien (ce "rien" qui est annoncé déjà au début de la
pièce par la bouche des patriciens). La conséquence principale de l'absurde et du
jeu de Caligula, c'est alors le nihilisme. C'est le rien, le vide qui gagne de plus en
plus de place. La scène se dépeuple. Caligula détruit les valeurs, il ridiculise la
religion, il se moque de l'art, il renonce à l'amitié et à l'amour, et il élimine les
personnages du drame. Il reste seul, pour s'éliminer de même.
Ce nihilisme n'implique pas forcément le désespoir. Même si à un moment
donné Caligula constate que sa liberté n'était pas la bonne, il est toujours aidé
par deux armes: par son ironie et par le mépris. C'est pourquoi il est capable de
rire au moment de sa mort, et de crier qu'il est toujours vivant.
Le destinateur reste le même dans tous les schémas proposés. Cela veut
dire que c'est l'absurde qui est le moteur principal de la pièce. On pourrait donc
s'attendre à ce que celle-ci donne des réponses à des questions du genre: quelle
est l'influence de l'absurde sur les êtres humains? Quelle position peut-on
prendre par rapport à l'absurdité de la vie?
Le changement de l'objet de la pièce, aussi bien que l'évolution du sujet,
permet de distinguer trois étapes de la vie dans la perspective absurde: l'homme,
par sa nature peut-être, aspire à l'impossible sans même le savoir; par ce fait il
se révolte déjà contre l'ordre du monde, contre la vie normale – Caligula aime sa
sœur d'un amour incestueux, interdit, impossible; ce n'est pourtant pas un objet
53
Analyse actantielle du personnage
capable de satisfaire le désir de l'empereur-sujet – ce que prouve la mort de
Drusilla. Quand l'objet de ce désir lui est enlevé, c'est alors que l'absurde
l'envahit; il découvre ce scandale (que le monde ne lui donne pas ce qu'il aurait
souhaité), il se révolte encore une fois contre la réalité telle qu'elle est, cette fois
de façon plus explicite. En aspirant à l'impossible, il arrive finalement à exprimer
son désir (nous pouvons donc dire que c'est la première étape dans sa conquête
de conscience 82 ). Il annonce sa volonté de posséder la lune. Il assume l'absurde
par ce qu'il fait, par sa cruauté, par la débauche, par le meurtre. Mais il en
devient tout à fait conscient, seulement au moment où il s'en rend maître. Ce
n'est plus l'absurde qui lui dicte ce qu'il doit faire. C'est lui qui commande
l'absurde. Il l'enseigne même aux autres.
82
Avant, en choisissant Drusilla pour son amante il se plaçait déjà du côté de l'absurde, mais au
début sans s'en rendre compte – sa conscience était encore "endormie".
54
Analyse actantielle du personnage
(v) Scipion
Dans le dernier fragment de cette partie de notre étude, nous allons
proposer un schéma actantiel pour Scipion. C'est le seul personnage inventé par
Camus 83 . L'unique opposant véritable du sujet - par le seul fait qu'il ne participe
pas à son jeu 84 (tous les autres éléments, valeurs ou personnages, que l'on
trouvait avant dans la case d'opposant ne seraient que des outils dans les mains
du metteur en scène; ainsi ils se placeraient plutôt du côté d'adjuvant, metteur
en scène ayant besoin d'"accessoires", humains ou non-animés, pour jouer son
théâtre).
Dans la pièce nous observons tout d'abord des changements importants qui
se produisent dans ce personnage. Au début il ressemble à Caligula d'autrefois,
celui d'avant la mort de Drusilla, qui croyait en amour et en art, qui était bon
etc. Ainsi Scipion dans la pièce est tout d'abord un enfant (ce qui est souligné
par son nom, le jeune Scipion), quelqu'un d'innocent, ou d'ignorant. Il perd son
innocence, de même que son ignorance, au moment où il perd son père (de la
même manière que Caligula au moment de la mort de Drusilla). C'est cette mort
qui lui permet de grandir, de mûrir. Il sera appelé dès lors Scipion.
Lui-aussi découvre le caractère absurde de la vie. Pourtant, il choisit une
autre solution de ce problème. Même s'il passe par une expérience pareille à celle
de Caligula – il perd son père, tué injustement – sa réaction devant l'absurdité de
la vie est différente. C'est donc l'évolution de ce personnage qui peut être
83
84
Les autres étant personnages historiques. Cf. P. Dunwoodie, "Caligula": L'Univers Dostoîevskien
et l'évolution de Scipion, "Revue de Littérature comparée", avril-juin 1979, p. 220.
Cf. par exemple la scène 1ère de l'acte III: Scipion est l'unique personnage qui ne participe pas à
l'adoration de Vénus.
55
Analyse actantielle du personnage
considérée comme une alternative à ce qu'est devenu Caïus, qui sert de
contrepoids.
Destinateur (D1)
Sujet (S)
Destinataire (D2)
l'absurde
Scipion
soi
Caligula
Adjuvant (A)
Objet (O)
Opposant (OP)
l'amour
l'art
la pauvreté
préserver des valeurs
(simples, humaines)
Caligula et son jeu
l'amour pour Caligula
Scipion lui-aussi a découvert l'absurde. Il ne croit pas aux dieux qui
auraient prescrit des valeurs propres au monde dans lequel on vit. Son attitude
envers ce nihilisme apparent est tout de même différente: Je puis nier une chose
sans me croire obligé de la salir ou de retirer aux autres le droit d'y croire (CC III,
2). Caligula lui oppose son jeu cruel et sans pitié: c'est l'art dramatique qui lui
permet de jouer les tragédies célestes et de devenir dieu (CC III, 2). Mais Scipion y
découvre le blasphème. Il ne se laisse pas entraîner à ce niveau méta de Caligula,
il refuse de jouer son jeu. Il veut vivre sa vie d'homme. Ainsi, il est l'unique
personnage à voir Caligula au naturel, à lui faire renoncer à son masque, à sortir
de son jeu. Il ne voit en lui qu'un tyran, c'est-à-dire une âme aveugle (CC III, 2). Il
accuse Caligula de blasphémer, mais non dans le sens religieux. Si l'empereur
commet un crime, ce n'est pas contre les dieux abstraits. C'est contre ce qu'il y a
d'humain.
56
Analyse actantielle du personnage
Quelle est donc la réponse finale de Scipion? C'est vrai qu'il refuse la
logique de Caligula, mais il lui reste toujours très proche. Son amour pour
l'empereur, et leur ressemblance (visible par exemple dans la scène 14 de l'acte II
où Caligula comprend parfaitement le jeune Scipion-poète) le rendent désarmé.
Le fait de ne pas s'opposer ouvertement à l'empereur suggère que Scipion, d'une
manière passive, admet les idées de Caïus, bien qu'il les rejette par ses paroles et
que, au bout du compte, il fuit devant elles. Il voulait préserver des valeurs, mais
pour cela il était nécessaire de s'opposer aux conséquences de l'absurde
démontrées par Caligula, non seulement de leur tourner le dos. C'est Scipion
donc qui aurait été le perdant de la pièce. Il est malheureux parce qu'il comprend
tout (CC IV, 1) et ressemble trop à Caligula. A l'heure où il fallait choisir, il n'était
plus capable de le faire 85 .
Revenons encore aux patriciens et Cherea. Ils appartiennent à un autre
monde que celui de Scipion. Ils servent tous d'acteurs à Caligula-metteur en
scène, ils jouent le même jeu que lui. D'abord par leur comportement stupide 86
et lâche, par le fait qu'ils prennent au sérieux ce tyran fou et cruel, comme ils le
perçoivent, et finalement - par le meurtre. A côté de Caligula qui se croit égal aux
dieux célestes, ils deviennent dieux humains (appellation de Scipion, CC III, 2). A
la cruauté du tyran répond leur jugement implacable: ils se croient justifiés
d'avoir recours au même moyen d'agir qu'ils détestaient chez Caligula: au
meurtre.
De nouveau, Scipion est l'unique personnage qui n'y participe pas. Il ne
croit pas avoir droit à se mettre à la place des dieux, il reste le seul humain de la
85 Les deux réponses à l'absurde sont refusées. Pour le moment on ne trouve pas de réponse
acceptable.
57
Analyse actantielle du personnage
pièce: La haine ne compense pas la haine. Le pouvoir n'est pas une solution. Et je
ne connais qu'une façon de balancer l'hostilité du monde. (…) La pauvreté. (CC III,
2) Les armes dont il dispose contre l'absurde se montrent pourtant inefficaces.
C'est ce qui l'oblige à fuir sans rien faire. Sa réponse est donc tout à fait négative:
Ni pour toi, ni pour moi, qui te ressemble tant, il n'y a plus d'issue. Je vais partir
très loin chercher les raisons de tout cela. L'unique solution de l'homme devant
l'absurde aurait donc été d'essayer de comprendre 87 , dans un sens encore pas
très clair de ce mot. Scipion résiste à ce "rien" du début de la pièce sur lequel
Caligula s'est arrêté: le jeune opposant de l'empereur cynique se rend compte
qu'il faut aller plus loin, même s'il n'a pas encore découvert où.
86
87
Cf. toute la scène 1 de l'acte III.
Comme l'affirme Scipion lui-même dans la scène 2 de l'acte III: l'essentiel est de comprendre.
58
Analyse actantielle du personnage
3.2 Cezar Kajus Kaligula de Hubert Karol Rostworowski88
(i) Caligula – schéma actantiel
Dans la pièce de Rostworowski Caligula apparaît seulement dans la scène 2
de l'acte II. Cela peut suggérer que ce n'est pas par sa présence physique qu'il est
le personnage le plus important (ou le sujet principal) de la pièce 89 . Ce fait
montre aussi l'importance des autres personnages, des patriciens, ou peut-être
l'importance de la situation présente, de l'atmosphère qui règne dans la cour
romaine au moment du début de la pièce.
Les patriciens parlent beaucoup de l'empereur dans l'acte premier. Le
complot contre Caligula existe déjà. Les conjurés ont raté la première tentative de
se débarrasser du césar. Mais ce qui semble intéressant, c'est que l'on n'évoque
aucune cruauté, aucun crime que Caligula aurait commis. Dès le début alors, le
lecteur constate qu'il ne devrait pas s'attendre à l'histoire d'un tyran cruel.
Caligula n'est pas là, mais il y est présent dans la bouche des autres. C'est
Cherea qui évoque tout d'abord un petit garçon très aimé par les soldats
romains. C'est Caesonia ensuite qui raconte "l'histoire de vie" de Caligula: il était
raisonnable, il aimait sa femme et ses sujets. Ce n'est pas la folie qui l'a changé,
mais trucizna, którą go poili. (CR III, 1): on lui a tué le père, le frère et la mère.
Ensuite, il est devenu souverain du monde, et tout simplement - il n'était plus
capable de l'être. C'est donc un homme dont les meilleures intentions du début
88
K. H. Rostworowski, Kajus Cezar Kaligula, in: K. H. Rostworowski, Wybór dramatów, op. cit., pp.
237-457. Dès ce moment, nous utilisons le sigle CR et ajoutons pour les citations le chiffre
59
Analyse actantielle du personnage
du règne ne se sont pas avérées, un homme dépravé par toutes sortes de
malheurs, tout ce qui était noble dans sa personnalité à cédé à sa faiblesse.
Les premiers propos de Caligula-sujet du schéma actantiel que nous allons
élaborer par la suite peuvent déjà suggérer l'objet du désir de cet empereur déçu.
Il entre en scène entouré des gardes germaines, et prononce un seul mot:
Światła. Il a besoin la lumière. Celui qui se trouve dans les ténèbres, ne peut pas
voir. C'est quelqu'un qui se sent perdu. La "cécité" de l'empereur n'est pourtant
pas physique mais psychique, spirituelle ou existentielle. Il éprouve un manque
d'homme: dzisiaj w Romie ludzi brak (CR II, 2). C'est cela qu'il cherchera, dans les
autres et en lui-même, et qu'il ne trouvera qu'après sa mort. Aussi, il se heurtera
à cet idéal de l'homme-césar qu'il voulait mais qu'il n'était pas capable
d'assumer.
Destinateur (D1)
Sujet (S)
la société, vilaine et lâche
la nature humaine,
l'ambition
Caligula
Adjuvant (A)
Objet (O)
1. être césar
2. trouver (être?) un homme:
Destinataire (D2)
soi
Rome
Opposant (OP)
contre 1
la nature humaine
contre 2
son aspiration vers l’idéal
89
romain – le numéro de l'acte et le chiffre arabe – le numéro de la scène.
On verra plus loin que ce n'est pas forcément le cas – cf.. la fin de cette partie.
60
Analyse actantielle du personnage
L'élaboration du schéma actantiel ci-dessus constitue un problème. Tout
d'abord, l'incertitude quant aux adjuvants éventuels. Il semble que Caligula se
trouve tout seul tout au long de la pièce. Déjà la première scène dans laquelle il
apparaît nous annonce cette intuition: Minucianus, représentant des patriciens
essaye de parler à l'empereur. Ses efforts nous semblent bien ridicules. Paralysé
par la peur, il n'arrive pas à prononcer une seule phrase qui aurait du sens. Mais
ce qui nous impressionne le plus c'est le fait, qu'à toutes les tentatives
malhabiles du patricien répond un silence ou une indifférence totale de Caligula.
Comme s'il ne voyait pas son interlocuteur. Comme si son interlocuteur n'était
pas là. Caligula se trouve en face d'un vide total.
Il a rejeté les dieux, il a rejeté la morale – et cela déjà avant que la pièce ne
commence. Il n'y a pas de valeurs qui lui auraient servi d'adjuvant. (Nad głową
pusto, żadnych praw – tylko te gwiazdy mrugające; CR III, 1). En tant que césar il
n'a pas non plus à ses côtés d'adjuvant animé (jesteś na świecie jedyny CR III, 1).
De nouveau (comme chez Camus) on a affaire à un destinateur négatif: c'est
le manque de valeurs qui pousse Caligula à agir. La société, qui devrait être
plutôt un destinateur positif, c'est-à-dire porteur de valeurs, ne l'est pas. Elle est
source de déception de l'empereur, elle est sujet de sa haine, incarnation de tout
ce qu'il déteste, de ce qu'il aurait voulu détruire. (Et de ce que, comme on verra
par la suite, il retrouvera dans sa propre âme.)
L'autre destinateur qui provoque les actions de Caligula, c'est ce que nous
appelons ici la nature humaine. Il s'agit de l'aspect de cette nature qui pousse
l'homme vers "le haut", vers les idéaux. C'est à cause de son ambition, de son
aspiration à la vérité, à la pureté que Caligula se révolte contre les patriciens. Il
61
Analyse actantielle du personnage
n'a pas encore découvert que les buts qu'il avait placés devant l'humanité toute
entière, et alors devant lui-même, sont irréalisables.
Nous découvrons dans la pièce deux objets du désir de Caligula qui
s'entrecroisent; l'un constitue l'obstacle pour l'autre ce qui prouve un
déchirement intérieur du héros. Caligula se présente à nous tout d'abord comme
un empereur déçu, mais surtout indigné: (…) mnie, po czterech latach
panowania, zbrzydło uważać bydło za niebydło (CR II, 2). De sa position du
souverain il ne voit que la bassesse de ses sujets: Oto Roma chwyta za miecz
spokojna, gwałcąc swe bogi: kryje zdradę w fałdach żałobnej szaty, kryje zdradę
w zmarszczkach gniewnego czoła, kryje zdradę w śmiechu, gdy śmiech dokoła, w
kwiatach, gdy kwiaty! (CR II, 2). C'est pourquoi il promet la vengeance, Przeklina
miasto! (CR II, 2); Ja wam z pysków te maski cnoty i zasługi zedrę! (CR II, 2). Il
veut donc tout d'abord ouvrir les yeux à ses sujets. Il méprise leurs mensonges,
leurs peurs, leurs lâcheté et égoïsme. Il les accuse d'être pires que les chiens (CR
II, 2). Takie to spłaszczone, do własnych łajn przyczepione, wydeptujące proste
drogi (…); nie ruszą się, od misek nic ich nie odgoni (CR III, 1). Lui qui se croit
visiblement supérieur, aurait été unique à ne pas être atteint par la faiblesse. La
bassesse, et les vices dénoncés de la société romaine semblent augmenter la
supériorité de l'empereur qui reste le seul à voir clair. Le fait d'être empereur le
place hors humanité toute entière. Cała ludzkość przepodlona (…), gdyby miała
jedną tylko szyję, wiedziałbym, co mam zrobić i po co tu żyję (CR II, 2).
Ce n'est pourtant qu'un côté de l'image: ce Caligula qui rejette la société des
hommes; il dénonce les raisons basses qui font agir les citoyens romains. Il se
révolte parce qu'il voit que ce qui est le plus important pour eux, c'est leur
ventre, ce sont des raisons matériels. On parle de valeurs, mais on pense
62
Analyse actantielle du personnage
toujours à des désirs égoïstes. Les valeurs politiques ne sont qu'illusion, ne
servent que de prétexte: Wszystko na tym stoi, że się jeden drugiego po kryjomu
boi – a ponieważ przegrywa, o ile się przyzna, zgadnij, co stąd powstało?
powstała "Ojczyzna" (CR III, 1). En tant qu'empereur Caligula est responsable de
la grandeur de son pays. Il veut donc agir au profit de la Rome, pour la sauver de
son abaissement.
Dans cette lutte contre les citoyens, contre l'ordre social, il rencontre un
opposant très fort – sa propre nature humaine. Le "césar" au nom de qui il
condamne l'humanité toute entière, un être pur, idéal, n'est de fait qu'un "rôle"
qu'il aurait souhaité jouer. Il rejette ce qui a été compromis, la religion et les
valeurs prêchées par les patriciens, mais il ne trouve rien qui pourrait lui servir
de soutien moral. Il ne trouve que le vide, pas de lois, pas de morale. Il dénonce
la lâcheté des patriciens (comme le prouve très bien la scène dans l'acte II où il
humilie Cherea en lui faisant manger une huître), mais trouve le même manque
de courage dans son cœur au moment où c'est lui qui est humilié par
Protogenes. Caligula se justifie: Nie ma rady. Jeżeli mię tłum otoczy ze wszystkich
stron, to muszę paść. (CR III, 2) Le personnage de Regulus, qui lui rappelle ses
ambitions d'autrefois, le fait seulement rêver. Caligula n'a plus d'illusions: ten
zapał jest i piękny, i szczery, i rzadki, i taki… (…) z jakimś wspomnieniem dalekim
(…). Ale za długo mię… dręczyli… zanadto mię… wyniszczyli… (CR III, 2)
Caligula cherchait un homme parmi ses sujets. Il réalise que ce n'est pas
possible. C'est le fait d'être empereur, d'être au pouvoir, qui lui ouvre les yeux,
qui lui permet de voir la bassesse des autres – il les regarde toujours de là-haut
d'un idéal où il souhaiterait se trouver vraiment, mais où il n'arrive pas à rester.
