CALIGULA D`ALBERT CAMUS ET KAJUS CEZAR
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CALIGULA D`ALBERT CAMUS ET KAJUS CEZAR
CALIGULA D'ALBERT CAMUS ET KAJUS CEZAR KALIGULA DE KAROL HUBERT ROSTWOROWSKI DEUX REALISATIONS DRAMATURGIQUES DU THEME. Thèse de Maitrise Soumise Au Département de La Langue Française à l’Université Catholique de Lublin, Pologne Par Justyna M. Japola L’Université Catholique de Lublin, Pologne Juin 2001 Droits d’Auteur 2001 de Justyna M. Japola Table de Matières Introduction.................................................................................................................. 1 1. Préliminaires............................................................................................................. 5 2. Caligula dans l’histoire............................................................................................ 16 2.1 La relation de Suétone: Vies des douze césars........................................................... 17 2.2 Caligula ou le pouvoir à vingt ans de Roland Auguet. ................................................. 23 2.3 La réception du personnage de Caligula au moment de la création des deux pièces... 30 2.4 Caligula – une vision objective?................................................................................. 35 3. Le personnage de Caligula dans les relations interpersonnelles – analyse actantielle 37 3.1 Caligula d'Albert Camus ........................................................................................... 40 3.2 Cezar Kajus Kaligula de Hubert Karol Rostworowski ................................................. 59 4. Réalisations du thème............................................................................................. 71 4.1 Caligula – tyran irrationnel ....................................................................................... 73 4.2 Caligula – intellectuel ............................................................................................... 87 4.3 Caligula – homme ................................................................................................... 102 4.4 Caligula – metteur en scène .................................................................................... 115 4.5 Récapitulation ........................................................................................................ 129 Conclusion ............................................................................................................... 134 Bibliographie ............................................................................................................ 138 i Introduction Le sujet de la présente étude – Caligula en tant que thème – est bien intéressant pour des raisons non seulement théoriques et littéraires mais aussi – philosophiques ou même existentielles. Cette approche nous garantit de parcourir une aventure fascinante à la recherche de l'identité, de l'origine, de l'évolution et des éléments constitutifs de ce phénomène que nous risquons d'appeler justement le thème de Caligula. Nous allons voir comment le héros légendaire du début de notre ère peut entrer en jeu avec le lecteur/spectateur contemporain au tout commencement du troisième millénaire, comment il ne se laisse pas réduire à une seule imagesimplification (injuste!), mais réclame – en le suggérant de façons différentes – l’affirmation de la richesse de toutes ses incarnations possibles. Tout homme en face du thème de Caligula aura la chance non seulement de connaître un personnage historique (intéressant en tant que tel), mais aussi, grâce à ses apparitions littéraires, grâce au fait qu'il reflète l’atmosphère des époques différentes avec leurs problèmes spécifiques et qu'il sert en même temps de porte-parole de la sensibilité de chaque auteur, de s'enrichir par la rencontre avec un héros enfermant en lui une "réalité" métaphysique, le secret profondément humain, prêt à être découvert. Pour réaliser ces possibilités nous allons soumettre à une analyse approfondie le personnage de l'empereur romain du Ier siècle après Jésus-Christ tel qu'il apparaît dans les pièces de théâtre de Rostworowski et de Camus. Nous remarquons tout de suite, que les deux œuvres naissent dans deux réalités diverses. Ce qui les distingue c'est, d'abord, le temps de leur création. Cezar Kajus Kaligula de Karol Hubert Rostworowski a été créé en 1917 et Caligula d'Albert Camus (sa version définitive) en 1945. Puis, les auteurs, Camus et Rostworowski, appartiennent à de différentes époques pas seulement littéraires mais aussi sociales et intellectuelles. Cependant, on peut constater que les deux pays, la Pologne et la France, ne sont pas tellement "éloignés" l'un de l'autre – ils se trouvent à la portée de la culture occidentale qui puise l'inspiration dans ses racines grecques et romaines. Quant aux époques en question, écartées l'une de l'autre de quelques vingt-cinq ans, elles ont un trait commun important: la réalité d'une catastrophe de guerre mondiale. Nous n'oublions pas que les deux auteurs ont choisi la forme dramatique. Il faut cependant noter que notre objectif n'est pas de parler du caractère spécifiquement théâtral de la présentation du personnage de Caligula. Dans la perspective de nos propos, le fait que l'empereur apparaisse dans les œuvres de théâtre, n'est pas considéré comme question essentielle. Notre but sera d'abord de présenter un compte rendu des images de Caligula existant dans la culture occidentale. Nous passerons ensuite à l'analyse des changements de ces images accomplis par Rostworowski et Camus, à l'analyse de la réalisation dramaturgique du thème. Finalement, nous procéderons à une interprétation des motifs retrouvés – ce sera aussi une sorte de couronnement de notre exposé. On y aura recours aux œuvres littéraires et 2 aux courants philosophiques différents, à tout ce qui semble "coopérer" avec le thème en question et réunir ses éléments constitutifs. L'étude présente comportera quatre chapitres d'importance inégale. Dans le premier, qui contient les principales explications terminologiques, nous chercherons à définir la notion du thème en l'opposant à celle du motif et à trouver la relation qui lie les deux termes. Le chapitre deuxième présentera le personnage de Caligula tel qu'il apparaît dans l'histoire. Il aura pour but de faire observer qu'il n'existe pas une seule image de l'empereur dans les relations des historiens (aussi bien de l'époque que contemporains). Au contraire, ces relations se montrent une source appréciable des visions contradictoires. Dans le chapitre troisième nous effectuerons l'analyse actantielle du personnage de Caligula dans les œuvres examinées. Nous nommerons d'abord tous les actants et indiquerons leur rôle dans les pièces, pour trouver ensuite la position dans laquelle se trouve le héros principal par rapport aux forces agissantes. Le quatrième chapitre sera essentiellement une approche ayant pour but de découvrir la caractéristique du thème de Caligula dans toute sa complexité. Nous allons nous baser sur plusieurs textes que nous citerons au fur et à mesure. Il faut noter cependant que c'est l’œuvre philosophique d'Albert Camus qui nous apportera l'appui capital dans notre analyse. La bibliographie renseignera sur les ouvrages d'auteurs en question et de ceux qui ont été utilisés pour faire avancer notre travail: œuvres théoriques, monographiques et encyclopédiques. Nous n'avons pas cru nécessaire de citer la liste complète des études consacrées aux auteurs et aux pièces dont nous nous occupons. Quant à l'état de recherches sur Caligula, personnage aussi bien historique que littéraire, il n'est pas très impressionnant. Vu le fait que dans la 3 présente étude nous n'abordons qu'un aspect étroit concernant les deux œuvres, il faudrait peut-être écrire une monographie spécialisée consacrée entièrement à la comparaison plus globale des deux pièces en question. 4 1. Préliminaires Peut-on parler de Caligula en tant qu’un mythe toujours vivant, toujours actuel? Comment l’histoire de ce César connu pour sa cruauté folle peut-elle influencer l’homme d’aujourd’hui? Ce drame du début de notre ère peut-il avoir une importance quelconque à l'époque de la primauté de la science et de la technique, et plus encore - au temps de la postmodernité? On peut être tenté de dire que c'était bien sûr important mais - autrefois, dans les trois trimestres de notre siècle marqués par les guerres mondiales: le modernisme – oui, l’existentialisme - de même, mais pas la postmodernité 1 . C’est vrai, il y avait des auteurs s’intéressant à ce sujet, écrivant des pièces sur le César atroce qui torturait la Rome. Mais on n'en écrit plus. Pourquoi donc aborder ce sujet encore une fois? La solution de ce problème se montrera peutêtre plus facile au moment où nous considérerons Caligula pas seulement comme un personnage connu dans l'histoire, mais – comme un thème littéraire. 1 Nous admettons que, dans un sens, Rostworowski appartient à l'époque de la modernité (qui attaque la morale bourgeoise corrompue mais ne retrouve que l'esprit décadent au plus profond de sa propre âme), et Camus – de l'existentialisme (époque "inquiète" par le manque de sens quelconque de la vie humaine – conséquence de la "mort de Dieu"). Quant à notre époque – de la fin du XX siècle, elle est postmoderne dans le sens où elle proclame la "mort de l'homme" et se débarrasse ainsi de toutes les valeurs. Toute activité rationnelle est ainsi mise en question. Préliminaires Acceptons le point de vue de Raymond Trousson 2 qui dit qu'étudier les thèmes (considérés comme expression des légendes ancestrales de notre culture), se pencher sur le secret de leurs mutations infinies, c'est aussi apprendre à connaître sa propre odyssée dans ce qu'elle a de plus élevé et souvent de plus tragique. Dans toute conscience éprise de justice il y a une Antigone, dans toute révolte un Prométhée (…). Ces héros sont en nous et nous sommes en eux; ils vivent de notre vie, nous nous pensons sous leur enveloppe. (…) nos mythes et nos thèmes légendaires sont notre polyvalence, ils sont les exposants de l'humanité, les formes idéales du destin tragique, de la condition humaine. 3 On revient alors à ces héros comme aux pôles de notre être et de notre culture, parce qu'ils incarnent ce qu'il y a en l'homme d'éternel et d'indéfiniment transmissible, la mesure de son humanité, sa grandeur et sa faiblesse, ses combats contre lui-même et les dieux. 4 Nous allons quand même nous occuper des questions moins existentielles ou personnelles, et plus littéraires. C'est justement l'étude de Caligula en tant que thème qui permettra de découvrir dans le personnage analysé 5 une richesse des aspects bien contemporains, des symboles de la culture occidentale, des signes éternels de l'aventure humaine. Pour cela nous nous sentons en partie excusée d'avoir utilisé dans le titre de cette étude le mot "thème". Nous allons, à mesure que notre travail progresse, essayer de justifier l'utilisation de ce terme par rapport au personnage de Caligula. 2 3 4 5 R. Trousson, Thèmes et mythes. Questions de méthode, Bruxelles 1981, pp. 8-9. Ibidem, p. 8. Ibidem, p. 9. Puisque l'on peut dire que dans le cas de deux pièces en question le thème étudié sera le personnage de Caligula. 6 Préliminaires Au début, il convient de trouver une bonne définition de la notion analysée. Pour éviter des confusions possibles, nous allons suivre les solutions terminologiques proposées par l'auteur déjà mentionné ci-dessus 6 . Tout d'abord nous allons distinguer la notion du "thème" de celle du "motif", les deux notions étant souvent confondues 7 , puisqu'elles sont liées d'une relation pas très intelligible. D'après Trousson 8 , le motif est une sorte de toile de fond, c'est un concept large et général qui détermine soit une attitude, comme par exemple la révolte, soit une situation de base dans laquelle on ne trouve pas encore de personnages individualisés 9 , telle que la situation d'un homme entre deux femmes, le conflit entre un père et un fils etc. L'absurde, l'amour malheureux, de même que la révolte métaphysique ou la cruauté sont des motifs. Le thème est réalisation concrète et individuelle d'un motif (on passe de ce qui est général vers ce qui est concret). Le motif du séducteur se réalise (se concrétise) dans le personnage de Don Juan, le motif de la haine entre deux frères, dans le thème d'Abel et Caïn. On voit bien qu'un seul motif peut être réalisé par plusieurs thèmes. On retrouve le conflit de deux frères aussi bien dans les personnages d'Etéocle et Polynice. Dans le sens inverse, un thème peut "contenir" en soi de motifs différents. Caïn n'est pas seulement un fratricide. Il réalise aussi bien le motif de l'homme rejeté par Dieu. Les personnages qui 6 7 8 9 Qui est considéré comme spécialiste en thématologie. Cf. R. Trousson, Thèmes et mythes, op. cit., chapitre troisième: Une terminologie ambiguë, pp. 1520. Cf. aussi: 1° P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris 1980, p. 421. 2° The Bedford Glossary of Critical and Literary Terms, Éd. Ross Murfin, Supryia M.Ray, Bedford Books, Boston, New York 1997, p. 400. R. Trousson, Un problème de littérature comparée: les études de thèmes. Essai de méthodologie, Éd. Minard – Lettres Modernes, Paris 1965. Surtout le chapitre premier: Thèmes ou motifs?, pp. 11-23. (Traduction polonaise de ce chapitre: R. Trousson, Tematy czy motywy? in: Antologia zagranicznej komparatystyki literackiej, réd. H. Janaszek-Iwanićkova, Warszawa 1997, pp. 192200.) R. Trousson, op. cit., p. 12. 7 Préliminaires réalisent un motif, qui forment donc un thème concret, donnent l'origine à une tradition littéraire 10 . Quant au motif, il n'a en soi rien de "littéraire" 11 . Les motifs appartiennent à l'histoire, à la psychologie, à la psychanalyse ou même à la politique. Quelle relation découvrirons-nous entre les deux notions en question? Laquelle est plus fondamentale, première? La réponse qui s'impose tout d'abord est de dire que ce sont les motifs, des choses non-littéraires, qui déterminent le niveau des thèmes - niveau littéraire. Motif, quelque chose d'abstrait, non incarnée dans un personnage, relève de l'expérience humaine. Et c'est cette expérience seulement que l'on peut considérer comme matière littéraire. Il n'y a pas de littérature sans expérience (il est possible qu'un frère en tue un autre sans qu'une telle situation soit présente dans la littérature; mais pas inversement – la fiction dépend, de façon ou d'autre, de la vie 12 ). Les motifs précéderaient donc les thèmes. Puisque, comme le dit Trousson, c'est l'œuvre littéraire qui se dégage d'un motif général, et qui a sculpté, dans la roche difforme du concept, la situation et les personnages appelés, dorénavant, à constituer un thème 13 . Ainsi, pour lire convenablement un thème on devrait trouver pour lui ce qu'il y a de base, les motifs dont il est concrétisation. Pour expliquer la réalisation du thème de Caligula, on devrait fouiller dans l'histoire, examiner la psychologie de Caligula historique, et seulement après analyser des apparitions littéraires de ce thème. 10 11 12 13 On retrouve le personnage de Caïn entre autres chez Byron, Victor Hugo, Leconte de Lisle, John Steinbeck etc. Cf. R. Trousson, op. cit., pp. 13-4. Toute œuvre d'art naît en fonction de ce qu'ont vécu et expérimenté les artistes. R. Trousson, Thèmes et mythes, op. cit., p. 24. 8 Préliminaires Pourtant, il semble qu'il faille plutôt distinguer deux situations possibles. Premièrement, on aurait effectivement affaire d'abord à une idée générale, une attitude ou une situation de base, sans personnages individualisés (comme par exemple l'idée de séduction). C'est seulement quand cette idée est réalisée dans une œuvre littéraire (au moment où l'on écrit le premier Don Juan), quand elle est incarnée dans un personnage fictif, que le nom de ce personnage devient un thème. On peut imaginer pourtant une autre possibilité: la situation où d'abord il y a des personnages historiques ou un événement historique (histoire d'Abel et Caïn par exemple). Ce personnage (sa vie) est tellement marquant que son nom donne l'origine à un thème – quelque chose de "littéraire" (on perçoit dès lors Abel et Caïn comme un thème, qui va réapparaître dans la littérature). Ce thème nous renvoie à un motif précis (de la haine entre deux frères). On "oublie" tous les autres motifs possibles jusqu'au moment où la situation change, quand on se rend compte que le thème en question, qui semblait nous envoyer – uniquement - à des motifs bien déterminés, envoie aussi bien à des motifs totalement différents. (Caïn n'est plus tellement fratricide que l'incarnation de l'homme rejeté par Dieu.) Dans ce cas, ce serait un thème (ou – sa perception différente) qui aurait donné naissance à des motifs nouveaux. (Même si l'on accepte que tout thème provienne d'une situation non-littéraire, il y en a pourtant qui bientôt commencent à vivre leur propre vie. Ainsi, on pourrait dire qu'ils ne dépendent plus de motifs, mais qu'ils les créent.) Le rapport entre les deux notions n'est certainement pas évident. 9 Préliminaires Nous allons risquer la thèse selon laquelle la relation entre thèmes et motifs est celle de survenance 14 . Bien que cette relation soit normalement perçue comme strictement philosophique, il nous semble souhaitable de l'appliquer (ou de l'adapter) à ces deux notions théoriques de littérature 15 . Survenance est une relation entre deux niveaux de propriétés. L'essentiel de ce rapport est le fait qu'un des niveaux en question peut être présent seulement quand l'autre y existe déjà: une chose possède la première propriété 16 si (et parce que) cette même chose est caractérisée par l'autre propriété, celle de "base", plus fondamentale. Nous disons de quelqu'un qu'il est bon, seulement si en même temps il est gentil ou généreux ou s'il possède d'autres traits de caractère de la sorte. Nous disons qu'un chien est vivant seulement en fonction de son comportement que nous pouvons observer ou parce que nous sommes capables de constater une spécifique organisation physique de son organisme. De même, une mélodie est une propriété survenante par rapport à une séquence donnée de notes. L'idée principale de la relation en question est celle, que de deux niveaux de propriétés, l'un est fondamental, c'est-à-dire au moment où il est fixé, l'autre l'est 14 15 16 Originalement en anglais: supervenience; notion introduite à la philosophie de l'esprit par Donald Davidson en 1970 (d'après Dictionary of Philosophy of Mind, http://artsci.wustl.edu/~philos/MindDict/supervenience.html). Je dois la traduction française à l'amabilité de Mme Sandra Laugier, Professeur à l'Université de Picardie (Faculté de philosophie, sciences humaines et sociales) et Chercheur associé à l'Institut d'Histoire et Philosophie des Sciences et Techniques (CNRS-Paris I), [email protected]. L'élaboration profonde de cette idée nous apporterait peut-être des solutions intéressantes du problème. Malheureusement, les limites de l'étude présente ne nous permettent pas de le faire ici. Si nous sommes tentés de l'aborder au moins, c'est pour deux raisons suivantes: 1° nous n'avons pas trouvé de bonne définition de la relation en question; 2° parmi ceux qui essaient de la décrire quand même, personne n'a osé lui donner un nom concret. Nous supposons qu'au moment où une telle relation est nommée, elle peut devenir un problème en soi qui réclame une étude particulière. Ainsi, si notre approche n'apporte pas de solutions définitives, mais contrairement, pose des problèmes nouveaux, nous pouvons nous sentir bien satisfaits. Que l'on va appeler propriété survenante, c'est-à-dire celle qui reste dans la relation de survenance. 10 Préliminaires aussi, automatiquement. Il suffit alors de s'occuper du niveau de base: le niveau supérieur en sort précisément en fonction du niveau fondamental (et rien d'autre n'est nécessaire). Pour en revenir à notre exemple musical: un compositeur n'a qu'à se préoccuper pour le choix des notes et du tempo – cela suffit pour que la mélodie telle qu'il l'avait voulue se fasse jour 17 . Il y a bien sûr des cas où cela n'est pas aussi simple. La discussion la plus connue – et toujours inachevée - est celle dans la philosophie de l'esprit: il y en a qui disent 18 que la propriété d'être vivant, ou d'être conscient, possédée par un être humain par exemple, est une propriété survenante sur une organisation complexe neurophysiologique. Il suffit que Dieu crée des êtres gratifiés de cette organisation physique pour qu'ils deviennent automatiquement des êtres vivants et conscients. Il n'y a besoin d'aucun "souffle" de la vie 19 . Si l'idée principale mentionnée ci-dessus est correcte, il en résulte que deux choses qui restent identiques par rapport au niveau fondamental, doivent être identiques au niveau supérieur. Mais ce n'est pas le cas dans le sens inverse: deux choses qui sont identiques par rapport au niveau supérieur ne doivent pas forcement être identiques par rapport au niveau fondamental. Deux hommes peuvent être vertueux mais posséder des traits de caractère différents. Des phénomènes de genre A sont survenants par rapport aux phénomènes de genre B si les différences au niveau A exigent des différences au niveau B. Pour en donner un exemple, George Edward Moore soutenait que la beauté est une propriété survenante sur des propriétés non-esthétiques: si un tableau est 17 18 19 C'est bien sûr une situation plutôt simple. Peut-être qu'il n'y a vraiment rien de mystérieux dans le fait qu'une mélodie naisse d'une séquence de notes donnée. Les partisans du physicalisme. Ce point de vue est rejeté entre autres par les partisans du dualisme et du fonctionnalisme. 11 Préliminaires beau, et un autre ne l'est pas, on a certainement affaire à des différences du niveau extra-esthétique. La beauté d'un tableau n'est donc pas quelque chose d'uniquement subjectif. Il y a des éléments du niveau non-esthétique qui sont responsables du niveau esthétique, mais – ce qui est le plus important - sans que ces derniers se réduisent aux premiers! La relation de survenance semble rendre possible la situation dans laquelle une propriété dépend des autres, mais où l'on ne peut pas l'expliquer entièrement en fonction de ces autres propriétés 20 . En résumé, on parle de relation de survenance pour expliquer des rapports jusqu'alors incompréhensibles entre des choses: comment par exemple est-il possible qu'à la base de certains traits physiques complexes apparaisse la vie? On fait appel à la survenance pour ne pas avoir qu'à se contenter d'une explication magique 21 , ou pour ne pas recourir à la religion. L'attrait de l'idée de survenance consiste dans le fait qu'elle offre une solution "intermédiaire" entre une réduction totale du niveau supérieur au niveau fondamental, et de l'autre côté un dualisme total, qui ne permet en fait aucune relation entre les deux niveaux. Qu'est-ce qui se passe au moment où nous appliquons une telle solution "philosophique" à notre problème de théorie de littérature? Le niveau de motifs se montrera-t-il fondamental par rapport à celui de thèmes? Si c'est le cas, ce sont les thèmes qui surviennent sur les motifs. Ils en dépendent, d'une façon ou d'une autre, mais ce n'est pas une dépendance strictement causale. Il n'est certainement pas possible de réduire un thème à un ensemble précis de motifs 20 21 Cf. B. Loewer, Supervenience of the Mental, in: Routledge Encyclopedia of Philosophy, V. 9, éd. E. Craig, Routledge, London 1998, pp. 238-240. Pour ne pas dire qu'une propriété du niveau supérieur apparaît accidentellement quand des propriétés du niveau de base sont organisées d'une certaine façon. 12 Préliminaires dont il serait réalisation. Au niveau des thèmes, certains motifs y sont bien sûr réalisés, mais il y a encore autre chose. (Peut-être s'agit-il de cet esprit créateur dont nous parlent Cl. Pichois et A.-M. Rousseau 22 ?) Une telle approche, où nous considérons la relation entre thème et motif comme celle de survenance, nous suggère des questions différentes auxquelles il sera nécessaire de répondre. Est-ce possible de déterminer le niveau fondamental pour la thématologie? 23 Comment différentes visions au niveau des motifs peuvent-elles influencer leurs réalisations thématologiques? Quels motifs trouverons-nous comme base des deux pièces en question? (Ils ne seront pas, de toute évidence, les mêmes!) De quoi cela dépend-il? Quelle est l'importance du moment historique dans lequel les deux pièces étaient écrites? Quelle est l'importance du moment historique dans lequel elles sont lues et étudiées? Estce que les deux pièces en général, et surtout aux yeux d'un lecteur contemporain, ont quelque chose en commun l'une avec l'autre à part le titre qui renvoie au personnage historique de l'empereur romain du premier siècle après Jésus-Christ? Est-ce qu'on peut parler de deux réalisations d'un thème de Caligula ou plutôt de deux thèmes différents réalisés dans deux pièces portant le même titre? (Si les motifs sont quelque chose de base, alors pour pouvoir parler d'un thème - réalisé de manières différentes, mais qui reste toujours un seul - il faudrait pouvoir trouver dans ses réalisations au moins un motif qui leur soit 22 23 Trousson (Thèmes et mythes, p. 12) cite une définition proposée par Cl. Pichois et A.-M. Rousseau in: La littérature comparée, Paris 1967, pp. 145-154: Le thème est point de rencontre d'un esprit créateur et d'une matière littéraire ou simplement humaine. Nous ne prétendons pas de donner une réponse définitive à cette question. On verra bien pourtant que l'examen des deux cas possibles (soit motifs soit thèmes comme niveau de base) peut se montrer révélatrice pour notre analyse du thème de Caligula. 13 Préliminaires commun. Et pas n'importe lequel. Cela devrait être, pour ainsi dire, le motif le plus étroitement lié au thème en question, pour qu'il puisse lui garantir l'unité, ou même son identité. Ce qui n'est pas forcément le cas en ce qui concerne les deux pièces. Le seul motif qui aurait pu leur servir de ce lien, est celui d'un tyran fou. (C'est en effet le motif fondamental auquel se réfèrent tous ceux qui pensent à Caligula.) Pourtant, comme nous allons le voir, ce motif semble être absent dans la pièce de Rostworowski! Pour écrire un Caligula, est-il donc nécessaire de le faire incarnation des motifs déterminés? Qu'est-ce qui fait d'un homme un Caligula? Qu'est-ce qui est indispensable pour garantir l'unité et l'identité à un thème?) Laissons pour le moment de côté la question de primauté des deux niveaux. Quelle que soit la réponse, pour trouver la véritable signification d'un thème, il faut commencer par suivre la démarche qui s'impose dans l'étude d'un tel phénomène littéraire: il faut tout d'abord chercher les motifs qui pour lui sont fondamentaux. Pourtant, il ne faut pas oublier que 1° on ne peut pas "expliquer" un thème seulement en fonction de ces motifs; 2° la primauté des motifs n'est pas incontestable. Nous allons passer maintenant à la première partie de cette étude, qui, en puisant dans l'histoire, la politique, la psychologie et même dans la psychanalyse, devrait nous procurer les motifs principaux liés au thème de Caligula. A part montrer l'empereur romain en tant que personnage historique, nous allons aussi situer les deux œuvres (et leurs auteurs) dans le contexte intellectuel et politique de leurs époques, pour voir ce qu'elles doivent à leurs siècles et aux précédents. 14 Préliminaires Certainement, cet examen extrinsèque 24 , bien que nécessaire, ne sera pas suffisant pour trouver la signification du thème réalisé de façons tellement différentes chez les deux écrivains. Pour cela, nous aurons par la suite besoin de regarder de plus près ce qu'ils avaient fait avec ces motifs préexistants et retrouvés, et ce qu'ils y avaient ajouté. 24 Cf. R. Wellek, Concepts of Criticism, Yale University Press, New Haven 1969, pp. 256-7 et 285-7. 15 2. Caligula dans l’histoire. Les Vies des Douze Césars de Suétone 25 , c'est la source à laquelle on se réfère le plus souvent pour s'informer sur Caligula. Ce livre nous servira comme point de départ important. On va essayer de prouver que la relation de Suétone, même si elle est la plus connue de toutes, n'est pas unique. Il y a des historiens et des auteurs, comme Rostworowski lui-même, qui soutiennent que l'on manque de sources historiques crédibles concernant l'empereur romain 26 , Suétone n'étant pas historien, Sénèque n'étant pas objectif, le chapitre de Tacite consacré à Caligula – étant perdu. Ce que nous retrouvons, ce ne sont que des recueils de clichés, des biographies qui montrent Gaius d'une façon visiblement tendancieuse. 25 26 Suétone, Vies des douze césars, présenté par Marcel Jouhandeau, Paris 1961. Livre IV, Caligula. pp. 231-284. Références aux sous-chapitres, numérotés de I à LX. Cf. J. Popiel, Wstęp do [L'Introduction à]: K. H. Rostworowski, Wybór dramatów, réd. J. Popiel, Éd. Ossolińskich, Wrocław 1992, p. LX. Caligula dans l'histoire 2.1 La relation de Suétone: Vies des douze césars. Nous n'avons pas l'ambition d'écrire une biographie détaillée de Caligula, ni de trouver la vérité ultime sur sa vie. Il nous semble pourtant souhaitable de recueillir et de confronter les faits les plus significatifs de sa biographie. Né le 31 août 12 après J.-C. à Antioche, Gaius César Augustus Germanicus, appelé Caligula, était fils de Germanicus et d'Agrippine l'Aînée. Son père, adopté par son oncle paternel, l'empereur Tibère, mourut en 19 après J.C., le plus probablement empoisonné par le même Tibère. Germanicus, commandant des légions romaines, réunissait à un très haut degré toutes les qualités du corps et de l'esprit, il était très beau et intelligent. Il jouissait d’une grande estime et de l'amour de ses parents. Aussi l'armée et le peuple lui étaient-ils complètement dévoués (III). Avec sa femme Agrippine, il eut neuf enfants: trois d'entre eux moururent encore enfants; les autres, trois filles, Agrippine 27 , Drusilla et Livilla, et trois fils, Néron, Drusus et Gaius César, survécurent à leur père. Caligula 28 , qui eut perdu son père à l'âge de 7 ans, demeura d'abord chez sa mère, puis, lorsqu'elle fut exilée, chez sa bisaïeule, Livia Augusta; après la mort de cette dernière il alla vivre auprès de sa grand-mère Antonia. En 31, il fut appelé à Caprée, à la cour de Tibère, où il remarqua avoir déjà des ennemis personnels: on voulait l'opposer à son oncle-empereur. Caligula paraissait pourtant avoir aussi complètement oublié les malheurs des siens comme s'il n'était 27 Mère de Néron. 17 Caligula dans l'histoire rien arrivé à aucun d'eux. Il dévorait en outre ses propres affronts avec une dissimulation incroyable, et montrait tant de soumission à l'égard de son grandpère et de son entourage qu'on a pu dire de lui, non sans raison: <Il n'y eut pas meilleur esclave ni plus mauvais maître.> (X) Déjà à cette époque on voyait bien sa nature cruelle et vicieuse: il assistait avec le plus vif plaisir aux exécutions et aux supplices des condamnés, il adorait courir la nuit à la débauche et à l'adultère, coiffé d'une perruque et dissimulé sous un long manteau. Un autre trait de son caractère y était aussi déjà bien présent: sa passion pour les arts de la scène, la danse et le chant. Tibère espérait que tous ces divertissements humaniseraient le caractère farouche de Caligula. Le vieillard pressentait déjà que Gaius vivait pour sa propre perte et pour celle de tous, et déclarait qu'il élevait une hydre pour le peuple romain, un Phaéton 29 , pour l'univers (XI). En 33, la cour étant dépeuplée 30 , Gaius semblait proche du pouvoir. Pour s'assurer la succession, il fit empoisonner Tibère, puis, quand celui-ci respirait encore, donna l'ordre de lui ôter son anneau. Quand Tibère voulait le retenir, Caligula fit jeter sur lui un oreiller et l'étrangla de sa propre main; un affranchi qui s'était récrié devant l'atrocité de ce crime fut aussitôt mis en croix. Pour les soldats et pour le peuple qui gardaient le souvenir de Germanicus, Caligula était l'empereur rêvé. Effectivement, au début de son règne le jeune césar était parfait. On était impressionné par sa piété filiale, par sa magnanimité 28 29 30 Petit garçon, il grandissait au milieu des légions de Germanicus. Il portait des vêtements de soldat. On lui donna son surnom par une plaisanterie militaire - caligula est le diminutif de caliga, bottine de soldat (IX). Fils de Hélios, qui mettait partout le feu sur la terre; Zeus le foudroya. Néron et Drusus, les frères de Caligula, étaient déjà morts, assassinés sur l'ordre de Tibère. 18 Caligula dans l'histoire envers ses parents 31 . Pour plaire au peuple, Caligula réhabilita les condamnés et les exilés. Il fit brûler le dossier entier concernant tous les délateurs et les témoins (ceux qui auraient pu être suspects) dans l'affaire de la mort de sa mère et de ses frères. C'était un empereur bien aimé du peuple 32 , des soldats, des nations voisines. Il indemnisa des gens éprouvés par des incendies, il distribuait de l'argent aux pauvres, il ajouta un jour à la fête des Saturnales, il organisait des spectacles théâtraux et des combats de gladiateurs. Pour mieux montrer qu'il encourageait partout la vertu, il donna huit cent mille sesterces à une affranchie qui, malgré les tortures les plus cruelles, n'avait pas dévoilé le crime de son patron (XVI). Tout cela nous donne une image surprenante d'un empereur parfait, généreux, sensible et soucieux de ses sujets. (i) Le monstre Mais voilà le fragment XXII de la relation de Suétone qui commence par la phrase: Jusqu'ici nous avons parlé d'un prince; il nous reste à parler d'un monstre. Et quelques lignes plus bas: Caligula s'arrogea la majesté des dieux. Ce que nous lisons dès ce moment, c'est la suite d'actions d'un empereur fou et cruel: il provoqua la mort de sa grand-mère Antonia; il obligea son beau-père Silanus à se 31 32 Entre autres, il prononça l'éloge de Tibère et lui fit des obsèques solennelles. Quand Gaius tomba malade, des gens étaient prêts à offrir leur vie pour son rétablissement. 19 Caligula dans l'histoire suicider en se tranchant la gorge avec un rasoir; il fit tuer son cousin germain Tibère 33 - et tout cela, à en croire Suétone, sans raison quelconque. Caligula manquait de respect non seulement à sa famille. Il se montrait particulièrement cruel envers les sénateurs: il les laissa courir en toge à côté de son char, et rester debout pendant qu'il dînait, soit près de son lit, soit à ses pieds, un tablier à la ceinture. Il les détestait tous et les appelait dénonciateurs de sa mère et de ses frères. Avant de mourir, il eut voulu mettre à mort tous les membres les plus éminents des deux ordres (du Sénat et de l'armée) 34 . C'était un assassin indomptable, qui adorait toutes sortes d'exécutions et de tortures. Une de ses prescriptions les plus importantes était: Tuez-le de telle façon qu'il se sente mourir (XXX). Beaucoup de faits de sa vie prouvent la véritable atrocité d'un monstre: pour ne pas acheter du bétail pour nourrir les animaux sauvages destinés aux jeux, il désigna des condamnés pour leur servir de pâture; il obligeait les pères à contempler l'exécution de leurs fils. Un intendant des jeux et des chasses fut plusieurs jours de suite battu avec des chaînes en présence de Caligula qui ne le fit mettre à mort qu'au moment où il se sentait incommodé par l'odeur de sa cervelle en putréfaction. A Rome, au cours d'un festin public, un esclave ayant détaché d'un lit une lamelle d'argent, Caligula le livra au bourreau, avec ordre de lui couper les mains, de les suspendre à son cou sur sa poitrine, et de le faire circuler parmi les groupes de convives, précédé d'un écriteau indiquant le motif de ce châtiment. 33 34 Accusé d'avoir absorbé un antidote pour se prémunir contre des poisons; en réalité, Tibère avait pris un médicament pour se guérir de la toux. D'après Sénèque il aurait songé à faire massacrer le sénat tout entier. 20 Caligula dans l'histoire (ii) Le débauché On n'a pas seulement affaire à un assassin, mais aussi à un débauché: Caligula entretint des relations incestueuses avec toutes ses sœurs. En ce qui concerne Drusilla, on croit qu'il la déflora quand il portait encore la prétexte (XXIV). Souvent, il prostitua ses sœurs 35 à ses mignons. A part sa sœur Drusilla, Caligula n'eut de passion ardente et durable que pour Caesonia, elle-même une débauchée pleine de vices. C'est elle qui lui donna une enfant, Julia Drusilla: Le meilleur signe auquel il la reconnaissait comme sa fille était sa cruauté, déjà si marquée chez elle aussi, qu'elle cherchait à blesser avec les doigts le visage et les yeux des petits enfants qui jouaient avec elle (XXV). Il entretenait aussi des relations homosexuelles avec des sénateurs et même avec quelques otages. Parmi les femmes de condition illustre, il n'y en eut guère qu'il respecta; il les invitait à dîner avec leurs maris, il les examinait attentivement, à la façon des marchands d'esclaves; ensuite, il quittait la salle à manger autant de fois qu'il lui plaisait, pour satisfaire aux besoins de son corps. Aussi, installa-t-il au Palatium un lieu de plaisir. On notait publiquement les noms des visiteurs, puisqu'ils contribuaient à augmenter les revenus de l'empereur (XLI). 35 Sauf Drusilla qu'il aimait et qu'il traita publiquement comme sa femme légitime. 21 Caligula dans l'histoire (iii) Le fou A ces deux traits du jeune empereur - assassin et débauché, s'ajoute un troisième. Caligula était quelqu'un de malade, de fou. On pouvait constater sa folie ne serait-ce qu'en écoutant ses paroles atroces et ironiques qui aggravaient encore ses crimes. Caligula répétait souvent d'avoir le pouvoir absolu sur tout le monde (XXIX). Il aimait bien ridiculiser les exécutions les plus cruelles. Il déplorait la malchance de son époque, parce qu'elle n'était marquée par aucune catastrophe publique; il souhaitait donc un massacre, une famine, une peste, des incendies, un cataclysme quelconque (XXXI). Sa folie était aussi visible dans ses prodigalités: il absorbait des perles d'une valeur extraordinaire dissoutes dans du vinaigre, faisant servir à ses invités des pains et des aliments en or, et répétant sans cesse qu'il fallait être économe ou vivre en César. (XXXVII). Embrasé du désir d'être en contact avec l'or, souvent il se promena pieds nus sur d'énormes tas de pièces étalées dans un local très vaste et se roula tout entier sur elles pendant longtemps. Non moins par jalousie haineuse que par orgueil et par cruauté, il s'attaqua presque à tous les hommes de tous les temps. Il ordonnait par exemple de mettre en pièce les statues des personnages illustres. Il songea même à détruire les poèmes d'Homère. <Pourquoi, disait-il, n'aurais-je pas le droit de faire comme Platon qui l'a banni de sa république?> (XXXIV). Son goût pour tout ce qui était impossible n'était pas normal non plus. Quand il se faisait bâtir des palais ou des maisons de campagne, ce qui primait 22 Caligula dans l'histoire chez lui toute autre considération, c'était le désir de voir exécuter ce qu'on déclarait irréalisable. Rappelons encore une autre "preuve" de la "folie" indubitable de Caligula: En ce qui concerne son cheval Incitatus, la veille des jeux du cirque, pour que son repos ne fût pas troublé, il avait coutume de faire imposer silence au voisinage par des soldats; outre une écurie de marbre et une crèche d'ivoire, outre des housses de pourpre et des licous ornés de pierres précieuses, il alla jusqu'à lui donner un palais, des esclaves et un mobilier, pour recevoir plus magnifiquement les personnes invitées en son nom; il projeta même, dit-on, de le faire consul. (LII) Selon la thèse que nous découvrons implicite chez Suétone, Caligula fut un tyran, un monstre, un homme malade, un débauché. Nous allons essayer de montrer à présent que cela n'était pas forcément le cas. 2.2 Caligula ou le pouvoir à vingt ans de Roland Auguet 36 . Au niveau des faits, la relation de Roland Auguet reste le plus souvent en accord avec celle du Suétone. Il est vrai que Caligula commettait beaucoup de crimes, il fit tuer un nombre important de ses sujets. Mais, d'après la thèse qu'Auguet veut défendre, le meurtre aurait été une loi propre du régime romain de cette époque: on devait éliminer ses ennemis pour ne pas se faire éliminer par eux. Auguet 36 Roland Auguet, Kaligula, czyli władza w ręku dwudziestolatka, PIW 1990. Trad. Wojciech Gilewski. D'après Caligula ou le pouvoir à vingt ans. Paris 1975. R. Auguet est un historien français contemporain, spécialiste de l'époque de l'empire romain. Il se réfère à une bibliographie importante concernant le règne de Caligula: cf. p. 158 de son livre. 23 Caligula dans l'histoire soutient en même temps que ce que nous lisons chez les historiens de l'époque, ce sont des faits présentés de façon peu objective, d'une façon tendancieuse. Ne faut-il pas se méfier dès le début de la relation de Suétone? Il commence par nous présenter un soldat idéal, Germanicus, qui aurait incarné toutes les vertus du monde. Peut-être ensuite, par la loi de contraste, n'a-t-on affaire qu'à une autre idéalisation, mais dans un sens inverse: comme Germanicus était parfait dans le bien, dans le "parfait", ainsi son fils est-il parfait dans le mal, dans l'imparfait, dans la folie. La relation de Suétone peut effectivement paraître suspecte. Il suffit de lire le portrait de Caligula: il avait la taille haute, le teint livide, le corps mal proportionné, le cou et les jambes tout à fait grêles, les yeux enfoncés et les tempes creuses, le front large et mal conformé, les cheveux rares, le sommet de la tête chauve, le reste du corps velu (…). Quant à son visage, naturellement affreux et repoussant, il s'efforçait de le rendre plus horrible encore, en étudiant devant son miroir tous les jeux de physionomie capables d'inspirer la terreur et l'effroi (L). Qui pourrait douter qu'on ait affaire à quelqu'un d'anormal? Maintenant nous allons chercher à présenter une typologie des raisons pour lesquelles il faut, d'après Auguet, réfuter la thèse de Suétone. (i) Les historiens Tout d'abord, il ne faut pas oublier que Suétone, comme les autres historiens de l'époque, était trop "contemporain" par rapport aux faits qu'il décrivait. Pour ne pas se mettre en danger, ils étaient tous obligés de faire éloge des empereurs actuellement au pouvoir, et en même temps – de diffamer ceux des époques 24 Caligula dans l'histoire précédentes. Tous ceux qui les suivaient, n'avaient donc pas de sources objectives. Il est facile aussi de remarquer chez tous ces historiens des erreurs d'exagération 37 . Ils estimaient a priori que le pouvoir est quelque chose de bien seulement là où règne la république 38 ; sinon, il est incarnation du mal pur 39 ; ensuite, ils avaient tendance à des simplifications qui rendaient toujours les empereurs responsables de tout le mal du monde. L'aristocratie des sénateurs 40 , qui, auparavant, était au pouvoir pendant longtemps, était toujours trop puissante pour pouvoir supporter calmement que quelqu'un d'entre eux leur fait faire sa volonté. C'était donc l'orgueil qui provoquait la haine des sénateurs envers tout empereur et leur volonté de faire de lui un monstre. D'après les historiens de l'époque la folie de l'empereur se voyait dans son caractère instable; ses états d'âme changeaient facilement et d'une façon imprévue. Ses décisions étaient souvent contradictoires: il annule d'abord les impôts, ensuite en impose une quantité folle, pardonne à ses ennemis, mais bientôt accuse même les innocents de vouloir comploter contre lui. Auguet nous explique qu'au niveau des faits tout cela est vrai. Il suffit cependant d'omettre (délibérément!) certains détails sur la situation de l'époque, d'"oublier" les raisons évidentes de Caligula, pour avoir la preuve de sa folie. Ses actions comme ses propos, apparemment insensés, avaient des causes bien raisonnables. Il est vrai 37 38 39 40 Un très bon exemple de cette exagération est l'histoire de Julia Drusilla, accusée d'être aussi cruelle que son père. Il ne faut pas oublier pourtant, que cette fille était assassinée à l'âge de 14 mois seulement! Après la fin de la république, on n'avait que de la haine pour le pouvoir royal. Suétone était un ennemi acharné de l'empire. Cf. R. Auguet, op. cit., pp. 6-7. Pour Tacit, cela se trouve dans la définiton de l'empereur qu'il doit être débauché, puisqu'il est, sans aucun doute, tyran. Chaque empereur ressent un besoin irrésistible de mépriser et d'humilier ses sujets, de détruire toutes les valeurs reconnues etc. Cf. R. Auguet, op. cit., p. 7. Qui était la source directe pour les historiens. 25 Caligula dans l'histoire qu'il affirmait, pour en donner un exemple, comme un fou qui se prenait pour un dieu, qu'il voulait faire le jour de la nuit. Mais il s'agissait seulement de le faire pour un spectacle théâtral! 41 (ii) La politique Auguet souligne que c'est le régime qui forme les cœurs humains, conformément à ses propres lois, et pas inversement. On n'est pas mis au monde en tant que tyran – on le devient seulement. Il était presque impossible, une constitution n'existant pas, de ne pas perdre le pouvoir et de garantir en même temps à ses sujets une véritable liberté. La terreur, la tyrannie, ce n'était pas un accident, ce n'étaient pas des hommes fous sur le trône. C'était nécessaire pour s'assurer le pouvoir 42 . Caligula n'était pas sûr de le recevoir un jour. Si Tibère avait vécu plus longtemps, il aurait donné le pouvoir à son petit-fils. Pour Gaius cela aurait été la condamnation à mort. Il devait donc choisir: la mort ou le pouvoir qu'il fallait prendre sans attendre. En effet, Caligula ne différait pas autant de ses sujets. Ce que prouve la façon dont il fut assassiné: Cherea le blessa grièvement au cou, par-derrière, avec le tranchant de son glaive, en prononçant le mot <Faites!>, puis le tribun Cornelius Sabinus, le second conjuré, l'attaquant de face, lui transperça la poitrine. (…) Etendu à terre, les membres repliés sur eux-mêmes, Caligula ne cessait de crier 41 42 Cf. R. Auguet, op. cit., p. 121. A en croire les historiens romains, Caligula n'était pas seul à être cruel au Ier siècle après JésusChrist. La relation des actions de Tibère ou de Claude n'est pas moins choquante sous cet aspect. 26 Caligula dans l'histoire qu'il vivait encore, mais les autres conjurés l'achevèrent en lui portant trente coups (…); certains même lui enfoncèrent leur glaive dans les parties honteuses 43 . On ne lui fit pas d'obsèques; seulement plus tard, quand ses sœurs revinrent d'exil, elles l'exhumèrent, le brûlèrent et l'ensevelirent. En même temps que lui, on assassina sa femme, Caesonia, qu'un centurion transperça de son glaive, et sa fille, que l'on écrasa contre un mur. (iii) La psychologie La psychologie, mieux que la politique, nous procure des raisons crédibles du comportement de Caligula: il est né dans l'atmosphère de l'espionnage, de la haine, des intrigues omniprésentes. Il a perdu son père, sa mère fut détestée, exilée, humiliée, ses frères tués, l'un après l'autre. Une telle histoire laisse des traits sur la personnalité du jeune homme. Rien d'étonnant que l'on trouve des psychanalystes 44 qui expliquent la conduite de Caligula comme ayant des racines dans son enfance: après avoir expérimenté autant de malheurs et de crimes, il vivait lui-même tourmenté par une peur de mort incessante; il a dû s'enfuir hors la réalité, dans la folie, dans la négation même de son identité. Pour cela d'abord il se laissait assujettir par Tibère, et ensuite – il s'identifiait avec des dieux 45 . Il était facile de prendre Caligula pour un fou à cause de ses traits de caractère. Il différait des autres par son attitude ironique. Il n'essayait pas de 43 44 45 Suétone, op. cit., LVIII. Cf. R. Auguet, op. cit., pp. 42-44. Roland Auguet n'accepte pas une telle explication. Elle aurait été probable seulement si la relation des historiens romains avait été vraie, ce qui n'est pas le cas. 27 Caligula dans l'histoire cacher ses crimes, il les commettait avec un cynisme pur. Il faisait la guerre ouverte contre les sénateurs, les accusant ouvertement et promettant la vengeance. Aussi, adorait-il s'amuser, jouer des comédies – comme l'expédition en Gaule 46 qui fut une parodie de la guerre, quand Caligula fit à ses soldats ramasser des coquillages. Mais ironie et humour ne sont pas aimés dans la politique. Ce sont des armes trop dangereuses. Il vaut mieux alors accuser d'être fou celui qui s'en sert. *** Roland Auguet propose donc une autre interprétation du règne de Caligula. Au moment où il montait au pouvoir, il était jeune et inexpérimenté. Le sénat s'attendait alors à un empereur docile, qu'il aurait pu facilement soumettre à sa volonté. Caligula, pour éviter tout danger, répondait à leur attente au début de son règne. Il était judicieux de cacher la haine qu'il portait dans son cœur. Sa maladie, qui aurait été le début de la tyrannie, n'était pourtant qu'un coup de théâtre! 47 Caligula a commencé à venger douze ans d'humiliation et de peur. Les meurtres qu'il ordonnait dès lors, étaient toujours dirigés contre ses ennemis Auguet nous donne des explications raisonnables de tous les crimes de cet homme apparemment "insensé" 48 . Caligula luttait seulement pour préserver son pouvoir. Il découvrait des complots, l'un après l'autre, mais quand il réussissait à éliminer ses ennemis, il expliquait ses actions par des raisons les plus absurdes. 46 47 48 Suétone, op. cit., XLIII-XLVI. Cf. R. Auguet, op. cit., p. 58. Cf. par exemple R. Auguet, op. cit., pp. 101-104. 28 Caligula dans l'histoire C'était une bonne façon de mettre en dérision ses adversaires et la preuve d'une intelligence raffinée de Caligula. Son règne n'était pas celui d'un fou qui ne suivrait que des lois absurdes. C'était plutôt la logique de lutte sans pitié pour préserver le pouvoir, ou même – de lutte à mort, dirigé par l'instinct de conservation. Voilà donc deux antithèses principales présentées par Roland Auguet: 1° Caligula n'était pas un tyran cruel: après sa mort le peuple en était vraiment désolé; le sénat voulait d'abord cacher l'assassinat, de peur justement que ce peuple ne prenne pas le parti du césar. 2° Caligula n'était pas un fou: il n'a pas laissé son empire dans un état déplorable; son successeur, Claude, qui ne l'aimait pas, n'a pas quand même annulé ses réformes! (C'est seulement la troisième antithèse qui peut sembler un peu douteuse: que Caligula n'était pas un débauché. Les relations incestueuses avec ses sœurs n'auraient été qu'expression de ses croyances: il voulait rapprocher le système romain de la monarchie égyptienne, créer une vraie dynastie des demi-dieux. Il prenait l'exemple de son comportement chez des pharaons qui acceptaient des mariages entre des frères et sœurs de la dynastie royale.) L'historien essaye d'atténuer ses constatations catégoriques en disant que, ne disposant pas de documentation objective, il faut se méfier de thèses définitives. Pourtant, il y a une chose qui peut nous inquiéter: notamment la thèse (implicite) où l'auteur affirme que finalement toute interprétation de la vie de Caligula est plus ou moins probable, puisque l'on manque des sources crédibles et de preuves, si non quant aux actions de l'empereur, au moins quant 29 Caligula dans l'histoire à ses motifs. On aurait donc affaire à un relativisme et une liberté totale d'interprétation 49 . 2.3 La réception du personnage de Caligula au moment de la création des deux pièces. A l'époque de la création des deux pièces, il n'existait en effet qu'une seule image de l'empereur Caligula: celle d'un tyran légendaire, fou et atroce, présenté par Suétone 50 . Pour cela, les lecteurs/spectateurs étaient bien surpris de retrouver dans les deux Caligula des transformations totales des faits historiques. Les critiques littéraires essayaient pourtant d'expliquer les deux "nouvelles incarnations" de l'empereur. (i) Caligula de Karol Hubert Rostworowski Dans la recherche d'une bonne interprétation, qui aurait justifié les images inconnues auparavant de Caligula, on se référait surtout aux événements historiques du moment de la création des deux pièces, à l'atmosphère de l'époque. 49 50 Une telle inquiétude est renforcée encore par le fait qu'il n'y a pas de références directes dans le livre. D'autres interprétations n'étant pas connues du vaste public. 30 Caligula dans l'histoire Cezar Kajus Kaligula a été publié en 1917. Karol Hubert Rostworowski était alors engagé dans une activité politique 51 . La situation à la cour romaine aurait donc été une sorte de caricature dirigée contre les ennemis politiques de l'écrivain. Selon une autre interprétation, Rostworowski aurait été profondément déçu par la première guerre mondiale, par la tragédie de son peuple. Les coupables de tous les malheurs qui tombent sur la patrie, c'est la société, ceux qui sont au pouvoir mais se laissent guider par des raisons égoïstes. La pièce reflète le climat de l'époque, extrêmement pessimiste. Elle devrait être considérée comme écho de conflits actuels de la Pologne 52 . Les patriciens, "par définition" appelés à représenter certaines valeurs politiques et morales, n'incarnent pourtant qu'un vide axiologique. Caligula de Rostworowski nous montre donc la tragédie d'un souverain, de celui qui voulait sauver sa patrie. Cette œuvre est pourtant reçue par d'autres critiques comme la tragédie d'un homme médiocre. Caligula était tout d'abord un bon souverain, plein de bonnes intentions. Il est ensuite grièvement blessé par ses sujets, par la réalité impitoyable. Le bon prince du début de son règne n'arrive plus à être "pur" dans un monde mauvais. Il commence à suivre la voie du mal. C'est pourquoi Suétone et tous ceux qui le suivent, après avoir parlé de principe, nous parlent de monstro. Avec Rostworowski une perspective tout à fait différente se fait jour: on nous parle de homine 53 . Caligula n'est pas coupable 54 . Il est seulement faible, il 51 52 53 M. Czanerle, Wstęp do [L'Introduction à]: K.H.Rostworowski, Dramaty wybrane, T. 1, Kraków 1967, pp. 43-44. Cf. S. Stabryła, Kaligula w dramacie i historii (Szkic porównawczy), "Meander" R. XXI, Z. 1112/1966, p. 525. Cf. J. Starnawski, O "Kaliguli" Karola Huberta Rostworowskiego (w trzydziestą rocznicę śmierci pisarza), "Zeszyty Naukowe UK", Série 1, Z. 55, 1968, pp. 53-54. 31 Caligula dans l'histoire est victime de son temps. C'est quelqu'un qui se trouve dans une situation qu'il n'arrive pas à assumer. Rostworowski, qui avait étudié toutes les sources accessibles 55 , voulait montrer que Caligula, comme Tibère ou Néron, n'était pas un démon du mal, mais un homme comme les autres, que le monde mauvais a détruit, a rendu malheureux et vilain. (A quoi répondent des accusations nombreuses de ceux qui voient chez Rostworowski une déformation de l'histoire – équivalant en plus à la justification de l'atrocité et de la débauche et à une accusation (injuste) de la société romaine 56 : il suffit d'"oublier" quelques faits pour avoir un idéaliste qui se venge parce qu'il a été profondément blessé, au lieu d'un tyran pathologique.) Il existe aussi une autre raison que l'on impute souvent à Rostworowski. Il vivait à l'époque de la modernité. C'était une tendance propre aux écrivains du temps de la Jeune Pologne que de s'occuper des êtres maudits, mais aussi de les réhabiliter 57 . Aussi, en bon psychologue, Rostworowski voulait peut-être proposer une juste explication de l'attitude d'un grand criminel, pour lequel l'histoire n'a trouvé aucun alibi; ou, en tant que chrétien - sauver une âme condamnée, apprendre à ses lecteurs à ne pas prononcer de jugements trop faciles. 54 55 56 57 Et même s'il l'est, ce n'est pas aux autres "humains" de le juger! Cf. Lettre de Rostworowski à Mme Grzymała-Siedlecka où il donne la liste de certaines de ces sources ("Kronika Polski i Świata", 20.III. 1938, N° 10, R. I, p. 7). Cf. par exemple: M. Czanerle, op. cit., p. 39; M. Dziewisz, "Kajus Cezar Kaligula" Karola Huberta Rostworowskiego. Próba interpretacji, "Pisma polonistyczne" 16/1960, p.177. Rostworowski avait déjà écrit une telle "réhabilitation" du personnage de Judas. 