63
Analyse actantielle du personnage
Il est trop faible. Il voulait trouver un homme parmi ses sujets, il n'est pas
capable lui-même de l'être: Tam ciemno i tu ciemno (CR III, 1).
Caligula n'est donc pas susceptible de réaliser son désir "idéal" d'être audessus de l'humain, de la faiblesse propre à sa nature. L'autre désir (le second
objet qu'il recherche) - contradictoire par rapport au premier, le désir tout à fait
réel de "trouver un homme", ou de l'être tout simplement, il le rejette aussi à
cause de son aspiration à l'idéal, à cause d'un simple manque d'humilité. Voilà
comment Protogenes s'adresse à l'empereur dans l'acte III (scène 5): Będziesz
cicho, głupi, niesforny dzieciaku?! Effectivement, c'est une suggestion bien
probable: on aurait affaire à un idéalisme infantile, à un manque de maturité
chez Caligula 90 . Puisqu'il n'arrive pas à être tel qu'il l'aurait souhaité, il se révolte
d'une façon enfantine, et rejette ce "moi" réel qui convient à tous ceux qui
acceptent de "rester humains":
REGULUS
Pozostał człowiekiem.
CALIGULA
prostując się, wyniośle i ostro
Jam Cezar!
(CR III, 2)
(ii) Caligula – forces agissantes animées
Nous allons proposer maintenant un schéma actantiel dans lequel on
retrouve les forces agissantes en tant qu'êtres "humains".
64
Analyse actantielle du personnage
Destinateur (D1)
Sujet (S)
Destinataire (D2)
la société
soi
Caligula
Rome
soi
Adjuvant (A)
Objet (O)
Opposant (OP)
(Regulus)
(Demetrius)
(être) césar
(trouver) un homme
soi
les Romains
Protogenes
Tout d'abord on est frappé par la présence de deux personnages dans la
case d'adjuvant. Il s'agit pourtant d'adjuvants en possibilité. Caligula aurait pu
être aidé dans ses luttes, s'il avait ouvert les yeux, s'il était sorti des ténèbres
dans lesquelles il se trouvait déjà avant que la pièce ne commence.
Ce qui pourrait attirer notre attention c'est le fait que l'on retrouve Caligula
dans les quatre cases du schéma actantiel proposé au-dessus. Il est tout d'abord
le personnage principal de la pièce. C'est lui qui rend les patriciens fous de peur,
par ce qu'il fait (Ruch Kaliguli paraliżuje zapał i oklaski, CR II, 2), par ses
silences, par son regard, par ses cris. Les patriciens semblent être hypnotisés par
l'empereur. Ensuite, pour Caligula-sujet de la pièce, c'est sa propre personne qui
est le destinateur le plus fort. Il agit poussé par son ambition, par les idées qu'il
s'était créées à propos de la Rome, à propos de la personne du César et à propos
de l'être humain.
90
Ce trait de caractère est confirmé bien souvent par le comportement de l'empereur, p. ex. dans la
scène 5 de l'acte III: Nagle rzucając się jak dzikie zwierzę, zupełnie obłąkany, wściekły, ale tą
bezsilną, na płaczu opartą wściekłością, piskliwym głosem, a jak dziecko tupiąc nogami.
65
Analyse actantielle du personnage
A la fin, on le retrouve dans la case d'opposant. Caligula ne réalise pas ses
désirs parce qu'il se montre aux autres et à lui-même aussi hystérique,
égocentrique et lâche que tous ceux qu'il veut condamner. (Puisque à ses côtés
dans les trois cases D1, D2 et OP on retrouve aussi la Rome, ou les Romains, il
est possible de constater qu'on a affaire à la situation dans laquelle d'un côté
l'empereur romain s'identifie avec son empire, de l'autre côté, l'homme qu'il reste
toujours, s'identifie avec ses semblables.)
La présence des patriciens romains dans la case d'opposant nous semble
pourtant douteuse. Parmi eux il n'y a personne qui puisse agir vraiment contre
lui. Même l'assassinat de Caligula reste affaire d'un accident plutôt que d'une
révolte véritable: les conjurés, à qui l'on a déjà promis des cadeaux de
"conciliation", étaient prêts à renoncer au complot. C'est un malentendu, et
finalement rien qu'une peur folle, qui les pousse à poignarder Caligula.
On peut finalement se poser la question de savoir s'il est raisonnable de
considérer Caligula comme sujet du schéma actantiel de la pièce. Une analyse
plus minutieuse nous suggérerait-elle que ces objets du désir que l'on essaye
d'imputer à l'empereur, il ne les cherche pas vraiment. Avant que la pièce ne
commence, il a été profondément blessé par la vie, par tous ses idéaux qui ne
s'étaient pas réalisés. Maintenant il n'a pas d'autre espoir que de conserver sa
vie. On peut risquer aussi l'hypothèse que ce n'est pas sa faiblesse qui l'empêche
de réaliser ses idées, mais au contraire c'est le manque total d'idée! Il n'existe
aucune chose que le héros de Rostworowski aurait pu opposer à la petitesse
égoïste de ses sujets. Caligula en effet ne cherche rien. S'il parle encore de
quelques intentions, tout cela reste quand même dans les projets. L'empereur
menace les patriciens dépravés (Ja was tyranii dopiero nauczę! Ja wam z pysków
66
Analyse actantielle du personnage
te maski cnoty i zasługi zedrę! – i stać będziecie wobec potomności nadzy! CR II,
2), mais un seul mot de Regulus suffit pour abandonner tous ses projets en
apparence tellement résolus de "purifier" la Rome!
(iii) Regulus
Pour finir, nous allons proposer encore un schéma actantiel, cette fois pour
Regulus. C'est un personnage que nous avons vu dans la case d'adjuvant
(potentiel) de Caligula. C'est la seule personne dans la pièce qui reçoit de
l'empereur le titre d'homme. C'est quelqu'un qui pourrait être la réponse à la
recherche du sujet principal de la pièce.
Destinateur (D1)
Sujet (S)
Destinataire (D2)
soi – sa jeunesse
Regulus
soi
?
Adjuvant (A)
Objet (O)
Opposant (OP)
(Demetrius)
trouver une idée, un but
Lollia Paulina
Caligula
Protogenes
Regulus apparaît dans la scène 2 de l'acte I. C'est un jeune homme de vingt
ans, idéaliste, qui cherche à tout prix sa place sur la terre. Tout d'abord il tombe
très amoureux de Lollia Paulina. Pour elle, incarnation de l'idée de l'amour, il est
prêt à tout faire, même aller tout seul contre le césar. Mais voilà ce qu'en dit
Cornelius: To nie odwaga, ale szał... Effectivement, il n'y a que des émotions
67
Analyse actantielle du personnage
dans Regulus (celui du début de la pièce au moins). Ses actions ne sont pas
raisonnables, il est sujet aux impulsions de son cœur. Il est donc bientôt déçu
par l'amour pour la femme qu'il avait choisie: Lollia Paulina se sert de lui pour se
venger sur Caligula qui l'avait humiliée en la rejetant. Regulus qui, grâce à elle,
avait trouvé une autre raison de vivre, celle de sauver la Rome, veut maintenant
tuer l'empereur – incarnation cette fois de l'idée du mal: Bo ludzi dobrej woli
upadla bezprawiem. Bo człowieczej godności i szczęściu ubliża. Bo tych, co w jutro
wierzą, przygważdża do krzyża (CR I, 8). Cette idée, ce but, se montre aussi une
illusion. Regulus, au moment où Caesonia lui raconte l'histoire de Caligula,
découvre que le césar n'est pas un monstre. Il se rend compte aussi de toute la
vilenie des patriciens. Il se dévoue alors entièrement à Caligula et le considère
comme une incarnation de la "Rome profanée"; il veut tout faire pour défendre
son empereur. Par la suite, indigné du fait que Caligula, qu'il place au-dessus de
tous les Romains dépravés, mais qui risque d'être tué z ręki tych, których nie
odgonią od miski nawet najwznioślejsze hasła (CR III, 2), et n'a pas assez de
courage pour décider de sa propre mort, Regulus lui propose son aide. Il veut
aider Caligula à réaliser ce qu'il souhaitait tout le temps: l'aider à rester
homme 91 ; Regulus espère défendre ainsi sa dernière idée: à la grandeur du
césar 92 (incarnation de la Rome, des valeurs politiques pour ainsi dire) que
personne n'arrive plus à préserver, il voudrait substituer la grandeur de l'homme
par le courage, la pureté. Il perd finalement toutes les illusions: il rend son épée
à Caligula en disant: To masz. (…) To nawet mojej ręki szkoda. (CR III, 5) A la fin
de l'acte troisième il se laisse tuer sans prononcer un mot.
91
Cf. CR III, 2.
68
Analyse actantielle du personnage
Ce sont donc la jeunesse et l'idéalisme qui poussent Regulus à la recherche
de quelque chose sur quoi il aurait pu s'appuyer. Son histoire peut être
considérée comme une illustration de ce qui s'était passé avant avec Caligula
(mais que l'on ne voit pas dans la pièce). C'est Caligula lui-même qui remarque
cette ressemblance: Ale on tak samo czuje, do życia tak samo się rwie… i tak
samo się zmarnuje… z wolna… z wolna… a boleśnie… (CR III, 9). Idéalistes, ils
sont pareillement condamnés à être privés, douloureusement, de leurs idées.
Pour cela, dans le schéma actantiel élaboré pour Regulus nous retrouvons
dans la case d'opposant Lollia Paulina, Caligula et Protogenes, tous ceux qui,
l'un après l'autre, désillusionnent le jeune idéaliste. Le comportement de Lollia
Paulina est la meilleure preuve du fait que sous le manteau des raisons d'état on
ne cache que ses propres rancunes. Caligula dit à Regulus dans la scène 1 de
l'acte premier: Mnie się zdaje, że ty widzisz wszędzie takie olbrzymy, a to takie
karły. Il reconnaît que l'ardeur du jeune homme est très noble, mais en même
temps – stupide. Elle ne mène à rien, Żebyś w piersi cały Olimp nosił! (…)
Zmarniejesz! Quant à Protogenes, on le considère comme un opposant de
Regulus dans ce sens qu'il lui montre de façon la plus douloureuse l'état
déplorable auquel est réduit Caligula 93 .
Dans la case d'adjuvant, aussi bien dans le dernier schéma actantiel
élaboré pour Caligula que dans celui de Regulus on retrouve Demetrius, le
philosophe. C'est à lui de prononcer la dernière parole de la pièce: Tylko
człowiek. Ces deux mots seraient donc la solution unique de toutes les "énigmes"
92
93
Recherché à un moment donné aussi par Demetrius, mais que l'on ne pouvait plus trouver. Cf.
CR III, 9.
Cf. CR III, 5.
69
Analyse actantielle du personnage
et de tous les problèmes. Ils sont porteurs de cette aide qui manquait tellement
aux deux héros du drame.
La vérité découverte, Demetrius la montre à vrai dire seulement aux
spectateurs (parce que la scène est déjà vide), mais, il montre aussi à Regulus et
à Caligula qui ne sont plus là que le sens vers lequel ils se dirigeaient n'était pas
le bon. Il affirme que tout ce qui s'était passé dans leur vie, était "juste", c'est-àdire que leur existence était bien "humaine". C'est normal que les idées
s'écroulent, c'est normal que l'on découvre de la faiblesse dans son cœur. On
peut considérer peut-être la réplique de Demetrius comme une réponse "réaliste"
à tous les problèmes des héros idéalistes de la pièce.
70
4. Réalisations du thème.
Les deux chapitres précédents suggèrent une véritable complexité du thème de
Caligula. Le caractère complexe du personnage est bien plus visible dans
l'analyse des œuvres littéraires dans lesquelles il apparaît que dans son histoire
réelle, non-littéraire. Pour pouvoir passer maintenant aux conclusions, c'est-àdire pour découvrir la richesse incontestable du thème analysé, il nous faut
adopter une méthode selon laquelle notre travail va procéder. Nous allons nous
approprier une notion chère à Albert Camus, la notion d'absurde, et en faire une
clef de nos analyses. C'est justement l'absurdité sous les formes différentes dont
les traces nous allons dévoiler dans toutes les incarnations de Caligula (tous les
motifs de base du thème en question 94 ).
L'hypothèse que nous nous proposons de justifier, et qui, comme il nous
semble, surgit déjà des analyses menées jusqu'alors, est bien banale: le motif
principal que l'on retrouve à la base des deux réalisations du thème "Caligula",
est celui d'un homme à la recherche de son identité (où l'on peut prendre
"l'identité" pour: bonheur, but, sens de la vie etc.). Un homme qui – pour
suggérer une interprétation existentialiste 95 - balance entre les trois phases de
94
95
Pour simplifier la chose nous admettons qu'il n'y a pas de différence de sens entre "motif" et
"incarnation".
On verra par la suite combien la problématique existentialiste est importante dans les deux
pièces.
Réalisations du thème
Kierkegaard, et qui se heurte sans cesse à des contradictions de toutes sortes.
C'est donc justement la notion d'absurde qui nous aidera à démontrer la vérité
de notre supposition.
En posant une telle hypothèse nous sommes conscients du risque de
simplifier la chose. Tout thème littéraire n'est-il pas basé d'une façon ou d'autre
sur le motif pareil? (La littérature étant rien qu'une affaire humaine 96 …) Si nous
persistons dans cette idée, c'est que, d'un côté la méthode choisie, en indiquant
la direction de l'analyse, nous permettra de garder une relative clarté de notre
argumentation; de l'autre côté, selon les intentions de Camus lui-même, la pièce
en question devait être illustration de l'absurde. Entreprenant l'analyse de cette
œuvre on est donc non seulement justifié, mais aussi obligé de faire référence à
cette notion. Elle nous aidera aussi dans l'examen de la pièce de Rostworowski.
96
Cf. par exemple: S. Sawicki, Czym jest poezja?, in: S.Sawicki, Wartość – Sacrum – Norwid, Lublin
1994, pp. 7-17.
72
Réalisations du thème
4.1 Caligula – tyran irrationnel
(i) Le niveau de la folie
Comme nous l'avons vu dans le chapitre sur Caligula comme personnage
historique, son nom est normalement associé à un tyran fou. Telle est la
connotation du "terme" Caligula, tels traits de caractère évoque ce nom en tant
que référence culturelle. La question qui se pose est donc de savoir si Caligula
que l'on retrouve dans les deux pièces est vraiment présenté comme symbole de
la tyrannie et de la folie.
L'analyse actantielle du personnage semble être la preuve suffisante que ce
n'est pas tellement le cas. Pourtant, le choix du nom que les deux écrivains ont
donné au héros de leurs pièces les oblige d'une certaine façon à lui attribuer aux
moins quelques traits particuliers, qui feront de lui un Caligula justement. Pour
illustrer la relation d'un souverain envers ses sujets, ne dispose-t-on pas d'un
grand choix de noms de personnages historiques, plus d'un choix infini de noms
propres tout court? Au moment où l'on appelle ce souverain Caligula, cette
décision doit être justifiée.
Par étymologie tyran est quelqu'un qui s'empare du pouvoir, qui se fait
maître. L'usage de ce substantif (aussi bien que de ses dérivés) dans les langues
différentes suggère des connotations négatives qui auraient été étroitement liées
à ce mot. Cependant, un tyran peut bien évidemment être quelqu'un de positif.
Souvent, par le seul fait d'avoir pris le pouvoir par force, il a la chance de sauver
73
Réalisations du thème
sa patrie qui se trouve au bord de précipice. Tyran, c'est-à-dire un souverain
puissant et conscient de ses buts, est souvent justement celui qui sert de
contrepoids, qui agit contre le chaos, qui réintroduit un ordre souhaitable. C'est
lui qui doit soutenir et faire respecter les valeurs. L'ordre dont il est gardien
repose et rassure, réconcilie avec l'existence, donne un sens à la vie. Le tyran
peut donc se montrer plus sauveur que destructeur.
Pourtant, on trouve souvent sur le trône des souverains qui sont loins d'être
parfaits. Le pouvoir demande une grande force morale de celui qui doit
l'exécuter. Tout le monde n'en est pas capable.
C'est donc dès le moment où il se présente comme incarnation d'un pouvoir
absurde, irrationnel, qu'un tyran fait peur. Il devient quelqu'un qui, ayant le
pouvoir suprême, l'exerce de manière absolue, oppressive 97 , déformée, et qui est
ainsi une personne autoritaire dans un sens totalement négatif du mot, qui
impose sa volonté, abuse de son pouvoir; c'est un despote, un dictateur.
On affronte ici un premier paradoxe. Souverain, maître, qui devrait être audessus de tous, être symbole du pouvoir suprême, et donc de la justice, qui
devrait servir d'exemple 98 , avoir de l'autorité, être choisi parmi les plus sages – se
montre une déformation ou absence même de toutes ces valeurs.
De tels traits nous font penser tout de suite à la figure inventée par Alfred
Jarry 99 : à Ubu, qui a renversé son maître le roi de Pologne et s'est emparé du
pouvoir en massacrant toute la famille royale. Son règne est une suite d'actions
97
98
99
Cf. Dictionnaire Petit Robert, Paris 1977, l'entrée Tyran, p. 2043.
Il suffit de penser à l'origine de tout pouvoir: on choisit pour le rôle du souverain et du chef le
plus fort et le plus sage, pour qu'il s'occupe de ses sujets, pour qu'il leur garantisse la sécurité.
Cf. par exemple La République de Platon.
Et aussi à Kirilov des Possédés de Dostoievski. Malheureusement, on n'en parlera pas dans cette
étude. Camus se réfère à ce personnage dans le Mythe de Sisyphe et dans l'Homme révolté.
74
Réalisations du thème
cruelles et absurdes: il jette de l'or au peuple, il s'approprie les biens des riches
de son pays et les envoie à la "trappe à nobles" où ils sont "décervelés", ensuite il
fait la même chose avec les magistrats et les financiers. Il crée de nouveaux
impôts déraisonnables: sur les mariages mais aussi sur les décès. Il adore
méditer les tortures les plus féroces qu'il va faire subir à ses ennemis.
Ce qui caractérise la pièce, c'est le manque de toute analyse psychologique
du personnage. Ubu est incarnation absolue de la cruauté bête. Il prend le
pouvoir parce qu'il se laisse séduire par les promesses de sa femme qu'ainsi il
pourra s'enrichir et souvent manger des andouilles. Il se sert de son pouvoir qui
n'a pas de limites pour réaliser ses buts irrationnels. Méchant et agressif, mais
en même temps lâche, il agit par pur instinct destructif, par une logique absurde
d'un homme brutal.
En effet l'analyse du personnage du roi Ubu se heurte aux mêmes
problèmes que celle du personnage de Caligula. Michel Arrivé dans son
commentaire consacré à Alfred Jarry pose la question de savoir quelle lecture de
son œuvre serait correcte. Ubu roi est-il un drame historique, ou plutôt une farce
politique (on essayait de retrouver dans le personnage sanglant du roi Ubu les
traits de Napoléon, de Thiers, de Bismarck)? Le critique, affirmant se tenir tout
près du texte, passe finalement à la lecture "érotique" de la pièce 100 . Nous allons
voir par la suite, qu'une lecture pareille de la pièce de Camus n'est pas moins
probable.
(Bien sûr il y a une différence énorme entre les deux figures. Ubu est
présenté d'une manière explicitement exagérée: il n'est rien d'autre que cette bête
100
Cf. M. Arrivé, Lire Jarry, Bruxelles 1976, pp. 43-64.
75
Réalisations du thème
brute, un animal sur le trône, un monstre. Quant à Caligula, le lecteur aurait
plutôt la tendance de "ne pas voir" que c'est un tyran – Camus comme
Rostworowski s'occupent beaucoup plus de l'âme de l'empereur qui n'est pas
privé même d'une certaine grandeur. Ses actes cruels semblent presque
"accidentels". Pour cela il n'est pas difficile de s'identifier avec un tel être
tourmenté qui lutte contre la condition désespérée de l'homme. Pourtant, rien
que son nom, à part ses exploits, nous autorise à continuer notre analyse.)
En regardant Caligula dans cette perspective, nous voyons un tyran insensé
sur le trône. L'absurde auquel on a affaire est celui qui renvoie au chaos. C'est le
manque total d'intelligibilité. Ici, il n'y a pas d'explications. On revient à la
situation d'avant la Création. L'homme qui se trouve dans une telle réalité n'est
pas conscient de l'absurde qui le guide. Ses actions échappent au jugement de la
raison. L'unique moteur est un instinct bizarre – puisqu'il mène à la mort de
ceux qui vivent aux côtés de cet homme, et à la sienne. Pour cela une telle
personne, surtout ayant le pouvoir, est dangereuse pour son entourage ainsi que
pour elle-même. Ses actions ne sont pas prévisibles, rien dans son comportement
n'est cohérent. Le pouvoir déformé lui permet d'aller jusqu'au bout de sa logique
folle qui se dirige contre toutes les valeurs.
Le monde de ce tyran est un monde purement nihiliste. C'est un "âge
prélogique" où il n'y a pas de différence morale entre les actions. Il n'y a rien de
stable, juste des démarches complètement incohérentes. Cela fait penser à la
vision de l'homme chez Sartre, condamné à des choix infinis, qui ne trouve nulle
part de raison quelconque pour ses décisions 101 . Un homme déchiré, dont
101
Encore une raison pour l'interprétation existentialiste.
76
Réalisations du thème
l'existence est totalement injustifiée, un homme malheureux, qui ne sortira
jamais du néant dans lequel il est plongé. Ce sont l'absurde et le nihilisme
ontologiques, indépendants du sujet humain: c'est le monde même qui est
absurde, dans sa nature et dans la création des êtres insensés.
Le nihilisme que l'on retrouve dans Caligula-tyran, pour être vraiment
"pur", ne peut pas être exprimé 102 ; c'est un état d'âme (et du monde) inconscient,
c'est un nihilisme pour ainsi dire "animal". Il faut souligner en ce moment que
réduisant les personnages à leur comportement on en fait en effet des innocents,
des automates malheureux. On se heurte ici au problème du béhaviorisme et du
naturalisme axiologiques. Ayant affaire à un homme-machine, qui dans son
comportement répond aux stimulus venus du monde, on n'a pas le droit de
prononcer des jugements moraux 103 . L'être humain est considéré ici comme
organisme biologique animé. On peut seulement l'"aborder" pour essayer de le
comprendre; il faut observer ses réactions visibles et mesurables aux stimulus.
Unique possibilité est de décrire ou, tout au plus, d'essayer de trouver des
régularités du comportement d'un tel être. Alors, au moment où l'on remarque le
manque de cohérence dans ses actions, on peut dire que c'est un cas de folie, de
maladie. Ici, c'est la psychanalyse qui nous vient en aide 104 .
Au moment où un nihiliste prétendu fait des déclarations, il se contredit à lui-même. Il lui est
impossible d'indiquer une vérité qui ne serait détruite par le nihilisme. Grâce à cette philosophie
de négation tout semble permis et justifié, mais en vérité – rien ne l'est!
103 Où peut-être, on peut parler ici de la "fatalité" dans le sens du mot utilisé par Camus dans
L'Homme Révolté (in: A. Camus, Essais, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 458. Par la suite,
nous allons utiliser le sigle HR.): Ce héros est "fatal", parce que la fatalité confond le bien et le mal
sans que l'homme puisse s'en défendre. La fatalité exclut les jugements de valeur. Elle les
remplace par un "C'est ainsi" qui excuse tout, sauf le Créateur, responsable unique de ce
scandaleux état de fait.
104 Dans cette perspective, c'est justement Caligula qui est l'unique personne en bonne santé: les
instincts représentent la santé, aussi physique que psychique. Ceux qui les étouffent sont de
vrais malades.
102
77
Réalisations du thème
Dans les deux pièces analysées on peut retrouver des traces de l'image de
Caligula en tant que tyran fou. Chez Camus, c'est beaucoup plus explicite. On y
reviendra par la suite. Chez Rostworowski, le mot tyrannie n'apparaît qu'une fois.
Il n'y a pas de descriptions de meurtres ni de débauche. Pourtant, la cruauté de
l'empereur romain est souvent évoquée dans les didascalies. Ainsi, certaines de
ses paroles mais surtout son extérieur (Jest przeraźliwie blady. Oczy i skornie
zapadnięte. Oczy błyszczące gorączkowym blaskiem (…). Usta zaciśnięte tak, że
warg prawie nie widać. (…) zupełny posąg, tak nieruchomy i nie zmieniający
wyrazu twarzy, jak gdyby nawet nie oddychał. Tylko od czasu do czasu oblizuje
sobie wargi, widocznie gorączką spalone. Ten ruch oraz lekkie rozdęcie nozdrzy
nadaje mu wyraz przerażającego okrucieństwa. CR II, 2) et son comportement
suggèrent qu'il s'agisse d'un homme insensé ou malade, par exemple son rire fou
dans la scène 2 de l'acte II ou son attitude démente dans la scène 7 de l'acte III.
Considérons pourtant la pièce de l'écrivain français. Son Caligula, par ses
actions, est incarnation du naturalisme axiologique. Il vit dans un monde bien
"terrestre". Rien ne peut l'obliger de respecter les normes morales, puisque pour
lui tout simplement elles n'existent pas. Ce qui le dirige, c'est la volonté d'être en
accord avec la nature, de satisfaire ses instincts innés.
La liberté d'un tel Caligula est bien comprise par Cherea 105 . C'est une
liberté "animale": l'empereur veut se sentir libéré, il cède alors à toutes ses
caprices: quand il souhaite la mort de ceux qui lui sont obstacles dans ses
projets, il les fait tuer, quand il convoite des femmes que les lois de la famille ou
de l'amitié lui interdisent de posséder, il détruit ces lois, et fait tout pour pouvoir
105
CC III, 6.
78
Réalisations du thème
réaliser ses désirs. Le lecteur/spectateur de la pièce de Camus assiste donc à
une suite de meurtres 106 , et observe les actions du tyran débauché. Et s'il y a des
moments où Caligula peut sembler même sympathique, il est pourtant difficile de
ne pas s'indigner devant son ironie cruelle envers Mucius et sa femme ou de ne
pas éprouver un frisson d'horreur devant l'empereur qui tue Mereia avec un
cynisme ultime et le sang froid.
L'incarnation de Caligula-tyran, inconscient de ce qu'il fait, est la plus
innocente de toutes. Même si, en réalité, c'est justement cette interprétation de
sa personne qui provoque la plus grande haine – on le hait puisque l'on n'arrive
pas à "justifier" ses actions. Il est signe d'un absurde complètement inhumain et
sans commentaire. Son comportement privé de sens rend stupide tout ce qui
l'entoure. Le monde perd de sa signification et de sa valeur. Pour cela, unique
émotion qu'il suscite, c'est la peur et la haine: ses sujets se sentent menacés
dans leur humanité même.
Le jugement moral du tyran est pourtant mal placé. On retrouve ici
l'innocence née de l'inconscience. Les notions d'amour, de justice, de regret, de
devoir, de crime, ne peuvent avoir aucun sens pour cet homme, car elles
supposent toutes une morale qui dépasse sa compréhension, située au niveau de
la chair 107 . La société devrait le réduire, puisqu'il est dangereux, mais sans le
condamner. Caligula-tyran fou n'est qu'un homme malade. Rien que sa solitude
avait pu provoquer son égarement. L'homme par sa nature a besoin du dialogue.
S'il ne trouve personne autour de lui, s'il n'a de contact qu'avec ses projections
fictives, il perd son caractère humain.
106
107
Cf. par exemple scènes 5-12 de l'acte II de la pièce.
Voir plus bas.
79
Réalisations du thème
(Tout de même, une telle façon de présenter un être humain est un artifice.
La réalité ne se laisse jamais réduire à un simple schéma: césar fou, tyran
malade. On y découvre seulement la tendance commune à simplifier, à
condamner très rapidement, à rejeter ce que l'on n'arrive pas à comprendre.)
Dans le monde d'un tyran fou, Dieu est mort (puisque l'on ne voit aucune
intervention de la réalité transcendante), les valeurs n'existent pas (elles sont
toutes mises en question par l'arbitraire qui règne), mais l'homme n'en est pas
encore conscient. "Physiquement", il en expérimente déjà les conséquences: il se
voit vivre dans un monde absurde, chaotique, mais tout cela se passe hors son
entendement. En plus, c'est lui qui d'une certaine façon – et toujours à son insu
– crée ce monde absurde en détruisant tout bêtement les valeurs. Pour cela il n'a
pas de possibilité d'avoir une vision du dehors – il y est totalement submergé,
enfermé.
(ii) Le niveau de la chair
Comme
le
suggère
l'analogie
avec
l'œuvre
de
Jarry,
on
pourrait
entreprendre une autre interprétation du personnage de Caligula; aussi un des
premiers schémas actantiels élaborés pour le héros de Camus nous invite-t-il à
poursuivre une lecture de la pièce dans la perspective de la chair.
La chair est ma seule certitude dit Camus dans le Mythe de Sisyphe. 108 Dans
sa pièce, presque la même phrase est prononcée non pas par le héros principal,
108
A. Camus, Mythe de Sisyphe, Éditions Gallimard, 1942, p. 119. (Par la suite, nous allons
utiliser le sigle MS.)
80
Réalisations du thème
mais par Caesonia. Supposant qu'elle exprime (ou incarne), en tant qu'une sorte
de porte-parole, certains traits de caractère de l'empereur, ce qu'elle dit nous
permet d'affirmer que Caligula mène une existence charnelle. Effectivement, au
niveau purement sensuel la conscience n'est pas encore éveillée. Ou, si elle l'est,
elle se montre comme une sensation et non une activité intellectuelle. Caligula
d'avant le début de la pièce était content de sa vie qui lui semblait alors bien
facile: il pouvait satisfaire tous ses besoins de l'amour incestueux pour sa sœur.
Ensuite, c'est un événement tout à fait physique, le fait d'avoir touché le corps de
Drusilla morte qui a provoqué le changement total du personnage principal.
Après, tout au long de la pièce, quand il cède à son besoin d'assassiner, quand il
se repaît de sang, on peut y voir une nouvelle recherche de satisfaction
physique 109 ou - une réaction physique devant l'horreur de la mort: c'est le corps
qui a peur d'anéantissement; il faut le "calmer" au moyen des autres stimuli
sensuels.
D'un côté, ce serait donc cette peur physique, animale, qui dirige toutes les
actions insensées du tyran: l'horreur ressentie devant l'anéantissement se
transforme en éloge du crime, du meurtre. Un être humain, surtout jeune, se
révolte contre l'anéantissement de manière agressive, mais en même temps,
surtout au début, inconsciente. Il aime tellement la vie qu'il reste tout à fait
égoïste, concentré sur lui-même. Que m'importe l'éternité. On peut être là, couché
un jour, s'entendre dire: <Vous êtes fort et je vous dois d'être sincère: je peux vous
dire que vous allez mourir>; être là, avec toute sa vie entre les mains, toute sa peur
aux entrailles et un regard d'idiot. Que signifie le reste: des flots de sang viennent
109
Qui n'est pourtant jamais atteinte – c'est peut-être pour cela que Caligula se plaint de ses
souffrances du corps.
81
Réalisations du thème
battre à mes tempes et il me semble que j'écraserais tout autour de moi. 110 Poussé
par la peur de destruction de lui-même, il va détruire d'autres personnes.
De l'autre côté, l'"impossible" lui est nécessaire pour satisfaire aux besoins
de la chair. Auparavant il possédait sa sœur, maintenant il veut posséder la
lune: il gagnerait ainsi l'impression de mettre en question non seulement les lois
sociales, mais aussi les lois de ce monde – les lois physiques. (Si on est d'accord
qu'au niveau sensuel la conscience n'est pas encore éveillée, la question des
dieux, de la lutte contre la loi divine, ne s'y pose pas encore.)
Il est possible aussi de penser que l'existence au niveau de la chair est
explicitement choisie. C'est sur ce balancement qu'il faudrait s'arrêter: singulier
instant où la spiritualité répudie la morale, où le bonheur naît de l'absence
d'espoir, où l'esprit trouve sa raison dans le corps. (N, p.118). Caligula voudrait
peut-être rester pour toujours à ce niveau purement sensuel qui procurerait un
sens à son existence, si c'étaient vraiment les plaisirs des sens qui facilitent
l'oubli de la condition déplorable de l'homme. La réalité de la mort nous empêche
de vivre. Pour vaincre la peur, il faut prouver que la mort n'est rien. Pour cela il
suffirait de s'arrêter au niveau sensuel, sans vouloir le dépasser, et prendre tout
ce que la vie nous offre. Il faudrait par la suite détruire sa sensibilité, celle plus
"élevée" – ainsi, la douleur existentielle est vaincue, elle n'existe plus. On atteint
un "bonheur des pierres" 111 qui n'éprouvent pas de souffrance. Telle serait une
des conséquences possibles de la vie du tyran fou – il atteint quand même une
A. Camus, Noces, Ed. Charlot 1939, p. 46. (Par la suite, nous allons utiliser le sigle N.) Les
Noces, une des premières oeuvres de Camus, donne la vision la plus explicite de la présence
charnelle de l'homme au monde. C'est ici que Camus exalte les plaisirs des sens, la jouissance
physique, les noces avec la nature.
111 Cf. HR, pp. 440-1.
110
82
Réalisations du thème
sorte de bonheur – peu importe qu'il soit inconscient ou "animal", et illusoire à la
fin.
Le charnel semble donc offrir des réponses: Tout à l'heure, quand je me
jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j'aurai
conscience, contre tous les préjugés, d'accomplir une vérité qui est celle du soleil et
sera aussi celle de ma mort. (N, p.20) Mais il ne peut pas rendre heureux. Au
niveau purement sensuel le bonheur véritable n’existe pas, on n'y trouve que des
moments courts de jouissance intense, mais toujours éphémère: vivant
uniquement dans la perspective de la chair on n’est jamais rassasié: plus on la
satisfait, plus la soif augmente. Le plaisir sensuel n’apporte que des joies
passagères. Là, où manque le raisonnement, où il n’y a pas encore de prise de
conscience, l’homme n’est pas capable de concevoir la situation dans laquelle il
se trouve – il ne comprendra jamais la mort, il ne dépassera pas la souffrance.
Son existence, vue de l’extérieur, c’est-à-dire observée par un être conscient, est
évidemment privée de tout sens. C’est une incarnation pure du non-sens. On n’y
trouve ni le bonheur ni même la signification. Une condition pareille ne peut pas
être supportable. Pour cela, le fait de rester au niveau sensuel est suffisant pour
conduire quelqu’un à la folie.
Le tyran cruel et débauché s'arrête à ce niveau-ci. La lune que Caligula
désire, qu'il veut posséder, aurait dû peut-être, si tel avait été son espoir, lui
expliquer ou justifier d’une certaine façon la mort de son amante et la mort en
général. La souffrance humaine ne doit pas forcément mener au désespoir, à
l’absurde, au nihilisme. Pour la comprendre, il faut trouver un soutient qui ne
soit pas de ce monde, quelque chose de transcendant. N’est-ce pas cela que
83
Réalisations du thème
Caligula recherche inconsciemment? Mais rien que son langage sensuel 112
dévoile le véritable caractère de cette recherche: Caligula ne dépasse pas le
niveau sensuel, il reste plongé dans le monde terrestre 113 .
Pour en revenir encore à la peur physique, ce signe très clair de la présence
charnelle de l'homme sur la terre, elle est bien présente dans le cœur des deux
Caligula. Le héros de Rostworowski par ses paroles, surtout au début de la pièce,
semble un homme tout à fait conscient de ce qu'il fait. Pourtant, son
comportement le démasque: il n'est qu'un animal ahuri. Ses paroles expriment
effectivement son côté "sur-humain" et ses hautes aspirations. Mais c'est son
côté sous-humain qui emporte. Au niveau des mots, il a l'avantage sur les
Romains: il les insulte et les compare aux bêtes ou aux chiens. Au niveau des
actes – il leur est tout à fait semblable. (Son pouvoir, contrairement à celui de
Caligula de Camus, ne lui donne aucune force d'agir; il égale uniquement "la
possibilité de parler". Tout reste au niveau des déclarations.)