32 Caligula dans l'histoire (ii) Caligula d'Albert Camus Comme nous l'avons vu dans le cas de Rostworowski, aussi en ce qui concerne Albert Camus, on retrouve beaucoup de traits biographiques qui nous suggèrent des interprétations possibles de sa pièce. Camus, comme Caligula, a perdu son père quand il était petit enfant. Il écrivait sa pièce à l'âge de 25 ans, l'âge où l'on doute de tout, sauf de soi-même 58 . Caligula avait vingt-cinq ans au moment de monter sur le trône. La maladie de Camus le mettait en danger omniprésent de mort. Pour Caligula, la mort était le camarade le plus fidèle: on lui a tué toute la famille, le jeune souverain risquait d'être assassiné à chaque moment. Camus projetait en plus de jouer lui-même le rôle de l'empereur romain. Peut-être que ce personnage, dévoré d'un appétit d'absolu désespéré, devait-il être incarnation des problèmes qui tourmentaient alors l'âme de l'écrivain: de sa révolte contre l'ordre de ce monde, contre la misère. La maladie et la présence constante de la mort mettent les deux jeunes gens hors du monde réel, et provoquent un bouleversement de leur sensibilité philosophique. La découverte de l'absurde, égale à la perte de l'innocence enfantine, la découverte de la vérité cruelle sur le monde, que les hommes meurent et ne sont pas heureux 59 , provoque la réaction propre à la jeunesse: une révolte agressive. L'œuvre de Camus, aboutissant à l'échec du personnage principal, aurait pourtant été la preuve qu'une telle réaction envers l'absurdité de l'existence humaine n'est pas bonne: l'auteur 58 59 A. Camus, Préface à l'édition américaine du théâtre, in: A. Camus, Théâtre. Récits. Nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade, Éd. Gallimard, Paris 1962, p. 1727. A. Camus, Caligula, in: A. Camus, Théâtre…, op.cit., acte I, scène 4. 33 Caligula dans l'histoire présente une solution extrême au problème de l'absurde, pour la rejeter et pour faire place à une autre solution, celle exprimée par sa "pensée du Midi". Caligula est écrit en 1938, l'année de Munich. Quant aux événements historiques, c'est surtout l'évolution du nazisme qui aurait influencé l'œuvre du jeune écrivain. Camus voit accéder au pouvoir Hitler, qui, pour justifier le génocide, invente une théorie absurde de race nordique, supérieure à toutes les autres. Hitler découvre alors un "devoir", qu'il inculque à tous les Allemands, le devoir de défendre la pureté de cette race. A ses crimes il ajoute une idéologie, il se fait un philosophe de l'histoire. C'est contre de telles idéologies qui justifient facilement tous les crimes possibles que s'oppose Albert Camus. Il le confirmera ensuite en prenant une part très active dans la Résistance. Il aurait considéré Caligula comme outil dans sa lutte contre l'inhumain, dans la dénonciation du totalitarisme. On proposait aussi une explication d'ordre philosophique de la nouvelle image de Caligula chez Camus. A l'époque, le jeune écrivain était sous une grande influence de Nietzsche, de sa philosophie qui met en question des préjugés moraux, qui parle de la "mort de Dieu" en proposant à l'individu une liberté totale. Dans cette perspective il aurait fallu considérer Caligula de Camus comme incarnation du surhomme nietzschéen qui prêche un amoralisme supérieur. Un tel Caligula ne pouvait qu'inciter de l'inquiétude, seul Nietzsche semblait ouvrir la voie à toutes les formes de totalitarisme. 34 Caligula dans l'histoire 2.4 Caligula – une vision objective? En tenant compte de la lecture de Suétone, des autres historiens de son temps, et de Roland Auguet, on constate tout d'abord qu'aussi bien Camus que Rostworowski se sont bien instruits sur l'époque de l'empire romain du Ier siècle après Jésus-Christ. Dans les deux pièces on retrouve recopiés parfois à la lettre des faits racontés par des historiens. Les deux écrivains puisaient donc de façon visible dans la culture occidentale, pour ne pas trahir la vision du personnage principal imposée par le choix de son nom. Comme nous l'avons vu, Caligula en tant que personnage historique, c'està-dire tel qu'il apparaît dans la conscience des gens d'époques différentes, se présente dans deux incarnations suivantes: (1) le plus souvent son nom est identifié avec un monstre, un tyran cruel et fou, (2) il apparaît aussi comme incarnation de toutes les déviations sexuelles possibles 60 . Cependant, déjà la relation historique nous suggère d'autres possibilités de perception de ce personnage: (3) il y a des gens pour qui Caligula était un produit de son époque, l'empereur qui était obligé d'être cruel, de se servir de mêmes armes qu'on utilisait contre lui; (4) il y en a d'autres pour qui il n'était qu'un empereur malheureux, détruit par une société dépravée, grièvement blessé par tous les maux que sa famille avait subis; (5) il peut se présenter enfin en tant qu'intellectuel, quelqu'un de très intelligent ou (6) comme un artiste, une âme 60 Rien d'étonnant alors que la recherche du terme “Caligula” sur Internet nous emmène sur deux sites: 1° d'un film pornographique intitulé justement Caligula, et 2° d’un topless club that serves food, in Dallas, Texas. Les allusions à Caligula apparaissent aussi dans la littérature. Par exemple Horace Walpole, écrivain anglais, dans son livre Letter to France, pour décrire Frédéric, le prince de Galles, a créé comme néologisme le mot caligulism qui exprime le caractère et les actions d'un débauché cruel. 35 Caligula dans l'histoire particulièrement sensible. L'histoire même semble donc vouloir nous prévenir de ne parler que d'un seul motif (ce serait tendancieux!) dont cet empereur romain aurait été l'incarnation. Ensuite, c'est l'attitude intellectuelle de chaque époque, fondée sur des idées différentes (le romantisme au début du siècle, le nihilisme – dans sa première moitié marquée par deux guerres mondiales; aujourd'hui – un scepticisme plus raffiné, la postmodernité, mais en même temps une tendance tout à fait diverse, celle de trouver des vérités stables), qui cherche à s'exprimer (ou à se retrouver) dans des formes littéraires. Pour cela on a affaire à des changements des thèmes existant antérieurement. Rien d'étonnant alors, que dans les deux pièces examinées le lecteur/spectateur contemporain retrouve un mélange de toutes les incarnations de Caligula, de tous les motifs dont il est la concrétisation. Maintenant, nous allons nous occuper des deux réalisations dramaturgiques du thème de Caligula de manière plus "convenable", c'est-à-dire - procéder à l'analyse actantielle de ce personnage 61 . Cela nous amènera à découvrir de nouveaux visages du héros ou bien d'autres motifs qui en seraient justification. Ainsi, allons-nous voir le comment de la pièce: comment exploite-ton des motifs différents, comment le thème en question est-il réalisé. 61 La construction du personnage et sa place actantielle étant aussi importantes que l'actualité historique du thème. 36 3. Le personnage de Caligula dans les relations interpersonnelles – analyse actantielle Le titre seul des deux pièces nous suggère l'importance du personnage de Caligula. Le lecteur s'attendra à l'histoire de l'empereur romain qui semble, comme nous l'avons montré auparavant, synonyme d'un homme atroce, fou, cruel, meurtrier, irresponsable, d'un tyran qui s'amuse à torturer ses sujets sans raison etc. On retrouve le rapport de tels traits de caractère dans Caligula de Camus. Procédant à l'analyse de cette pièce, si nous avions tenu compte du personnage de Caligula considéré séparément des autres personnages, ou des motifs qui le font agir, nous aurions effectivement affaire à un récit du genre historique, relatant une partie de la vie de cet homme fou, de cet empereur cruel, ce qui n'est pas forcément l'intention de l'auteur de la pièce 62 . Il semble peu probable que le lecteur ne se fasse pas d'emblée une image définie du personnage principal connu dans l'histoire et évoqué par le titre. Il faut quand même prendre en considération que le personnage se construit en aval, s'élabore progressivement à partir de ce qui est repérable dans le texte et ne Analyse actantielle du personnage s'échafaude qu'à mesure. 63 Nous essayerons alors d'être le plus "innocents" possible dans notre interprétation (sans nous prétendre trop naïfs ni trop ignorants), pour pouvoir modifier et aussi mettre en question notre image de Caligula au fur et à mesure que nous approfondirons notre lecture du texte. Le personnage est l'élément essentiel dans la structure microcosmique de l'œuvre de théâtre. Nous acceptons ici le point de vue d'Anne Ubersfeld qui récuse toute analyse individuelle au profit d'une réflexion sur le système des personnages dans une pièce donnée 64 . Pour cela il est utile de commencer par l'analyse actantielle des deux œuvres. Elle nous permettra de repérer les forces agissantes à l'intérieur de la pièce 65 . En découvrant la fonction syntaxique de Caligula dans les deux pièces on obtiendra une autre image du personnage. Dans le schéma actantiel de Ubersfeld nous avons à faire à six fonctions principales, subdivisées en trois paires de fonctions 66 . Le schéma se présente de manière suivante: 62 63 64 65 66 D'une façon générale, rien ici n'est historique, sauf les fantaisies de Caligula qui sont authentiques, la plupart de ses mots sont historiques. Leur interprétation et leur exploitation ne l'est pas. Cité d'après R. Quillot, Caligula. Présentation, in: A. Camus, Théâtre…, op. cit., p. 1736. J.-P. Ryngaert, Introduction à l'analyse du Théâtre, Dunod, Paris 1996, p. 113. Cf. ibidem, p. 116. Aristote déjà soulignait la nécessité de considérer le personnage en tant que force agissante: Postacie działają więc nie po to, aby umożliwić przedstawienie charakterów, lecz właśnie ze względu na działania przyjmują odpowiednie właściwości chakarterów. (Poetyka, PWN, Warszawa 1988, p. 325.) P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris 1980, p. 21. 38 Analyse actantielle du personnage Destinateur (D1) Sujet (S) Destinataire (D2) Adjuvant (A) Objet (O) Opposant (OP) Un modèle construit à partir du schéma ci-dessus nous permettra d'écrire la phrase de base d'une pièce donnée, qui aura la forme suivante: Sujet S, conduit par l'action de D1, recherche un objet O, dans l'intérêt ou à l'intention d'un être D2 67 . L'axe principal, celui qui réunit le sujet et l'objet de l'action, traduira la dynamique de l'œuvre 68 . Il nous faudra déterminer le sujet principal des deux pièces sans oublier que ce sujet n'existerait pas séparément de ce qu'il désire, de ce qui le pousse à agir, de ce au profit de quoi il entreprend toutes ses actions, de ce qui l'aide (ou l'empêche) à obtenir ce qu'il recherche. 67 68 Cf. A. Ubersfeld, Lire le Thêâtre, Paris 1982, p. 63. J.-P. Ryngaert, op. cit., p. 60. 39 Analyse actantielle du personnage 3.1 Caligula d'Albert Camus 69 Caligula est absent dans les deux premières scènes de l'acte Ier. Ce fait semble être le signe d'un changement qui s'est produit dans le personnage. Nous pouvons donc espérer que le schéma actantiel d'avant le début de la "propre" pièce sera différent de celui d'après le début. Rappelons, que l'objectif de l'analyse actantielle n'est pas de trouver un seul "bon" schéma, mais plutôt d'essayer plusieurs solutions pour prendre conscience de la complexité de l'œuvre. Nous allons alors décomposer le texte en séquences (qui ne correspondent pas forcément à l'organisation extérieure de la pièce) et élaborer un modèle actantiel pour chacune d'elles. Nous risquerons l'hypothèse selon laquelle dans le texte de Camus nous avons affaire à au moins deux schémas actantiels pour la première séquence (celle d'avant le début de l'action). La deuxième séquence, qui commence au moment de l'apparition de Caligula et du "dialogue" avec son double au miroir, sera la séquence principale de la pièce, où nous pourrons observer les enjeux les plus importants des forces agissantes de la pièce. La troisième séquence, le moment de la mort du protagoniste, sera marquée aussi par le dialogue de Caligula avec son double. Ainsi pour commencer, nous avons établi trois séquences comme suit: I. Avant la mort de Drusilla (deux schémas); II. Après la mort de Drusilla (la séquence principale); 69 A. Camus, Caligula, in: A. Camus, Théâtre…, op. cit., pp. 5-108. Dès ce moment, nous utilisons le sigle CC et ajoutons pour les citations le chiffre romain – le numéro de l'acte et le chiffre arabe 40 Analyse actantielle du personnage III. Au moment où il y a trop de morts – la mort de Caligula. Remarquons tout de suite, que cette division ne correspond pas à celle en actes qui sont quatre. Elle est fondée sur l'organisation intérieure de l'œuvre. (i) Avant la mort de Drusilla Les deux premières scènes de l'acte premier nous apportent une situation faisant l'appel à ce qui se passait avant le début de la pièce. On évoque le temps d'avant le départ de Caligula, c'est-à-dire, d'avant la mort de Drusilla. Avant la mort de sa sœur (qui ne sert vraiment que d'occasion et non pas de raison 70 pour la mise en marche de la pièce), Caligula était quelqu'un dont parlent Caesonia et Scipion: c'était un enfant, il était bon, il les aimait, il était un césar parfait. Le premier modèle actantiel élaboré pour cette situation se présente ainsi: Destinateur (D1) Sujet (S) Destinataire (D2) Caligula le peuple, les patriciens soi Objet (O) Opposant (OP) l'ordre 'naturel' des choses (la raison, le bon sens) Adjuvant (A) ses amis, ses amours la religion, l'art, l'amour le bien-être de tout le monde; être un homme juste – le numéro de la scène. 41 Analyse actantielle du personnage Nous observons le fonctionnement des forces avant que l'action de la pièce ne commence. Il y a une structure où la relation sujet-objet se réalise: dans un monde raisonnable, un jeune empereur préoccupé par le bien-être de son empire. Mais, il n'y a pas de conflit – il n'y est pas possible d'indiquer un opposant quelconque. Il n'y a donc pas encore de situation dramatique 71 . C'est seulement la mort de Drusilla (actant absent scéniquement) qui mettra en marche toute l'action de la pièce. Avant d'élaborer le modèle principal de la pièce, il nous semble utile de regarder la situation initiale dans une perspective un peu différente. Nous pouvons constater qu'il y avait tout le temps un autre objet du désir du jeune empereur. Ce qui le faisait agir, c'était l'amour incestueux pour sa sœur Drusilla. Destinateur (D1) Sujet (S) Destinataire (D2) Eros Caligula soi Adjuvant (A) Objet (O) Opposant (OP) le pouvoir Drusilla (objet "interdit") la mort Dans ce schéma le destinateur principal est l'amour de Caligula pour sa sœur. Ce désir est lui-même un objet interdit, aussi bien par la morale, que par les usages reçus – l'inceste étant par définition prohibé dans toutes les 70 71 Il faudrait dire quand même que le motif de Drusilla change de signification dans les versions successives de Caligula. Cf. A. Ubersfeld, op. cit., p. 78. 42 Analyse actantielle du personnage sociétés 72 . C'est sans doute le pouvoir impérial qui lui rend cet objet accessible. Il est quand même trop tôt de constater qu'il y a là déjà, dans cet amour pour ce qui est interdit, pour ce qui "ne devrait pas être", une sorte de folie dans l'âme du héros principal, une sorte de révolte contre l'ordre établi des choses, contre l'ordre social par exemple 73 . Mais on peut facilement être tenté de penser que ce qui arrive ensuite dans la pièce, ce n'est que le changement d'un objet du désir pour un autre – les deux pareillement "impossibles" et interdits (puisqu'ils constituent un danger pour la société), les deux ne pouvant être obtenus qu'au moyen du pouvoir. Par rapport à l'image idéalisée de l'empereur "parfait" 74 d'avant le début de la pièce, on découvre au même moment un modèle actantiel différent, où la place de la raison ou du bon sens, est prise par l'amour (mais un amour "impropre", et donc impossible), qui, confronté avec la force opposée, c'est-à-dire avec la mort, change tout d'abord en désespoir, et ensuite en indifférence. Peut-être alors que la distance entre la situation d'avant la mort de Drusilla et d'après cette mort n'est pas aussi grande. Cette distance est effectivement soulignée par le fait qu'entre les deux situations, il a le vide, le "rien" répété par les patriciens, par Scipion et Cherea, il y a l'angoisse devant l'inconnu, l'inquiétude, l'étrangeté, et aussi la scène vide juste avant l'entrée de Caligula. Entre le monde raisonnable, guidé par le bon sens et le monde absurde dévoilé par Gaius qui apparaît là où l'on se trouve devant la mort d'un être aimé, il y a "l'on ne sait quoi", le chaos, l'ignorance, l'incompréhension. Mais en même 72 73 Cf. p. ex. Nouveau Dictionnaire Pratique Quillet, Paris 1974, D-K. "Inceste", p. 1385. (…) Les sociologues, qui ont été frappés par le fait que la prohibition de l'inceste est une règle universelle, montrent qu'elle est d'origine sociale et tend à conserver la structure de l'organisation sociale. Ce qui mettrait "la société" dans la case d'opposant déjà avant le début de la pièce. 43 Analyse actantielle du personnage temps, le monde où l'on est guidé par "l'interdit" et celui où règne "l'impossible" semblent proches l'un de l'autre. Caligula n'appartenait peut-être jamais à l'univers du bon sens. (ii) Après la mort de Drusilla a. Nous trouverons le credo assez explicite du "second" Caligula dans la scène 4 de l'acte Ier. C'est alors qu'il sera possible de construire le schéma actantiel de la "vraie" pièce. Caligula, en parlant à Hélicon, explique les raisons de son absence. Il voulait la lune, mais elle était difficile à trouver: (…) je me suis senti tout d'un coup un besoin d'impossible. Les choses, telles qu'elles sont, ne me semblent pas satisfaisantes. (…) Ce monde, tel qu'il est, n'est pas supportable. J'ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l'immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde. C'est à partir de ces déclarations de Caligula lui-même, et ensuite de ses actions, que nous serons capables de construire le modèle actantiel présentant les forces agissantes dans la pièce; tout d'abord nous allons les considérer en tant que personnages, ou choses concrètes – ce qui bien évidemment simplifie beaucoup le modèle obtenu: 74 Cf. la réplique de Cherea dans la scène 1 de l'acte premier, p. 10. 44 Analyse actantielle du personnage Destinateur (D1) Sujet (S) Destinataire (D2) Drusilla (morte) Caligula soi tout le monde Adjuvant (A) Objet (O) Opposant (OP) Scipion, Caesonia, Hélicon la lune Patriciens, Cherea C'est la mort de Drusilla qui met en marche l'action de la pièce, qui sert d'une sorte de démarreur pour toutes les actions de Caligula – la mort qui dénonce l'"ordre" de ce monde. Le bon sens n'est pas suffisant pour expliquer ce "phénomène". N'étant pas capable de comprendre, Caligula est obligé de reconnaître l'absurdité de ce monde. Il constate ensuite qu'un tel univers n'est pas supportable. Dès lors, il devient obsédé par la lune, par l'impossible. La mort de l'être aimé lui révèle que ce monde est sans importance, puisque l'amour et la souffrance ne valent rien 75 . Ainsi, Caligula trouve une liberté totale. Caligula ressemble à un enfant révolté contre la réalité. Il n'a pas ce qu'il aurait souhaité avoir, il se révolte alors, et fait tout pour attirer l'attention des autres, pour leur expliquer ce qu'il ressent. Dans tout ce qu'il fait, poussé par des raisons qui, au premier regard, semblent tout à fait égoïstes, il trouve à ses côtés deux personnes, Hélicon et Caesonia qui lui sont complètement dévouées. Ils ne comprennent pas grand chose de ce qu'il veut. Hélicon ne pense jamais 76 , il accepte alors d'aider Caligula 75 76 Dans la version de 1958 qui nous sert de référence, la mort de Drusilla n'a plus la position centrale qu'elle avait dans la version de 1939 ou 1941. Elle reste quand même le moment qui ouvre les yeux du héros sur l'absurdité du monde. CC I, 4. 45 Analyse actantielle du personnage à l'impossible. Quand à Caesonia, sa vieille maîtresse, elle a pour Gaius un sentiment plutôt maternel. Les deux lui sont utiles en tant qu'acteurs pour qu'il puisse montrer aux autres les conséquences de la logique qu'il a adoptée. (Il faut souligner que Caligula, à ses propres yeux au moins, n'agit pas seulement pour lui-même. Il éprouve de l'amour pour les autres 77 , pour cela il veut leur ouvrir les yeux. L'amour qu'il ressent pour ses sujets le mène à souffrance.) Dans la case d'opposant on trouve les patriciens et Cherea qui servent de contrebalance. Les patriciens, pleins de peur, agissent eux-aussi uniquement pour des raisons égoïstes. Ils sont poussés par une sorte d'instinct de conservation. (Par exemple le Vieux Patricien qui dit: je ne demande qu'à finir mes vieux jours dans la tranquillité, CC III, 4) Ils ne comprennent pas Caligula, ils s'opposent tout bêtement à ce (ou à celui) qui éveille leurs peurs. Quant à Cherea, il est l'unique personnage dans la pièce, semble-t-il, qui pense aux autres. Il parle au nom de la "plupart des gens" (CC III, 6), au nom de ses "devoirs d'homme". Il n'est pas tellement un opposant du sujet-Caligula. Il dit: Je ne te hais pas. Je te juge nuisible et cruel (CC III, 6). C'est contre la logique adoptée par Caligula qu'il lutte, ou, encore plus précisément, contre le destinateur qui pousse Caligula à agir: Je ne veux pas entrer dans ta logique. (…) j'ai envie de vivre et d'être heureux. Je crois qu'on ne peut être ni l'un ni l'autre en poussant l'absurde dans toutes ses conséquences (CC III, 6). 77 Il agit pour l'humanité toute entière qu'il voit malheureuse. Pour cela il veut faire jaillir le rire de la souffrance. (…) Je ferai à ce siècle le don de l'égalité. Et lorsque tout sera aplani, l'impossible enfin sur terre, la lune dans mes mains, alors, peut-être, moi-même je serai transformé et le monde avec moi, alors enfin les hommes ne mourront pas et ils seront heureux. (CC I, 11) 46 Analyse actantielle du personnage b. Le modèle actantiel rendant compte des forces agissantes en tant qu'idées ou valeurs, en tant qu'objets abstraits, sera visiblement différent du précédent. Destinateur (D1) Sujet (S) Destinataire (D2) - la mort - l'absurde - la réalité découverte: les hommes meurent et ne sont pas heureux. Caligula soi - être heureux - rendre la vie "supportable" Adjuvant (A) Objet (O) Opposant (OP) - l'impossible: - la lune ou le bonheur - l'immortalité - quelque chose qui ne soit pas de ce monde - la vie dans la vérité (Dieux) - la justice - la religion - le destin - l'ordre "naturel" des choses (Cherea) - le bon sens (Scipion) - l'amitié - l'art (Caesonia) - l'amour (Patriciens) - la "patrie" - la lâcheté - la bêtise son double (le miroir) la logique le pouvoir absolu le mépris le théâtre (Caesonia et Hélicon en tant qu'acteurs) tous les autres - ouvrir les yeux aux autres, qui refusent de voir le monde et la vie tels qu'ils sont… - dénoncer le mensonge Le modèle que nous venons d'élaborer nous laisse découvrir beaucoup de choses sur le personnage de Caligula. C'est autour de ce personnage que l'action se construit, cela nous semble évident. Ce sont ses désirs qui dans la pièce servent de système de référence. Tous les personnages définissent leurs positions par rapport aux actions et aux répliques de Caligula. 47 Analyse actantielle du personnage Ce qui peut attirer notre attention c'est le fait que les personnages de Scipion et de Caesonia, qui en tant qu'êtres humains apparaissent du côté des adjuvants, changent de place au moment où l'on parle des idées ou des valeurs: l'amitié (représentée surtout par Scipion) et l'amour (représentée par Caesonia) se trouvent du côté des forces opposantes. Caligula se sert de Caesonia, de Scipion et d'Hélicon, il a besoin de leur aide pour poursuivre ses buts, mais les valeurs qu'ils incarnent, il les écarte et les détruit. Il ne peut pas admettre qu'il y ait des choses munies de signification, puisque l'un de ses axiomes est que ce monde n'a pas d'importance. Il va donc agir de manière à montrer la vanité ou l'illusion de tout ce que d'habitude on perçoit comme précieux. D'abord il va nier toutes les valeurs sociales, comme la justice, la religion et l'art. Ensuite, les valeurs individuelles: l'amour, l'amitié, la tendresse. (iii) Au moment où il y a trop de morts – la mort de Caligula. Le modèle actantiel qu'on essayera de construire par la suite est celui de la fin de la pièce. C'est le moment où Caligula se rend compte de son échec. Il a réussi à détruire toutes les valeurs qui semblaient exister autour de lui, il a supprimé des êtres qui l'avaient aimé (Scipion – parti, Caesonia – étranglée). Il constate que tuer n'est pas la solution. 48 Analyse actantielle du personnage Destinateur (D1) Sujet (S) Destinataire (D2) l'absurde la vanité de toute chose Caligula soi Adjuvant (A) Objet (O) Opposant (OP) le mépris la lune l'impossible la peur la mort la solitude Ce qui est le plus visible dans ce schéma, c'est que l'objet y reste tout à fait le même. Mais il n'y reste qu'une seule chose qui puisse aider le héros: c'est le mépris qu'il éprouve maintenant pas seulement pour les autres, mais aussi pour lui-même, pour ses propres peurs, pour sa lâcheté, pour sa nature humaine qu'il n'a pas réussi à maîtriser. Caligula aspirait à un pouvoir absolu, il voulait commander l'univers, prendre la place des dieux; il meurt au moment où il constate son échec. La liberté qu'il poursuivait n'était pas la bonne. A la fin il a peur et il réalise sa solitude. Il voit ainsi qu'il n'a pas obtenu l'impossible. Il n'était pas capable de dépasser sa nature humaine. Pour cela, il ressent le même mépris envers luimême qu'il éprouvait pour tous ceux qui l'entouraient. Mais il reste fidèle à cette logique qui le guidait jusqu'alors: il éprouve du mépris envers sa propre mort. * * * 49 Analyse actantielle du personnage On reste pourtant avec un sentiment d'avoir trop simplifié la chose. Est-ce vraiment le Caligula créé par Camus seulement quelqu'un de manqué? Le titre que l'auteur avait voulu donner à sa pièce, Caligula ou le Joueur et le schéma qu'il avait projeté (trois actes: Désespoir de Caligula, Jeu de Caligula, Mort de Caligula78 ) nous suggèrent la présence d'une autre dimension du personnage principal. La première scène dans laquelle nous le rencontrons (CC I, 3) semble déjà l'annoncer: Caligula se regarde dans un miroir, il parle à sa propre image. Dès le premier moment sur la scène il est son propre spectateur, il ne vit pas, il joue 79 . (C'est aussi le rôle qu'accepte Hélicon en annonçant à Caesonia et Scipion (CC I, 5): Je ne suis pas son confident, je suis son spectateur.) (iv) Caligula – nihiliste Nous proposons alors pour la pièce un autre schéma actantiel (qui bien évidemment n'aspire pas non plus à être unique ou meilleur par rapport aux précédents, mais qui doit plutôt être complémentaire): 78 79 Cf. R. Quilliot, Présentation de Caligula, in: A. Camus, Théâtre…, op. cit., p. 1736. Ce que prouve aussi l'apparition fréquente des mots comme jouer, jeu, même jeu: environ vingt fois dans la pièce. 50 Analyse actantielle du personnage Destinateur (D1) Sujet (S) Destinataire (D2) l'absurde Caligula-metteur en scène Adjuvant (A) Objet (O) Opposant (OP) tous les personnages (sauf Scipion), y compris Caligula! – les acteurs et le public en même temps le pouvoir vivre enseigner la liberté Scipion A la fin de l'acte premier, frappant sur le gong, Caligula annonce le début du jeu, le plus beau des spectacles. Il invite Caesonia à une fête sans mesure. Il efface dans le miroir le visage du "passé": Caligula-homme, Caligula-empereur, n'existe plus. Leur place est prise par Caligula-metteur en scène et acteur. Dès ce moment, après avoir prononcé son nom en prenant ainsi de la distance envers sa propre personne, Caïus va jouer le rôle de lui-même, et diriger les rôles des autres. Dès lors il n'a plus besoin d'amis ni de sujets, il ne veut que des spectateurs. Il réclame du public pour jouer la pièce qui pourrait être intitulée "La Vie" (Caligula déclare dans la même scène son désir unique de vivre): dans la perspective de l'absurde la vie n'est qu'un procès général où tous les gens sont des condamnés à mort. Tout le monde est coupable aux yeux des dieux bêtes et incompréhensibles et Caligula-acteur veut jouer leur rôle. Le héros se met pour ainsi dire au niveau méta par rapport aux autres personnages mais aussi par rapport à l'absurde même. Il ne se révolte 80 pas contre les vérités que la mort de Drusilla lui a découvertes. Il ne réagit pas 51 Analyse actantielle du personnage tellement (ce qui nous semblait auparavant) comme un enfant qui, ayant perdu ce qu'il aimait, pour s'en venger enlève aux autres tout ce qui leur est nécessaire, ce qui les rassure: leur honneur, leurs biens, leurs enfants etc. Ses actions précédentes de l'empereur fou et cruel prouvaient qu'il avait de fait expérimenté l'absurde, et qu'il s'y soumettait, qu'il l'assumait, et le réalisait dans sa vie 81 . Dans l'acte premier Caligula annonce déjà ses projets de l'enseigner aux autres: j'ai décidé d'être logique et puisque j'ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter (CC I, 8). Il va faire de sorte que les autres comprennent, il veut les faire vivre dans la vérité. Il croit savoir ce qui leur manque.