Par exemple le fragment suivant, mais aussi beaucoup d'autres: Mais pour en revenir à la lune,
c'était pendant une belle nuit d'août.(..) Elle a fait quelques façons. J'étais déjà couché. Elle était
d'abord toute sanglante au-dessus de l'horizon. Puis elle a commencé à monter, de plus en plus
légère, avec une rapidité croissante. Plus elle montait, plus elle devenait claire. Elle est devenue
comme un lac d'eau laiteuse au milieu de cette nuit pleine de froissements d'étoiles. Elle est arrivée
alors dans la chaleur, douce, légère et nue. Elle a franchi le seuil de la chambre et avec sa lenteur
sûre, est arrivée jusqu'à mon lit, s'y est coulée et m'a inondé de ses sourires et de son éclat. –
Décidément, ce vernis ne vaut rien. Mais tu vois, Hélicon, je puis dire sans me vanter que je l'ai
eue. CC III, 3.
113 Caligula "purement sensuel" est beaucoup plus visible dans la version de 1941 de la pièce de
Camus. ("Cahiers Albert Camus 4, Caligula, suivi de la Poétique du premier Caligula, par
A. James Arnold, Gallimard 1984.) Le changement dans la version ultérieure suggère que le
niveau physique aurait été dépassé. Comme nous l'avons vu, on en découvre toujours les
restants, ce qui justifie notre interprétation du personnage.
112
84
Réalisations du thème
(iii) Opposition
Caligula comme tyran fou est l'incarnation la plus justifiée (ou même
imposée) par le choix de son nom. Comme nous l'avons dit, une telle incarnation
de Caligula est la plus haïssable et redoutable de toutes. Cependant, il semble
qu'elle ne suscite pas de véritable opposition: dans la "jungle" où les lois
n'existent pas, on ne peut pas "être en opposition" – il n'y a qu'à s'enfuir ou tuer.
Pour s'opposer, il faudrait sortir du niveau de la chair – les Romains n'en sont
pas capables. A la peur de Caligula ils répondent par leur peur encore plus
grande, sa cruauté provoque leur haine, ses crimes – leur crime. Ils mènent tous
l'existence bien charnelle, ils sont toujours préoccupés par leur ventre… Et c'est
justement cette existence "animale" qu'ils veulent garder! Au moment où les sens
sont satisfaits, on ne se pose pas de questions (et en plus, on n'a pas envie de le
faire!), on a l'impression que la jouissance ou le bien-être physique, c'est le
sommet de ce que l'on pourrait souhaiter pour sa vie.
D'un côté il y a des moments où Caligula lui-même dépasse le niveau de la
chair. Le niveau sensuel comme aliénation ou consolation n'est pas suffisant – et
Caligula s'en rend compte. Il va donc chercher des substituts, ce que nous allons
voir par la suite. Cependant, nous voyons qu'il est bien supérieur à son
entourage: les patriciens, dans les deux pièces, restent à ce niveau, inconscients
et "endormis", ils n'arrivent pas à voir hors de la chair
De l'autre côté, on pourrait voir un éclair d'opposition dans les personnages
de Scipion et de Cherea chez Camus, et de Regulus chez Rostworowski. Ils
croient tous en des valeurs de plus haut niveau. Scipion cherche le sens de sa
85
Réalisations du thème
vie dans l'art et dans l'amour. Cherea parle au nom de l'humanité toute entière et
oppose le bon sens à la logique de Caligula: Je ne te hais pas. Je te juge nuisible
et cruel, égoïste et vaniteux. (…) J'ai le goût et le besoin de la sécurité. (…) Je sais
que la plupart de tes sujets pensent comme moi. Tu es gênant pour tous. Il est
naturel que tu disparaisses. (CC III, 6) Quant à Regulus, il est le contraire de
Caligula-tyran fou et "animal" par sa nature d'idéaliste sublime, ce que nous
allons encore voir par la suite.
86
Réalisations du thème
4.2 Caligula – intellectuel
(i) La logique
Les deux Caligula, mais de manière différente, réclament ce qu'il y a
d'absolu, le premier désire un amour absolu, le second – une patrie ou une
nation absolue; ils cherchent ce que l'on ne peut recevoir en effet que d'un
Absolu transcendant. La vie humaine ou les humains eux-mêmes – ne peuvent
offrir que ce qui reste toujours "de ce monde", qui est donc passager, condamné à
l'anéantissement.
Cette aspiration élevée se heurte à la réalité impitoyable: les hommes
meurent et ils ne sont pas heureux. C'est en cela que consiste l'absurde: Ce
divorce entre l'homme et sa vie, l'acteur et son décor, c'est proprement le sentiment
de l'absurdité. (MS, p.20) L'homme veut être heureux, il a besoin d'amour, de
vérité, de beauté. Il rencontre la mort, la souffrance, l'injustice, la haine, le
mensonge. Le monde ne se présente pas comme œuvre d'un bon créateur, d'un
créateur rationnel. La souffrance et le mal font scandale. Ce qui est absurde, c'est
la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel
résonne au plus profond de l'homme. (MS, p.39) L'homme sent en lui son désir de
bonheur et de raison. L'absurde naît de cette confrontation entre l'appel humain et
le silence déraisonnable du monde (MS, p.46). Ce n'est pas autant l'existence de
la mort ou de la souffrance qui causent le malaise et la révolte. Mais le fait que
cette mort n'est jamais justifiée. C'est la raison humaine qui se révolte contre ses
87
Réalisations du thème
propres limites: l'homme peut tout accepter, à condition qu'il arrive à
comprendre!
Au moment où l'on se rend compte de l'absurdité de la condition humaine,
il y a plusieurs réactions. Il y en a qui se suicident en affirmant que la vie
absurde les dépasse, qu'en tant que telle, elle ne vaut pas être vécue. Il y en a
d'autres qui font tout pour s'accrocher à un Absolu quelconque: ils font par
exemple le saut proposé par Kierkegaard – ils deviennent "chevaliers de la foi" et
se cachent sous les ailes de la religion. Dès ce moment c'est l'Absolu retrouvé qui
justifie tout.
Il y a pourtant une autre possibilité: A partir du moment où elle est
reconnue, l'absurdité est une passion, la plus déchirante de toutes. (MS, p. 40) Le
fait de contempler son tourment, fait taire toutes les idoles (MS, p.167); les vérités
écrasantes périssent d'être reconnues (MS, p. 166). La nature humaine, munie de
raisonnement, semble une arme indispensable et suffisante pour vaincre
l'absurde: le moment de la prise de conscience est vu comme le commencement
(et la condition nécessaire) du chemin vers un but (l'existence à laquelle on a
donné une direction devient tout de suite supportable, puisqu'elle a un sens).
L'homme ne doit pas nier l'absurdité de sa condition (il aurait beau le faire!), il
doit plutôt l'assumer.
Il y en a donc qui, dans leur recherche du bonheur, s'insurgent contre la
nature même du monde. Le monde est absurde, c'est le règne du chaos où rien
n'est justifié. On s'oppose alors contre cette réalité en choisissant sa propre
logique (un substitut de l'Absolu tellement désiré) – qui va tout justifier. Dans ce
monde il n'est pas possible de trouver de valeurs absolues – on va donc les créer
88
Réalisations du thème
pour soi-même et pour les autres 114 . La logique que l'homme réalisera dès lors
est suivante: le mal et l'injustice sont partout - il faut donc faire le mal et
l'injustice; personne n'est innocent – alors tous sont coupables; l'homme n'est
pas immortel – le meurtre n'est donc rien qu'une "précipitation" du fait déjà
certain; la réalité est mauvaise - il n'est pas logique d'être vertueux. 115
Ce qui est nécessaire pour réaliser de telles intentions, c'est le pouvoir
absolu et despotique. C'est ainsi que naissent les tyrans dans le sens le plus
répandu du mot: les souverains dont le pouvoir n'a pas de limites et qui ne
pensent qu'à eux-mêmes, qui veulent seulement mettre en œuvre les idées qu'ils
s'étaient faites sur le monde et sur l'homme, sans égard au prix qu'il faut payer.
Caligula apparaît comme un "tyran conscient" surtout chez Camus, comme
quelqu'un qui n'incarne pas la tyrannie mais qui choisit la voie de tyrannie pour
réaliser ses buts. Il va suivre une logique particulière qu'il démontre à ses sujets
par la bouche de Hélicon: L'exécution soulage et délivre. Elle est universelle,
fortifiante et juste dans ses applications comme dans ses intentions. On meurt
parce qu'on est coupable. On est coupable parce qu'on est sujet de Caligula. Or,
tout le monde est sujet de Caligula. Donc, tout le monde est coupable. D'où il
ressort que tout le monde meurt. C'est une question de temps et de patience. (CC II,
9). Certaines circonstances (la mort d'un être aimé) l'ont bouleversé au point que
par son indignation il veut bousculer l'humanité entière; il va donc forcer tous ses
sujets à penser pour qu'ils puissent découvrir la même chose à leur tour. On voit
Au moment où l'on s'est créé une telle logique à suivre, on a donné un but à sa vie. Pour cela,
on peut bien avoir l'impression de mener une vie heureuse, puisque munie de sens. L'homme se
fait des idées sur le monde justement pour gagner ces deux "calmants", bonheur et sens, peu
importe qu'ils soient illusoires.
115 Cette logique, qui est suivie jusqu'au bout, est par sa nature meurtrière. Tout ce qui prétend à
une pureté absolue, est dangereux pour l'homme.
114
89
Réalisations du thème
ici chez Caligula la réclamation d'une compréhension absolue: si je ne peux pas
tout comprendre, alors rien n'est compréhensible. C'est de l'orgueil, une
tentation d'accéder à l'Absolu; c'est la volonté de s'échapper, de se placer audessus de sa nature humaine.
(La folie de Caligula dont nous avons parlé plus haut, ne serait donc
qu'illusoire. Le tyran fou se montre un penseur clairvoyant. Ce qui pouvait
ressembler à la folie, n'était qu'un signe d'intelligence pure, d'une lucidité la plus
élevée. Un penseur qui décide de suivre une logique choisie, puisqu'il découvre
que c'est la seule que l'on puisse suivre jusqu'au bout, nous donne impression de
ne pas être de ce monde. C'est pour cela qu'il est facile de le voir comme un
aliéné.)
Un tyran conscient qui assume l'absurde, commence ainsi à mener une
lutte contre l'ordre même de ce monde et contre les dieux qui l'ont créé. Il refuse
la justice divine (qui pour lui n'est pas vraiment justice) et surtout la justification
du monde donnée par les dieux (qui oblige l'homme à une attitude très humble: à
ce qu'il accepte ses propres limites, surtout le fait qu'en tant que créature
mortelle il n'arrivera jamais à tout comprendre). Dieu, créateur et défenseur des
valeurs, nous dit: tu ne mentiras pas, tu ne tueras pas. Pourtant, le monde est
plein de mensonge et de mort. C'est un paradoxe contre lequel la raison
humaine, dans son orgueil, s'insurge. Que faut-il donc faire? "Tuer" Dieu ou, tout
simplement, démontrer qu'il n'existe pas, qu'il n'a jamais existé 116 . Ainsi, comme
116
La logique de Caligula va ici encore plus loin: avant, on acceptait les lois imposées par les dieux;
au moment où l'on nie leur existence, on décide que (ce qui n'est pas une conséquence logique)
dès maintenant il faut suivre les lois tout à fait contraires à celles qui ont été rejetées. Scipion
choisit une autre solution: il va chercher ailleurs une justification pour les lois en question.
90
Réalisations du thème
nous allons le voir, le monde se montrera encore moins justifié qu'il ne l'était
avec l'existence des dieux 117 .
(ii) Un absurde sans dieux
On aborde ici une différente sorte d'absurde. Un absurde si non choisi,
alors d'une certaine façon accepté. L'homme devient d'abord bien conscient de sa
condition désespérée. Il découvre la contradiction qui règne partout, le
déchirement constant entre ce qu'il réclame par sa nature, et ce que le monde lui
donne. Caligula voit mourir l'être humain qu'il aimait. Cette mort est justement
un scandale injustifiable, un scandale qui devrait bouleverser le monde entier.
Pourtant, le monde accepte cette mort sans une grande sensation. On assiste à
une souffrance innocente, à une mort incompréhensible qui nous bouleverse au
plus profond de nos cœurs, mais les dieux se taisent. Rien ne se passe. C'est
cette indifférence qui fait mal. Comme aussi l'indifférence que l'on retrouve
finalement au fond de son propre cœur. La souffrance devant la mort d'un être
aimé devrait être immense et infinie, absolue. Cependant, on découvre que même
la souffrance ne dure pas. Il n'est pas possible d'accepter une telle "organisation"
du monde où l'absolu, vers lequel on aspire tant, n'est pas accessible. Si Dieu est
créateur et garant du monde où l'homme n'a pas d'autre voie à suivre que celle
de l'humilité, il faut nier l'existence même de ce Dieu. Et c'est en effet au moment
où l'être humain se retrouve tout seul sur terre qu'il découvre l'absurde.
117
Puisqu'au moment où l'homme est libéré du Destin, commence le règne de l'arbitraire. Cf. HR,
p. 442: soustraire l'homme au destin revient à le livrer au hasard.
91
Réalisations du thème
Quand l'on rejette Dieu, quand on se révolte contre l'ordre des choses qu'il
avait créé (l'ordre marqué par la présence impitoyable de la mort), on renonce
aussi à la possibilité même de l'immortalité. Il n'y a donc non plus ni récompense
ni châtiment, ni bien ni mal. Comme l'a dit Ivan Karamazov, il n'y a pas de vertu
sans immortalité. S'il n'y a pas de vertu, il n'y a plus de loi: Tout est permis 118 .
Dans l'Homme révolté, en parlant d'Ivan, Camus constate: Le nihilisme n'est
pas seulement désespoir et négation, mais surtout volonté de désespérer et de
nier. Le même homme qui prenait si farouchement le parti de l'innocence, qui
tremblait tant devant la souffrance d'un enfant, qui voulait voir de ses yeux la
biche dormir près du lion, la victime embrasser le meurtrier, à partir du moment où
il refuse la cohérence divine et tente de trouver sa propre règle, reconnaît la
légitimité du meurtre. (HR, pp.467-8) Caligula de Camus est justement comme le
héros de Dostoievski: ils se révoltent tous les deux contre la mort, contre l'ordre
de ce monde et son Créateur finalement qu'ils accusent d'être meurtrier. Dieu est
jugé, et en plus il est regardé du haut: si le mal est nécessaire à la création
divine, cette création devient inacceptable 119 . Dès l'instant où les deux héros
raisonnent leur révolte, ils en tirent pour eux-mêmes la loi du meurtre 120 .
Puisque, que peut-il faire, cet être humain, qui n'est rien d'autre qu'un
condamné à mort, dans un monde privé du surnaturel? Dieu est mort, l'homme
Comme nous l'avons dit, l'existence de la mort est pour l'homme rien d'autre qu'un scandale,
une injustice. Puisque la violence est à la racine de la création, une violence délibérée lui
répondra. L'excès du désespoir ajoute encore aux causes du désespoir pour mener la révolte à cet
état de haineuse atonie, qui suit la longue épreuve de l'injustice, et où disparaît définitivement la
distinction du bien et du mal. (…) Ceci définit le nihilisme et autorise le meurtre. Cf. HR, p. 459 et
467.
119 HR, p. 465. Cf. aussi plus haut: Ivan Karamazov prend le parti des hommes et met l'accent sur
leur innocence. Il affirme que la condamnation à mort qui pèse sur eux est injuste. Dans son
premier mouvement, au moins, loin de plaider pour le mal, il plaide pour la justice qu'il met audessus de la divinité. Il ne nie donc pas absolument l'existence de Dieu. Il le réfute au nom d'une
valeur morale.
118
92
Réalisations du thème
décide de prendre sa place. Pour pouvoir supporter la solitude immense que le
monde lui offre, il doit substituer quelque chose aux valeurs qu'il avait rejetées,
les valeurs dont le caractère illusoire il a dénoncé. Il doit se faire surhomme. Il
prend ainsi la place abandonnée par les dieux.
120
Cf. HR, p. 468.
93
Réalisations du thème
(iii) Surhomme – prophète
Au moment où apparaît la notion de surhomme, on pense à Nietzsche.
L'influence de sa philosophie est visible aussi bien dans la pièce de Camus que
dans celle de Rostworowski.
Dans son livre Par-delà le bien et le mal le philosophe allemand nous dit
d’avoir révélé deux sortes principales de morale: celle des seigneurs et celle des
esclaves. Pour les esclaves le mot „bon” (et tous les adjectifs utilisés dans
l'éthique) veut dire – avantageux et utile pour la masse de ceux qui se sentent
faibles, pour le peuple. Les vertus les plus importantes sont donc compassion,
bienveillance, humilité, amour. On n’aime pas celui qui est fort et indépendant.
La puissance, l'intransigeance, la fermeté de caractère et d’action sont perçues
comme dangereuses et donc - mauvaises.
On offre ainsi le christianisme comme la valeur la plus haute. Mais c’est
justement la foi en Dieu qui, exigeant de l'homme une attitude humble, est le
signe de faiblesse, de lâcheté, de décadence et d’une orientation négative envers
la vie. La haine de Nietzsche par rapport à la religion chrétienne est une
conséquence de sa conviction que le christianisme, produisant des gens faibles,
soumis, résignés et tourmentés par les remords de conscience, est contradictoire
à la vie. Le christianisme serait donc l’obstacle principal pour le développement
libre de l’homme. Pour cela le philosophe allemand veut "renverser toutes les
valeurs" fausses et remplacer le christianisme par "une morale pour la vie", une
morale des seigneurs.
94
Réalisations du thème
Nietzsche proclame donc la mort de Dieu. Ce qui en résulte c’est une
désintégration totale des valeurs, autrefois considérées comme absolues. Dieu
est mort, il n’y plus de loi morale universelle. Maintenant c’est à l'individu hors
du commun d’agir. Il va se faire prophète, prendre place de Dieu et régner dans
un monde démuni de tout sens. C'est lui qui proposera ses propres valeurs et sa
propre logique. Ce nihilisme, proclamé surtout dans Ainsi parle Zarathoustra, est
un nihilisme choisi, conforme à un but. C'est un "bon" nihilisme, qui sert d'abord
à désillusionner l'homme, le priver de toutes les valeurs fausses dans lesquelles il
était submergé, pour l'introduire ensuite à un monde nouveau, véritable.
Il est bien propre à l'homme de vouloir vivre dans le rêve, de se cacher dans
ce qui est beau, où il n'y a pas de souffrance, où l'on obtient ce que dans la vie
réelle n'est pas accessible. Pour cela souvent on ne veut pas que le rêve et
l'illusion finissent. Il y a même des hommes qui possèdent la faculté de prolonger
la causalité d'un seul et même rêve pendant trois nuits successives et plus 121 . Au
moyen du rêve on croit retrouver des vérités supérieures, idéales, dont la
perfection contraste avec la réalité quotidienne. C'est au prophète-surhomme de
démontrer l'erreur d'une telle attitude.
Supposant que Caligula de Camus incarne la philosophie nietzschéenne, on
peut constater que dans les actions de ce tyran qui tire ses sujets de l'abîme du
mensonge il y a un sens et même une valeur. Un césar de la sorte n'a rien de
commun, sauf les apparences, avec le fou sur le trône dont on avait parlé
auparavant. L'existence d'un surhomme ne peut pas être perçue comme absurde
ou accidentelle, puisqu'elle doit forcer à réfléchir.
121
F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, Livre de Poche, 1994, p. 49. (Par la suite, nous allons
utiliser le sigle NT.)
95
Réalisations du thème
Caligula veut tout d'abord ouvrir les yeux aux autres, soucieux que tout le
monde vive "dans la vérité", que les gens découvrent leur condition véritable,
qu'ils perdent toutes les illusions et montrent exactement ce qu'ils valent. Ils
découvrent pour eux-mêmes – telle est au moins l'intention de Caligula – qu'ils
sont lâches, que la peur leur enlève tout honneur et toute dignité. (Mais Caligula
a-t-il raison? L'homme a-t-il vraiment besoin d'échanger son bonheur contre sa
divinité 122 ? Les patriciens ne seraient pas plus heureux laissés tranquilles dans
leurs vies médiocres? On remettra ces questions à plus tard.)
Nous retrouvons la même aspiration à être surhomme dans Caligula de
Rostworowski, bien qu'en général cela ne soit pas aussi explicite chez l'écrivain
polonais. Les actions de l'empereur ont totalement démasqué la misère des
Romains. Si eux-mêmes ne le voient pas, au moins tout cela fait vraiment penser
les spectateurs. Le chaos créé (ou plutôt dévoilé) par Caligula nous oblige à
réfléchir. La bassesse des sénateurs nous indigne. Même si nous voyons bien que
dans la pièce toute tentative de Caligula de "réveiller" ses sujets était vaine. Peu
importe ce qu'il avait dit ou fait. Les Romains sont restés tout à fait les mêmes.
Quant à Caligula, il s'est laissé vaincre par la faiblesse pareille à celle qu'il
détestait tellement chez les autres.
Il y a deux questions qu'il faut se poser en ce moment. Premièrement, si
nous affirmons que Caligula est quelqu'un qui suit une idée, qui soumet tout à
une logique qu'il avait créée, il n'est plus tellement un homme absurde. Il a
trouvé un certain sens de sa vie, quelque chose qui le guide. Tout de même, il est
toujours quelqu'un qui fuit: l'idée qu'il se propose de suivre lui sert à vrai dire de
122
Cf. MS, p. 150.
96
Réalisations du thème
"voile", lui cache la réalité cruelle, dépouillée de toute valeur. Le saut sous toutes
ses formes, la précipitation dans le divin ou l'éternel, l'abandon aux illusions du
quotidien ou de l'idée, tous ces écrans cachent l'absurde. (MS, p.125). Il voulait
désillusionner tout le monde, rendre libre l'humanité toute entière. Cependant, il
propose une autre illusion – et en plus – meurtrière.
Un autre problème qui réclame une réflexion est la question de savoir si
Caligula est vraiment un intellectuel comme le suggère son intention de suivre sa
logique. Cet adjectif ne semble pas très justifié vu le fait qu'il est très facile
d'indiquer dans l'empereur des éléments purement émotionnels. Le mépris dont
il se sert est une attitude purement émotionnelle; le protagoniste n'aurait jamais
été guéri de son émotivité adolescente 123 .
(iv) Opposition
Caligula de Camus, comme Scipion, a été blessé par la mort – signe de la
réalité humaine sur la terre. Avant, ils étaient encore innocents et regardaient le
monde face à face 124 . Le moment où ils avaient pris conscience de cette réalité,
était celui où ils avaient découvert l'absurde. Leurs réactions envers cette vérité
étaient pourtant tout à fait différentes: Caligula décide de se faire (et de suivre
par la suite) une idée à propos de la mort, du néant, de l'absurde, de
l'impossible. Scipion ne le fait pas. Il reste toujours "tout nu", toujours en face de
Il n'était pas aussi mûr que Zarathoustra qui proposait de suivre la voie de l'ironie - unique
solution digne d'un véritable intellectuel.
124 Cf. Il faut dix ans pour avoir une idée bien à soi – dont on puisse parler. Naturellement, c'est un
peu décourageant. Mais l'homme y gagne une certaine familiarité avec le beau visage du monde.
Jusque-là, il le voyait face à face. Il lui faut alors faire un pas de côté pour regarder son profil. Un
homme jeune regarde le monde face à face. Il n'a pas eu le temps de polir l'idée de mort ou de
néant dont pourtant il a mâché l'horreur. (N, p. 42)
123
97
Réalisations du thème
la réalité. Pour cela il souffre: l'homme, sans se faire d'idées – voire de masques,
d'illusions, de calmants reste désarmé, faible, vulnérable; mais - et c'est cela qui
compte vraiment et qui devrait servir comme point de départ - il reste toujours
humain; ce qui évoque non seulement sa faiblesse, mais avant tout – sa
grandeur 125 . Scipion proposait la pauvreté comme solution: pauvreté, c'est-à-dire
manque de toutes les idées "consolatrices" 126 . Il y en a qui considèrent ce
personnage comme quelqu'un de naïf 127 , mais il nous semble plutôt qu'il est
aussi, tout en étant un contrepoids par rapport à Caligula, l'annonce de l'homme
incarnant la pensée du midi 128 , la voie de mesure – ultime solution proposée par
Albert Camus.
La réalité est quelque chose de très flou, c’est un mouvement sans cesse,
un changement, dirigé par le rythme de la naissance et de la destruction. On ne
peut pas vraiment connaître ce qui change tout le temps, ni d'autant plus
l'enfermer dans des systèmes abstraits. Pour un être humain il n’y a donc
aucune vérité absolue, objective. Une telle vérité n’est qu’invention des
philosophes. Le fait qu'elle se fasse jour prouve que c'est une valeur vers laquelle
tend tout être humain – l'être qui est condamné à se dépasser sans cesse, qui
n'accepte pas d'être ce qu'il est. 129 Pour vivre tout de même dans cette réalité
toujours changeante, l’homme se sent obligé de la pétrifier. Il n'a pas d'autre
solution que de simplifier ce qui l’entoure, le mettre en ordre - même si cet ordre
n’est qu’illusoire. Nos vérités et nos idées ne sont qu’illusions mais nous y
Voir le paragraphe suivant.
Cf. N, p. 43.
127 Cf. Gay-Crosier, R., Les envers d'un échec, Éd. Minard - Lettres Modernes, Paris 1967, p.ex. le
chapitre consacré à L'Homme révolté.
128 Cf. par exemple HR, p. 704.
125
126
98
Réalisations du thème
sommes habitués et nous y tenons beaucoup. La voie proposée par les
"intellectuels" est elle-aussi une voie de mensonge, seulement un peu plus
sophistiquée.
L'opposition contre Caligula-intellectuel est visible d'une certaine façon
dans l'attitude des patriciens: hommes de chair, hommes raisonnables que la
logique de l'empereur dépasse complètement, mais qui lui opposent celle "de ce
monde": la logique de la bouffe: Et pour commencer, allons déjeuner, l'Empire se
portera mieux 130 . Pour les Romains c'est seulement leur propre bien-être qui
compte. Ils complotent contre Caligula parce que celui-ci menace de les détruire.
Mais ils ne sont jamais des adversaires dignes de faire face à l'empereur – ils lui
prêtent de petits motifs (CC II, 2).
A part Scipion, de qui nous allons encore parler plus loin, c'est seulement
Cherea qui comprend vraiment Caligula 131 ; lui-aussi se rend compte de
l'absurdité des choses, il sait quelles en sont les conséquences, mais il refuse de
les accepter. Voici ses mots bien révélateurs où il résume les raisons qui obligent
l'humanité à se révolter contre tout Caligula du monde: il met son pouvoir au
service d'une passion plus haute et plus mortelle, il nous menace dans ce que nous
avons de plus profond. Sans doute, ce n'est pas la première fois que, chez nous, un
homme dispose d'un pouvoir sans limites, mais c'est la première fois qu'il s'en sert
sans limites, jusqu'à nier l'homme et le monde. Voilà ce qui m'effraye en lui et que
je veux combattre. Perdre la vie est peu de chose et j'aurai ce courage quand il le
Cf. E. Mounier, Introduction aux existentialismes, éd. polonaise, Wstęp do egzystencjalizmów,
Znak, Kraków 1964, pp. 247-8.
130 CC I, 1. Cf. G. H. Bauer, "Caligula". Portrait de l'artiste ou rien, "La Revue des Lettres Modernes",
Albert Camus 7, Le Théâtre, p. 36.
131 Cherea le comprend, au niveau plutôt intellectuel, tandis que Scipion compatit avec lui, il arrive
à pénétrer dans l'âme de l'empereur.
129
99
Réalisations du thème
faudra. Mais voir se dissiper le sens de cette vie, disparaître notre raison d'exister,
voilà ce qui est insupportable. On ne peut vivre sans raison.(CC II, 2) Cherea parle
au nom du genre humain: on ne veut pas tellement avoir de "véritables" raisons
de vivre. On tient tout simplement à ce que notre vie soit "supportable", bien
humaine – sans nous préoccuper de ce que cela veut dire. Telle est la position de
la majorité des gens. Il ne faut donc pas être lucide jusqu'au bout, il faut
délibérément limiter sa conscience de l'absurde, mieux vaut mentir que ne plus
pouvoir vivre. 132
La réaction de Caligula contre la mort et l'ordre de ce monde n'est pas la
bonne. Il est de ces révoltés, qui oublient le contenu positif de leur lutte. C'est
pour cela que la haine qu'ils éprouvent pour la mort et l'injustice les mène à
l'apologie du mal et du meurtre 133 . L'opposition contre Caligula-intellectuel
devrait consister en effet à trouver dans la révolte ce contenu positif. C'est cela
que Scipion est allé chercher – quelque chose de positif, qui lui permettrait de se
révolter, mais d'affirmer en même temps.
Chez Rostworowski le surhomme n'est qu'une chimère dans la tête de
Caligula. L'empereur en rêve, mais il n'entreprend aucune action pour réaliser
ses désirs. Cependant, il y a encore Regulus, un jeune idéaliste, qui passe sa vie
à courir après les chimères de toutes sortes et qui en est petit à petit déçu.
Regulus n'est pas en opposition contre le modèle de l'homme-"intellectuel". Il est
plutôt une triste illustration de ce que devient celui qui croit en des idées.
Pour finir nous pouvons constater que les deux Caligula sont des hommes
au début de leur chemin (s'ils ne s'étaient pas totalement trompés de route et ne
132
Cf. HR, p. 470: les hommes sont plus paresseux que lâches et qu'ils préfèrent la paix et la mort à
la liberté de discerner le bien et le mal.
100
Réalisations du thème
l'avaient perdue!). Ils ont beaucoup de choses à apprendre. Même s'ils semblent
suivre la voie proposée par Nietzsche, ils n'ont pas découvert la même vérité que
celui-ci: L'essentiel de sa découverte consiste à dire que, si la loi éternelle n'est pas
la liberté, l'absence de loi l'est encore moins. Si rien n'est vrai, si le monde est sans
règle, rien n'est défendu; pour interdire une action, il faut en effet une valeur et un
but. Mais, en même temps, rien n'est autorisé; il faut aussi valeur et but pour élire
une autre action. La domination absolue de la loi n'est pas la liberté, mais non plus
l'absolue disponibilité.(…) Le chaos lui aussi est une servitude. (…) Sans loi, point
de liberté. Si le destin n'est pas orienté par une valeur supérieure, si le hasard est
roi, voici la marche dans les ténèbres, l'affreuse liberté de l'aveugle. (HR, p.480)
Le nihilisme n'est pas une solution: cette attitude ne donne en effet aucune
réponse; au contraire, elle prive de toutes réponses possibles. Pour être un
véritable nihiliste, il faudrait se taire pour toujours, sombrer dans le néant. Un
pas de plus est donc nécessaire: après avoir détruit toutes les valeurs, il faut en
créer de nouvelles. La vie même nécessite l'existence des valeurs, elle en est la
garantie! La vie suppose l'existence d'un certain ordre et des lois – dans un chaos
total, dont le nihilisme veut se faire apôtre – il n'y a pas de vie. Nietzsche luimême a constaté cette évidence: la terre est sa seule vérité, à laquelle il faut être
fidèle, sur laquelle il faut vivre et faire son salut. (HR, p. 481)
133
HR, p. 458.
101
Réalisations du thème
4.3 Caligula – homme
A cette étape de notre étude nous pouvons déjà affirmer que les
incarnations de Caligula analysées jusqu'alors sont bien présentes dans les deux
pièces, mais de façon différente. Ce qu'il faut souligner cependant c'est le fait,
que les motifs de base découverts sont beaucoup moins explicites chez
Rostworowski, que chez Camus. Pour en donner un exemple, Caligulaintellectuel, Caligula-surhomme – existent aussi dans la pièce de l'écrivain
polonais. Mais c'est uniquement au niveau verbal! C'est seulement par moyen
des mots que l'empereur se trouve au-dessus de l'humanité toute entière. Il
menace ses sujets, il leur promet une "vengeance", il veut les obliger à réfléchir –
mais ce ne sont que des déclarations. Caligula de Rostworowski est un homme
misérable et détruit qui n'est plus capable d'agir.
(i) Le désespoir
Comme nous avons vu dans l'analyse actantielle, Caligula de Rostworowski
est désespéré surtout par le manque d'homme; il cherche quelqu'un qui aurait le
courage de parler ouvertement (comme cela est arrivé une fois à Regulus),
quelqu'un qui prendrait la responsabilité de sa vie et de ses actions, qui garderait
jusqu'à la mort la dignité humaine (lui-même, il désirerait incarner ces idéaux).
Mais, il ne le trouve nulle part. Il est deux fois déçu: par les autres, et par luimême.
102
Réalisations du thème
Caligula présenté dans la pièce de l'écrivain polonais est faible, blessé,
passif. Dès le début de son règne il se rend compte du mensonge dans lequel
vivent ses sujets: Wiedziałem, że ten weselny wrzask ukrytą prawdę odsłania,
ukrytą groźbę: "ty się poraj, rób, co chcesz – bierz, skąd chcesz, bylebyśmy
korzystać mogli z twoich łask (…), które się obleka w insygnia triumfalne wolnosci,
ojczyzny, mające ozdabiać niby to blizmy człowieka za to, że w nim wielki duch, a
ozdabiając tylko brzuch (…). (CR II, 2) Dénonciateur, il se dresse ici contre toute
la société. Il est unique homme juste et conscient 134 contre la foule de ceux qui
n'existent pas vraiment 135 . Son but est de changer l'ordre de la société dépravée
(tandis que Caligula de Camus voulait changer l'ordre du monde), de lui enlever
au moins les masques.
Il réussit effectivement à humilier Cherea et à lui démontrer son
empressement à renoncer aux restes de sa dignité humaine juste pour préserver
son existence "animale". Il prouve ensuite aux femmes qui luttent comme des
furies pour qu'il leur accorde ses faveurs, qu'elles ne diffèrent point des chiens
qui s'arrachent les os. Pour cela il se croit justifié de prononcer les paroles
suivantes: Cała ludzkość przepodlona et de promettre d'allumer le flambeau de la
vérité. Malheureusement, au bout du compte il s'aperçoit qu'il n'est point
"meilleur" par rapport à ceux qu'il déteste. Il en parle avec une douleur visible:
bohaterskie czyny. (..) Nie ma ich! – Żebyś w piersi cały Olimp nosił! żebyś dziesięć
tysięcy wolności ogłosił! żebyś jak Nike wołał: "do broni! do broni!" nie ruszą się,
od misek nic ich nie odgoni, a ty, widząc, iż jesteś na świecie jedyny, zwątpisz w
134
Toujours seulement au niveau des paroles!
103
Réalisations du thème
siebie i w końcu staniesz się jak oni! (..) Zmarniejesz! (CR III, 1) Peu importe que
lui, il a eu des idéaux (quand les sénateurs n'avaient que leur ventre), s'il ne les a
pas réalisés! C'est une déception encore plus grave, une chute encore plus
douloureuse. Il était seul et unique être conscient, mais il a perdu la chance de
sauver lui-même aussi bien que les autres.
Au moment où nous considérons comme absurde la situation dans laquelle
l'homme comprend qu'il n'est pas tel que, dès le plus profond de son âme, il
souhaite être, qu'il n'a pas ce que, poussé par ce qu'il y a de plus humain en lui,
il souhaite avoir, nous pouvons dire que les deux Caligula analysés sont rien
d'autre qu'hommes blessés par la découverte d'un absurde insupportable,
hommes trop faibles pour pouvoir l'assumer.
Voilà les paroles significatives de Caligula de Camus: (…) je savais qu'on
pouvait être désespéré, mais j'ignorais ce que ce mot voulait dire. Je croyais comme
tout le monde que c'était une maladie de l'âme. Mais non, c'est le corps qui souffre.
Ma peau me fait mal, ma poitrine, mes membres. J'ai la tête creuse et le cœur
soulevé. Et le plus affreux, c'est ce goût dans la bouche. Ni sang, ni mort, ni fièvre,
mais tout cela à la fois. Il suffit que je remue la langue pour que tout redevienne
noir et que les êtres me répugnent. Qu'il est dur, qu'il est amer de devenir un
homme! (CC I, 11)
136
Le fait de se priver de toutes les illusions est très douloureux. Tant que l'on
est occupé à désillusionner les autres – on est encore bien rassuré gardant
toujours beaucoup d'illusions à propos de sa propre personne, de son caractère
135
Dans le sens donné à ces deux notions par les philosophes existentialistes. Voir aussi plus loin
dans le présent paragraphe.
104
Réalisations du thème
"surhumain". Mais devenir homme, c'est commencer à voir clair, sans voile.