(…) Ils sont privés de la connaissance et il leur manque un professeur qui sache ce dont il parle (CC I, 4). Pour réaliser ce désir "nouveau" il va se faire pédagogue. Dès le début de l'acte deuxième, il veut tout d'abord enseigner sa logique aux autres, il souhaite démontrer les conséquences de l'absurde. L'un de ses adjuvants les plus puissants, c'est donc le théâtre (et alors tous les personnages de la pièce en tant qu'acteurs et spectateurs). Accusé par Scipion d'avoir blasphémé (CC III, 2), Caligula lui répond: Non, Scipion, c'est de l'art dramatique! L'erreur de tous ces hommes, c'est de ne pas croire assez au théâtre. Ils sauraient sans cela qu'il est permis à tout homme de jouer les tragédies célestes et de devenir dieu. Il suffit de se durcir le cœur. Pourtant, il ne faut pas oublier le caractère particulier de cet art que Caligula veut cultiver. C'est l'art qui, comme le dit Cherea, force tout le monde à penser (CC IV, 4). Caligula est donc le seul artiste que Rome ait connu, le seul, (…) qui mette en accord sa pensée et ses actes (CC IV, 12). L'absurde tel qu'il le conçoit maintenant, ne peut pas être qu'une découverte individuelle. Il doit 80 81 La révolte pour Camus est une étape qui vient après celle de l'absurde. On pourrait même dire qu'il s'identifiait avec l'absurde: le sujet s'identifiait avec le destinateur. 52 Analyse actantielle du personnage avoir des conséquences sociales, ou plutôt – il doit concerner l'humanité toute entière; pour cela, il suffit de lui ouvrir les yeux au moyen de ce théâtre cruel qui se sert du meurtre et qui foule aux pieds tout ce qui prétend être muni des valeurs. L'absence du destinataire connote le vide idéologique. Toutes les actions de Caligula sont à vrai dire pour rien (ce "rien" qui est annoncé déjà au début de la pièce par la bouche des patriciens). La conséquence principale de l'absurde et du jeu de Caligula, c'est alors le nihilisme. C'est le rien, le vide qui gagne de plus en plus de place. La scène se dépeuple. Caligula détruit les valeurs, il ridiculise la religion, il se moque de l'art, il renonce à l'amitié et à l'amour, et il élimine les personnages du drame. Il reste seul, pour s'éliminer de même. Ce nihilisme n'implique pas forcément le désespoir. Même si à un moment donné Caligula constate que sa liberté n'était pas la bonne, il est toujours aidé par deux armes: par son ironie et par le mépris. C'est pourquoi il est capable de rire au moment de sa mort, et de crier qu'il est toujours vivant. Le destinateur reste le même dans tous les schémas proposés. Cela veut dire que c'est l'absurde qui est le moteur principal de la pièce. On pourrait donc s'attendre à ce que celle-ci donne des réponses à des questions du genre: quelle est l'influence de l'absurde sur les êtres humains? Quelle position peut-on prendre par rapport à l'absurdité de la vie? Le changement de l'objet de la pièce, aussi bien que l'évolution du sujet, permet de distinguer trois étapes de la vie dans la perspective absurde: l'homme, par sa nature peut-être, aspire à l'impossible sans même le savoir; par ce fait il se révolte déjà contre l'ordre du monde, contre la vie normale – Caligula aime sa sœur d'un amour incestueux, interdit, impossible; ce n'est pourtant pas un objet 53 Analyse actantielle du personnage capable de satisfaire le désir de l'empereur-sujet – ce que prouve la mort de Drusilla. Quand l'objet de ce désir lui est enlevé, c'est alors que l'absurde l'envahit; il découvre ce scandale (que le monde ne lui donne pas ce qu'il aurait souhaité), il se révolte encore une fois contre la réalité telle qu'elle est, cette fois de façon plus explicite. En aspirant à l'impossible, il arrive finalement à exprimer son désir (nous pouvons donc dire que c'est la première étape dans sa conquête de conscience 82 ). Il annonce sa volonté de posséder la lune. Il assume l'absurde par ce qu'il fait, par sa cruauté, par la débauche, par le meurtre. Mais il en devient tout à fait conscient, seulement au moment où il s'en rend maître. Ce n'est plus l'absurde qui lui dicte ce qu'il doit faire. C'est lui qui commande l'absurde. Il l'enseigne même aux autres. 82 Avant, en choisissant Drusilla pour son amante il se plaçait déjà du côté de l'absurde, mais au début sans s'en rendre compte – sa conscience était encore "endormie". 54 Analyse actantielle du personnage (v) Scipion Dans le dernier fragment de cette partie de notre étude, nous allons proposer un schéma actantiel pour Scipion. C'est le seul personnage inventé par Camus 83 . L'unique opposant véritable du sujet - par le seul fait qu'il ne participe pas à son jeu 84 (tous les autres éléments, valeurs ou personnages, que l'on trouvait avant dans la case d'opposant ne seraient que des outils dans les mains du metteur en scène; ainsi ils se placeraient plutôt du côté d'adjuvant, metteur en scène ayant besoin d'"accessoires", humains ou non-animés, pour jouer son théâtre). Dans la pièce nous observons tout d'abord des changements importants qui se produisent dans ce personnage. Au début il ressemble à Caligula d'autrefois, celui d'avant la mort de Drusilla, qui croyait en amour et en art, qui était bon etc. Ainsi Scipion dans la pièce est tout d'abord un enfant (ce qui est souligné par son nom, le jeune Scipion), quelqu'un d'innocent, ou d'ignorant. Il perd son innocence, de même que son ignorance, au moment où il perd son père (de la même manière que Caligula au moment de la mort de Drusilla). C'est cette mort qui lui permet de grandir, de mûrir. Il sera appelé dès lors Scipion. Lui-aussi découvre le caractère absurde de la vie. Pourtant, il choisit une autre solution de ce problème. Même s'il passe par une expérience pareille à celle de Caligula – il perd son père, tué injustement – sa réaction devant l'absurdité de la vie est différente. C'est donc l'évolution de ce personnage qui peut être 83 84 Les autres étant personnages historiques. Cf. P. Dunwoodie, "Caligula": L'Univers Dostoîevskien et l'évolution de Scipion, "Revue de Littérature comparée", avril-juin 1979, p. 220. Cf. par exemple la scène 1ère de l'acte III: Scipion est l'unique personnage qui ne participe pas à l'adoration de Vénus. 55 Analyse actantielle du personnage considérée comme une alternative à ce qu'est devenu Caïus, qui sert de contrepoids. Destinateur (D1) Sujet (S) Destinataire (D2) l'absurde Scipion soi Caligula Adjuvant (A) Objet (O) Opposant (OP) l'amour l'art la pauvreté préserver des valeurs (simples, humaines) Caligula et son jeu l'amour pour Caligula Scipion lui-aussi a découvert l'absurde. Il ne croit pas aux dieux qui auraient prescrit des valeurs propres au monde dans lequel on vit. Son attitude envers ce nihilisme apparent est tout de même différente: Je puis nier une chose sans me croire obligé de la salir ou de retirer aux autres le droit d'y croire (CC III, 2). Caligula lui oppose son jeu cruel et sans pitié: c'est l'art dramatique qui lui permet de jouer les tragédies célestes et de devenir dieu (CC III, 2). Mais Scipion y découvre le blasphème. Il ne se laisse pas entraîner à ce niveau méta de Caligula, il refuse de jouer son jeu. Il veut vivre sa vie d'homme. Ainsi, il est l'unique personnage à voir Caligula au naturel, à lui faire renoncer à son masque, à sortir de son jeu. Il ne voit en lui qu'un tyran, c'est-à-dire une âme aveugle (CC III, 2). Il accuse Caligula de blasphémer, mais non dans le sens religieux. Si l'empereur commet un crime, ce n'est pas contre les dieux abstraits. C'est contre ce qu'il y a d'humain. 56 Analyse actantielle du personnage Quelle est donc la réponse finale de Scipion? C'est vrai qu'il refuse la logique de Caligula, mais il lui reste toujours très proche. Son amour pour l'empereur, et leur ressemblance (visible par exemple dans la scène 14 de l'acte II où Caligula comprend parfaitement le jeune Scipion-poète) le rendent désarmé. Le fait de ne pas s'opposer ouvertement à l'empereur suggère que Scipion, d'une manière passive, admet les idées de Caïus, bien qu'il les rejette par ses paroles et que, au bout du compte, il fuit devant elles. Il voulait préserver des valeurs, mais pour cela il était nécessaire de s'opposer aux conséquences de l'absurde démontrées par Caligula, non seulement de leur tourner le dos. C'est Scipion donc qui aurait été le perdant de la pièce. Il est malheureux parce qu'il comprend tout (CC IV, 1) et ressemble trop à Caligula. A l'heure où il fallait choisir, il n'était plus capable de le faire 85 . Revenons encore aux patriciens et Cherea. Ils appartiennent à un autre monde que celui de Scipion. Ils servent tous d'acteurs à Caligula-metteur en scène, ils jouent le même jeu que lui. D'abord par leur comportement stupide 86 et lâche, par le fait qu'ils prennent au sérieux ce tyran fou et cruel, comme ils le perçoivent, et finalement - par le meurtre. A côté de Caligula qui se croit égal aux dieux célestes, ils deviennent dieux humains (appellation de Scipion, CC III, 2). A la cruauté du tyran répond leur jugement implacable: ils se croient justifiés d'avoir recours au même moyen d'agir qu'ils détestaient chez Caligula: au meurtre. De nouveau, Scipion est l'unique personnage qui n'y participe pas. Il ne croit pas avoir droit à se mettre à la place des dieux, il reste le seul humain de la 85 Les deux réponses à l'absurde sont refusées. Pour le moment on ne trouve pas de réponse acceptable. 57 Analyse actantielle du personnage pièce: La haine ne compense pas la haine. Le pouvoir n'est pas une solution. Et je ne connais qu'une façon de balancer l'hostilité du monde. (…) La pauvreté. (CC III, 2) Les armes dont il dispose contre l'absurde se montrent pourtant inefficaces. C'est ce qui l'oblige à fuir sans rien faire. Sa réponse est donc tout à fait négative: Ni pour toi, ni pour moi, qui te ressemble tant, il n'y a plus d'issue. Je vais partir très loin chercher les raisons de tout cela. L'unique solution de l'homme devant l'absurde aurait donc été d'essayer de comprendre 87 , dans un sens encore pas très clair de ce mot. Scipion résiste à ce "rien" du début de la pièce sur lequel Caligula s'est arrêté: le jeune opposant de l'empereur cynique se rend compte qu'il faut aller plus loin, même s'il n'a pas encore découvert où. 86 87 Cf. toute la scène 1 de l'acte III. Comme l'affirme Scipion lui-même dans la scène 2 de l'acte III: l'essentiel est de comprendre. 58 Analyse actantielle du personnage 3.2 Cezar Kajus Kaligula de Hubert Karol Rostworowski88 (i) Caligula – schéma actantiel Dans la pièce de Rostworowski Caligula apparaît seulement dans la scène 2 de l'acte II. Cela peut suggérer que ce n'est pas par sa présence physique qu'il est le personnage le plus important (ou le sujet principal) de la pièce 89 . Ce fait montre aussi l'importance des autres personnages, des patriciens, ou peut-être l'importance de la situation présente, de l'atmosphère qui règne dans la cour romaine au moment du début de la pièce. Les patriciens parlent beaucoup de l'empereur dans l'acte premier. Le complot contre Caligula existe déjà. Les conjurés ont raté la première tentative de se débarrasser du césar. Mais ce qui semble intéressant, c'est que l'on n'évoque aucune cruauté, aucun crime que Caligula aurait commis. Dès le début alors, le lecteur constate qu'il ne devrait pas s'attendre à l'histoire d'un tyran cruel. Caligula n'est pas là, mais il y est présent dans la bouche des autres. C'est Cherea qui évoque tout d'abord un petit garçon très aimé par les soldats romains. C'est Caesonia ensuite qui raconte "l'histoire de vie" de Caligula: il était raisonnable, il aimait sa femme et ses sujets. Ce n'est pas la folie qui l'a changé, mais trucizna, którą go poili. (CR III, 1): on lui a tué le père, le frère et la mère. Ensuite, il est devenu souverain du monde, et tout simplement - il n'était plus capable de l'être. C'est donc un homme dont les meilleures intentions du début 88 K. H. Rostworowski, Kajus Cezar Kaligula, in: K. H. Rostworowski, Wybór dramatów, op. cit., pp. 237-457. Dès ce moment, nous utilisons le sigle CR et ajoutons pour les citations le chiffre 59 Analyse actantielle du personnage du règne ne se sont pas avérées, un homme dépravé par toutes sortes de malheurs, tout ce qui était noble dans sa personnalité à cédé à sa faiblesse. Les premiers propos de Caligula-sujet du schéma actantiel que nous allons élaborer par la suite peuvent déjà suggérer l'objet du désir de cet empereur déçu. Il entre en scène entouré des gardes germaines, et prononce un seul mot: Światła. Il a besoin la lumière. Celui qui se trouve dans les ténèbres, ne peut pas voir. C'est quelqu'un qui se sent perdu. La "cécité" de l'empereur n'est pourtant pas physique mais psychique, spirituelle ou existentielle. Il éprouve un manque d'homme: dzisiaj w Romie ludzi brak (CR II, 2). C'est cela qu'il cherchera, dans les autres et en lui-même, et qu'il ne trouvera qu'après sa mort. Aussi, il se heurtera à cet idéal de l'homme-césar qu'il voulait mais qu'il n'était pas capable d'assumer. Destinateur (D1) Sujet (S) la société, vilaine et lâche la nature humaine, l'ambition Caligula Adjuvant (A) Objet (O) 1. être césar 2. trouver (être?) un homme: Destinataire (D2) soi Rome Opposant (OP) contre 1 la nature humaine contre 2 son aspiration vers l’idéal 89 romain – le numéro de l'acte et le chiffre arabe – le numéro de la scène. On verra plus loin que ce n'est pas forcément le cas – cf.. la fin de cette partie. 60 Analyse actantielle du personnage L'élaboration du schéma actantiel ci-dessus constitue un problème. Tout d'abord, l'incertitude quant aux adjuvants éventuels. Il semble que Caligula se trouve tout seul tout au long de la pièce. Déjà la première scène dans laquelle il apparaît nous annonce cette intuition: Minucianus, représentant des patriciens essaye de parler à l'empereur. Ses efforts nous semblent bien ridicules. Paralysé par la peur, il n'arrive pas à prononcer une seule phrase qui aurait du sens. Mais ce qui nous impressionne le plus c'est le fait, qu'à toutes les tentatives malhabiles du patricien répond un silence ou une indifférence totale de Caligula. Comme s'il ne voyait pas son interlocuteur. Comme si son interlocuteur n'était pas là. Caligula se trouve en face d'un vide total. Il a rejeté les dieux, il a rejeté la morale – et cela déjà avant que la pièce ne commence. Il n'y a pas de valeurs qui lui auraient servi d'adjuvant. (Nad głową pusto, żadnych praw – tylko te gwiazdy mrugające; CR III, 1). En tant que césar il n'a pas non plus à ses côtés d'adjuvant animé (jesteś na świecie jedyny CR III, 1). De nouveau (comme chez Camus) on a affaire à un destinateur négatif: c'est le manque de valeurs qui pousse Caligula à agir. La société, qui devrait être plutôt un destinateur positif, c'est-à-dire porteur de valeurs, ne l'est pas. Elle est source de déception de l'empereur, elle est sujet de sa haine, incarnation de tout ce qu'il déteste, de ce qu'il aurait voulu détruire. (Et de ce que, comme on verra par la suite, il retrouvera dans sa propre âme.) L'autre destinateur qui provoque les actions de Caligula, c'est ce que nous appelons ici la nature humaine. Il s'agit de l'aspect de cette nature qui pousse l'homme vers "le haut", vers les idéaux. C'est à cause de son ambition, de son aspiration à la vérité, à la pureté que Caligula se révolte contre les patriciens. Il 61 Analyse actantielle du personnage n'a pas encore découvert que les buts qu'il avait placés devant l'humanité toute entière, et alors devant lui-même, sont irréalisables. Nous découvrons dans la pièce deux objets du désir de Caligula qui s'entrecroisent; l'un constitue l'obstacle pour l'autre ce qui prouve un déchirement intérieur du héros. Caligula se présente à nous tout d'abord comme un empereur déçu, mais surtout indigné: (…) mnie, po czterech latach panowania, zbrzydło uważać bydło za niebydło (CR II, 2). De sa position du souverain il ne voit que la bassesse de ses sujets: Oto Roma chwyta za miecz spokojna, gwałcąc swe bogi: kryje zdradę w fałdach żałobnej szaty, kryje zdradę w zmarszczkach gniewnego czoła, kryje zdradę w śmiechu, gdy śmiech dokoła, w kwiatach, gdy kwiaty! (CR II, 2). C'est pourquoi il promet la vengeance, Przeklina miasto! (CR II, 2); Ja wam z pysków te maski cnoty i zasługi zedrę! (CR II, 2). Il veut donc tout d'abord ouvrir les yeux à ses sujets. Il méprise leurs mensonges, leurs peurs, leurs lâcheté et égoïsme. Il les accuse d'être pires que les chiens (CR II, 2). Takie to spłaszczone, do własnych łajn przyczepione, wydeptujące proste drogi (…); nie ruszą się, od misek nic ich nie odgoni (CR III, 1). Lui qui se croit visiblement supérieur, aurait été unique à ne pas être atteint par la faiblesse. La bassesse, et les vices dénoncés de la société romaine semblent augmenter la supériorité de l'empereur qui reste le seul à voir clair. Le fait d'être empereur le place hors humanité toute entière. Cała ludzkość przepodlona (…), gdyby miała jedną tylko szyję, wiedziałbym, co mam zrobić i po co tu żyję (CR II, 2). Ce n'est pourtant qu'un côté de l'image: ce Caligula qui rejette la société des hommes; il dénonce les raisons basses qui font agir les citoyens romains. Il se révolte parce qu'il voit que ce qui est le plus important pour eux, c'est leur ventre, ce sont des raisons matériels. On parle de valeurs, mais on pense 62 Analyse actantielle du personnage toujours à des désirs égoïstes. Les valeurs politiques ne sont qu'illusion, ne servent que de prétexte: Wszystko na tym stoi, że się jeden drugiego po kryjomu boi – a ponieważ przegrywa, o ile się przyzna, zgadnij, co stąd powstało? powstała "Ojczyzna" (CR III, 1). En tant qu'empereur Caligula est responsable de la grandeur de son pays. Il veut donc agir au profit de la Rome, pour la sauver de son abaissement. Dans cette lutte contre les citoyens, contre l'ordre social, il rencontre un opposant très fort – sa propre nature humaine. Le "césar" au nom de qui il condamne l'humanité toute entière, un être pur, idéal, n'est de fait qu'un "rôle" qu'il aurait souhaité jouer. Il rejette ce qui a été compromis, la religion et les valeurs prêchées par les patriciens, mais il ne trouve rien qui pourrait lui servir de soutien moral. Il ne trouve que le vide, pas de lois, pas de morale. Il dénonce la lâcheté des patriciens (comme le prouve très bien la scène dans l'acte II où il humilie Cherea en lui faisant manger une huître), mais trouve le même manque de courage dans son cœur au moment où c'est lui qui est humilié par Protogenes. Caligula se justifie: Nie ma rady. Jeżeli mię tłum otoczy ze wszystkich stron, to muszę paść. (CR III, 2) Le personnage de Regulus, qui lui rappelle ses ambitions d'autrefois, le fait seulement rêver. Caligula n'a plus d'illusions: ten zapał jest i piękny, i szczery, i rzadki, i taki… (…) z jakimś wspomnieniem dalekim (…). Ale za długo mię… dręczyli… zanadto mię… wyniszczyli… (CR III, 2) Caligula cherchait un homme parmi ses sujets. Il réalise que ce n'est pas possible. C'est le fait d'être empereur, d'être au pouvoir, qui lui ouvre les yeux, qui lui permet de voir la bassesse des autres – il les regarde toujours de là-haut d'un idéal où il souhaiterait se trouver vraiment, mais où il n'arrive pas à rester. 63 Analyse actantielle du personnage Il est trop faible. Il voulait trouver un homme parmi ses sujets, il n'est pas capable lui-même de l'être: Tam ciemno i tu ciemno (CR III, 1). Caligula n'est donc pas susceptible de réaliser son désir "idéal" d'être audessus de l'humain, de la faiblesse propre à sa nature. L'autre désir (le second objet qu'il recherche) - contradictoire par rapport au premier, le désir tout à fait réel de "trouver un homme", ou de l'être tout simplement, il le rejette aussi à cause de son aspiration à l'idéal, à cause d'un simple manque d'humilité. Voilà comment Protogenes s'adresse à l'empereur dans l'acte III (scène 5): Będziesz cicho, głupi, niesforny dzieciaku?! Effectivement, c'est une suggestion bien probable: on aurait affaire à un idéalisme infantile, à un manque de maturité chez Caligula 90 . Puisqu'il n'arrive pas à être tel qu'il l'aurait souhaité, il se révolte d'une façon enfantine, et rejette ce "moi" réel qui convient à tous ceux qui acceptent de "rester humains": REGULUS Pozostał człowiekiem. CALIGULA prostując się, wyniośle i ostro Jam Cezar! (CR III, 2) (ii) Caligula – forces agissantes animées Nous allons proposer maintenant un schéma actantiel dans lequel on retrouve les forces agissantes en tant qu'êtres "humains". 64 Analyse actantielle du personnage Destinateur (D1) Sujet (S) Destinataire (D2) la société soi Caligula Rome soi Adjuvant (A) Objet (O) Opposant (OP) (Regulus) (Demetrius) (être) césar (trouver) un homme soi les Romains Protogenes Tout d'abord on est frappé par la présence de deux personnages dans la case d'adjuvant. Il s'agit pourtant d'adjuvants en possibilité. Caligula aurait pu être aidé dans ses luttes, s'il avait ouvert les yeux, s'il était sorti des ténèbres dans lesquelles il se trouvait déjà avant que la pièce ne commence. Ce qui pourrait attirer notre attention c'est le fait que l'on retrouve Caligula dans les quatre cases du schéma actantiel proposé au-dessus. Il est tout d'abord le personnage principal de la pièce. C'est lui qui rend les patriciens fous de peur, par ce qu'il fait (Ruch Kaliguli paraliżuje zapał i oklaski, CR II, 2), par ses silences, par son regard, par ses cris. Les patriciens semblent être hypnotisés par l'empereur. Ensuite, pour Caligula-sujet de la pièce, c'est sa propre personne qui est le destinateur le plus fort. Il agit poussé par son ambition, par les idées qu'il s'était créées à propos de la Rome, à propos de la personne du César et à propos de l'être humain. 90 Ce trait de caractère est confirmé bien souvent par le comportement de l'empereur, p. ex. dans la scène 5 de l'acte III: Nagle rzucając się jak dzikie zwierzę, zupełnie obłąkany, wściekły, ale tą bezsilną, na płaczu opartą wściekłością, piskliwym głosem, a jak dziecko tupiąc nogami. 65 Analyse actantielle du personnage A la fin, on le retrouve dans la case d'opposant. Caligula ne réalise pas ses désirs parce qu'il se montre aux autres et à lui-même aussi hystérique, égocentrique et lâche que tous ceux qu'il veut condamner. (Puisque à ses côtés dans les trois cases D1, D2 et OP on retrouve aussi la Rome, ou les Romains, il est possible de constater qu'on a affaire à la situation dans laquelle d'un côté l'empereur romain s'identifie avec son empire, de l'autre côté, l'homme qu'il reste toujours, s'identifie avec ses semblables.) La présence des patriciens romains dans la case d'opposant nous semble pourtant douteuse. Parmi eux il n'y a personne qui puisse agir vraiment contre lui. Même l'assassinat de Caligula reste affaire d'un accident plutôt que d'une révolte véritable: les conjurés, à qui l'on a déjà promis des cadeaux de "conciliation", étaient prêts à renoncer au complot. C'est un malentendu, et finalement rien qu'une peur folle, qui les pousse à poignarder Caligula. On peut finalement se poser la question de savoir s'il est raisonnable de considérer Caligula comme sujet du schéma actantiel de la pièce. Une analyse plus minutieuse nous suggérerait-elle que ces objets du désir que l'on essaye d'imputer à l'empereur, il ne les cherche pas vraiment. Avant que la pièce ne commence, il a été profondément blessé par la vie, par tous ses idéaux qui ne s'étaient pas réalisés. Maintenant il n'a pas d'autre espoir que de conserver sa vie. On peut risquer aussi l'hypothèse que ce n'est pas sa faiblesse qui l'empêche de réaliser ses idées, mais au contraire c'est le manque total d'idée! Il n'existe aucune chose que le héros de Rostworowski aurait pu opposer à la petitesse égoïste de ses sujets. Caligula en effet ne cherche rien. S'il parle encore de quelques intentions, tout cela reste quand même dans les projets. L'empereur menace les patriciens dépravés (Ja was tyranii dopiero nauczę! Ja wam z pysków 66 Analyse actantielle du personnage te maski cnoty i zasługi zedrę! – i stać będziecie wobec potomności nadzy! CR II, 2), mais un seul mot de Regulus suffit pour abandonner tous ses projets en apparence tellement résolus de "purifier" la Rome! (iii) Regulus Pour finir, nous allons proposer encore un schéma actantiel, cette fois pour Regulus. C'est un personnage que nous avons vu dans la case d'adjuvant (potentiel) de Caligula. C'est la seule personne dans la pièce qui reçoit de l'empereur le titre d'homme. C'est quelqu'un qui pourrait être la réponse à la recherche du sujet principal de la pièce. Destinateur (D1) Sujet (S) Destinataire (D2) soi – sa jeunesse Regulus soi ? Adjuvant (A) Objet (O) Opposant (OP) (Demetrius) trouver une idée, un but Lollia Paulina Caligula Protogenes Regulus apparaît dans la scène 2 de l'acte I. C'est un jeune homme de vingt ans, idéaliste, qui cherche à tout prix sa place sur la terre. Tout d'abord il tombe très amoureux de Lollia Paulina. Pour elle, incarnation de l'idée de l'amour, il est prêt à tout faire, même aller tout seul contre le césar. Mais voilà ce qu'en dit Cornelius: To nie odwaga, ale szał... Effectivement, il n'y a que des émotions 67 Analyse actantielle du personnage dans Regulus (celui du début de la pièce au moins). Ses actions ne sont pas raisonnables, il est sujet aux impulsions de son cœur. Il est donc bientôt déçu par l'amour pour la femme qu'il avait choisie: Lollia Paulina se sert de lui pour se venger sur Caligula qui l'avait humiliée en la rejetant. Regulus qui, grâce à elle, avait trouvé une autre raison de vivre, celle de sauver la Rome, veut maintenant tuer l'empereur – incarnation cette fois de l'idée du mal: Bo ludzi dobrej woli upadla bezprawiem. Bo człowieczej godności i szczęściu ubliża. Bo tych, co w jutro wierzą, przygważdża do krzyża (CR I, 8). Cette idée, ce but, se montre aussi une illusion. Regulus, au moment où Caesonia lui raconte l'histoire de Caligula, découvre que le césar n'est pas un monstre. Il se rend compte aussi de toute la vilenie des patriciens. Il se dévoue alors entièrement à Caligula et le considère comme une incarnation de la "Rome profanée"; il veut tout faire pour défendre son empereur. Par la suite, indigné du fait que Caligula, qu'il place au-dessus de tous les Romains dépravés, mais qui risque d'être tué z ręki tych, których nie odgonią od miski nawet najwznioślejsze hasła (CR III, 2), et n'a pas assez de courage pour décider de sa propre mort, Regulus lui propose son aide. Il veut aider Caligula à réaliser ce qu'il souhaitait tout le temps: l'aider à rester homme 91 ; Regulus espère défendre ainsi sa dernière idée: à la grandeur du césar 92 (incarnation de la Rome, des valeurs politiques pour ainsi dire) que personne n'arrive plus à préserver, il voudrait substituer la grandeur de l'homme par le courage, la pureté. Il perd finalement toutes les illusions: il rend son épée à Caligula en disant: To masz. (…) To nawet mojej ręki szkoda. (CR III, 5) A la fin de l'acte troisième il se laisse tuer sans prononcer un mot. 91 Cf. CR III, 2. 68 Analyse actantielle du personnage Ce sont donc la jeunesse et l'idéalisme qui poussent Regulus à la recherche de quelque chose sur quoi il aurait pu s'appuyer. Son histoire peut être considérée comme une illustration de ce qui s'était passé avant avec Caligula (mais que l'on ne voit pas dans la pièce). C'est Caligula lui-même qui remarque cette ressemblance: Ale on tak samo czuje, do życia tak samo się rwie… i tak samo się zmarnuje… z wolna… z wolna… a boleśnie… (CR III, 9). Idéalistes, ils sont pareillement condamnés à être privés, douloureusement, de leurs idées. Pour cela, dans le schéma actantiel élaboré pour Regulus nous retrouvons dans la case d'opposant Lollia Paulina, Caligula et Protogenes, tous ceux qui, l'un après l'autre, désillusionnent le jeune idéaliste. Le comportement de Lollia Paulina est la meilleure preuve du fait que sous le manteau des raisons d'état on ne cache que ses propres rancunes. Caligula dit à Regulus dans la scène 1 de l'acte premier: Mnie się zdaje, że ty widzisz wszędzie takie olbrzymy, a to takie karły. Il reconnaît que l'ardeur du jeune homme est très noble, mais en même temps – stupide. Elle ne mène à rien, Żebyś w piersi cały Olimp nosił! (…) Zmarniejesz! Quant à Protogenes, on le considère comme un opposant de Regulus dans ce sens qu'il lui montre de façon la plus douloureuse l'état déplorable auquel est réduit Caligula 93 . Dans la case d'adjuvant, aussi bien dans le dernier schéma actantiel élaboré pour Caligula que dans celui de Regulus on retrouve Demetrius, le philosophe. C'est à lui de prononcer la dernière parole de la pièce: Tylko człowiek. Ces deux mots seraient donc la solution unique de toutes les "énigmes" 92 93 Recherché à un moment donné aussi par Demetrius, mais que l'on ne pouvait plus trouver. Cf. CR III, 9. Cf. CR III, 5. 