Quant à Caligula de Camus, il se défendait avec un grand acharnement contre le
désespoir. Il était très "habile" à se trouver de différentes façons de "transgresser"
sa nature humaine 137 . Pourtant, vers la fin de la pièce il y a un moment dans
lequel il atteint le comble du désespoir. Il ne l'avouera qu'à son image dans le
miroir (et le camouflera tout de suite par son rire insensé): Je n'ai pas pris la voie
qu'il fallait, je n'aboutis à rien. Ma liberté n'est pas la bonne. (…) Rien! rien encore.
Oh, cette nuit est lourde! (…) Cette nuit est lourde comme la douleur humaine. (CC
IV, 14)
Telle est la condition de l'être humain démuni de toutes les illusions. Il se
retrouve tout seul au monde, il n'oublie jamais qu'il est mortel, son existence est
pleine de crainte. L'homme, jeté dans le monde sans l'avoir voulu ni choisi, est
condamné à un déchirement éternel – il n'y a pas de raisons pour lesquelles il
devrait faire une chose, et ne pas faire une autre. Il reste toujours libre, il a
toujours le choix de ses actes et en est complètement responsable. Pourtant, il
n'est pas possible qu'il justifie ses décisions.
L'homme désespéré qui voit bien sa condition, n'a donc pas de chance pour
une vie heureuse. Il ne trouvera pas non plus de sens véritable pour sa vie: tout
sens "terrestre" est illusoire, tout sens transcendant – n'est qu'une aliénation. Ce
qui lui permet de vivre quand même, c'est le fait qu'il accepte et assume la vérité;
il reste conscient et il voit sa réalité sans voiles. Caligula-désespéré se
retrouverait ainsi au plus haut niveau de la conscience – s'il était capable de s'y
Ici, tenant compte de ce corps qui souffre, on pourrait être tenté de diagnostiquer un cas de
dépression chez l'empereur romain. Peut-être qu'une analyse psychiatrique ou psychanalytique
apporterait une véritable révélation?
137 Comme nous allons encore le voir plus bas.
136
105
Réalisations du thème
élever et d'y rester (ce qui n'est évidemment pas le cas). A vrai dire Scipion est le
seul à s'approcher de cette étape, ce que nous allons voir encore plus loin.
(ii) L'existentialisme
Quand on parle de l'auteur de Caligula on fait toujours référence aux
philosophes de l'existence, quoique Camus lui-même n'accepte pas un tel
classement 138 . Il est effectivement existentialiste, mais dans le sens dont le
paragraphe précédent était une bonne illustration. Le premier pas que fait la
philosophie existentialiste est de réveiller l'homme à une existence véritable, de
tirer sa vie du rêve, du mensonge, des illusions. Il ne faut pas chercher de vérités
abstraites ni indifférentes. Au contraire, il faut inciter tout homme à la recherche
de sa propre vérité. Ce n'est pas la mort en tant que telle qui nous bouleverse,
c'est notre mort (comme celle des êtres que nous aimons) qui peut vraiment nous
toucher. Caligula déplore tellement la mort de son amante parce que dans un
sens c'était sa propre mort: il a perdu ce qu'il aimait, ce qui le rendait heureux,
ce qui donnait du sens à sa vie. Cependant, l'empereur se rend compte que son
expérience de la mort ne peut ouvrir les yeux qu'à lui-même – il n'est pas
possible de transmettre ses expériences fondamentales aux autres en se servant
uniquement de mots. Pour cela Caligula fera subir aux autres ce qu'il a vécu luimême. Telles sont, au moins au début, ses intentions. (C'est seulement après
138
Cf. A. Camus, Lettre à Monsieur le directeur de la NEF, in: A. Camus, Théâtre…, op. cit.,
pp. 1743-4.
106
Réalisations du thème
qu'il décide de suivre une logique meurtrière, de pétrifier la réalité humaine, de
tendre vers quelque chose d'absolu, d'inhumain.)
Exister vraiment veut dire être totalement libre et responsable, assumer
consciemment et avec courage sa vie, rejeter tout ce qui mène à la réalité du
rêve, tout ce qui "soigne" la crainte, ce qui, d'une manière mensongère, prétend
justifier la mort et la douleur. La plupart des gens refuse quand même de
prendre ainsi conscience de son être 139 . L'homme s'enfuit le plus souvent dans
des systèmes abstraits, dans l'histoire, dans l'habitude – et tout cela a pour but
de lui garantir une paix relative d'âme, de détruire la peur. La fuite dont l'attrait
est le plus irrésistible est la fuite dans la religion (vue comme toute croyance
dans une réalité transcendante) 140 : c'est là que l'homme a la chance de trouver
toutes sortes de calmants: ce qui le rassure, ce qui donne un sens à la
souffrance, même la plus absurde (p. ex. des enfants), ce qui promet la vie après
la mort etc. C'est donc avec ce mensonge qu'il faut finir le plus rapidement,
puisqu'il rend impossible le véritable épanouissement de l'être humain.
Ce n'est tout de même qu'un premier pas. L'homme rejette d'abord la
tentative de la foi en Dieu; il est assez "conscient" et réaliste pour savoir que la
voie proposée par les adeptes de l'idée de "surhomme" n'est qu'une illusion de
plus. Pourtant, il ne peut pas s'arrêter au niveau de la négation pure. Pour qui ne
peut se maintenir au-dessus de la loi, il lui faut en effet trouver une autre loi, ou la
démence. A partir du moment où l'homme ne croit plus en Dieu, ni dans la vie
immortelle, il devient "responsable de tout ce qui vit, de tout ce qui, né de la
douleur, est voué à souffrir de la vie." C'est à lui, et à lui seul qu'il revient de
139
Selon Sartre ils font partie de l'univers des "salauds", caractérisés par "la mauvaise foi".
107
Réalisations du thème
trouver l'ordre et la loi. Alors commencent le temps des réprouvés, la quête
exténuante des justifications, la nostalgie sans but, "la question la plus
douloureuse, la plus déchirante, celle du cœur qui se demande: où pourrais-je me
sentir chez moi? (HR, p.479)
Les deux Caligula sont (ou au moins le souhaitent) des prophètes de
l'existentialisme justement dans le sens où cette philosophie se dresse contre la
vie non-authentique, contre toutes les illusions. Les deux veulent secouer
l'humanité toute entière, afin que les hommes commencent à exister 141 .
Pour pouvoir vraiment le faire, ils devraient pourtant s'élever au niveau
appelé par Camus celui de l'homme révolté, qui suppose l'existence des valeurs et
la foi en valeurs. Mais, on aurait plutôt envie d'affirmer que les deux Caligula ne
dépassent pas le niveau de l'absurde. Ce sont des êtres faibles, blessés, déçus; le
sentiment qui les ronge est plutôt le ressentiment – et non pas la révolte: il s'agit
de devenir ce que l'on n'est pas, on veut être autre qu'on est (HR, p. 427).
L'empereur romain dans les deux pièces n'arrive pas à renoncer à toutes les
illusions. Caligula de Camus – décide de jouer aussi bien sa vie que sa mort 142 ,
celui de Rostworowski – finit par s'attendrir sur son sort malheureux et par se
laisser porter totalement par le cours des événements: Bo brakuje mi odwagi, bo
nie przywiązuję wagi do niczego na tym świecie. Ani czy mnie miłujecie, ani czy mi
o kamienie rozbijecie dzisiaj głowę (…), czy też nadal całe życie przepędzę z wami
w korycie (…). (CR III, 10)
Nous nous référons ici uniquement à la branche athée de l'existentialisme – cette décision est
justifiée par manque total de dieux dans les deux pièces analysées.
141 Cf. E. Mounier, Introduction aux existentialismes, op. cit., pp. 227-230.
142 Voir plus loin.
140
108
Réalisations du thème
On peut prétendre que les deux protagonistes préparent quand même le
chemin pour l'homme révolté situé avant ou après le sacré, et appliqué à
revendiquer un ordre humain où toutes les réponses soient humaines (HR, p. 430):
rien que par leur tentative de rejeter ces illusions dans lesquelles l'homme a
tendance à se cacher, rien que par le fait qu'ils mettent en question la religion.
Pour Rostworowski sa pièce est en effet une sorte d'anti-exemple – c'est un
avertissement, une illustration de la situation tragique de l'homme qui a rejeté
les faux dieux, mais n'a pas encore trouvé le seul, le véritable 143 .Pour Camus ce
n'est pas la même chose. Il se rend bien compte du fait de la désacralisation du
monde contemporain. Dans l'Homme révolté il dit: il ne peut y avoir pour un esprit
humain que deux univers possibles, celui du sacré (…), et celui de la révolte. La
disparition de l'un équivaut (ou peut-être même devrait équivaloir) à l'apparition
de l'autre (HR, p. 430). Aujourd'hui, comme il le dit, des sociétés entières ont
voulu prendre leur distance par rapport au sacré. Caligula donne une réponse
négative à la question posée par son auteur plus loin encore: Peut-on, loin du
sacré, et de ses valeurs absolues, trouver la règle d'une conduite? (HR, p.431).
L'empereur romain veut tout comprendre ou tout rejeter. Si les règles "divines"
n'existent pas, il n'y a point de règles. Soit on parvient à la sainteté, soit on
descend aux enfers pour devenir "démon", ou bien on retrouve les valeurs
absolues, ou bien on sombre dans le chaos, où la notion même de règle est
absurde.
Tout homme, et les "incarnations" de Caligula en sont une bonne
illustration, quand il rejette l'Absolu proposé par la religion, pour ne pas sombrer
143
J. Popiel, Wstęp do [L'Introduction à]: K.H.Rostworowski, Wybór dramatów, op. cit., p. LCVIII.
109
Réalisations du thème
dans la folie ou pour ne pas être obligé de mettre fin à ses jours, il essaye de le
remplacer par des idées absolues (par une logique absolue), ou il veut lui-même
prendre la place de Dieu, ou bien, comme on verra par la suite, il décide de
tourner en dérision la réalité qui l'entoure – en trouvant que l'ironie et le cynisme
sont les armes les plus efficaces. Toutes ces tentatives aboutissent pourtant à un
anéantissement: au bout du compte – quand il se meurt – l'homme en devient
conscient, la mort le désillusionne.
Il n'est pas nécessaire de nier la religion – puisque cela est déjà arrivé. Ce
qui est plus important c'est de faire le pas suivant: trouver des valeurs dans la
révolte. Quand il n'y a plus rien de transcendant, l'homme doit trouver son
bonheur, et un sens pour sa vie en lui-même, et dans la solidarité et l'amour
envers les autres. Il a toujours devant lui une voie à suivre – celle de la révolte
mais plus encore celle de la mesure. La révolte véritable est justement une
recherche de quelque chose de positif. Les actions d'un homme absurde menaient
nécessairement au nihilisme, puisqu'il ne voyait que négation pure 144 - ainsi, par
définition, il s'est fermé toutes les routes: il ne trouverait jamais aucune vérité.
Par contre, l'homme révolté prononce un jugement de valeur au nom duquel il
refuse son approbation à la condition qui est la sienne (HR, p.435). Il croit en la
nature humaine. Sa révolte exprime son aspiration à la clarté, l'unité et la vérité,
et son besoin de l'ordre. Pour être, l'homme doit se révolter, mais sa révolte doit
respecter la limite qu'elle découvre en elle-même et où les hommes, en se
rejoignant, commencent d'être (HR, p.431).
144
L'homme absurde choisit justement ce qui est plus simple (et s'arrête en ce moment-ci). Cf. HR,
p. 435, penser aussi à la devise de la thèse.
110
Réalisations du thème
L'homme, jeté indépendamment de sa volonté dans la réalité qu'il n'a pas
choisie, constate que cette réalité ne lui convient pas: que les hommes meurent et
ils ne sont pas heureux. Mais cette constatation doit le mener bien plus loin: le
même homme découvre qu'il n'y peut rien. S'il veut rester sincère avec lui-même,
il doit avouer que tout ce que l'on entreprend pour s'opposer à l'absurde est
totalement vain et illusoire. Il a découvert l'absurde au moment de quitter le
niveau de la chair. (Commencer à penser, qui veut dire se placer au-dessus de
ceux qui n'existent pas vraiment, c'est commencer d'être miné (MS, p.19)). Il a
essayé de le surmonter au moyen des idées de toute sorte, en essayant aussi de
se faire un substitut de l'Absolu qui aurait pu sauver ses idéaux. Tout était
inefficace. Maintenant, grâce à sa conscience bien lucide, il se trouve
complètement nu, dépouillé de tout – et c'est pour cela qu'il est prêt à faire des
progrès dans sa vocation de devenir homme. 145
C'est seulement ici que l'on a affaire à l'homme "le plus humain possible" qui ne franchit pas la
frontière du royaume auquel il appartient: il ne se réduit pas à ce qui n'est pas encore homme, il
n'est pas ce "sous-homme de la chair"; il ne s'enfuit pas dans la folie; il ne se crée pas de fausses
idées ou logiques; il n'essaye pas de "se transgresser" vers le haut, il ne prétend pas être dieu, il
ne joue pas sur-homme. Il est ce qu'il est.
Les chrétiens pourraient en ce moment faire des objections: l'homme n'est qu'une créature, par ce
fait il est ontologiquement lié à son Créateur. Quand il nie l'existence de celui qui l'avait créé,
automatiquement il se réduit, il "oublie" une des dimensions essentielles de l'"humain". En tant
que créature, l'homme en effet transgresse (et doit transgresser) ce qui est purement humain.
Camus bien évidement ne serait pas d'accord.
145
111
Réalisations du thème
(iii) Opposition
La conclusion qui s'impose est celle que la réponse à l'absurde de la
condition humaine donnée par l'existentialisme doit être dépassée 146 . Elle est en
effet une condition nécessaire pour celui qui veut devenir homme, mais elle n'est
pas suffisante. C'est Camus lui-même qui explique l'erreur des philosophes de
l'existence: L'analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu'il y a une
nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de
la pensée contemporaine (HR, p.425). Le seul fait de vivre nous montre quelques
évidences qu'on ne peut pas mettre en doute: que le monde existe, que "moi"
existe et beaucoup d'autres êtres humains autour de moi. Ce sont des vérités
positives qui réclament une affirmation et contestent la conclusion existentialiste.
On voit que l'affirmation impliquée dans tout acte de révolte s'étend à quelque
chose qui déborde l'individu dans la mesure où elle le tire de sa solitude supposée
et le fournit d'une raison d'agir (HR, p.425). On découvre qu'on n'est pas tout seul
au monde. On comprend que la vie même est une valeur incontestable.
L'homme par sa nature même ne veut pas s'arrêter au niveau où il ne
trouve comme solution que le désespoir. Le fait de renoncer aux tentations de
l'absolu ne doit pas forcément mener à l'anéantissement. Au contraire, il devrait
inciter à s'accrocher aux valeurs positives que l'on trouverait dans son propre
cœur humain. C'est vrai que plus on avance dans la vie, plus on voit que la mort
146
Bien sûr, pour une telle constation il nous faut simplifier les principes de la philosophie
existentialiste.
112
Réalisations du thème
est partout présente. Il y a pourtant deux réalités: celle de la mort, dont Caligula
est la manifestation, mais aussi celle de l'amour - choisie par Scipion.
L'amour de Scipion n'est pas tellement une opposition contre Caligula. C'est
plutôt une suggestion de ce qu'il faut faire: ne pas se rendre, ne pas renoncer à
toute sorte de salut comme le fait l'empereur, mais re-naître, re-commencer à
chercher des valeurs. Scipion ne s'oppose pas contre son empereur, il ne le juge
pas. Il dit à Cherea: je ne puis être contre lui. (…) Si je le tuais, mon cœur du moins
serait avec lui. (CC IV, 1) Il se trouve déjà sur le chemin de l'amour. Ce qu'il
éprouve pour Caligula c'est de la solidarité et de la compassion, pour cela il
souffre "avec" l'empereur: en plus de ce que je souffre, je souffre aussi de ce qu'il
souffre. (CC IV, 1)
Il est visible donc que Scipion n'a pas de réponses. Il s'enfuit, abîmé dans
un pessimisme profond. Cela suggère la victoire de la mort sur l'amour. A la fin
de la pièce Scipion dit à Caligula: Je vais te laisser, en effet, car je crois que je t'ai
compris. Ni pour toi, ni pour moi, qui te ressemble tant, il n'y a plus d'issue. Je vais
partir très loin chercher les raisons de tout cela. (CC IV, 13) On pourrait présumer
quand même, que c'est une fin "ouverte" vers l'avenir - puisque Scipion n'est pas
mort! En plus, ses derniers mots, exprimant encore son amour pour l'empereur,
peuvent être interprétés comme un signe de l'espérance.
Rappelons à la fin que ce sont le désespoir, la privation de toutes les
illusions, le fait de devenir lucide jusqu'au bout et jusqu'à la douleur – qui
permettent de devenir homme, qui ouvrent le chemin de la vérité, qui rendent
possible la perception des valeurs que le monde lui-même nous offre. Pour
pouvoir suivre cette voie, très difficile, puisque tous les calmants y sont interdits,
il faut beaucoup de force. C'est ici donc que l'on se heurte à un obstacle si banal
113
Réalisations du thème
contre ce "Caligula qui voudrait gagner le véritable visage d'homme": c'est sa
propre insuffisance et l'impossibilité d'assumer sa vie. Une telle opposition est la
mieux visible dans Caligula de Rostworowski: ce sont ses ambitions, l'orgueil et
la peur qui l'obligent à se cacher dans des illusions – mais à vrai dire ce n'est
rien d'autre que sa faiblesse.
114
Réalisations du thème
4.4 Caligula – metteur en scène
La quatrième incarnation de Caligula – la dernière tentative, mais
probablement la plus sophistiquée, dans la recherche du bonheur et du sens est présente uniquement dans la pièce de Camus 147 ; elle réunit d'une certaine
façon les trois précédentes. Tout d'abord, on y retrouvera bien présent le niveau
sensuel de Caligula-tyran (dans la fête orgiaque du jeune Dionysos qui est
symbole de la libération totale de tout instinct; aussi, le corps humain est
élément important dans le théâtre organisé par Caligula). Ensuite, on verra
comment, dans la négation de l'élément apollinien, est rejetée la version "faible"
de l'homme. Finalement, on découvrira des bases de la folie prétendue de
l'empereur. Il se montrait fou par le seul fait de vouloir suivre sa propre logique
jusqu'au bout (être logique de telle façon veut dire renoncer à ce qu'on a en soi
d'humain, parce que l'humain est toujours plein de faiblesse, d'incohérence etc.).