69 Analyse actantielle du personnage et de tous les problèmes. Ils sont porteurs de cette aide qui manquait tellement aux deux héros du drame. La vérité découverte, Demetrius la montre à vrai dire seulement aux spectateurs (parce que la scène est déjà vide), mais, il montre aussi à Regulus et à Caligula qui ne sont plus là que le sens vers lequel ils se dirigeaient n'était pas le bon. Il affirme que tout ce qui s'était passé dans leur vie, était "juste", c'est-àdire que leur existence était bien "humaine". C'est normal que les idées s'écroulent, c'est normal que l'on découvre de la faiblesse dans son cœur. On peut considérer peut-être la réplique de Demetrius comme une réponse "réaliste" à tous les problèmes des héros idéalistes de la pièce. 70 4. Réalisations du thème. Les deux chapitres précédents suggèrent une véritable complexité du thème de Caligula. Le caractère complexe du personnage est bien plus visible dans l'analyse des œuvres littéraires dans lesquelles il apparaît que dans son histoire réelle, non-littéraire. Pour pouvoir passer maintenant aux conclusions, c'est-àdire pour découvrir la richesse incontestable du thème analysé, il nous faut adopter une méthode selon laquelle notre travail va procéder. Nous allons nous approprier une notion chère à Albert Camus, la notion d'absurde, et en faire une clef de nos analyses. C'est justement l'absurdité sous les formes différentes dont les traces nous allons dévoiler dans toutes les incarnations de Caligula (tous les motifs de base du thème en question 94 ). L'hypothèse que nous nous proposons de justifier, et qui, comme il nous semble, surgit déjà des analyses menées jusqu'alors, est bien banale: le motif principal que l'on retrouve à la base des deux réalisations du thème "Caligula", est celui d'un homme à la recherche de son identité (où l'on peut prendre "l'identité" pour: bonheur, but, sens de la vie etc.). Un homme qui – pour suggérer une interprétation existentialiste 95 - balance entre les trois phases de 94 95 Pour simplifier la chose nous admettons qu'il n'y a pas de différence de sens entre "motif" et "incarnation". On verra par la suite combien la problématique existentialiste est importante dans les deux pièces. Réalisations du thème Kierkegaard, et qui se heurte sans cesse à des contradictions de toutes sortes. C'est donc justement la notion d'absurde qui nous aidera à démontrer la vérité de notre supposition. En posant une telle hypothèse nous sommes conscients du risque de simplifier la chose. Tout thème littéraire n'est-il pas basé d'une façon ou d'autre sur le motif pareil? (La littérature étant rien qu'une affaire humaine 96 …) Si nous persistons dans cette idée, c'est que, d'un côté la méthode choisie, en indiquant la direction de l'analyse, nous permettra de garder une relative clarté de notre argumentation; de l'autre côté, selon les intentions de Camus lui-même, la pièce en question devait être illustration de l'absurde. Entreprenant l'analyse de cette œuvre on est donc non seulement justifié, mais aussi obligé de faire référence à cette notion. Elle nous aidera aussi dans l'examen de la pièce de Rostworowski. 96 Cf. par exemple: S. Sawicki, Czym jest poezja?, in: S.Sawicki, Wartość – Sacrum – Norwid, Lublin 1994, pp. 7-17. 72 Réalisations du thème 4.1 Caligula – tyran irrationnel (i) Le niveau de la folie Comme nous l'avons vu dans le chapitre sur Caligula comme personnage historique, son nom est normalement associé à un tyran fou. Telle est la connotation du "terme" Caligula, tels traits de caractère évoque ce nom en tant que référence culturelle. La question qui se pose est donc de savoir si Caligula que l'on retrouve dans les deux pièces est vraiment présenté comme symbole de la tyrannie et de la folie. L'analyse actantielle du personnage semble être la preuve suffisante que ce n'est pas tellement le cas. Pourtant, le choix du nom que les deux écrivains ont donné au héros de leurs pièces les oblige d'une certaine façon à lui attribuer aux moins quelques traits particuliers, qui feront de lui un Caligula justement. Pour illustrer la relation d'un souverain envers ses sujets, ne dispose-t-on pas d'un grand choix de noms de personnages historiques, plus d'un choix infini de noms propres tout court? Au moment où l'on appelle ce souverain Caligula, cette décision doit être justifiée. Par étymologie tyran est quelqu'un qui s'empare du pouvoir, qui se fait maître. L'usage de ce substantif (aussi bien que de ses dérivés) dans les langues différentes suggère des connotations négatives qui auraient été étroitement liées à ce mot. Cependant, un tyran peut bien évidemment être quelqu'un de positif. Souvent, par le seul fait d'avoir pris le pouvoir par force, il a la chance de sauver 73 Réalisations du thème sa patrie qui se trouve au bord de précipice. Tyran, c'est-à-dire un souverain puissant et conscient de ses buts, est souvent justement celui qui sert de contrepoids, qui agit contre le chaos, qui réintroduit un ordre souhaitable. C'est lui qui doit soutenir et faire respecter les valeurs. L'ordre dont il est gardien repose et rassure, réconcilie avec l'existence, donne un sens à la vie. Le tyran peut donc se montrer plus sauveur que destructeur. Pourtant, on trouve souvent sur le trône des souverains qui sont loins d'être parfaits. Le pouvoir demande une grande force morale de celui qui doit l'exécuter. Tout le monde n'en est pas capable. C'est donc dès le moment où il se présente comme incarnation d'un pouvoir absurde, irrationnel, qu'un tyran fait peur. Il devient quelqu'un qui, ayant le pouvoir suprême, l'exerce de manière absolue, oppressive 97 , déformée, et qui est ainsi une personne autoritaire dans un sens totalement négatif du mot, qui impose sa volonté, abuse de son pouvoir; c'est un despote, un dictateur. On affronte ici un premier paradoxe. Souverain, maître, qui devrait être audessus de tous, être symbole du pouvoir suprême, et donc de la justice, qui devrait servir d'exemple 98 , avoir de l'autorité, être choisi parmi les plus sages – se montre une déformation ou absence même de toutes ces valeurs. De tels traits nous font penser tout de suite à la figure inventée par Alfred Jarry 99 : à Ubu, qui a renversé son maître le roi de Pologne et s'est emparé du pouvoir en massacrant toute la famille royale. Son règne est une suite d'actions 97 98 99 Cf. Dictionnaire Petit Robert, Paris 1977, l'entrée Tyran, p. 2043. Il suffit de penser à l'origine de tout pouvoir: on choisit pour le rôle du souverain et du chef le plus fort et le plus sage, pour qu'il s'occupe de ses sujets, pour qu'il leur garantisse la sécurité. Cf. par exemple La République de Platon. Et aussi à Kirilov des Possédés de Dostoievski. Malheureusement, on n'en parlera pas dans cette étude. Camus se réfère à ce personnage dans le Mythe de Sisyphe et dans l'Homme révolté. 74 Réalisations du thème cruelles et absurdes: il jette de l'or au peuple, il s'approprie les biens des riches de son pays et les envoie à la "trappe à nobles" où ils sont "décervelés", ensuite il fait la même chose avec les magistrats et les financiers. Il crée de nouveaux impôts déraisonnables: sur les mariages mais aussi sur les décès. Il adore méditer les tortures les plus féroces qu'il va faire subir à ses ennemis. Ce qui caractérise la pièce, c'est le manque de toute analyse psychologique du personnage. Ubu est incarnation absolue de la cruauté bête. Il prend le pouvoir parce qu'il se laisse séduire par les promesses de sa femme qu'ainsi il pourra s'enrichir et souvent manger des andouilles. Il se sert de son pouvoir qui n'a pas de limites pour réaliser ses buts irrationnels. Méchant et agressif, mais en même temps lâche, il agit par pur instinct destructif, par une logique absurde d'un homme brutal. En effet l'analyse du personnage du roi Ubu se heurte aux mêmes problèmes que celle du personnage de Caligula. Michel Arrivé dans son commentaire consacré à Alfred Jarry pose la question de savoir quelle lecture de son œuvre serait correcte. Ubu roi est-il un drame historique, ou plutôt une farce politique (on essayait de retrouver dans le personnage sanglant du roi Ubu les traits de Napoléon, de Thiers, de Bismarck)? Le critique, affirmant se tenir tout près du texte, passe finalement à la lecture "érotique" de la pièce 100 . Nous allons voir par la suite, qu'une lecture pareille de la pièce de Camus n'est pas moins probable. (Bien sûr il y a une différence énorme entre les deux figures. Ubu est présenté d'une manière explicitement exagérée: il n'est rien d'autre que cette bête 100 Cf. M. Arrivé, Lire Jarry, Bruxelles 1976, pp. 43-64. 75 Réalisations du thème brute, un animal sur le trône, un monstre. Quant à Caligula, le lecteur aurait plutôt la tendance de "ne pas voir" que c'est un tyran – Camus comme Rostworowski s'occupent beaucoup plus de l'âme de l'empereur qui n'est pas privé même d'une certaine grandeur. Ses actes cruels semblent presque "accidentels". Pour cela il n'est pas difficile de s'identifier avec un tel être tourmenté qui lutte contre la condition désespérée de l'homme. Pourtant, rien que son nom, à part ses exploits, nous autorise à continuer notre analyse.) En regardant Caligula dans cette perspective, nous voyons un tyran insensé sur le trône. L'absurde auquel on a affaire est celui qui renvoie au chaos. C'est le manque total d'intelligibilité. Ici, il n'y a pas d'explications. On revient à la situation d'avant la Création. L'homme qui se trouve dans une telle réalité n'est pas conscient de l'absurde qui le guide. Ses actions échappent au jugement de la raison. L'unique moteur est un instinct bizarre – puisqu'il mène à la mort de ceux qui vivent aux côtés de cet homme, et à la sienne. Pour cela une telle personne, surtout ayant le pouvoir, est dangereuse pour son entourage ainsi que pour elle-même. Ses actions ne sont pas prévisibles, rien dans son comportement n'est cohérent. Le pouvoir déformé lui permet d'aller jusqu'au bout de sa logique folle qui se dirige contre toutes les valeurs. Le monde de ce tyran est un monde purement nihiliste. C'est un "âge prélogique" où il n'y a pas de différence morale entre les actions. Il n'y a rien de stable, juste des démarches complètement incohérentes. Cela fait penser à la vision de l'homme chez Sartre, condamné à des choix infinis, qui ne trouve nulle part de raison quelconque pour ses décisions 101 . Un homme déchiré, dont 101 Encore une raison pour l'interprétation existentialiste. 76 Réalisations du thème l'existence est totalement injustifiée, un homme malheureux, qui ne sortira jamais du néant dans lequel il est plongé. Ce sont l'absurde et le nihilisme ontologiques, indépendants du sujet humain: c'est le monde même qui est absurde, dans sa nature et dans la création des êtres insensés. Le nihilisme que l'on retrouve dans Caligula-tyran, pour être vraiment "pur", ne peut pas être exprimé 102 ; c'est un état d'âme (et du monde) inconscient, c'est un nihilisme pour ainsi dire "animal". Il faut souligner en ce moment que réduisant les personnages à leur comportement on en fait en effet des innocents, des automates malheureux. On se heurte ici au problème du béhaviorisme et du naturalisme axiologiques. Ayant affaire à un homme-machine, qui dans son comportement répond aux stimulus venus du monde, on n'a pas le droit de prononcer des jugements moraux 103 . L'être humain est considéré ici comme organisme biologique animé. On peut seulement l'"aborder" pour essayer de le comprendre; il faut observer ses réactions visibles et mesurables aux stimulus. Unique possibilité est de décrire ou, tout au plus, d'essayer de trouver des régularités du comportement d'un tel être. Alors, au moment où l'on remarque le manque de cohérence dans ses actions, on peut dire que c'est un cas de folie, de maladie. Ici, c'est la psychanalyse qui nous vient en aide 104 . Au moment où un nihiliste prétendu fait des déclarations, il se contredit à lui-même. Il lui est impossible d'indiquer une vérité qui ne serait détruite par le nihilisme. Grâce à cette philosophie de négation tout semble permis et justifié, mais en vérité – rien ne l'est! 103 Où peut-être, on peut parler ici de la "fatalité" dans le sens du mot utilisé par Camus dans L'Homme Révolté (in: A. Camus, Essais, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 458. Par la suite, nous allons utiliser le sigle HR.): Ce héros est "fatal", parce que la fatalité confond le bien et le mal sans que l'homme puisse s'en défendre. La fatalité exclut les jugements de valeur. Elle les remplace par un "C'est ainsi" qui excuse tout, sauf le Créateur, responsable unique de ce scandaleux état de fait. 104 Dans cette perspective, c'est justement Caligula qui est l'unique personne en bonne santé: les instincts représentent la santé, aussi physique que psychique. Ceux qui les étouffent sont de vrais malades. 102 77 Réalisations du thème Dans les deux pièces analysées on peut retrouver des traces de l'image de Caligula en tant que tyran fou. Chez Camus, c'est beaucoup plus explicite. On y reviendra par la suite. Chez Rostworowski, le mot tyrannie n'apparaît qu'une fois. Il n'y a pas de descriptions de meurtres ni de débauche. Pourtant, la cruauté de l'empereur romain est souvent évoquée dans les didascalies. Ainsi, certaines de ses paroles mais surtout son extérieur (Jest przeraźliwie blady. Oczy i skornie zapadnięte. Oczy błyszczące gorączkowym blaskiem (…). Usta zaciśnięte tak, że warg prawie nie widać. (…) zupełny posąg, tak nieruchomy i nie zmieniający wyrazu twarzy, jak gdyby nawet nie oddychał. Tylko od czasu do czasu oblizuje sobie wargi, widocznie gorączką spalone. Ten ruch oraz lekkie rozdęcie nozdrzy nadaje mu wyraz przerażającego okrucieństwa. CR II, 2) et son comportement suggèrent qu'il s'agisse d'un homme insensé ou malade, par exemple son rire fou dans la scène 2 de l'acte II ou son attitude démente dans la scène 7 de l'acte III. Considérons pourtant la pièce de l'écrivain français. Son Caligula, par ses actions, est incarnation du naturalisme axiologique. Il vit dans un monde bien "terrestre". Rien ne peut l'obliger de respecter les normes morales, puisque pour lui tout simplement elles n'existent pas. Ce qui le dirige, c'est la volonté d'être en accord avec la nature, de satisfaire ses instincts innés. La liberté d'un tel Caligula est bien comprise par Cherea 105 . C'est une liberté "animale": l'empereur veut se sentir libéré, il cède alors à toutes ses caprices: quand il souhaite la mort de ceux qui lui sont obstacles dans ses projets, il les fait tuer, quand il convoite des femmes que les lois de la famille ou de l'amitié lui interdisent de posséder, il détruit ces lois, et fait tout pour pouvoir 105 CC III, 6. 78 Réalisations du thème réaliser ses désirs. Le lecteur/spectateur de la pièce de Camus assiste donc à une suite de meurtres 106 , et observe les actions du tyran débauché. Et s'il y a des moments où Caligula peut sembler même sympathique, il est pourtant difficile de ne pas s'indigner devant son ironie cruelle envers Mucius et sa femme ou de ne pas éprouver un frisson d'horreur devant l'empereur qui tue Mereia avec un cynisme ultime et le sang froid. L'incarnation de Caligula-tyran, inconscient de ce qu'il fait, est la plus innocente de toutes. Même si, en réalité, c'est justement cette interprétation de sa personne qui provoque la plus grande haine – on le hait puisque l'on n'arrive pas à "justifier" ses actions. Il est signe d'un absurde complètement inhumain et sans commentaire. Son comportement privé de sens rend stupide tout ce qui l'entoure. Le monde perd de sa signification et de sa valeur. Pour cela, unique émotion qu'il suscite, c'est la peur et la haine: ses sujets se sentent menacés dans leur humanité même. Le jugement moral du tyran est pourtant mal placé. On retrouve ici l'innocence née de l'inconscience. Les notions d'amour, de justice, de regret, de devoir, de crime, ne peuvent avoir aucun sens pour cet homme, car elles supposent toutes une morale qui dépasse sa compréhension, située au niveau de la chair 107 . La société devrait le réduire, puisqu'il est dangereux, mais sans le condamner. Caligula-tyran fou n'est qu'un homme malade. Rien que sa solitude avait pu provoquer son égarement. L'homme par sa nature a besoin du dialogue. S'il ne trouve personne autour de lui, s'il n'a de contact qu'avec ses projections fictives, il perd son caractère humain. 106 107 Cf. par exemple scènes 5-12 de l'acte II de la pièce. Voir plus bas. 79 Réalisations du thème (Tout de même, une telle façon de présenter un être humain est un artifice. La réalité ne se laisse jamais réduire à un simple schéma: césar fou, tyran malade. On y découvre seulement la tendance commune à simplifier, à condamner très rapidement, à rejeter ce que l'on n'arrive pas à comprendre.) Dans le monde d'un tyran fou, Dieu est mort (puisque l'on ne voit aucune intervention de la réalité transcendante), les valeurs n'existent pas (elles sont toutes mises en question par l'arbitraire qui règne), mais l'homme n'en est pas encore conscient. "Physiquement", il en expérimente déjà les conséquences: il se voit vivre dans un monde absurde, chaotique, mais tout cela se passe hors son entendement. En plus, c'est lui qui d'une certaine façon – et toujours à son insu – crée ce monde absurde en détruisant tout bêtement les valeurs. Pour cela il n'a pas de possibilité d'avoir une vision du dehors – il y est totalement submergé, enfermé. (ii) Le niveau de la chair Comme le suggère l'analogie avec l'œuvre de Jarry, on pourrait entreprendre une autre interprétation du personnage de Caligula; aussi un des premiers schémas actantiels élaborés pour le héros de Camus nous invite-t-il à poursuivre une lecture de la pièce dans la perspective de la chair. La chair est ma seule certitude dit Camus dans le Mythe de Sisyphe. 108 Dans sa pièce, presque la même phrase est prononcée non pas par le héros principal, 108 A. Camus, Mythe de Sisyphe, Éditions Gallimard, 1942, p. 119. (Par la suite, nous allons utiliser le sigle MS.) 80 Réalisations du thème mais par Caesonia. Supposant qu'elle exprime (ou incarne), en tant qu'une sorte de porte-parole, certains traits de caractère de l'empereur, ce qu'elle dit nous permet d'affirmer que Caligula mène une existence charnelle. Effectivement, au niveau purement sensuel la conscience n'est pas encore éveillée. Ou, si elle l'est, elle se montre comme une sensation et non une activité intellectuelle. Caligula d'avant le début de la pièce était content de sa vie qui lui semblait alors bien facile: il pouvait satisfaire tous ses besoins de l'amour incestueux pour sa sœur. Ensuite, c'est un événement tout à fait physique, le fait d'avoir touché le corps de Drusilla morte qui a provoqué le changement total du personnage principal. Après, tout au long de la pièce, quand il cède à son besoin d'assassiner, quand il se repaît de sang, on peut y voir une nouvelle recherche de satisfaction physique 109 ou - une réaction physique devant l'horreur de la mort: c'est le corps qui a peur d'anéantissement; il faut le "calmer" au moyen des autres stimuli sensuels. D'un côté, ce serait donc cette peur physique, animale, qui dirige toutes les actions insensées du tyran: l'horreur ressentie devant l'anéantissement se transforme en éloge du crime, du meurtre. Un être humain, surtout jeune, se révolte contre l'anéantissement de manière agressive, mais en même temps, surtout au début, inconsciente. Il aime tellement la vie qu'il reste tout à fait égoïste, concentré sur lui-même. Que m'importe l'éternité. On peut être là, couché un jour, s'entendre dire: <Vous êtes fort et je vous dois d'être sincère: je peux vous dire que vous allez mourir>; être là, avec toute sa vie entre les mains, toute sa peur aux entrailles et un regard d'idiot. Que signifie le reste: des flots de sang viennent 109 Qui n'est pourtant jamais atteinte – c'est peut-être pour cela que Caligula se plaint de ses souffrances du corps. 81 Réalisations du thème battre à mes tempes et il me semble que j'écraserais tout autour de moi. 110 Poussé par la peur de destruction de lui-même, il va détruire d'autres personnes. De l'autre côté, l'"impossible" lui est nécessaire pour satisfaire aux besoins de la chair. Auparavant il possédait sa sœur, maintenant il veut posséder la lune: il gagnerait ainsi l'impression de mettre en question non seulement les lois sociales, mais aussi les lois de ce monde – les lois physiques. (Si on est d'accord qu'au niveau sensuel la conscience n'est pas encore éveillée, la question des dieux, de la lutte contre la loi divine, ne s'y pose pas encore.) Il est possible aussi de penser que l'existence au niveau de la chair est explicitement choisie. C'est sur ce balancement qu'il faudrait s'arrêter: singulier instant où la spiritualité répudie la morale, où le bonheur naît de l'absence d'espoir, où l'esprit trouve sa raison dans le corps. (N, p.118). Caligula voudrait peut-être rester pour toujours à ce niveau purement sensuel qui procurerait un sens à son existence, si c'étaient vraiment les plaisirs des sens qui facilitent l'oubli de la condition déplorable de l'homme. La réalité de la mort nous empêche de vivre. Pour vaincre la peur, il faut prouver que la mort n'est rien. Pour cela il suffirait de s'arrêter au niveau sensuel, sans vouloir le dépasser, et prendre tout ce que la vie nous offre. Il faudrait par la suite détruire sa sensibilité, celle plus "élevée" – ainsi, la douleur existentielle est vaincue, elle n'existe plus. On atteint un "bonheur des pierres" 111 qui n'éprouvent pas de souffrance. Telle serait une des conséquences possibles de la vie du tyran fou – il atteint quand même une A. Camus, Noces, Ed. Charlot 1939, p. 46. (Par la suite, nous allons utiliser le sigle N.) Les Noces, une des premières oeuvres de Camus, donne la vision la plus explicite de la présence charnelle de l'homme au monde. C'est ici que Camus exalte les plaisirs des sens, la jouissance physique, les noces avec la nature. 111 Cf. HR, pp. 440-1. 110 82 Réalisations du thème sorte de bonheur – peu importe qu'il soit inconscient ou "animal", et illusoire à la fin. Le charnel semble donc offrir des réponses: Tout à l'heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j'aurai conscience, contre tous les préjugés, d'accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. (N, p.20) Mais il ne peut pas rendre heureux. Au niveau purement sensuel le bonheur véritable n’existe pas, on n'y trouve que des moments courts de jouissance intense, mais toujours éphémère: vivant uniquement dans la perspective de la chair on n’est jamais rassasié: plus on la satisfait, plus la soif augmente. Le plaisir sensuel n’apporte que des joies passagères. Là, où manque le raisonnement, où il n’y a pas encore de prise de conscience, l’homme n’est pas capable de concevoir la situation dans laquelle il se trouve – il ne comprendra jamais la mort, il ne dépassera pas la souffrance. Son existence, vue de l’extérieur, c’est-à-dire observée par un être conscient, est évidemment privée de tout sens. C’est une incarnation pure du non-sens. On n’y trouve ni le bonheur ni même la signification. Une condition pareille ne peut pas être supportable. Pour cela, le fait de rester au niveau sensuel est suffisant pour conduire quelqu’un à la folie. Le tyran cruel et débauché s'arrête à ce niveau-ci. La lune que Caligula désire, qu'il veut posséder, aurait dû peut-être, si tel avait été son espoir, lui expliquer ou justifier d’une certaine façon la mort de son amante et la mort en général. La souffrance humaine ne doit pas forcément mener au désespoir, à l’absurde, au nihilisme. Pour la comprendre, il faut trouver un soutient qui ne soit pas de ce monde, quelque chose de transcendant. N’est-ce pas cela que 83 Réalisations du thème Caligula recherche inconsciemment? Mais rien que son langage sensuel 112 dévoile le véritable caractère de cette recherche: Caligula ne dépasse pas le niveau sensuel, il reste plongé dans le monde terrestre 113 . Pour en revenir encore à la peur physique, ce signe très clair de la présence charnelle de l'homme sur la terre, elle est bien présente dans le cœur des deux Caligula. Le héros de Rostworowski par ses paroles, surtout au début de la pièce, semble un homme tout à fait conscient de ce qu'il fait. Pourtant, son comportement le démasque: il n'est qu'un animal ahuri. Ses paroles expriment effectivement son côté "sur-humain" et ses hautes aspirations. Mais c'est son côté sous-humain qui emporte. Au niveau des mots, il a l'avantage sur les Romains: il les insulte et les compare aux bêtes ou aux chiens. Au niveau des actes – il leur est tout à fait semblable. (Son pouvoir, contrairement à celui de Caligula de Camus, ne lui donne aucune force d'agir; il égale uniquement "la possibilité de parler". Tout reste au niveau des déclarations.) Par exemple le fragment suivant, mais aussi beaucoup d'autres: Mais pour en revenir à la lune, c'était pendant une belle nuit d'août.(..) Elle a fait quelques façons. J'étais déjà couché. Elle était d'abord toute sanglante au-dessus de l'horizon. Puis elle a commencé à monter, de plus en plus légère, avec une rapidité croissante. Plus elle montait, plus elle devenait claire. Elle est devenue comme un lac d'eau laiteuse au milieu de cette nuit pleine de froissements d'étoiles. Elle est arrivée alors dans la chaleur, douce, légère et nue. Elle a franchi le seuil de la chambre et avec sa lenteur sûre, est arrivée jusqu'à mon lit, s'y est coulée et m'a inondé de ses sourires et de son éclat. – Décidément, ce vernis ne vaut rien. Mais tu vois, Hélicon, je puis dire sans me vanter que je l'ai eue. CC III, 3. 113 Caligula "purement sensuel" est beaucoup plus visible dans la version de 1941 de la pièce de Camus. ("Cahiers Albert Camus 4, Caligula, suivi de la Poétique du premier Caligula, par A. James Arnold, Gallimard 1984.) Le changement dans la version ultérieure suggère que le niveau physique aurait été dépassé. Comme nous l'avons vu, on en découvre toujours les restants, ce qui justifie notre interprétation du personnage. 112 84 Réalisations du thème (iii) Opposition Caligula comme tyran fou est l'incarnation la plus justifiée (ou même imposée) par le choix de son nom. Comme nous l'avons dit, une telle incarnation de Caligula est la plus haïssable et redoutable de toutes. Cependant, il semble qu'elle ne suscite pas de véritable opposition: dans la "jungle" où les lois n'existent pas, on ne peut pas "être en opposition" – il n'y a qu'à s'enfuir ou tuer. Pour s'opposer, il faudrait sortir du niveau de la chair – les Romains n'en sont pas capables. A la peur de Caligula ils répondent par leur peur encore plus grande, sa cruauté provoque leur haine, ses crimes – leur crime. Ils mènent tous l'existence bien charnelle, ils sont toujours préoccupés par leur ventre… Et c'est justement cette existence "animale" qu'ils veulent garder! Au moment où les sens sont satisfaits, on ne se pose pas de questions (et en plus, on n'a pas envie de le faire!), on a l'impression que la jouissance ou le bien-être physique, c'est le sommet de ce que l'on pourrait souhaiter pour sa vie. D'un côté il y a des moments où Caligula lui-même dépasse le niveau de la chair. Le niveau sensuel comme aliénation ou consolation n'est pas suffisant – et Caligula s'en rend compte. Il va donc chercher des substituts, ce que nous allons voir par la suite. Cependant, nous voyons qu'il est bien supérieur à son entourage: les patriciens, dans les deux pièces, restent à ce niveau, inconscients et "endormis", ils n'arrivent pas à voir hors de la chair De l'autre côté, on pourrait voir un éclair d'opposition dans les personnages de Scipion et de Cherea chez Camus, et de Regulus chez Rostworowski. Ils croient tous en des valeurs de plus haut niveau. Scipion cherche le sens de sa 85 Réalisations du thème vie dans l'art et dans l'amour. Cherea parle au nom de l'humanité toute entière et oppose le bon sens à la logique de Caligula: Je ne te hais pas. Je te juge nuisible et cruel, égoïste et vaniteux. (…) J'ai le goût et le besoin de la sécurité. (…) Je sais que la plupart de tes sujets pensent comme moi. Tu es gênant pour tous. Il est naturel que tu disparaisses. (CC III, 6) Quant à Regulus, il est le contraire de Caligula-tyran fou et "animal" par sa nature d'idéaliste sublime, ce que nous allons encore voir par la suite. 86 Réalisations du thème 4.2 Caligula – intellectuel (i) La logique Les deux Caligula, mais de manière différente, réclament ce qu'il y a d'absolu, le premier désire un amour absolu, le second – une patrie ou une nation absolue; ils cherchent ce que l'on ne peut recevoir en effet que d'un Absolu transcendant. La vie humaine ou les humains eux-mêmes – ne peuvent offrir que ce qui reste toujours "de ce monde", qui est donc passager, condamné à l'anéantissement. Cette aspiration élevée se heurte à la réalité impitoyable: les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. C'est en cela que consiste l'absurde: Ce divorce entre l'homme et sa vie, l'acteur et son décor, c'est proprement le sentiment de l'absurdité. (MS, p.20) L'homme veut être heureux, il a besoin d'amour, de vérité, de beauté. Il rencontre la mort, la souffrance, l'injustice, la haine, le mensonge. Le monde ne se présente pas comme œuvre d'un bon créateur, d'un créateur rationnel. La souffrance et le mal font scandale. Ce qui est absurde, c'est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme. (MS, p.39) L'homme sent en lui son désir de bonheur et de raison. L'absurde naît de cette confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde (MS, p.46). Ce n'est pas autant l'existence de la mort ou de la souffrance qui causent le malaise et la révolte. Mais le fait que cette mort n'est jamais justifiée. C'est la raison humaine qui se révolte contre ses 87 Réalisations du thème propres limites: l'homme peut tout accepter, à condition qu'il arrive à comprendre! Au moment où l'on se rend compte de l'absurdité de la condition humaine, il y a plusieurs réactions. Il y en a qui se suicident en affirmant que la vie absurde les dépasse, qu'en tant que telle, elle ne vaut pas être vécue. Il y en a d'autres qui font tout pour s'accrocher à un Absolu quelconque: ils font par exemple le saut proposé par Kierkegaard – ils deviennent "chevaliers de la foi" et se cachent sous les ailes de la religion. Dès ce moment c'est l'Absolu retrouvé qui justifie tout. Il y a pourtant une autre possibilité: A partir du moment où elle est reconnue, l'absurdité est une passion, la plus déchirante de toutes. (MS, p. 40) Le fait de contempler son tourment, fait taire toutes les idoles (MS, p.167); les vérités écrasantes périssent d'être reconnues (MS, p. 166). La nature humaine, munie de raisonnement, semble une arme indispensable et suffisante pour vaincre l'absurde: le moment de la prise de conscience est vu comme le commencement (et la condition nécessaire) du chemin vers un but (l'existence à laquelle on a donné une direction devient tout de suite supportable, puisqu'elle a un sens). L'homme ne doit pas nier l'absurdité de sa condition (il aurait beau le faire!), il doit plutôt l'assumer. Il y en a donc qui, dans leur recherche du bonheur, s'insurgent contre la nature même du monde. Le monde est absurde, c'est le règne du chaos où rien n'est justifié. On s'oppose alors contre cette réalité en choisissant sa propre logique (un substitut de l'Absolu tellement désiré) – qui va tout justifier. Dans ce monde il n'est pas possible de trouver de valeurs absolues – on va donc les créer 88 Réalisations du thème pour soi-même et pour les autres 114 . La logique que l'homme réalisera dès lors est suivante: le mal et l'injustice sont partout - il faut donc faire le mal et l'injustice; personne n'est innocent – alors tous sont coupables; l'homme n'est pas immortel – le meurtre n'est donc rien qu'une "précipitation" du fait déjà certain; la réalité est mauvaise - il n'est pas logique d'être vertueux. 115 Ce qui est nécessaire pour réaliser de telles intentions, c'est le pouvoir absolu et despotique. C'est ainsi que naissent les tyrans dans le sens le plus répandu du mot: les souverains dont le pouvoir n'a pas de limites et qui ne pensent qu'à eux-mêmes, qui veulent seulement mettre en œuvre les idées qu'ils s'étaient faites sur le monde et sur l'homme, sans égard au prix qu'il faut payer. Caligula apparaît comme un "tyran conscient" surtout chez Camus, comme quelqu'un qui n'incarne pas la tyrannie mais qui choisit la voie de tyrannie pour réaliser ses buts. Il va suivre une logique particulière qu'il démontre à ses sujets par la bouche de Hélicon: L'exécution soulage et délivre. Elle est universelle, fortifiante et juste dans ses applications comme dans ses intentions. On meurt parce qu'on est coupable. On est coupable parce qu'on est sujet de Caligula. Or, tout le monde est sujet de Caligula. Donc, tout le monde est coupable. D'où il ressort que tout le monde meurt. C'est une question de temps et de patience. (CC II, 9). Certaines circonstances (la mort d'un être aimé) l'ont bouleversé au point que par son indignation il veut bousculer l'humanité entière; il va donc forcer tous ses sujets à penser pour qu'ils puissent découvrir la même chose à leur tour. On voit Au moment où l'on s'est créé une telle logique à suivre, on a donné un but à sa vie. Pour cela, on peut bien avoir l'impression de mener une vie heureuse, puisque munie de sens. L'homme se fait des idées sur le monde justement pour gagner ces deux "calmants", bonheur et sens, peu importe qu'ils soient illusoires. 115 Cette logique, qui est suivie jusqu'au bout, est par sa nature meurtrière. Tout ce qui prétend à une pureté absolue, est dangereux pour l'homme. 114 89 Réalisations du thème ici chez Caligula la réclamation d'une compréhension absolue: si je ne peux pas tout comprendre, alors rien n'est compréhensible. C'est de l'orgueil, une tentation d'accéder à l'Absolu; c'est la volonté de s'échapper, de se placer audessus de sa nature humaine. (La folie de Caligula dont nous avons parlé plus haut, ne serait donc qu'illusoire. Le tyran fou se montre un penseur clairvoyant. Ce qui pouvait ressembler à la folie, n'était qu'un signe d'intelligence pure, d'une lucidité la plus élevée. Un penseur qui décide de suivre une logique choisie, puisqu'il découvre que c'est la seule que l'on puisse suivre jusqu'au bout, nous donne impression de ne pas être de ce monde. C'est pour cela qu'il est facile de le voir comme un aliéné.) Un tyran conscient qui assume l'absurde, commence ainsi à mener une lutte contre l'ordre même de ce monde et contre les dieux qui l'ont créé. Il refuse la justice divine (qui pour lui n'est pas vraiment justice) et surtout la justification du monde donnée par les dieux (qui oblige l'homme à une attitude très humble: à ce qu'il accepte ses propres limites, surtout le fait qu'en tant que créature mortelle il n'arrivera jamais à tout comprendre). Dieu, créateur et défenseur des valeurs, nous dit: tu ne mentiras pas, tu ne tueras pas. Pourtant, le monde est plein de mensonge et de mort. C'est un paradoxe contre lequel la raison humaine, dans son orgueil, s'insurge. Que faut-il donc faire? "Tuer" Dieu ou, tout simplement, démontrer qu'il n'existe pas, qu'il n'a jamais existé 116 . Ainsi, comme 116 La logique de Caligula va ici encore plus loin: avant, on acceptait les lois imposées par les dieux; au moment où l'on nie leur existence, on décide que (ce qui n'est pas une conséquence logique) dès maintenant il faut suivre les lois tout à fait contraires à celles qui ont été rejetées. Scipion choisit une autre solution: il va chercher ailleurs une justification pour les lois en question. 90 Réalisations du thème nous allons le voir, le monde se montrera encore moins justifié qu'il ne l'était avec l'existence des dieux 117 . (ii) Un absurde sans dieux On aborde ici une différente sorte d'absurde. Un absurde si non choisi, alors d'une certaine façon accepté. L'homme devient d'abord bien conscient de sa condition désespérée. Il découvre la contradiction qui règne partout, le déchirement constant entre ce qu'il réclame par sa nature, et ce que le monde lui donne. Caligula voit mourir l'être humain qu'il aimait. Cette mort est justement un scandale injustifiable, un scandale qui devrait bouleverser le monde entier. Pourtant, le monde accepte cette mort sans une grande sensation. On assiste à une souffrance innocente, à une mort incompréhensible qui nous bouleverse au plus profond de nos cœurs, mais les dieux se taisent. Rien ne se passe. C'est cette indifférence qui fait mal. Comme aussi l'indifférence que l'on retrouve finalement au fond de son propre cœur. La souffrance devant la mort d'un être aimé devrait être immense et infinie, absolue. Cependant, on découvre que même la souffrance ne dure pas. Il n'est pas possible d'accepter une telle "organisation" du monde où l'absolu, vers lequel on aspire tant, n'est pas accessible. Si Dieu est créateur et garant du monde où l'homme n'a pas d'autre voie à suivre que celle de l'humilité, il faut nier l'existence même de ce Dieu. Et c'est en effet au moment où l'être humain se retrouve tout seul sur terre qu'il découvre l'absurde. 117 Puisqu'au moment où l'homme est libéré du Destin, commence le règne de l'arbitraire. Cf. HR, p. 442: soustraire l'homme au destin revient à le livrer au hasard. 91 Réalisations du thème Quand l'on rejette Dieu, quand on se révolte contre l'ordre des choses qu'il avait créé (l'ordre marqué par la présence impitoyable de la mort), on renonce aussi à la possibilité même de l'immortalité. Il n'y a donc non plus ni récompense ni châtiment, ni bien ni mal. Comme l'a dit Ivan Karamazov, il n'y a pas de vertu sans immortalité. S'il n'y a pas de vertu, il n'y a plus de loi: Tout est permis 118 . Dans l'Homme révolté, en parlant d'Ivan, Camus constate: Le nihilisme n'est pas seulement désespoir et négation, mais surtout volonté de désespérer et de nier. Le même homme qui prenait si farouchement le parti de l'innocence, qui tremblait tant devant la souffrance d'un enfant, qui voulait voir de ses yeux la biche dormir près du lion, la victime embrasser le meurtrier, à partir du moment où il refuse la cohérence divine et tente de trouver sa propre règle, reconnaît la légitimité du meurtre. (HR, pp.467-8) Caligula de Camus est justement comme le héros de Dostoievski: ils se révoltent tous les deux contre la mort, contre l'ordre de ce monde et son Créateur finalement qu'ils accusent d'être meurtrier. Dieu est jugé, et en plus il est regardé du haut: si le mal est nécessaire à la création divine, cette création devient inacceptable 119 . Dès l'instant où les deux héros raisonnent leur révolte, ils en tirent pour eux-mêmes la loi du meurtre 120 . Puisque, que peut-il faire, cet être humain, qui n'est rien d'autre qu'un condamné à mort, dans un monde privé du surnaturel? Dieu est mort, l'homme Comme nous l'avons dit, l'existence de la mort est pour l'homme rien d'autre qu'un scandale, une injustice. Puisque la violence est à la racine de la création, une violence délibérée lui répondra. L'excès du désespoir ajoute encore aux causes du désespoir pour mener la révolte à cet état de haineuse atonie, qui suit la longue épreuve de l'injustice, et où disparaît définitivement la distinction du bien et du mal. (…) Ceci définit le nihilisme et autorise le meurtre. Cf. HR, p. 459 et 467. 119 HR, p. 465. Cf. aussi plus haut: Ivan Karamazov prend le parti des hommes et met l'accent sur leur innocence. Il affirme que la condamnation à mort qui pèse sur eux est injuste. Dans son premier mouvement, au moins, loin de plaider pour le mal, il plaide pour la justice qu'il met audessus de la divinité. Il ne nie donc pas absolument l'existence de Dieu. Il le réfute au nom d'une valeur morale. 118 92 Réalisations du thème décide de prendre sa place. Pour pouvoir supporter la solitude immense que le monde lui offre, il doit substituer quelque chose aux valeurs qu'il avait rejetées, les valeurs dont le caractère illusoire il a dénoncé. Il doit se faire surhomme. Il prend ainsi la place abandonnée par les dieux. 120 Cf. HR, p. 468. 93 Réalisations du thème (iii) Surhomme – prophète Au moment où apparaît la notion de surhomme, on pense à Nietzsche. L'influence de sa philosophie est visible aussi bien dans la pièce de Camus que dans celle de Rostworowski. Dans son livre Par-delà le bien et le mal le philosophe allemand nous dit d’avoir révélé deux sortes principales de morale: celle des seigneurs et celle des esclaves. Pour les esclaves le mot „bon” (et tous les adjectifs utilisés dans l'éthique) veut dire – avantageux et utile pour la masse de ceux qui se sentent faibles, pour le peuple. Les vertus les plus importantes sont donc compassion, bienveillance, humilité, amour. On n’aime pas celui qui est fort et indépendant. La puissance, l'intransigeance, la fermeté de caractère et d’action sont perçues comme dangereuses et donc - mauvaises. On offre ainsi le christianisme comme la valeur la plus haute. Mais c’est justement la foi en Dieu qui, exigeant de l'homme une attitude humble, est le signe de faiblesse, de lâcheté, de décadence et d’une orientation négative envers la vie. La haine de Nietzsche par rapport à la religion chrétienne est une conséquence de sa conviction que le christianisme, produisant des gens faibles, soumis, résignés et tourmentés par les remords de conscience, est contradictoire à la vie. Le christianisme serait donc l’obstacle principal pour le développement libre de l’homme. Pour cela le philosophe allemand veut "renverser toutes les valeurs" fausses et remplacer le christianisme par "une morale pour la vie", une morale des seigneurs. 94 Réalisations du thème Nietzsche proclame donc la mort de Dieu. Ce qui en résulte c’est une désintégration totale des valeurs, autrefois considérées comme absolues. Dieu est mort, il n’y plus de loi morale universelle. Maintenant c’est à l'individu hors du commun d’agir. Il va se faire prophète, prendre place de Dieu et régner dans un monde démuni de tout sens. C'est lui qui proposera ses propres valeurs et sa propre logique. Ce nihilisme, proclamé surtout dans Ainsi parle Zarathoustra, est un nihilisme choisi, conforme à un but. C'est un "bon" nihilisme, qui sert d'abord à désillusionner l'homme, le priver de toutes les valeurs fausses dans lesquelles il était submergé, pour l'introduire ensuite à un monde nouveau, véritable. Il est bien propre à l'homme de vouloir vivre dans le rêve, de se cacher dans ce qui est beau, où il n'y a pas de souffrance, où l'on obtient ce que dans la vie réelle n'est pas accessible. Pour cela souvent on ne veut pas que le rêve et l'illusion finissent. Il y a même des hommes qui possèdent la faculté de prolonger la causalité d'un seul et même rêve pendant trois nuits successives et plus 121 . Au moyen du rêve on croit retrouver des vérités supérieures, idéales, dont la perfection contraste avec la réalité quotidienne. C'est au prophète-surhomme de démontrer l'erreur d'une telle attitude. Supposant que Caligula de Camus incarne la philosophie nietzschéenne, on peut constater que dans les actions de ce tyran qui tire ses sujets de l'abîme du mensonge il y a un sens et même une valeur. Un césar de la sorte n'a rien de commun, sauf les apparences, avec le fou sur le trône dont on avait parlé auparavant. L'existence d'un surhomme ne peut pas être perçue comme absurde ou accidentelle, puisqu'elle doit forcer à réfléchir. 121 F. Nietzsche, La Naissance de la Tragédie, Livre de Poche, 1994, p. 49. (Par la suite, nous allons utiliser le sigle NT.) 95 Réalisations du thème Caligula veut tout d'abord ouvrir les yeux aux autres, soucieux que tout le monde vive "dans la vérité", que les gens découvrent leur condition véritable, qu'ils perdent toutes les illusions et montrent exactement ce qu'ils valent. Ils découvrent pour eux-mêmes – telle est au moins l'intention de Caligula – qu'ils sont lâches, que la peur leur enlève tout honneur et toute dignité. (Mais Caligula a-t-il raison? L'homme a-t-il vraiment besoin d'échanger son bonheur contre sa divinité 122 ? Les patriciens ne seraient pas plus heureux laissés tranquilles dans leurs vies médiocres? On remettra ces questions à plus tard.) Nous retrouvons la même aspiration à être surhomme dans Caligula de Rostworowski, bien qu'en général cela ne soit pas aussi explicite chez l'écrivain polonais. Les actions de l'empereur ont totalement démasqué la misère des Romains. Si eux-mêmes ne le voient pas, au moins tout cela fait vraiment penser les spectateurs. Le chaos créé (ou plutôt dévoilé) par Caligula nous oblige à réfléchir. La bassesse des sénateurs nous indigne. Même si nous voyons bien que dans la pièce toute tentative de Caligula de "réveiller" ses sujets était vaine. Peu importe ce qu'il avait dit ou fait. Les Romains sont restés tout à fait les mêmes. Quant à Caligula, il s'est laissé vaincre par la faiblesse pareille à celle qu'il détestait tellement chez les autres. Il y a deux questions qu'il faut se poser en ce moment. Premièrement, si nous affirmons que Caligula est quelqu'un qui suit une idée, qui soumet tout à une logique qu'il avait créée, il n'est plus tellement un homme absurde. Il a trouvé un certain sens de sa vie, quelque chose qui le guide. Tout de même, il est toujours quelqu'un qui fuit: l'idée qu'il se propose de suivre lui sert à vrai dire de 122 Cf. MS, p. 150. 96 Réalisations du thème "voile", lui cache la réalité cruelle, dépouillée de toute valeur. Le saut sous toutes ses formes, la précipitation dans le divin ou l'éternel, l'abandon aux illusions du quotidien ou de l'idée, tous ces écrans cachent l'absurde. (MS, p.125). Il voulait désillusionner tout le monde, rendre libre l'humanité toute entière. Cependant, il propose une autre illusion – et en plus – meurtrière. Un autre problème qui réclame une réflexion est la question de savoir si Caligula est vraiment un intellectuel comme le suggère son intention de suivre sa logique. Cet adjectif ne semble pas très justifié vu le fait qu'il est très facile d'indiquer dans l'empereur des éléments purement émotionnels. Le mépris dont il se sert est une attitude purement émotionnelle; le protagoniste n'aurait jamais été guéri de son émotivité adolescente 123 . (iv) Opposition Caligula de Camus, comme Scipion, a été blessé par la mort – signe de la réalité humaine sur la terre. Avant, ils étaient encore innocents et regardaient le monde face à face 124 . Le moment où ils avaient pris conscience de cette réalité, était celui où ils avaient découvert l'absurde. Leurs réactions envers cette vérité étaient pourtant tout à fait différentes: Caligula décide de se faire (et de suivre par la suite) une idée à propos de la mort, du néant, de l'absurde, de l'impossible. Scipion ne le fait pas. Il reste toujours "tout nu", toujours en face de Il n'était pas aussi mûr que Zarathoustra qui proposait de suivre la voie de l'ironie - unique solution digne d'un véritable intellectuel. 124 Cf. Il faut dix ans pour avoir une idée bien à soi – dont on puisse parler. Naturellement, c'est un peu décourageant. Mais l'homme y gagne une certaine familiarité avec le beau visage du monde. Jusque-là, il le voyait face à face. Il lui faut alors faire un pas de côté pour regarder son profil. Un homme jeune regarde le monde face à face. Il n'a pas eu le temps de polir l'idée de mort ou de néant dont pourtant il a mâché l'horreur. (N, p. 42) 123 97 Réalisations du thème la réalité. Pour cela il souffre: l'homme, sans se faire d'idées – voire de masques, d'illusions, de calmants reste désarmé, faible, vulnérable; mais - et c'est cela qui compte vraiment et qui devrait servir comme point de départ - il reste toujours humain; ce qui évoque non seulement sa faiblesse, mais avant tout – sa grandeur 125 . Scipion proposait la pauvreté comme solution: pauvreté, c'est-à-dire manque de toutes les idées "consolatrices" 126 . Il y en a qui considèrent ce personnage comme quelqu'un de naïf 127 , mais il nous semble plutôt qu'il est aussi, tout en étant un contrepoids par rapport à Caligula, l'annonce de l'homme incarnant la pensée du midi 128 , la voie de mesure – ultime solution proposée par Albert Camus. La réalité est quelque chose de très flou, c’est un mouvement sans cesse, un changement, dirigé par le rythme de la naissance et de la destruction. On ne peut pas vraiment connaître ce qui change tout le temps, ni d'autant plus l'enfermer dans des systèmes abstraits. Pour un être humain il n’y a donc aucune vérité absolue, objective. Une telle vérité n’est qu’invention des philosophes. Le fait qu'elle se fasse jour prouve que c'est une valeur vers laquelle tend tout être humain – l'être qui est condamné à se dépasser sans cesse, qui n'accepte pas d'être ce qu'il est. 129 Pour vivre tout de même dans cette réalité toujours changeante, l’homme se sent obligé de la pétrifier. Il n'a pas d'autre solution que de simplifier ce qui l’entoure, le mettre en ordre - même si cet ordre n’est qu’illusoire. Nos vérités et nos idées ne sont qu’illusions mais nous y Voir le paragraphe suivant. Cf. N, p. 43. 127 Cf. Gay-Crosier, R., Les envers d'un échec, Éd. Minard - Lettres Modernes, Paris 1967, p.ex. le chapitre consacré à L'Homme révolté. 128 Cf. par exemple HR, p. 704. 125 126 98 Réalisations du thème sommes habitués et nous y tenons beaucoup. La voie proposée par les "intellectuels" est elle-aussi une voie de mensonge, seulement un peu plus sophistiquée. L'opposition contre Caligula-intellectuel est visible d'une certaine façon dans l'attitude des patriciens: hommes de chair, hommes raisonnables que la logique de l'empereur dépasse complètement, mais qui lui opposent celle "de ce monde": la logique de la bouffe: Et pour commencer, allons déjeuner, l'Empire se portera mieux 130 . Pour les Romains c'est seulement leur propre bien-être qui compte. Ils complotent contre Caligula parce que celui-ci menace de les détruire. Mais ils ne sont jamais des adversaires dignes de faire face à l'empereur – ils lui prêtent de petits motifs (CC II, 2). A part Scipion, de qui nous allons encore parler plus loin, c'est seulement Cherea qui comprend vraiment Caligula 131 ; lui-aussi se rend compte de l'absurdité des choses, il sait quelles en sont les conséquences, mais il refuse de les accepter. Voici ses mots bien révélateurs où il résume les raisons qui obligent l'humanité à se révolter contre tout Caligula du monde: il met son pouvoir au service d'une passion plus haute et plus mortelle, il nous menace dans ce que nous avons de plus profond. Sans doute, ce n'est pas la première fois que, chez nous, un homme dispose d'un pouvoir sans limites, mais c'est la première fois qu'il s'en sert sans limites, jusqu'à nier l'homme et le monde. Voilà ce qui m'effraye en lui et que je veux combattre. Perdre la vie est peu de chose et j'aurai ce courage quand il le Cf. E. Mounier, Introduction aux existentialismes, éd. polonaise, Wstęp do egzystencjalizmów, Znak, Kraków 1964, pp. 247-8. 130 CC I, 1. Cf. G. H. Bauer, "Caligula". Portrait de l'artiste ou rien, "La Revue des Lettres Modernes", Albert Camus 7, Le Théâtre, p. 36. 131 Cherea le comprend, au niveau plutôt intellectuel, tandis que Scipion compatit avec lui, il arrive à pénétrer dans l'âme de l'empereur. 129 99 Réalisations du thème faudra. Mais voir se dissiper le sens de cette vie, disparaître notre raison d'exister, voilà ce qui est insupportable. On ne peut vivre sans raison.(CC II, 2) Cherea parle au nom du genre humain: on ne veut pas tellement avoir de "véritables" raisons de vivre. On tient tout simplement à ce que notre vie soit "supportable", bien humaine – sans nous préoccuper de ce que cela veut dire. Telle est la position de la majorité des gens. Il ne faut donc pas être lucide jusqu'au bout, il faut délibérément limiter sa conscience de l'absurde, mieux vaut mentir que ne plus pouvoir vivre. 132 La réaction de Caligula contre la mort et l'ordre de ce monde n'est pas la bonne. Il est de ces révoltés, qui oublient le contenu positif de leur lutte. C'est pour cela que la haine qu'ils éprouvent pour la mort et l'injustice les mène à l'apologie du mal et du meurtre 133 . L'opposition contre Caligula-intellectuel devrait consister en effet à trouver dans la révolte ce contenu positif. C'est cela que Scipion est allé chercher – quelque chose de positif, qui lui permettrait de se révolter, mais d'affirmer en même temps. Chez Rostworowski le surhomme n'est qu'une chimère dans la tête de Caligula. L'empereur en rêve, mais il n'entreprend aucune action pour réaliser ses désirs. Cependant, il y a encore Regulus, un jeune idéaliste, qui passe sa vie à courir après les chimères de toutes sortes et qui en est petit à petit déçu. Regulus n'est pas en opposition contre le modèle de l'homme-"intellectuel". Il est plutôt une triste illustration de ce que devient celui qui croit en des idées. Pour finir nous pouvons constater que les deux Caligula sont des hommes au début de leur chemin (s'ils ne s'étaient pas totalement trompés de route et ne 132 Cf. HR, p. 470: les hommes sont plus paresseux que lâches et qu'ils préfèrent la paix et la mort à la liberté de discerner le bien et le mal. 100 Réalisations du thème l'avaient perdue!). Ils ont beaucoup de choses à apprendre. Même s'ils semblent suivre la voie proposée par Nietzsche, ils n'ont pas découvert la même vérité que celui-ci: L'essentiel de sa découverte consiste à dire que, si la loi éternelle n'est pas la liberté, l'absence de loi l'est encore moins. Si rien n'est vrai, si le monde est sans règle, rien n'est défendu; pour interdire une action, il faut en effet une valeur et un but. Mais, en même temps, rien n'est autorisé; il faut aussi valeur et but pour élire une autre action. La domination absolue de la loi n'est pas la liberté, mais non plus l'absolue disponibilité.(…) Le chaos lui aussi est une servitude. (…) Sans loi, point de liberté. Si le destin n'est pas orienté par une valeur supérieure, si le hasard est roi, voici la marche dans les ténèbres, l'affreuse liberté de l'aveugle. (HR, p.480) Le nihilisme n'est pas une solution: cette attitude ne donne en effet aucune réponse; au contraire, elle prive de toutes réponses possibles. Pour être un véritable nihiliste, il faudrait se taire pour toujours, sombrer dans le néant. Un pas de plus est donc nécessaire: après avoir détruit toutes les valeurs, il faut en créer de nouvelles. La vie même nécessite l'existence des valeurs, elle en est la garantie! La vie suppose l'existence d'un certain ordre et des lois – dans un chaos total, dont le nihilisme veut se faire apôtre – il n'y a pas de vie. Nietzsche luimême a constaté cette évidence: la terre est sa seule vérité, à laquelle il faut être fidèle, sur laquelle il faut vivre et faire son salut. (HR, p. 481) 133 HR, p. 458. 101 Réalisations du thème 4.3 Caligula – homme A cette étape de notre étude nous pouvons déjà affirmer que les incarnations de Caligula analysées jusqu'alors sont bien présentes dans les deux pièces, mais de façon différente. Ce qu'il faut souligner cependant c'est le fait, que les motifs de base découverts sont beaucoup moins explicites chez Rostworowski, que chez Camus. Pour en donner un exemple, Caligulaintellectuel, Caligula-surhomme – existent aussi dans la pièce de l'écrivain polonais. Mais c'est uniquement au niveau verbal! C'est seulement par moyen des mots que l'empereur se trouve au-dessus de l'humanité toute entière. Il menace ses sujets, il leur promet une "vengeance", il veut les obliger à réfléchir – mais ce ne sont que des déclarations. Caligula de Rostworowski est un homme misérable et détruit qui n'est plus capable d'agir. (i) Le désespoir Comme nous avons vu dans l'analyse actantielle, Caligula de Rostworowski est désespéré surtout par le manque d'homme; il cherche quelqu'un qui aurait le courage de parler ouvertement (comme cela est arrivé une fois à Regulus), quelqu'un qui prendrait la responsabilité de sa vie et de ses actions, qui garderait jusqu'à la mort la dignité humaine (lui-même, il désirerait incarner ces idéaux). Mais, il ne le trouve nulle part. Il est deux fois déçu: par les autres, et par luimême. 