Sa folie est pourtant fondée sur une autre chose: sur le fait que Caligula ne vit
pas: il joue! C'est grâce au jeu qu'il est capable de réaliser ses projets. Il joue
même sa propre mort. C'est aussi le jeu, ou la "théâtralité" du comportement de
l'empereur (ainsi que son humour), qui oblige les autres à penser qu'il est fou 148 .
L'auteur lui-même appelle Caligula "une pièce d'acteur et de metteur en scène". A. Camus,
Théâtre…, op. cit., p. 1727.
148 Cf. aussi Caligula – personnage historique, d'après Auguet.
147
115
Réalisations du thème
(i) La fête
Dans l'œuvre de Camus, à la fin de l'acte premier Caligula invite tout le
monde à une fête sans mesure. La fête est un élément très important de la pièce.
Elle ne doit pas être une distraction "gratuite". L'épithète sans mesure y est bien
significative. Caligula aspire à l'impossible. Et c'est la fête qui lui en procurera
moyens. N'oublions pas le premier schéma actantiel élaboré pour Caligula de
Camus. Nous y constatons qu'au début de la pièce on n'a pas autant affaire à un
empereur désespéré et déçu par la perte d'un être aimé. On y découvre plutôt sa
passion pour la joie de vivre dionysiaque: depuis toujours Caligula portait en lui
l'amour de ce qui est interdit et impossible, de ce qui est sans mesure et sans
règle. La mort de Drusilla est un moment qui, pour ainsi dire, excite encore
toutes ses passions.
La fête constitue donc, selon la terminologie utilisée par Nietzsche, un
élément dionysiaque. Pour en parler plus, nous allons nous référer à la
Naissance de la Tragédie où le philosophe allemand évoque deux dieux
olympiens, Apollon, gardien de la mesure et du rêve, et Dionysos, qui détient la
démesure et l'ivresse.
Dionysos, tel qu'il se présente dans la mythologie grecque et romaine,
ressemble bien à Caligula: c'est un dieu jeune, adolescent, un dieu "inquiétant",
qui dérange et bouleverse l'ordre des choses 149 . Dans sa jeunesse, il était frappé
par tous les maux possibles; plusieurs fois tué et ressuscité, il est un dieu qui
souffre et meurt, mais qui renaît toujours; dans toutes ses actions il reste
149
Dictionnaire des mythes littéraires, dir. P. Brunel, Ed. du Rocher, 1988, pp. 443-448.
116
Réalisations du thème
insaisissable. Ses traits principaux, la volupté et la cruauté, rappellent aussi le
jeune empereur romain. Dionysos, l'unique dieu olympien né d'une mortelle, est
en plus un dieu qui supprime la différence entre l'humain et le divin.
La réalité qui est le plus "dionysiaque" est justement celle de la fête sans
mesure. Les exaltations dionysiennes permettent que se brisent toutes les
barrières rigides et hostiles que la misère, l'arbitraire ou la "mode insolente" ont
établies entre les hommes.(NT, p.51) Grâce à elles, tous les interdits sont levés,
les maîtres deviennent esclaves, chantant et dansant, l'homme se manifeste
comme membre d'une communauté supérieure: il se sent Dieu, l'homme n'est plus
artiste, il est devenu l'œuvre d'art. (NT, p.52) L'ivresse procurée par la fête
orgiaque permet de passer de l'humain au divin, elle fait naître une conscience
parfaite; au moment où l'on commence à vivre sans mesure, approche l'heure de
vérité, le moment où l'on accédera à la vérité absolue.
La fête, dont parle aussi Scipion, l'unique poète qui "connaît les vraies
leçons de la mort" (Chasse au bonheur qui fait les êtres purs, ciel où le soleil
ruisselle, fêtes uniques et sauvages, mon délire sans espoir! CC IV,12), devient
donc dans les mains de Caligula un outil pour accéder à l'absolu, à l'impossible.
L'ivresse dionysiaque, avec ses deux faces, volupté et cruauté, doit lui permettre
de devenir dieu, mais en même temps de se placer hors la réalité insupportable,
de s'enfuir.
117
Réalisations du thème
(ii) Le théâtre
Caligula de Camus non seulement participe à la fête, au jeu. En plus, il les
dirige. Son désir le plus fort était de vivre, c'est-à-dire d'exister vraiment. Et
exister veut dire être acteur et non pas spectateur; pour cela il faut donner une
forme à sa vie, diriger sa vie, décider - et non pas subir.
L'homme, à la sortie de l'enfance, découvre la vie véritable: il en est le plus
souvent déçu. Découvrant la souffrance, la mort, la haine, l'absurde enfin, il
tombe parfois dans le désespoir qui le mène vers le suicide. Les Grecs anciens,
conscients de la condition misérable de l'homme, nous donnent pourtant un
autre exemple à suivre. La vie est un don qu'il faut aimer, sans pourtant accepter
son absurdité. L'art est un moyen par lequel il est possible de vaincre le
pessimisme. Les Grecs proposent deux voies pour le faire, l'une suivant le
chemin dionysiaque, l'autre – apollinien. Dionysos symbolise la vie même;
l'attitude dionysiaque permet de briser toutes les frontières, tous les interdits.
Dans la fête orgiaque on a affaire à des gens enivrés qui "s'unissent" avec la vie.
Ils descendent en effet au niveau purement sensuel, mais c'est une négation tout
à fait consciente de la réalité – une négation libératrice. Quant à l'attitude
apollinienne, elle propose la contemplation esthétique d'un monde idéal dont on
ne voit que la beauté.
Comment peut-on donc vaincre le pessimisme qui, vu la condamnation à
mort de tout humain, nous menace sans cesse? Il est possible de le faire en
transformant la vie au moyen de l'art. Mais, pas par cet art du rêve, où l'on crée
un monde idéal de beauté et de mesure, où l'on cache la réalité sous un voile
118
Réalisations du thème
esthétique. Ce que l'on retrouve ici c'est une invitation à devenir surhomme: il
faut rejeter l'existence d'un simple humain dans son individualité en proie aux
tourments de la vie – une telle existence n'est qu'un signe de la décadence, de la
faiblesse. De même, la voie apollinienne de l'illusion, qui facilite l'oubli et
l'évasion de la vie réelle, est rejetée.
Caligula de Camus réalise l'affirmation de Nietzsche que l'art nous est
nécessaire pour pouvoir vivre: c'est l'art qui rend la vie possible et digne d'être
vécue 150 , c'est seulement comme phénomène esthétique que peuvent se justifier
éternellement l'existence et le monde. (NT, p.69) Caligula le fait justement en
s'opposant à (et en rejetant) ce qu'il y a d'apollinien. Il rejette l'art du rêve. Il
déteste les littérateurs 151 pour les mensonges qu'ils proposent à leurs lecteurs. Il
rejette aussi la poésie. Dans la scène 12 de l'acte IV il s'adresse aux poètes:
Allons, vous autres, formez vos rangs. Un faux poète est une punition trop dure
pour mon goût. Je méditais jusqu'ici de vous garder comme alliés et j'imaginais
parfois que vous formeriez le dernier carré de mes défenseurs. Mais cela est vain,
et je vais vous rejeter parmi mes ennemis. Les poètes sont contre moi, je puis dire
que c'est la fin. Sortez en bon ordre! Vous allez défiler devant moi en léchant vos
tablettes pour y effacer les traces de vos infamies. L'art tel qu'on le conçoit
normalement, et que Caligula rejette 152 , est un art illusoire. Un bon exemple de
cet art est la poésie de Scipion, la poésie qui manque de sang. Caligula reste en
effet le seul artiste du monde: par tout ce qu'il fait, il vit son art, il met en accord
sa pensée et ses actes.
150
151
CF. NT, p. 50.
Dans la scène 10 de l'acte premier Caligula dit: Je n'aime pas les littérateurs et je ne peux
supporter leurs mensonges. Ils parlent pour ne pas s'écouter. S'ils s'écoutaient, ils sauraient qu'ils
ne sont rien et ne pourraient plus parler. Allez, rompez, j'ai horreur des faux témoins.
119
Réalisations du thème
L'empereur choisit le théâtre comme la forme de l'art la plus appropriée
pour réaliser ses buts. Il s'agit ici d'un théâtre particulier: celui qui se nourrit
justement de l'élément dionysiaque de la réalité, et qui renonce à l'apollinien.
Caligula ne veut pas mimer la réalité. Il veut la vivre. Il déteste la littérature qui
fait rêver, qui idéalise la réalité, qui sert de calmant contre la réalité, qui est
tiède, veule, sans goût. Caligula est comme le prophète biblique: Ainsi parle (…) le
Témoin fidèle et vrai (…). Je connais ta conduite: tu n'es ni froid ni chaud – que
n'es-tu l'un ou l'autre! Ainsi, puisque te voilà tiède, ni chaud ni froid, je vais te
vomir de ma bouche. Tu t'imagines: me voilà riche, je me suis enrichi et je n'ai
besoin de rien; mais tu ne le vois donc pas: c'est toi qui est malheureux, pitoyable,
pauvre, aveugle et nu! 153
L'art véritable, vécu, dont l'empereur romain veut être adepte, le mène
nécessairement à sa propre mort: pour être justifié de parler de la mort il faut
l'expérimenter (et donc mourir!) – sinon on resterait au niveau de l'art illusoire.
Pour Caligula-joueur la vie même est comme une pièce de théâtre, comme un
spectacle, mais en même temps comme un procès impitoyable – puisque la
condamnation à mort est sûre par anticipation. Tout le monde est une scène, et
tous les hommes et femmes ne sont que des acteurs 154 . Normalement, c'est un
Absolu-Créateur qui est metteur en scène. C'est donc sa place que décide de
prendre Caligula.
Pour vivre réellement en tant qu'artiste, en tant que metteur en scène et
acteur, le jeune empereur a besoin de spectateurs. Il joue son œuvre non
seulement devant lui-même et ses spectateurs qui se trouvent sur la scène. Il la
152
153
Mais dont il était disciple dans sa jeunesse, c'est-à-dire avant la mort de Drusilla.
Apocalypse de St. Jean 3, 14-17, La Bible de Jérusalem, Ed. du Cerf, Paris 1998, p. 2125.
120
Réalisations du thème
joue aussi devant tout lecteur/spectateur, récepteurs de la pièce. Surtout sa
dernière scène attire notre attention: Caligula qui meurt, mais qui meurt en
riant, et qui crie: je suis toujours vivant. C'est à nous, ses spectateurs "réels" qu'il
s'adresse. Camus nous montre encore un autre aspect de ce problème dans
l'Homme révolté, quand il parle du dandy qui lui-aussi nécessite un public: le
dandy ne peut se poser qu'en s'opposant. Il ne peut s'assurer de son existence
qu'en la retrouvant dans le visage des autres. Les autres sont le miroir. Miroir vite
obscurci, il est vrai, car la capacité d'attention de l'homme est limitée. Elle doit être
réveillée sans cesse, éperonnée par la provocation. Le dandy est donc forcé
d'étonner toujours. Sa vocation est dans la singularité, son perfectionnement dans
la surenchère. Toujours en rupture, en marge, il force les autres à le créer luimême, en niant leurs valeurs. Il joue sa vie, faute de pouvoir la vivre. Il la joue
jusqu'à la mort, sauf aux instants où il est seul et sans miroir. Etre seul pour le
dandy revient à n'être rien (HR, p.462).
Caligula a expérimenté cette solitude immense juste après la mort de
Drusilla quand il a passé trois jours tout seul. Sa passion pour la vie ne le laisse
pas quand même sombrer dans le néant. Il se rend compte finalement, qu'il n'y a
pas d'autre possibilité de vaincre la douleur que par une parodie de la vie, par un
jeu. "Jouer" la tyrannie, cela soulage; ce jeu de l'empereur romain possède la
fonction pareille à celle de la tragédie grecque: il doit apporter la catharsis
libératrice, garantir la purgation des passions; le théâtre, cet art "vivant" apporte
l'oubli du passé et une délivrance totale. Comme l'a déjà dit Nietzsche à propos
de la tragédie grecque: L'"art" s'avance alors comme un dieu sauveur et un
154
Cf. P. Pavis, Dictionnaire de théâtre, op. cit., l'entrée: théâtre dans le théâtre, pp. 415-6.
121
Réalisations du thème
guérisseur: lui seul a le pouvoir de transmuer ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et
d'absurde dans l'existence en représentations à l'aide desquelles la vie est rendue
possible. Ce sont le "sublime", en tant que maîtrise artistique de l'horrible, et le
"comique", en tant que soulagement du dégoût de l'absurde. Le chœur de satyres
du dithyrambe fur l'acte salvateur de l'art grec. (NT, p.79)
Il y a encore deux traits de l'art que Caligula tourne à son avantage. Tout
d'abord, le théâtre se présente comme une forme de blasphème et de
concurrence aux dieux, il permet de les "tenir à distance": On ne comprend pas le
destin et c'est pourquoi je me suis fait destin. J'ai pris le visage bête et
incompréhensible des dieux. (CC III, 2) Grâce à l'art dramatique, comme le dit
Caligula un peu plus loin, tout homme peut jouer des tragédies célestes et
devenir dieu. En jouant le destin, Caligula représente la cruauté des dieux – il
l'éloigne ainsi de sa propre vie. Il ne sera plus atteint par l'absurde du monde.
Quant à ses crimes, ils ne sont que symbole de la mort omniprésente qui menace
chaque créature du monde.
En plus, l'art offre une sorte d'immortalité. Caligula serait-il comme Sade
dont Camus parle dans l'Homme révolté: Il sera de ces écrivains dont il dit que "la
corruption est si dangereuse, si active, qu'ils n'ont pour but en imprimant leur
affreux système que d'étendre au-delà de leurs vies la somme de leurs crimes; ils
n'en peuvent plus faire, mais leurs maudits écrits en feront commettre, et cette
douce idée qu'ils emportent au tombeau les console de l'obligation où les met la
mort de renoncer à ce qui est" (HR, p. 457).
Dans la vie que l'on considère comme une pièce de théâtre, tout est relatif,
rien n'est définitif. Pour cela Caligula peut rire quand on l'assassine: il est
toujours vivant, parce qu'au moyen du théâtre (et de l'art en général) – il est
122
Réalisations du thème
possible de "répéter" le monde, comme le monde se répète au long des retours
éternels. Sur la même grève, la mer primordiale répète inlassablement les mêmes
paroles et rejette les mêmes êtres étonnés de vivre. (HR, p. 483) L'artiste – le
nouveau Créateur, peut tout répéter, peut recréer le monde et lui-même, comme
cela se fait sur la scène; peut-être que les acteurs ou le décor changent, mais la
pièce jouée est toujours la même.
(iii) L'humour
Le troisième élément important dans le jeu de Caligula est l'humour et
l'ironie 155 . La relation de Suétone déjà, mais surtout celle d'Auguet, nous ont
donné l'impression que Caligula jouait un peu son rôle de monstre, qu'il ne
prenait pas au sérieux ses actions cruelles: dans tout ce qu'il faisait, il était facile
de voir le jeu d'un enfant qui s'amuse, mais qui le fait explicitement pour cacher
ainsi la diplomatie habile d'un empereur lucide. C'est justement son humour
omniprésent qui tournait en dérision le monde entier et déroutait ses sujets,
commençant par exemple par la discussion avec l'intendant, passant par la
scène muette de l'acte II, et finissant par la façon dont Caligula traite les
Romains, surtout le vieux patricien (comme dans la scène 5 de l'acte II).
L'humour ne sert pas uniquement d'outil dans les luttes politiques. En
plus, c'est une "panacée contre la faiblesse": il permet de "suspendre" la nature
humaine. Toutes les valeurs, tout ce qui normalement compte dans la vie, après
123
Réalisations du thème
avoir subi une "cure d'humour", n'est plus important. L'amour ridiculisé ne
compte plus, la souffrance dont on se moque, ne fait plus mal. Tout est privé de
valeurs, aussi bien positives que – négatives.
Nous trouvons le même éloge de l'humour dans Ainsi parlait Zarathoustra:
Elevez vos cœurs, mes frères (…)! Zarathoustra le danseur (…), Zarathoustra le
divin, Zarathoustra le rieur, ni impatient, ni intolérant, quelqu'un qui aime les sauts
et les écarts; je me suis moi-même placé cette couronne sur la tête! (…) Cette
couronne du rieur, cette couronne de roses: à vous, mes frères, je jette cette
couronne! J'ai canonisé le rire; hommes supérieurs, apprenez donc – à rire! 156 La
nouveauté de Caligula consiste dans le fait que son humour n'est pas gratuit; il
est dangereux et cruel, ce que l'on voit bien par exemple dans la scène où
l'empereur ridiculise Lepidus désespéré après la perte de son fils: Il était une fois
un pauvre empereur que personne n'aimait. Lui, qui aimait Lepidus, fit tuer son
plus jeune fils pour s'enlever cet amour du cœur. (Changeant de ton.)
Naturellement, ce n'est pas vrai. Drôle, n'est-ce pas? Tu ne ris pas. Personne ne rit?
Écoutez, alors. (Avec une violente colère.) Je veux que tout le monde rie. Toi,
Lepidus, et tous les autres. Levez-vous, riez. (Il frappe sur la table.) Je veux, vous
entendez, je veux vous voir rire. (CC II, 5)
En utilisant l'humour et l'ironie, Caligula se fait vainqueur. Il suit les
préceptes élaborés dans le Jardin d'Épicure: Puisque la mort nous menace, il faut
démontrer que la mort n'est rien (HR, p.440). Il tient ainsi la réalité à distance, il
Caligula se présente ici comme un véritable surréaliste: il perçoit l'absurde, il incarne la révolte
totale, il aime l'humour et renonce à toutes les valeurs; il met tout en question, même sa propre
vie.
156 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, éd. polonaise, Tako rzecze Zaratustra, BIS, Warszawa
1990. Livre IV, Chapitre intitulé O człowieku wyższym, fragm. 17-18 et 20, pp. 366 et 368.
155
124
Réalisations du thème
s'en fait maître. Ainsi, bien conscient de sa prétendue "folie", il se place audessus de son empire, de tous les gens, de lui-même et de sa mort: il est plus fort
que l'absurde! Il a choisi une logique meurtrière à suivre. Pourtant, puisqu'il est
"humoriste", rien ne le limite: il peut facilement détruire la preuve du complot et
innocenter Cherea.