102 Réalisations du thème Caligula présenté dans la pièce de l'écrivain polonais est faible, blessé, passif. Dès le début de son règne il se rend compte du mensonge dans lequel vivent ses sujets: Wiedziałem, że ten weselny wrzask ukrytą prawdę odsłania, ukrytą groźbę: "ty się poraj, rób, co chcesz – bierz, skąd chcesz, bylebyśmy korzystać mogli z twoich łask (…), które się obleka w insygnia triumfalne wolnosci, ojczyzny, mające ozdabiać niby to blizmy człowieka za to, że w nim wielki duch, a ozdabiając tylko brzuch (…). (CR II, 2) Dénonciateur, il se dresse ici contre toute la société. Il est unique homme juste et conscient 134 contre la foule de ceux qui n'existent pas vraiment 135 . Son but est de changer l'ordre de la société dépravée (tandis que Caligula de Camus voulait changer l'ordre du monde), de lui enlever au moins les masques. Il réussit effectivement à humilier Cherea et à lui démontrer son empressement à renoncer aux restes de sa dignité humaine juste pour préserver son existence "animale". Il prouve ensuite aux femmes qui luttent comme des furies pour qu'il leur accorde ses faveurs, qu'elles ne diffèrent point des chiens qui s'arrachent les os. Pour cela il se croit justifié de prononcer les paroles suivantes: Cała ludzkość przepodlona et de promettre d'allumer le flambeau de la vérité. Malheureusement, au bout du compte il s'aperçoit qu'il n'est point "meilleur" par rapport à ceux qu'il déteste. Il en parle avec une douleur visible: bohaterskie czyny. (..) Nie ma ich! – Żebyś w piersi cały Olimp nosił! żebyś dziesięć tysięcy wolności ogłosił! żebyś jak Nike wołał: "do broni! do broni!" nie ruszą się, od misek nic ich nie odgoni, a ty, widząc, iż jesteś na świecie jedyny, zwątpisz w 134 Toujours seulement au niveau des paroles! 103 Réalisations du thème siebie i w końcu staniesz się jak oni! (..) Zmarniejesz! (CR III, 1) Peu importe que lui, il a eu des idéaux (quand les sénateurs n'avaient que leur ventre), s'il ne les a pas réalisés! C'est une déception encore plus grave, une chute encore plus douloureuse. Il était seul et unique être conscient, mais il a perdu la chance de sauver lui-même aussi bien que les autres. Au moment où nous considérons comme absurde la situation dans laquelle l'homme comprend qu'il n'est pas tel que, dès le plus profond de son âme, il souhaite être, qu'il n'a pas ce que, poussé par ce qu'il y a de plus humain en lui, il souhaite avoir, nous pouvons dire que les deux Caligula analysés sont rien d'autre qu'hommes blessés par la découverte d'un absurde insupportable, hommes trop faibles pour pouvoir l'assumer. Voilà les paroles significatives de Caligula de Camus: (…) je savais qu'on pouvait être désespéré, mais j'ignorais ce que ce mot voulait dire. Je croyais comme tout le monde que c'était une maladie de l'âme. Mais non, c'est le corps qui souffre. Ma peau me fait mal, ma poitrine, mes membres. J'ai la tête creuse et le cœur soulevé. Et le plus affreux, c'est ce goût dans la bouche. Ni sang, ni mort, ni fièvre, mais tout cela à la fois. Il suffit que je remue la langue pour que tout redevienne noir et que les êtres me répugnent. Qu'il est dur, qu'il est amer de devenir un homme! (CC I, 11) 136 Le fait de se priver de toutes les illusions est très douloureux. Tant que l'on est occupé à désillusionner les autres – on est encore bien rassuré gardant toujours beaucoup d'illusions à propos de sa propre personne, de son caractère 135 Dans le sens donné à ces deux notions par les philosophes existentialistes. Voir aussi plus loin dans le présent paragraphe. 104 Réalisations du thème "surhumain". Mais devenir homme, c'est commencer à voir clair, sans voile. Quant à Caligula de Camus, il se défendait avec un grand acharnement contre le désespoir. Il était très "habile" à se trouver de différentes façons de "transgresser" sa nature humaine 137 . Pourtant, vers la fin de la pièce il y a un moment dans lequel il atteint le comble du désespoir. Il ne l'avouera qu'à son image dans le miroir (et le camouflera tout de suite par son rire insensé): Je n'ai pas pris la voie qu'il fallait, je n'aboutis à rien. Ma liberté n'est pas la bonne. (…) Rien! rien encore. Oh, cette nuit est lourde! (…) Cette nuit est lourde comme la douleur humaine. (CC IV, 14) Telle est la condition de l'être humain démuni de toutes les illusions. Il se retrouve tout seul au monde, il n'oublie jamais qu'il est mortel, son existence est pleine de crainte. L'homme, jeté dans le monde sans l'avoir voulu ni choisi, est condamné à un déchirement éternel – il n'y a pas de raisons pour lesquelles il devrait faire une chose, et ne pas faire une autre. Il reste toujours libre, il a toujours le choix de ses actes et en est complètement responsable. Pourtant, il n'est pas possible qu'il justifie ses décisions. L'homme désespéré qui voit bien sa condition, n'a donc pas de chance pour une vie heureuse. Il ne trouvera pas non plus de sens véritable pour sa vie: tout sens "terrestre" est illusoire, tout sens transcendant – n'est qu'une aliénation. Ce qui lui permet de vivre quand même, c'est le fait qu'il accepte et assume la vérité; il reste conscient et il voit sa réalité sans voiles. Caligula-désespéré se retrouverait ainsi au plus haut niveau de la conscience – s'il était capable de s'y Ici, tenant compte de ce corps qui souffre, on pourrait être tenté de diagnostiquer un cas de dépression chez l'empereur romain. Peut-être qu'une analyse psychiatrique ou psychanalytique apporterait une véritable révélation? 137 Comme nous allons encore le voir plus bas. 136 105 Réalisations du thème élever et d'y rester (ce qui n'est évidemment pas le cas). A vrai dire Scipion est le seul à s'approcher de cette étape, ce que nous allons voir encore plus loin. (ii) L'existentialisme Quand on parle de l'auteur de Caligula on fait toujours référence aux philosophes de l'existence, quoique Camus lui-même n'accepte pas un tel classement 138 . Il est effectivement existentialiste, mais dans le sens dont le paragraphe précédent était une bonne illustration. Le premier pas que fait la philosophie existentialiste est de réveiller l'homme à une existence véritable, de tirer sa vie du rêve, du mensonge, des illusions. Il ne faut pas chercher de vérités abstraites ni indifférentes. Au contraire, il faut inciter tout homme à la recherche de sa propre vérité. Ce n'est pas la mort en tant que telle qui nous bouleverse, c'est notre mort (comme celle des êtres que nous aimons) qui peut vraiment nous toucher. Caligula déplore tellement la mort de son amante parce que dans un sens c'était sa propre mort: il a perdu ce qu'il aimait, ce qui le rendait heureux, ce qui donnait du sens à sa vie. Cependant, l'empereur se rend compte que son expérience de la mort ne peut ouvrir les yeux qu'à lui-même – il n'est pas possible de transmettre ses expériences fondamentales aux autres en se servant uniquement de mots. Pour cela Caligula fera subir aux autres ce qu'il a vécu luimême. Telles sont, au moins au début, ses intentions. (C'est seulement après 138 Cf. A. Camus, Lettre à Monsieur le directeur de la NEF, in: A. Camus, Théâtre…, op. cit., pp. 1743-4. 106 Réalisations du thème qu'il décide de suivre une logique meurtrière, de pétrifier la réalité humaine, de tendre vers quelque chose d'absolu, d'inhumain.) Exister vraiment veut dire être totalement libre et responsable, assumer consciemment et avec courage sa vie, rejeter tout ce qui mène à la réalité du rêve, tout ce qui "soigne" la crainte, ce qui, d'une manière mensongère, prétend justifier la mort et la douleur. La plupart des gens refuse quand même de prendre ainsi conscience de son être 139 . L'homme s'enfuit le plus souvent dans des systèmes abstraits, dans l'histoire, dans l'habitude – et tout cela a pour but de lui garantir une paix relative d'âme, de détruire la peur. La fuite dont l'attrait est le plus irrésistible est la fuite dans la religion (vue comme toute croyance dans une réalité transcendante) 140 : c'est là que l'homme a la chance de trouver toutes sortes de calmants: ce qui le rassure, ce qui donne un sens à la souffrance, même la plus absurde (p. ex. des enfants), ce qui promet la vie après la mort etc. C'est donc avec ce mensonge qu'il faut finir le plus rapidement, puisqu'il rend impossible le véritable épanouissement de l'être humain. Ce n'est tout de même qu'un premier pas. L'homme rejette d'abord la tentative de la foi en Dieu; il est assez "conscient" et réaliste pour savoir que la voie proposée par les adeptes de l'idée de "surhomme" n'est qu'une illusion de plus. Pourtant, il ne peut pas s'arrêter au niveau de la négation pure. Pour qui ne peut se maintenir au-dessus de la loi, il lui faut en effet trouver une autre loi, ou la démence. A partir du moment où l'homme ne croit plus en Dieu, ni dans la vie immortelle, il devient "responsable de tout ce qui vit, de tout ce qui, né de la douleur, est voué à souffrir de la vie." C'est à lui, et à lui seul qu'il revient de 139 Selon Sartre ils font partie de l'univers des "salauds", caractérisés par "la mauvaise foi". 107 Réalisations du thème trouver l'ordre et la loi. Alors commencent le temps des réprouvés, la quête exténuante des justifications, la nostalgie sans but, "la question la plus douloureuse, la plus déchirante, celle du cœur qui se demande: où pourrais-je me sentir chez moi? (HR, p.479) Les deux Caligula sont (ou au moins le souhaitent) des prophètes de l'existentialisme justement dans le sens où cette philosophie se dresse contre la vie non-authentique, contre toutes les illusions. Les deux veulent secouer l'humanité toute entière, afin que les hommes commencent à exister 141 . Pour pouvoir vraiment le faire, ils devraient pourtant s'élever au niveau appelé par Camus celui de l'homme révolté, qui suppose l'existence des valeurs et la foi en valeurs. Mais, on aurait plutôt envie d'affirmer que les deux Caligula ne dépassent pas le niveau de l'absurde. Ce sont des êtres faibles, blessés, déçus; le sentiment qui les ronge est plutôt le ressentiment – et non pas la révolte: il s'agit de devenir ce que l'on n'est pas, on veut être autre qu'on est (HR, p. 427). L'empereur romain dans les deux pièces n'arrive pas à renoncer à toutes les illusions. Caligula de Camus – décide de jouer aussi bien sa vie que sa mort 142 , celui de Rostworowski – finit par s'attendrir sur son sort malheureux et par se laisser porter totalement par le cours des événements: Bo brakuje mi odwagi, bo nie przywiązuję wagi do niczego na tym świecie. Ani czy mnie miłujecie, ani czy mi o kamienie rozbijecie dzisiaj głowę (…), czy też nadal całe życie przepędzę z wami w korycie (…). (CR III, 10) Nous nous référons ici uniquement à la branche athée de l'existentialisme – cette décision est justifiée par manque total de dieux dans les deux pièces analysées. 141 Cf. E. Mounier, Introduction aux existentialismes, op. cit., pp. 227-230. 142 Voir plus loin. 140 108 Réalisations du thème On peut prétendre que les deux protagonistes préparent quand même le chemin pour l'homme révolté situé avant ou après le sacré, et appliqué à revendiquer un ordre humain où toutes les réponses soient humaines (HR, p. 430): rien que par leur tentative de rejeter ces illusions dans lesquelles l'homme a tendance à se cacher, rien que par le fait qu'ils mettent en question la religion. Pour Rostworowski sa pièce est en effet une sorte d'anti-exemple – c'est un avertissement, une illustration de la situation tragique de l'homme qui a rejeté les faux dieux, mais n'a pas encore trouvé le seul, le véritable 143 .Pour Camus ce n'est pas la même chose. Il se rend bien compte du fait de la désacralisation du monde contemporain. Dans l'Homme révolté il dit: il ne peut y avoir pour un esprit humain que deux univers possibles, celui du sacré (…), et celui de la révolte. La disparition de l'un équivaut (ou peut-être même devrait équivaloir) à l'apparition de l'autre (HR, p. 430). Aujourd'hui, comme il le dit, des sociétés entières ont voulu prendre leur distance par rapport au sacré. Caligula donne une réponse négative à la question posée par son auteur plus loin encore: Peut-on, loin du sacré, et de ses valeurs absolues, trouver la règle d'une conduite? (HR, p.431). L'empereur romain veut tout comprendre ou tout rejeter. Si les règles "divines" n'existent pas, il n'y a point de règles. Soit on parvient à la sainteté, soit on descend aux enfers pour devenir "démon", ou bien on retrouve les valeurs absolues, ou bien on sombre dans le chaos, où la notion même de règle est absurde. Tout homme, et les "incarnations" de Caligula en sont une bonne illustration, quand il rejette l'Absolu proposé par la religion, pour ne pas sombrer 143 J. Popiel, Wstęp do [L'Introduction à]: K.H.Rostworowski, Wybór dramatów, op. cit., p. LCVIII. 109 Réalisations du thème dans la folie ou pour ne pas être obligé de mettre fin à ses jours, il essaye de le remplacer par des idées absolues (par une logique absolue), ou il veut lui-même prendre la place de Dieu, ou bien, comme on verra par la suite, il décide de tourner en dérision la réalité qui l'entoure – en trouvant que l'ironie et le cynisme sont les armes les plus efficaces. Toutes ces tentatives aboutissent pourtant à un anéantissement: au bout du compte – quand il se meurt – l'homme en devient conscient, la mort le désillusionne. Il n'est pas nécessaire de nier la religion – puisque cela est déjà arrivé. Ce qui est plus important c'est de faire le pas suivant: trouver des valeurs dans la révolte. Quand il n'y a plus rien de transcendant, l'homme doit trouver son bonheur, et un sens pour sa vie en lui-même, et dans la solidarité et l'amour envers les autres. Il a toujours devant lui une voie à suivre – celle de la révolte mais plus encore celle de la mesure. La révolte véritable est justement une recherche de quelque chose de positif. Les actions d'un homme absurde menaient nécessairement au nihilisme, puisqu'il ne voyait que négation pure 144 - ainsi, par définition, il s'est fermé toutes les routes: il ne trouverait jamais aucune vérité. Par contre, l'homme révolté prononce un jugement de valeur au nom duquel il refuse son approbation à la condition qui est la sienne (HR, p.435). Il croit en la nature humaine. Sa révolte exprime son aspiration à la clarté, l'unité et la vérité, et son besoin de l'ordre. Pour être, l'homme doit se révolter, mais sa révolte doit respecter la limite qu'elle découvre en elle-même et où les hommes, en se rejoignant, commencent d'être (HR, p.431). 144 L'homme absurde choisit justement ce qui est plus simple (et s'arrête en ce moment-ci). Cf. HR, p. 435, penser aussi à la devise de la thèse. 110 Réalisations du thème L'homme, jeté indépendamment de sa volonté dans la réalité qu'il n'a pas choisie, constate que cette réalité ne lui convient pas: que les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. Mais cette constatation doit le mener bien plus loin: le même homme découvre qu'il n'y peut rien. S'il veut rester sincère avec lui-même, il doit avouer que tout ce que l'on entreprend pour s'opposer à l'absurde est totalement vain et illusoire. Il a découvert l'absurde au moment de quitter le niveau de la chair. (Commencer à penser, qui veut dire se placer au-dessus de ceux qui n'existent pas vraiment, c'est commencer d'être miné (MS, p.19)). Il a essayé de le surmonter au moyen des idées de toute sorte, en essayant aussi de se faire un substitut de l'Absolu qui aurait pu sauver ses idéaux. Tout était inefficace. Maintenant, grâce à sa conscience bien lucide, il se trouve complètement nu, dépouillé de tout – et c'est pour cela qu'il est prêt à faire des progrès dans sa vocation de devenir homme. 145 C'est seulement ici que l'on a affaire à l'homme "le plus humain possible" qui ne franchit pas la frontière du royaume auquel il appartient: il ne se réduit pas à ce qui n'est pas encore homme, il n'est pas ce "sous-homme de la chair"; il ne s'enfuit pas dans la folie; il ne se crée pas de fausses idées ou logiques; il n'essaye pas de "se transgresser" vers le haut, il ne prétend pas être dieu, il ne joue pas sur-homme. Il est ce qu'il est. Les chrétiens pourraient en ce moment faire des objections: l'homme n'est qu'une créature, par ce fait il est ontologiquement lié à son Créateur. Quand il nie l'existence de celui qui l'avait créé, automatiquement il se réduit, il "oublie" une des dimensions essentielles de l'"humain". En tant que créature, l'homme en effet transgresse (et doit transgresser) ce qui est purement humain. Camus bien évidement ne serait pas d'accord. 145 111 Réalisations du thème (iii) Opposition La conclusion qui s'impose est celle que la réponse à l'absurde de la condition humaine donnée par l'existentialisme doit être dépassée 146 . Elle est en effet une condition nécessaire pour celui qui veut devenir homme, mais elle n'est pas suffisante. C'est Camus lui-même qui explique l'erreur des philosophes de l'existence: L'analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu'il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine (HR, p.425). Le seul fait de vivre nous montre quelques évidences qu'on ne peut pas mettre en doute: que le monde existe, que "moi" existe et beaucoup d'autres êtres humains autour de moi. Ce sont des vérités positives qui réclament une affirmation et contestent la conclusion existentialiste. On voit que l'affirmation impliquée dans tout acte de révolte s'étend à quelque chose qui déborde l'individu dans la mesure où elle le tire de sa solitude supposée et le fournit d'une raison d'agir (HR, p.425). On découvre qu'on n'est pas tout seul au monde. On comprend que la vie même est une valeur incontestable. L'homme par sa nature même ne veut pas s'arrêter au niveau où il ne trouve comme solution que le désespoir. Le fait de renoncer aux tentations de l'absolu ne doit pas forcément mener à l'anéantissement. Au contraire, il devrait inciter à s'accrocher aux valeurs positives que l'on trouverait dans son propre cœur humain. C'est vrai que plus on avance dans la vie, plus on voit que la mort 146 Bien sûr, pour une telle constation il nous faut simplifier les principes de la philosophie existentialiste. 112 Réalisations du thème est partout présente. Il y a pourtant deux réalités: celle de la mort, dont Caligula est la manifestation, mais aussi celle de l'amour - choisie par Scipion. L'amour de Scipion n'est pas tellement une opposition contre Caligula. C'est plutôt une suggestion de ce qu'il faut faire: ne pas se rendre, ne pas renoncer à toute sorte de salut comme le fait l'empereur, mais re-naître, re-commencer à chercher des valeurs. Scipion ne s'oppose pas contre son empereur, il ne le juge pas. Il dit à Cherea: je ne puis être contre lui. (…) Si je le tuais, mon cœur du moins serait avec lui. (CC IV, 1) Il se trouve déjà sur le chemin de l'amour. Ce qu'il éprouve pour Caligula c'est de la solidarité et de la compassion, pour cela il souffre "avec" l'empereur: en plus de ce que je souffre, je souffre aussi de ce qu'il souffre. (CC IV, 1) Il est visible donc que Scipion n'a pas de réponses. Il s'enfuit, abîmé dans un pessimisme profond. Cela suggère la victoire de la mort sur l'amour. A la fin de la pièce Scipion dit à Caligula: Je vais te laisser, en effet, car je crois que je t'ai compris. Ni pour toi, ni pour moi, qui te ressemble tant, il n'y a plus d'issue. Je vais partir très loin chercher les raisons de tout cela. (CC IV, 13) On pourrait présumer quand même, que c'est une fin "ouverte" vers l'avenir - puisque Scipion n'est pas mort! En plus, ses derniers mots, exprimant encore son amour pour l'empereur, peuvent être interprétés comme un signe de l'espérance. Rappelons à la fin que ce sont le désespoir, la privation de toutes les illusions, le fait de devenir lucide jusqu'au bout et jusqu'à la douleur – qui permettent de devenir homme, qui ouvrent le chemin de la vérité, qui rendent possible la perception des valeurs que le monde lui-même nous offre. Pour pouvoir suivre cette voie, très difficile, puisque tous les calmants y sont interdits, il faut beaucoup de force. C'est ici donc que l'on se heurte à un obstacle si banal 113 Réalisations du thème contre ce "Caligula qui voudrait gagner le véritable visage d'homme": c'est sa propre insuffisance et l'impossibilité d'assumer sa vie. Une telle opposition est la mieux visible dans Caligula de Rostworowski: ce sont ses ambitions, l'orgueil et la peur qui l'obligent à se cacher dans des illusions – mais à vrai dire ce n'est rien d'autre que sa faiblesse. 114 Réalisations du thème 4.4 Caligula – metteur en scène La quatrième incarnation de Caligula – la dernière tentative, mais probablement la plus sophistiquée, dans la recherche du bonheur et du sens est présente uniquement dans la pièce de Camus 147 ; elle réunit d'une certaine façon les trois précédentes. Tout d'abord, on y retrouvera bien présent le niveau sensuel de Caligula-tyran (dans la fête orgiaque du jeune Dionysos qui est symbole de la libération totale de tout instinct; aussi, le corps humain est élément important dans le théâtre organisé par Caligula). Ensuite, on verra comment, dans la négation de l'élément apollinien, est rejetée la version "faible" de l'homme. Finalement, on découvrira des bases de la folie prétendue de l'empereur. Il se montrait fou par le seul fait de vouloir suivre sa propre logique jusqu'au bout (être logique de telle façon veut dire renoncer à ce qu'on a en soi d'humain, parce que l'humain est toujours plein de faiblesse, d'incohérence etc.). Sa folie est pourtant fondée sur une autre chose: sur le fait que Caligula ne vit pas: il joue! C'est grâce au jeu qu'il est capable de réaliser ses projets. Il joue même sa propre mort. C'est aussi le jeu, ou la "théâtralité" du comportement de l'empereur (ainsi que son humour), qui oblige les autres à penser qu'il est fou 148 . L'auteur lui-même appelle Caligula "une pièce d'acteur et de metteur en scène". A. Camus, Théâtre…, op. cit., p. 1727. 148 Cf. aussi Caligula – personnage historique, d'après Auguet. 147 115 Réalisations du thème (i) La fête Dans l'œuvre de Camus, à la fin de l'acte premier Caligula invite tout le monde à une fête sans mesure. La fête est un élément très important de la pièce. Elle ne doit pas être une distraction "gratuite". L'épithète sans mesure y est bien significative. Caligula aspire à l'impossible. Et c'est la fête qui lui en procurera moyens. N'oublions pas le premier schéma actantiel élaboré pour Caligula de Camus. Nous y constatons qu'au début de la pièce on n'a pas autant affaire à un empereur désespéré et déçu par la perte d'un être aimé. On y découvre plutôt sa passion pour la joie de vivre dionysiaque: depuis toujours Caligula portait en lui l'amour de ce qui est interdit et impossible, de ce qui est sans mesure et sans règle. La mort de Drusilla est un moment qui, pour ainsi dire, excite encore toutes ses passions. La fête constitue donc, selon la terminologie utilisée par Nietzsche, un élément dionysiaque. Pour en parler plus, nous allons nous référer à la Naissance de la Tragédie où le philosophe allemand évoque deux dieux olympiens, Apollon, gardien de la mesure et du rêve, et Dionysos, qui détient la démesure et l'ivresse. Dionysos, tel qu'il se présente dans la mythologie grecque et romaine, ressemble bien à Caligula: c'est un dieu jeune, adolescent, un dieu "inquiétant", qui dérange et bouleverse l'ordre des choses 149 . Dans sa jeunesse, il était frappé par tous les maux possibles; plusieurs fois tué et ressuscité, il est un dieu qui souffre et meurt, mais qui renaît toujours; dans toutes ses actions il reste 149 Dictionnaire des mythes littéraires, dir. P. Brunel, Ed. du Rocher, 1988, pp. 443-448. 116 Réalisations du thème insaisissable. Ses traits principaux, la volupté et la cruauté, rappellent aussi le jeune empereur romain. Dionysos, l'unique dieu olympien né d'une mortelle, est en plus un dieu qui supprime la différence entre l'humain et le divin. La réalité qui est le plus "dionysiaque" est justement celle de la fête sans mesure. Les exaltations dionysiennes permettent que se brisent toutes les barrières rigides et hostiles que la misère, l'arbitraire ou la "mode insolente" ont établies entre les hommes.(NT, p.51) Grâce à elles, tous les interdits sont levés, les maîtres deviennent esclaves, chantant et dansant, l'homme se manifeste comme membre d'une communauté supérieure: il se sent Dieu, l'homme n'est plus artiste, il est devenu l'œuvre d'art. (NT, p.52) L'ivresse procurée par la fête orgiaque permet de passer de l'humain au divin, elle fait naître une conscience parfaite; au moment où l'on commence à vivre sans mesure, approche l'heure de vérité, le moment où l'on accédera à la vérité absolue. La fête, dont parle aussi Scipion, l'unique poète qui "connaît les vraies leçons de la mort" (Chasse au bonheur qui fait les êtres purs, ciel où le soleil ruisselle, fêtes uniques et sauvages, mon délire sans espoir! CC IV,12), devient donc dans les mains de Caligula un outil pour accéder à l'absolu, à l'impossible. L'ivresse dionysiaque, avec ses deux faces, volupté et cruauté, doit lui permettre de devenir dieu, mais en même temps de se placer hors la réalité insupportable, de s'enfuir. 117 Réalisations du thème (ii) Le théâtre Caligula de Camus non seulement participe à la fête, au jeu. En plus, il les dirige. Son désir le plus fort était de vivre, c'est-à-dire d'exister vraiment. Et exister veut dire être acteur et non pas spectateur; pour cela il faut donner une forme à sa vie, diriger sa vie, décider - et non pas subir. L'homme, à la sortie de l'enfance, découvre la vie véritable: il en est le plus souvent déçu. Découvrant la souffrance, la mort, la haine, l'absurde enfin, il tombe parfois dans le désespoir qui le mène vers le suicide. Les Grecs anciens, conscients de la condition misérable de l'homme, nous donnent pourtant un autre exemple à suivre. La vie est un don qu'il faut aimer, sans pourtant accepter son absurdité. L'art est un moyen par lequel il est possible de vaincre le pessimisme. Les Grecs proposent deux voies pour le faire, l'une suivant le chemin dionysiaque, l'autre – apollinien. Dionysos symbolise la vie même; l'attitude dionysiaque permet de briser toutes les frontières, tous les interdits. Dans la fête orgiaque on a affaire à des gens enivrés qui "s'unissent" avec la vie. Ils descendent en effet au niveau purement sensuel, mais c'est une négation tout à fait consciente de la réalité – une négation libératrice. Quant à l'attitude apollinienne, elle propose la contemplation esthétique d'un monde idéal dont on ne voit que la beauté. Comment peut-on donc vaincre le pessimisme qui, vu la condamnation à mort de tout humain, nous menace sans cesse? Il est possible de le faire en transformant la vie au moyen de l'art. Mais, pas par cet art du rêve, où l'on crée un monde idéal de beauté et de mesure, où l'on cache la réalité sous un voile 118 Réalisations du thème esthétique. Ce que l'on retrouve ici c'est une invitation à devenir surhomme: il faut rejeter l'existence d'un simple humain dans son individualité en proie aux tourments de la vie – une telle existence n'est qu'un signe de la décadence, de la faiblesse. De même, la voie apollinienne de l'illusion, qui facilite l'oubli et l'évasion de la vie réelle, est rejetée. Caligula de Camus réalise l'affirmation de Nietzsche que l'art nous est nécessaire pour pouvoir vivre: c'est l'art qui rend la vie possible et digne d'être vécue 150 , c'est seulement comme phénomène esthétique que peuvent se justifier éternellement l'existence et le monde. (NT, p.69) Caligula le fait justement en s'opposant à (et en rejetant) ce qu'il y a d'apollinien. Il rejette l'art du rêve. Il déteste les littérateurs 151 pour les mensonges qu'ils proposent à leurs lecteurs. Il rejette aussi la poésie. Dans la scène 12 de l'acte IV il s'adresse aux poètes: Allons, vous autres, formez vos rangs. Un faux poète est une punition trop dure pour mon goût. Je méditais jusqu'ici de vous garder comme alliés et j'imaginais parfois que vous formeriez le dernier carré de mes défenseurs. Mais cela est vain, et je vais vous rejeter parmi mes ennemis. Les poètes sont contre moi, je puis dire que c'est la fin. Sortez en bon ordre! Vous allez défiler devant moi en léchant vos tablettes pour y effacer les traces de vos infamies. L'art tel qu'on le conçoit normalement, et que Caligula rejette 152 , est un art illusoire. Un bon exemple de cet art est la poésie de Scipion, la poésie qui manque de sang. Caligula reste en effet le seul artiste du monde: par tout ce qu'il fait, il vit son art, il met en accord sa pensée et ses actes. 