L'humour est signe de l'anarchisme. Le maître n'est plus un maître, les
valeurs ne sont plus des valeurs, le meurtre n'est plus un meurtre. Caligula
prend un véritable plaisir à ironiser avec Hélicon sur la manière dont les
patriciens assument le rôle humiliant d'esclaves qu'il leur a attribué (dans la
scène 5 de l'acte II). Grâce à l'humour il serait en effet facile d'exécuter un
renversement de l'ordre social 157 . En balançant entre le sérieux et le non-sérieux,
entre le vraisemblable et l'impossible, on balance entre le réel et l'irréel. C'est
seulement au lecteur/spectateur – à ceux donc qui sont "dehors" – de décider où
se trouve la vérité (si elle est encore à trouver).
Le rire est en effet l'ultime "parole" de Caligula. Vers la fin de la pièce,
l'empereur constate: Même la douleur est privée de sens. (…) Je sais que rien ne
dure! Savoir cela! Nous sommes deux ou trois dans l'histoire à en avoir fait
vraiment l'expérience, accompli ce bonheur dément. (CC IV, 13) Ce qui suit,
regardé dans la perspective de ces propos, change bien évidement de sens.
Caligula "fait semblant" de détruire les deux derniers témoins-spectateurs de son
drame, et de descendre du niveau "méta", celui de l'acteur et metteur en scène,
vers le "réel", d'un homme de chair et de sang. Tout d'abord, il tue Caesonia; il
Citation française d'après: F. Nietzsche, Essai d'une critique de soi-même, in: F. Nietzsche,
Naissance de la tragédie, op. cit., p. 44.
125
Réalisations du thème
lui reste encore sa propre image dans le miroir. Quand il s'adresse à cette image,
il ressemble alors à quelqu'un qui a tout perdu: Toi aussi, toi aussi, tu es
coupable. (…) j'ai peur de la consommation. (…) J'ai peur. Quel dégoût, après avoir
méprisé les autres, de se sentir la même lâcheté dans l'âme. (CC IV, 14)
En brisant le miroir il semble se priver du dernier spectateur de sa pièce; ce
serait justement le moment du retour à la vie réelle, de la capitulation définitive.
Pourtant, le fait d'avoir organisé le théâtre dans le théâtre laisse à Caligula un
dernier public: c'est nous, les lecteurs/spectateurs de la pièce, qui le voyons rire
au moment de sa mort. C'est donc la dernière victoire et aussi – le dernier
subterfuge de l'empereur romain – si nous nous laissions duper!
(iv) Opposition
Caligula-metteur en scène est un homme bien conscient de sa condition. Il
ressent toute l'absurdité de la vie – il décide de l'accepter et de l'assumer mais en
la surmontant d'une certaine manière. Ce qui constitue son avantage par rapport
à toutes ses incarnations précédentes, c'est le fait qu'il tourne en dérision ce qui
apparemment ne devait le mener qu'au désespoir. En considérant la vie comme
une pièce de théâtre, il s'élève au niveau "méta", il atteint un point de vue du
dehors: il devient quelqu'un qui observe le monde, qui constate l'absurde et qui
décide de se faire maître de cet univers déraisonnable. Le rôle du metteur en
scène lui permet en effet de prendre la place du Créateur et du directeur de
157
Cf. A. Faudemay, L'Humour et l'Anarchisme: quelques indices d'une convergence possible, "Revue
d'Histoire Littéraire de la France", Anarchisme et création littéraire, PUF, Mai-Juin 1999, 99e
126
Réalisations du thème
l'absurdité. Apparemment, Caligula mène ici une vie "intéressante", munie de
sens, et en plus – rassurante: ce qui aurait pu être douloureux, ne l'est pas: tout
est théâtre, la douleur ne fait pas mal. Pourtant, il est victime de son propre jeu:
il s'est laissé tromper par l'idée d'être au plus haut niveau de conscience. Bien au
contraire, il est le plus bête. Il s'est privé lui-même de "sa" vie. C'est vrai que la
souffrance n'atteint pas quelqu'un qui est acteur et encore moins un metteur en
scène. Mais le prix qu'il paie est objectivement inacceptable: il lui faut renoncer à
ce que sa vie (réelle!) lui appartienne, ce qui constitue, paraît-il, sa valeur la plus
essentielle et indispensable. Ne choisirait-on pas plutôt une existence difficile,
incertaine et incompréhensible, pourvu qu'elle soit la nôtre? Et qu'elle nous fasse
souffrir, tant pis!
Il semble tout d'abord que l'opposition à Caligula-metteur en scène n'existe
pas. Il réussit à tourner son entourage en dérision. Tout le monde entre en son
jeu, tous les gens ne deviennent qu'acteurs, ou même – marionnettes. Il y en a
pourtant, qui ne se laissent pas duper. Comme nous l'avons vu dans l'analyse
actantielle, c'est tout d'abord Scipion. Pas une seule fois il ne participe à cette
parodie de la vie organisée par Caligula. Son opposition a quand même un
caractère négatif, et certainement passif. Scipion manque d'énergie ou de cœur
pour agir. Il ne fait rien, il s'en va. Comme sa poésie manquait de sang, son
amour et sa révolte manquent d'action.
Il y a aussi un autre opposant du théâtre de Caligula. Voici Cherea qui
explique aux patriciens: Il faut agir. Mais vous ne détruirez pas cette puissance
injuste en l'abordant de front, alors qu'elle est en pleine vigueur. On peut combattre
année, N° 3, pp. 467-470.
127
Réalisations du thème
la tyrannie, il faut ruser avec la méchanceté désintéressée. Il faut la pousser dans
son sens, attendre que cette logique soit devenue démence. (CC II, 2) Il sait que le
Joueur devrait finalement jouer sa propre mort – il périra tué avec son propre
arme. Cherea est en effet moins passif que Scipion, puisqu'il tire son épée pour
assassiner l'empereur. Mais ne pourrait-on pas prétendre qu'il le fait toujours en
tant qu'acteur à qui Caligula-metteur en scène a fait signe pour qu'il finisse la
pièce.
128
Réalisations du thème
4.5 Récapitulation
A ce qu'il paraît, nous avons en effet découvert quatre domaines de
l'absurde dans lesquels se déroule la vie de l'empereur romain dans les deux
pièces analysées.
1. absurde ontologique – provenant du monde, de la nature; ici l'intelligence
humaine n'est pas encore entrée en action; on a affaire à un absurde
(ou nihilisme) "animal", inconscient; Caligula à ce niveau-ci est moins
qu'un homme, c'est quelqu'un de malade, une "bête" qu'il ne faut pas
juger;
2. absurde épistémologique et (apparemment) conscient; Caligula à ce
niveau réagit contre les limites de la raison humaine – il veut tout
comprendre, être plus qu'un homme, devenir justement un surhomme,
qui serait l'égal des dieux; il crée sa propre logique qui n'a pas de
limites, mais qui finalement se trouve illusoire;
3. absurde existentiel et "désespéré" qui consiste dans le fait que l'homme ne
peut jamais être tel qu'il l'aurait souhaité; Caligula à ce niveau n'est
rien d'autre qu'un humain déçu, qui a tout perdu et qui n'espère plus
rien;
4. absurde méthodologique et "joué"; ici, Caligula est un être à part, ni
homme, ni dieu; lui aussi s'échappe du jugement moral – on ne sait
jamais s'il faut le prendre au sérieux.
129
Réalisations du thème
On peut affirmer que ce sont en effet de différentes dimensions de l'homme,
qui fait la connaissance du monde au moyen de son corps, de ses émotions, de
son affectivité, de sa volonté et de sa raison. Aucune de ces dimensions n'est
suffisante en elle-même. En se complétant, elles sont toutes nécessaires.
Les quatre incarnations de Caligula peuvent donc être vues de façon plus
générale comme quatre "esquives" possibles de l'homme qui ne se sent pas
heureux dans le monde où il n'est qu'un mort en sursis. Qu'est-ce qu'il peut faire
quand il n'accepte pas sa mortalité? Soit qu'il renonce à la conscience (quand il
reste au niveau de la chair ou sombre dans la folie), soit qu'il reste à moitié
"endormi" pendant toute sa vie en se créant des illusions consolatrices, soit qu'il
se réduise à un "malade d'âme" désespéré, soit qu'il se trouve des idoles plus
sophistiquées en tant que "metteur en scène". Toutes ces possibilités incarnées
par les deux Caligula sont en effet rejetées – parce que tout se termine par la
mort. Les deux pièces analysées ne nous apportent pas de réponses.
Ce qui attire notre attention c'est le fait qu'il y a trois notions essentielles
qui s'entrecroisent sans cesse dans tous les motifs découverts; nous allons
essayer de les présenter dans un tableau:
130
Réalisations du thème
la
motif
Caligula
se réfugie
dans:
présence
de:
bonheur
sens de
vie
conscience
tyran irrationnel
le sensuel
la folie
1&0
0,5
0
intellectuel et
surhomme
la logique
le pouvoir
1
1
0
homme
rien!!
0
0
1
metteur en scène
l'artificiel
0.5
1
1
Le tableau ci-dessus suggère des préférences que l'on pourrait avoir pour de
tels "modèles" de l'homme. Les deux premiers garantissent le bonheur, mais pas
celui qui serait juste pour l'être humain. Le premier n'est qu'un "bonheur"
animal, le deuxième – un bonheur inexistant que semble fournir la vie dans
l'illusion. Dans les deux cas on a affaire à un bonheur aveugle, trop facile. D'un
côté l'homme est totalement "plongé dans le monde" – il n'y ajoute rien de
vraiment humain, puisqu'il en manque lui-même. De l'autre côté, il n'existe que
ce qui est subjectif. Le surhomme, celui qui se croit le plus conscient de tous les
autres, ne vit à vrai dire que dans le plus grand mensonge. La réalité ne le
regarde pas. Il se crée donc un monde illusoire. Mais bien sûr, les solutions
privées d'une vraie conscience ne sont pas bonnes. Le "bonheur" qu'elles
131
Réalisations du thème
procurent n'est pas en tout cas suffisant pour les justifier. C'est un bonheur qui
peut être "produit" par la vie animale, végétative – il ne devrait pas servir de but
pour un humain.
L'homme-intellectuel, le surhomme, peut sembler intéressant par le fait
qu'il garantit quand même une signification à la vie humaine: la révolte créatrice
apporte à l'existence un goût très attirant. On fait penser les autres, on se place
au-dessus de tout le monde: cela donne l'impression d'une grande puissance, et
la certitude d'avoir un rôle important à jouer. Ce qui manque cependant dans ce
modèle, c'est la lucidité. La logique de ce monde, une logique insupportable,
puisque insuffisante par rapport aux réclamations de la raison humaine, est
remplacée par une autre logique, celle de Caligula-intellectuel: plus satisfaisante
peut-être, mais aussi illusoire (puisque meurtrière!) que celle qui a été rejetée.
La solution numéro 4 a reçu au total le plus grand nombre de points. Est-ce
donc vraiment le modèle à désirer? Ce qui y manque ce n'est qu'un demi-point
du côté du bonheur. En effet, la question du bonheur ne se pose même pas dans
le cas de ce modèle de l'homme. Quand la vie n'est que du théâtre, les notions
telles que "bonheur" sont sans importance. Ce qui rend cette solution quand
même inacceptable, c'est le fait que l'homme suivant ce modèle reste toujours du
côté de l'artificiel, de l'illusion. C'est une facticité choisie, et bien consciente
(contrairement à l'illusion de la solution N° 2), mais cela ne change pas grandchose.
Il ne nous reste que le troisième modèle. C'est sans doute le modèle le plus
misérable. L'homme ne trouve pas de bonheur dans son désespoir. Il est
tellement lucide, qu'il n'arrivera jamais à trouver aucun sens pour sa vie: il a
132
Réalisations du thème
vraiment compris l'absurde total de son existence. Pourtant, c'est l'unique
modèle qui ouvre le chemin vers la vérité et la liberté. C'est une phase nécessaire
par laquelle tout homme doit passer s'il souhaite surmonter sa condition: il doit
renoncer à toutes les "évasions", à toutes les illusions. La faiblesse, acceptée en
toute honnêteté, deviendra alors sa force – au moment où il trouvera son côté
positif, c'est-à-dire de simples valeurs bien humaines.
***
Leibniz a demandé: pourquoi y a-t-il "quelque chose" plutôt que "rien", si c'est
"rien" qui est plus simple? Caligula s'arrête dans sa vie justement sur ce qui est
plus simple. Il reste au niveau de "rien", au niveau de l'absurde. Il n'arrive pas à
découvrir l'ordre qui existe dans le monde, l'ordre qui est en effet quelque chose
de compliqué et qui demande de l'effort, l'ordre dans lequel est inscrite une
fonction normative: au moment où on le retrouve, on se sent "obligé" de suivre
un modèle positif de vie. C'est "le monde" qui, par sa structure intrinsèque, nous
aide à retrouver notre "identité": il nous force à être bons, à respecter nos
prochains, à croire en des valeurs etc.
Pour Rostworowski, un tel ordre retrouvé devrait signaler l'existence d'un
Créateur du monde, à qui l'homme aurait été soumis. Ce serait donc le Créateur
de toute chose qui, en donnant ses commandements, indiquerait à l'homme le
chemin à suivre. Pour Camus, ce serait un ordre bien terrestre, trouvé par
l'homme dans sa propre nature humaine et dans la solidarité avec les autres.
Mais aucun Caligula ne l'a découvert.
133
Conclusion
Les analyses qui viennent d’aboutir à leur fin ont eu pour but tout d’abord
de répondre à la question de savoir s'il est justifié de parler d’un seul (et défini)
thème de Caligula. En même temps notre objectif était de présenter comment ce
thème est réalisé dans les pièces de Rostworowski et de Camus.
Nous avons remarqué en premier lieu que le motif apparemment essentiel
pour le sujet en question, celui d’un tyran fou, est "dépassé" dans les deux
œuvres – ce qui semble ruiner l’identité même de Caligula en tant que thème.
Pourtant une analyse approfondie, aussi bien au niveau des faits historiques que
"dramaturgique", c’est-à-dire l’analyse actantielle, nous ont permis de découvrir
les indices incontestables de ce motif dans les deux pièces: seul son rôle a
changé de façon importante. Caligula-tyran malade n’est plus un motif unique ni
essentiel. Il reste quand même présent – et nécessaire – pour servir de point de
départ pour d'autres, de nouveaux motifs.
S'il était apparu dans les premières chroniques romaines comme l'image de
la tyrannie folle, ou d'une débauche excessive, Caligula devait peu à peu accéder
à un symbolisme plus élevé et perdre rapidement son aspect du monstre. Comme
la plupart des mythes de notre culture, la légende du fils de Germanicus évoluait
dans le sens d'une abstraction progressive. Ses actions, découvrait-on, indiquent
d'une manière symbolique sa lutte contre l’absurdité de l’existence humaine,
inlassable, mais finie par un échec.
Conclusion
On peut prétendre que c’est justement ce changement du motif le plus
souvent associé au thème de Caligula qui a garanti à ce dernier l'actualité et
l'intérêt (du point de vue aussi bien historique que littéraire et philosophique)
dans les époques différentes, l'évolution et la transformation au fur et à mesure,
et en même temps la conservation de son identité.
Nous avons abouti à prouver l'interaction d'au moins quatre motifs
différents dans la constitution du "fondement" du thème de Caligula. Chacun de
ces motifs s'est montré quelque chose de bien complexe dont la richesse semble
inépuisable: ne serait-ce que par le fait que chaque motif retrouvé dans ses
réalisations dramaturgiques renvoie (au moyen de l'intertextualité!) à un nombre
important d'ouvrages littéraires ou de courants philosophiques. La portée et
l'influence de ces motifs dans la formation du thème changent en fonction des
facteurs suivants: 1° de l'écrivain, c'est-à-dire d'émetteur, qui de son côté reste
sous l'influence du moment historique dans lequel il apparaît au monde, de son
enfance, du moment historique dans lequel il écrit son œuvre, des idées dont il
veut se faire défenseur (ici on pourrait prendre les deux Caligula pour un double
artistique des deux écrivains) etc.; 2° du lecteur – récepteur; 3° de la forme du
message – le fait d'avoir choisi la forme théâtrale influe de façon importante sur
les possibilités de réalisation du thème.
Quant à la question de relation entre thèmes et motifs, ce qui s'impose
comme niveau de base c'est sans doute Caligula historique. Si le personnage
n'existait pas réellement, il n'apparaîtrait jamais dans la littérature. C'est
l'histoire qui le présente comme un tyran et un aliéné. Seulement ensuite, quand
on découvre des faits nouveaux de sa biographie ou des raisons jusqu'alors
135
Conclusion
inconnues,
tout
cela
influence
directement
le
thème
et
provoque
sa
transformation. On a affaire ici à la spécificité d'une œuvre qui prend comme
protagoniste un personnage historique: l'importance du niveau des faits est ici
indubitable.
Il peut tout de même arriver que les transformations réalisées dans la
littérature ne soient pas justifiées par l'histoire. C'est elles qui la déforment en
insinuant le besoin de la regarder avec une plus grande attention, dans une
autre perspective – plus ouverte à des interprétations nouvelles.
On pourrait aussi avoir envie de considérer comme niveau de base la
biographie (encore une fois le niveau des faits!) des auteurs, leurs opinions, leur
point de vue sur la vie, leur philosophie – ce serait le fondement sur lequel
survient le niveau thématique. Cette hypothèse suggère que les deux écrivains
aient déjà auparavant, avant la création de leurs pièces, des idées précises qu'ils
voulaient exposer au moyen du théâtre. Ainsi, Camus aurait voulu illustrer ses
opinions sur l'absurde, tandis que Rostworowski - réhabiliter une âme
condamnée. Il nous semble avoir prouvé qu'une telle réduction n'est pas possible
non plus. Le thème qui dans un sens obtient une existence indépendante et
commence à vivre de sa propre vie, influence les auteurs eux-mêmes.
Les deux réponses au problème posé au début de notre étude paraissent
bien probables. Nous n'avons pas réussi à définir de façon indiscutable la
primauté d'un des deux niveaux.
Pourtant, il nous semble avoir démontré l'existence d'un seul thème de
Caligula. Ce qui nous autorise à soutenir cette thèse, c'est la suggestion
contenue dans l'idée de traiter la relation entre thèmes et motifs comme celle de
survenance. Deux Caligula, identiques par rapport au niveau supérieur parce
136
Conclusion
qu'étant incarnation du même thème, n'ont pas en effet beaucoup en commun
par rapport au niveau fondamental des motifs. Il en est ainsi parce que le
phénomène du niveau survenant admet une richesse et une diversité (infinies?)
des éléments du niveau de base: il en dépend, sans aucun doute, mais ne s'y
laisse jamais réduire.
137
Bibliographie
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