150 151 CF. NT, p. 50. Dans la scène 10 de l'acte premier Caligula dit: Je n'aime pas les littérateurs et je ne peux supporter leurs mensonges. Ils parlent pour ne pas s'écouter. S'ils s'écoutaient, ils sauraient qu'ils ne sont rien et ne pourraient plus parler. Allez, rompez, j'ai horreur des faux témoins. 119 Réalisations du thème L'empereur choisit le théâtre comme la forme de l'art la plus appropriée pour réaliser ses buts. Il s'agit ici d'un théâtre particulier: celui qui se nourrit justement de l'élément dionysiaque de la réalité, et qui renonce à l'apollinien. Caligula ne veut pas mimer la réalité. Il veut la vivre. Il déteste la littérature qui fait rêver, qui idéalise la réalité, qui sert de calmant contre la réalité, qui est tiède, veule, sans goût. Caligula est comme le prophète biblique: Ainsi parle (…) le Témoin fidèle et vrai (…). Je connais ta conduite: tu n'es ni froid ni chaud – que n'es-tu l'un ou l'autre! Ainsi, puisque te voilà tiède, ni chaud ni froid, je vais te vomir de ma bouche. Tu t'imagines: me voilà riche, je me suis enrichi et je n'ai besoin de rien; mais tu ne le vois donc pas: c'est toi qui est malheureux, pitoyable, pauvre, aveugle et nu! 153 L'art véritable, vécu, dont l'empereur romain veut être adepte, le mène nécessairement à sa propre mort: pour être justifié de parler de la mort il faut l'expérimenter (et donc mourir!) – sinon on resterait au niveau de l'art illusoire. Pour Caligula-joueur la vie même est comme une pièce de théâtre, comme un spectacle, mais en même temps comme un procès impitoyable – puisque la condamnation à mort est sûre par anticipation. Tout le monde est une scène, et tous les hommes et femmes ne sont que des acteurs 154 . Normalement, c'est un Absolu-Créateur qui est metteur en scène. C'est donc sa place que décide de prendre Caligula. Pour vivre réellement en tant qu'artiste, en tant que metteur en scène et acteur, le jeune empereur a besoin de spectateurs. Il joue son œuvre non seulement devant lui-même et ses spectateurs qui se trouvent sur la scène. Il la 152 153 Mais dont il était disciple dans sa jeunesse, c'est-à-dire avant la mort de Drusilla. Apocalypse de St. Jean 3, 14-17, La Bible de Jérusalem, Ed. du Cerf, Paris 1998, p. 2125. 120 Réalisations du thème joue aussi devant tout lecteur/spectateur, récepteurs de la pièce. Surtout sa dernière scène attire notre attention: Caligula qui meurt, mais qui meurt en riant, et qui crie: je suis toujours vivant. C'est à nous, ses spectateurs "réels" qu'il s'adresse. Camus nous montre encore un autre aspect de ce problème dans l'Homme révolté, quand il parle du dandy qui lui-aussi nécessite un public: le dandy ne peut se poser qu'en s'opposant. Il ne peut s'assurer de son existence qu'en la retrouvant dans le visage des autres. Les autres sont le miroir. Miroir vite obscurci, il est vrai, car la capacité d'attention de l'homme est limitée. Elle doit être réveillée sans cesse, éperonnée par la provocation. Le dandy est donc forcé d'étonner toujours. Sa vocation est dans la singularité, son perfectionnement dans la surenchère. Toujours en rupture, en marge, il force les autres à le créer luimême, en niant leurs valeurs. Il joue sa vie, faute de pouvoir la vivre. Il la joue jusqu'à la mort, sauf aux instants où il est seul et sans miroir. Etre seul pour le dandy revient à n'être rien (HR, p.462). Caligula a expérimenté cette solitude immense juste après la mort de Drusilla quand il a passé trois jours tout seul. Sa passion pour la vie ne le laisse pas quand même sombrer dans le néant. Il se rend compte finalement, qu'il n'y a pas d'autre possibilité de vaincre la douleur que par une parodie de la vie, par un jeu. "Jouer" la tyrannie, cela soulage; ce jeu de l'empereur romain possède la fonction pareille à celle de la tragédie grecque: il doit apporter la catharsis libératrice, garantir la purgation des passions; le théâtre, cet art "vivant" apporte l'oubli du passé et une délivrance totale. Comme l'a déjà dit Nietzsche à propos de la tragédie grecque: L'"art" s'avance alors comme un dieu sauveur et un 154 Cf. P. Pavis, Dictionnaire de théâtre, op. cit., l'entrée: théâtre dans le théâtre, pp. 415-6. 121 Réalisations du thème guérisseur: lui seul a le pouvoir de transmuer ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans l'existence en représentations à l'aide desquelles la vie est rendue possible. Ce sont le "sublime", en tant que maîtrise artistique de l'horrible, et le "comique", en tant que soulagement du dégoût de l'absurde. Le chœur de satyres du dithyrambe fur l'acte salvateur de l'art grec. (NT, p.79) Il y a encore deux traits de l'art que Caligula tourne à son avantage. Tout d'abord, le théâtre se présente comme une forme de blasphème et de concurrence aux dieux, il permet de les "tenir à distance": On ne comprend pas le destin et c'est pourquoi je me suis fait destin. J'ai pris le visage bête et incompréhensible des dieux. (CC III, 2) Grâce à l'art dramatique, comme le dit Caligula un peu plus loin, tout homme peut jouer des tragédies célestes et devenir dieu. En jouant le destin, Caligula représente la cruauté des dieux – il l'éloigne ainsi de sa propre vie. Il ne sera plus atteint par l'absurde du monde. Quant à ses crimes, ils ne sont que symbole de la mort omniprésente qui menace chaque créature du monde. En plus, l'art offre une sorte d'immortalité. Caligula serait-il comme Sade dont Camus parle dans l'Homme révolté: Il sera de ces écrivains dont il dit que "la corruption est si dangereuse, si active, qu'ils n'ont pour but en imprimant leur affreux système que d'étendre au-delà de leurs vies la somme de leurs crimes; ils n'en peuvent plus faire, mais leurs maudits écrits en feront commettre, et cette douce idée qu'ils emportent au tombeau les console de l'obligation où les met la mort de renoncer à ce qui est" (HR, p. 457). Dans la vie que l'on considère comme une pièce de théâtre, tout est relatif, rien n'est définitif. Pour cela Caligula peut rire quand on l'assassine: il est toujours vivant, parce qu'au moyen du théâtre (et de l'art en général) – il est 122 Réalisations du thème possible de "répéter" le monde, comme le monde se répète au long des retours éternels. Sur la même grève, la mer primordiale répète inlassablement les mêmes paroles et rejette les mêmes êtres étonnés de vivre. (HR, p. 483) L'artiste – le nouveau Créateur, peut tout répéter, peut recréer le monde et lui-même, comme cela se fait sur la scène; peut-être que les acteurs ou le décor changent, mais la pièce jouée est toujours la même. (iii) L'humour Le troisième élément important dans le jeu de Caligula est l'humour et l'ironie 155 . La relation de Suétone déjà, mais surtout celle d'Auguet, nous ont donné l'impression que Caligula jouait un peu son rôle de monstre, qu'il ne prenait pas au sérieux ses actions cruelles: dans tout ce qu'il faisait, il était facile de voir le jeu d'un enfant qui s'amuse, mais qui le fait explicitement pour cacher ainsi la diplomatie habile d'un empereur lucide. C'est justement son humour omniprésent qui tournait en dérision le monde entier et déroutait ses sujets, commençant par exemple par la discussion avec l'intendant, passant par la scène muette de l'acte II, et finissant par la façon dont Caligula traite les Romains, surtout le vieux patricien (comme dans la scène 5 de l'acte II). L'humour ne sert pas uniquement d'outil dans les luttes politiques. En plus, c'est une "panacée contre la faiblesse": il permet de "suspendre" la nature humaine. Toutes les valeurs, tout ce qui normalement compte dans la vie, après 123 Réalisations du thème avoir subi une "cure d'humour", n'est plus important. L'amour ridiculisé ne compte plus, la souffrance dont on se moque, ne fait plus mal. Tout est privé de valeurs, aussi bien positives que – négatives. Nous trouvons le même éloge de l'humour dans Ainsi parlait Zarathoustra: Elevez vos cœurs, mes frères (…)! Zarathoustra le danseur (…), Zarathoustra le divin, Zarathoustra le rieur, ni impatient, ni intolérant, quelqu'un qui aime les sauts et les écarts; je me suis moi-même placé cette couronne sur la tête! (…) Cette couronne du rieur, cette couronne de roses: à vous, mes frères, je jette cette couronne! J'ai canonisé le rire; hommes supérieurs, apprenez donc – à rire! 156 La nouveauté de Caligula consiste dans le fait que son humour n'est pas gratuit; il est dangereux et cruel, ce que l'on voit bien par exemple dans la scène où l'empereur ridiculise Lepidus désespéré après la perte de son fils: Il était une fois un pauvre empereur que personne n'aimait. Lui, qui aimait Lepidus, fit tuer son plus jeune fils pour s'enlever cet amour du cœur. (Changeant de ton.) Naturellement, ce n'est pas vrai. Drôle, n'est-ce pas? Tu ne ris pas. Personne ne rit? Écoutez, alors. (Avec une violente colère.) Je veux que tout le monde rie. Toi, Lepidus, et tous les autres. Levez-vous, riez. (Il frappe sur la table.) Je veux, vous entendez, je veux vous voir rire. (CC II, 5) En utilisant l'humour et l'ironie, Caligula se fait vainqueur. Il suit les préceptes élaborés dans le Jardin d'Épicure: Puisque la mort nous menace, il faut démontrer que la mort n'est rien (HR, p.440). Il tient ainsi la réalité à distance, il Caligula se présente ici comme un véritable surréaliste: il perçoit l'absurde, il incarne la révolte totale, il aime l'humour et renonce à toutes les valeurs; il met tout en question, même sa propre vie. 156 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, éd. polonaise, Tako rzecze Zaratustra, BIS, Warszawa 1990. Livre IV, Chapitre intitulé O człowieku wyższym, fragm. 17-18 et 20, pp. 366 et 368. 155 124 Réalisations du thème s'en fait maître. Ainsi, bien conscient de sa prétendue "folie", il se place audessus de son empire, de tous les gens, de lui-même et de sa mort: il est plus fort que l'absurde! Il a choisi une logique meurtrière à suivre. Pourtant, puisqu'il est "humoriste", rien ne le limite: il peut facilement détruire la preuve du complot et innocenter Cherea. L'humour est signe de l'anarchisme. Le maître n'est plus un maître, les valeurs ne sont plus des valeurs, le meurtre n'est plus un meurtre. Caligula prend un véritable plaisir à ironiser avec Hélicon sur la manière dont les patriciens assument le rôle humiliant d'esclaves qu'il leur a attribué (dans la scène 5 de l'acte II). Grâce à l'humour il serait en effet facile d'exécuter un renversement de l'ordre social 157 . En balançant entre le sérieux et le non-sérieux, entre le vraisemblable et l'impossible, on balance entre le réel et l'irréel. C'est seulement au lecteur/spectateur – à ceux donc qui sont "dehors" – de décider où se trouve la vérité (si elle est encore à trouver). Le rire est en effet l'ultime "parole" de Caligula. Vers la fin de la pièce, l'empereur constate: Même la douleur est privée de sens. (…) Je sais que rien ne dure! Savoir cela! Nous sommes deux ou trois dans l'histoire à en avoir fait vraiment l'expérience, accompli ce bonheur dément. (CC IV, 13) Ce qui suit, regardé dans la perspective de ces propos, change bien évidement de sens. Caligula "fait semblant" de détruire les deux derniers témoins-spectateurs de son drame, et de descendre du niveau "méta", celui de l'acteur et metteur en scène, vers le "réel", d'un homme de chair et de sang. Tout d'abord, il tue Caesonia; il Citation française d'après: F. Nietzsche, Essai d'une critique de soi-même, in: F. Nietzsche, Naissance de la tragédie, op. cit., p. 44. 125 Réalisations du thème lui reste encore sa propre image dans le miroir. Quand il s'adresse à cette image, il ressemble alors à quelqu'un qui a tout perdu: Toi aussi, toi aussi, tu es coupable. (…) j'ai peur de la consommation. (…) J'ai peur. Quel dégoût, après avoir méprisé les autres, de se sentir la même lâcheté dans l'âme. (CC IV, 14) En brisant le miroir il semble se priver du dernier spectateur de sa pièce; ce serait justement le moment du retour à la vie réelle, de la capitulation définitive. Pourtant, le fait d'avoir organisé le théâtre dans le théâtre laisse à Caligula un dernier public: c'est nous, les lecteurs/spectateurs de la pièce, qui le voyons rire au moment de sa mort. C'est donc la dernière victoire et aussi – le dernier subterfuge de l'empereur romain – si nous nous laissions duper! (iv) Opposition Caligula-metteur en scène est un homme bien conscient de sa condition. Il ressent toute l'absurdité de la vie – il décide de l'accepter et de l'assumer mais en la surmontant d'une certaine manière. Ce qui constitue son avantage par rapport à toutes ses incarnations précédentes, c'est le fait qu'il tourne en dérision ce qui apparemment ne devait le mener qu'au désespoir. En considérant la vie comme une pièce de théâtre, il s'élève au niveau "méta", il atteint un point de vue du dehors: il devient quelqu'un qui observe le monde, qui constate l'absurde et qui décide de se faire maître de cet univers déraisonnable. Le rôle du metteur en scène lui permet en effet de prendre la place du Créateur et du directeur de 157 Cf. A. Faudemay, L'Humour et l'Anarchisme: quelques indices d'une convergence possible, "Revue d'Histoire Littéraire de la France", Anarchisme et création littéraire, PUF, Mai-Juin 1999, 99e 126 Réalisations du thème l'absurdité. Apparemment, Caligula mène ici une vie "intéressante", munie de sens, et en plus – rassurante: ce qui aurait pu être douloureux, ne l'est pas: tout est théâtre, la douleur ne fait pas mal. Pourtant, il est victime de son propre jeu: il s'est laissé tromper par l'idée d'être au plus haut niveau de conscience. Bien au contraire, il est le plus bête. Il s'est privé lui-même de "sa" vie. C'est vrai que la souffrance n'atteint pas quelqu'un qui est acteur et encore moins un metteur en scène. Mais le prix qu'il paie est objectivement inacceptable: il lui faut renoncer à ce que sa vie (réelle!) lui appartienne, ce qui constitue, paraît-il, sa valeur la plus essentielle et indispensable. Ne choisirait-on pas plutôt une existence difficile, incertaine et incompréhensible, pourvu qu'elle soit la nôtre? Et qu'elle nous fasse souffrir, tant pis! Il semble tout d'abord que l'opposition à Caligula-metteur en scène n'existe pas. Il réussit à tourner son entourage en dérision. Tout le monde entre en son jeu, tous les gens ne deviennent qu'acteurs, ou même – marionnettes. Il y en a pourtant, qui ne se laissent pas duper. Comme nous l'avons vu dans l'analyse actantielle, c'est tout d'abord Scipion. Pas une seule fois il ne participe à cette parodie de la vie organisée par Caligula. Son opposition a quand même un caractère négatif, et certainement passif. Scipion manque d'énergie ou de cœur pour agir. Il ne fait rien, il s'en va. Comme sa poésie manquait de sang, son amour et sa révolte manquent d'action. Il y a aussi un autre opposant du théâtre de Caligula. Voici Cherea qui explique aux patriciens: Il faut agir. Mais vous ne détruirez pas cette puissance injuste en l'abordant de front, alors qu'elle est en pleine vigueur. On peut combattre année, N° 3, pp. 467-470. 127 Réalisations du thème la tyrannie, il faut ruser avec la méchanceté désintéressée. Il faut la pousser dans son sens, attendre que cette logique soit devenue démence. (CC II, 2) Il sait que le Joueur devrait finalement jouer sa propre mort – il périra tué avec son propre arme. Cherea est en effet moins passif que Scipion, puisqu'il tire son épée pour assassiner l'empereur. Mais ne pourrait-on pas prétendre qu'il le fait toujours en tant qu'acteur à qui Caligula-metteur en scène a fait signe pour qu'il finisse la pièce. 128 Réalisations du thème 4.5 Récapitulation A ce qu'il paraît, nous avons en effet découvert quatre domaines de l'absurde dans lesquels se déroule la vie de l'empereur romain dans les deux pièces analysées. 1. absurde ontologique – provenant du monde, de la nature; ici l'intelligence humaine n'est pas encore entrée en action; on a affaire à un absurde (ou nihilisme) "animal", inconscient; Caligula à ce niveau-ci est moins qu'un homme, c'est quelqu'un de malade, une "bête" qu'il ne faut pas juger; 2. absurde épistémologique et (apparemment) conscient; Caligula à ce niveau réagit contre les limites de la raison humaine – il veut tout comprendre, être plus qu'un homme, devenir justement un surhomme, qui serait l'égal des dieux; il crée sa propre logique qui n'a pas de limites, mais qui finalement se trouve illusoire; 3. absurde existentiel et "désespéré" qui consiste dans le fait que l'homme ne peut jamais être tel qu'il l'aurait souhaité; Caligula à ce niveau n'est rien d'autre qu'un humain déçu, qui a tout perdu et qui n'espère plus rien; 4. absurde méthodologique et "joué"; ici, Caligula est un être à part, ni homme, ni dieu; lui aussi s'échappe du jugement moral – on ne sait jamais s'il faut le prendre au sérieux. 129 Réalisations du thème On peut affirmer que ce sont en effet de différentes dimensions de l'homme, qui fait la connaissance du monde au moyen de son corps, de ses émotions, de son affectivité, de sa volonté et de sa raison. Aucune de ces dimensions n'est suffisante en elle-même. En se complétant, elles sont toutes nécessaires. Les quatre incarnations de Caligula peuvent donc être vues de façon plus générale comme quatre "esquives" possibles de l'homme qui ne se sent pas heureux dans le monde où il n'est qu'un mort en sursis. Qu'est-ce qu'il peut faire quand il n'accepte pas sa mortalité? Soit qu'il renonce à la conscience (quand il reste au niveau de la chair ou sombre dans la folie), soit qu'il reste à moitié "endormi" pendant toute sa vie en se créant des illusions consolatrices, soit qu'il se réduise à un "malade d'âme" désespéré, soit qu'il se trouve des idoles plus sophistiquées en tant que "metteur en scène". Toutes ces possibilités incarnées par les deux Caligula sont en effet rejetées – parce que tout se termine par la mort. Les deux pièces analysées ne nous apportent pas de réponses. Ce qui attire notre attention c'est le fait qu'il y a trois notions essentielles qui s'entrecroisent sans cesse dans tous les motifs découverts; nous allons essayer de les présenter dans un tableau: 130 Réalisations du thème la motif Caligula se réfugie dans: présence de: bonheur sens de vie conscience tyran irrationnel le sensuel la folie 1&0 0,5 0 intellectuel et surhomme la logique le pouvoir 1 1 0 homme rien!! 0 0 1 metteur en scène l'artificiel 0.5 1 1 Le tableau ci-dessus suggère des préférences que l'on pourrait avoir pour de tels "modèles" de l'homme. Les deux premiers garantissent le bonheur, mais pas celui qui serait juste pour l'être humain. Le premier n'est qu'un "bonheur" animal, le deuxième – un bonheur inexistant que semble fournir la vie dans l'illusion. Dans les deux cas on a affaire à un bonheur aveugle, trop facile. D'un côté l'homme est totalement "plongé dans le monde" – il n'y ajoute rien de vraiment humain, puisqu'il en manque lui-même. De l'autre côté, il n'existe que ce qui est subjectif. Le surhomme, celui qui se croit le plus conscient de tous les autres, ne vit à vrai dire que dans le plus grand mensonge. La réalité ne le regarde pas. Il se crée donc un monde illusoire. Mais bien sûr, les solutions privées d'une vraie conscience ne sont pas bonnes. Le "bonheur" qu'elles 131 Réalisations du thème procurent n'est pas en tout cas suffisant pour les justifier. C'est un bonheur qui peut être "produit" par la vie animale, végétative – il ne devrait pas servir de but pour un humain. L'homme-intellectuel, le surhomme, peut sembler intéressant par le fait qu'il garantit quand même une signification à la vie humaine: la révolte créatrice apporte à l'existence un goût très attirant. On fait penser les autres, on se place au-dessus de tout le monde: cela donne l'impression d'une grande puissance, et la certitude d'avoir un rôle important à jouer. Ce qui manque cependant dans ce modèle, c'est la lucidité. La logique de ce monde, une logique insupportable, puisque insuffisante par rapport aux réclamations de la raison humaine, est remplacée par une autre logique, celle de Caligula-intellectuel: plus satisfaisante peut-être, mais aussi illusoire (puisque meurtrière!) que celle qui a été rejetée. La solution numéro 4 a reçu au total le plus grand nombre de points. Est-ce donc vraiment le modèle à désirer? Ce qui y manque ce n'est qu'un demi-point du côté du bonheur. En effet, la question du bonheur ne se pose même pas dans le cas de ce modèle de l'homme. Quand la vie n'est que du théâtre, les notions telles que "bonheur" sont sans importance. Ce qui rend cette solution quand même inacceptable, c'est le fait que l'homme suivant ce modèle reste toujours du côté de l'artificiel, de l'illusion. C'est une facticité choisie, et bien consciente (contrairement à l'illusion de la solution N° 2), mais cela ne change pas grandchose. Il ne nous reste que le troisième modèle. C'est sans doute le modèle le plus misérable. L'homme ne trouve pas de bonheur dans son désespoir. Il est tellement lucide, qu'il n'arrivera jamais à trouver aucun sens pour sa vie: il a 132 Réalisations du thème vraiment compris l'absurde total de son existence. Pourtant, c'est l'unique modèle qui ouvre le chemin vers la vérité et la liberté. C'est une phase nécessaire par laquelle tout homme doit passer s'il souhaite surmonter sa condition: il doit renoncer à toutes les "évasions", à toutes les illusions. La faiblesse, acceptée en toute honnêteté, deviendra alors sa force – au moment où il trouvera son côté positif, c'est-à-dire de simples valeurs bien humaines. *** Leibniz a demandé: pourquoi y a-t-il "quelque chose" plutôt que "rien", si c'est "rien" qui est plus simple? Caligula s'arrête dans sa vie justement sur ce qui est plus simple. Il reste au niveau de "rien", au niveau de l'absurde. Il n'arrive pas à découvrir l'ordre qui existe dans le monde, l'ordre qui est en effet quelque chose de compliqué et qui demande de l'effort, l'ordre dans lequel est inscrite une fonction normative: au moment où on le retrouve, on se sent "obligé" de suivre un modèle positif de vie. C'est "le monde" qui, par sa structure intrinsèque, nous aide à retrouver notre "identité": il nous force à être bons, à respecter nos prochains, à croire en des valeurs etc. Pour Rostworowski, un tel ordre retrouvé devrait signaler l'existence d'un Créateur du monde, à qui l'homme aurait été soumis. Ce serait donc le Créateur de toute chose qui, en donnant ses commandements, indiquerait à l'homme le chemin à suivre. Pour Camus, ce serait un ordre bien terrestre, trouvé par l'homme dans sa propre nature humaine et dans la solidarité avec les autres. Mais aucun Caligula ne l'a découvert. 133 Conclusion Les analyses qui viennent d’aboutir à leur fin ont eu pour but tout d’abord de répondre à la question de savoir s'il est justifié de parler d’un seul (et défini) thème de Caligula. En même temps notre objectif était de présenter comment ce thème est réalisé dans les pièces de Rostworowski et de Camus. Nous avons remarqué en premier lieu que le motif apparemment essentiel pour le sujet en question, celui d’un tyran fou, est "dépassé" dans les deux œuvres – ce qui semble ruiner l’identité même de Caligula en tant que thème. Pourtant une analyse approfondie, aussi bien au niveau des faits historiques que "dramaturgique", c’est-à-dire l’analyse actantielle, nous ont permis de découvrir les indices incontestables de ce motif dans les deux pièces: seul son rôle a changé de façon importante. Caligula-tyran malade n’est plus un motif unique ni essentiel. Il reste quand même présent – et nécessaire – pour servir de point de départ pour d'autres, de nouveaux motifs. S'il était apparu dans les premières chroniques romaines comme l'image de la tyrannie folle, ou d'une débauche excessive, Caligula devait peu à peu accéder à un symbolisme plus élevé et perdre rapidement son aspect du monstre. Comme la plupart des mythes de notre culture, la légende du fils de Germanicus évoluait dans le sens d'une abstraction progressive. Ses actions, découvrait-on, indiquent d'une manière symbolique sa lutte contre l’absurdité de l’existence humaine, inlassable, mais finie par un échec. Conclusion On peut prétendre que c’est justement ce changement du motif le plus souvent associé au thème de Caligula qui a garanti à ce dernier l'actualité et l'intérêt (du point de vue aussi bien historique que littéraire et philosophique) dans les époques différentes, l'évolution et la transformation au fur et à mesure, et en même temps la conservation de son identité. Nous avons abouti à prouver l'interaction d'au moins quatre motifs différents dans la constitution du "fondement" du thème de Caligula. Chacun de ces motifs s'est montré quelque chose de bien complexe dont la richesse semble inépuisable: ne serait-ce que par le fait que chaque motif retrouvé dans ses réalisations dramaturgiques renvoie (au moyen de l'intertextualité!) à un nombre important d'ouvrages littéraires ou de courants philosophiques. La portée et l'influence de ces motifs dans la formation du thème changent en fonction des facteurs suivants: 1° de l'écrivain, c'est-à-dire d'émetteur, qui de son côté reste sous l'influence du moment historique dans lequel il apparaît au monde, de son enfance, du moment historique dans lequel il écrit son œuvre, des idées dont il veut se faire défenseur (ici on pourrait prendre les deux Caligula pour un double artistique des deux écrivains) etc.; 2° du lecteur – récepteur; 3° de la forme du message – le fait d'avoir choisi la forme théâtrale influe de façon importante sur les possibilités de réalisation du thème. Quant à la question de relation entre thèmes et motifs, ce qui s'impose comme niveau de base c'est sans doute Caligula historique. Si le personnage n'existait pas réellement, il n'apparaîtrait jamais dans la littérature. C'est l'histoire qui le présente comme un tyran et un aliéné. Seulement ensuite, quand on découvre des faits nouveaux de sa biographie ou des raisons jusqu'alors 135 Conclusion inconnues, tout cela influence directement le thème et provoque sa transformation. On a affaire ici à la spécificité d'une œuvre qui prend comme protagoniste un personnage historique: l'importance du niveau des faits est ici indubitable. Il peut tout de même arriver que les transformations réalisées dans la littérature ne soient pas justifiées par l'histoire. C'est elles qui la déforment en insinuant le besoin de la regarder avec une plus grande attention, dans une autre perspective – plus ouverte à des interprétations nouvelles. On pourrait aussi avoir envie de considérer comme niveau de base la biographie (encore une fois le niveau des faits!) des auteurs, leurs opinions, leur point de vue sur la vie, leur philosophie – ce serait le fondement sur lequel survient le niveau thématique. Cette hypothèse suggère que les deux écrivains aient déjà auparavant, avant la création de leurs pièces, des idées précises qu'ils voulaient exposer au moyen du théâtre. Ainsi, Camus aurait voulu illustrer ses opinions sur l'absurde, tandis que Rostworowski - réhabiliter une âme condamnée. Il nous semble avoir prouvé qu'une telle réduction n'est pas possible non plus. Le thème qui dans un sens obtient une existence indépendante et commence à vivre de sa propre vie, influence les auteurs eux-mêmes. Les deux réponses au problème posé au début de notre étude paraissent bien probables. Nous n'avons pas réussi à définir de façon indiscutable la primauté d'un des deux niveaux. Pourtant, il nous semble avoir démontré l'existence d'un seul thème de Caligula. Ce qui nous autorise à soutenir cette thèse, c'est la suggestion contenue dans l'idée de traiter la relation entre thèmes et motifs comme celle de survenance. Deux Caligula, identiques par rapport au niveau supérieur parce 136 Conclusion qu'étant incarnation du même thème, n'ont pas en effet beaucoup en commun par rapport au niveau fondamental des motifs. Il en est ainsi parce que le phénomène du niveau survenant admet une richesse et une diversité (infinies?) des éléments du niveau de base: il en dépend, sans aucun doute, mais ne s'y laisse jamais réduire. 137 Bibliographie Ouvrages étudiés Camus, Albert, Caligula, in: A. Camus, Théâtre. Récits. Nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade, Éd. Gallimard, Paris 1962, pp. 5-108. Rostworowski, Karol Hubert, Cezar Kajus Kaligula, in: K. H. Rostworowski, Wybór dramatów, Éd. Ossolińskich, Wrocław-Warszawa-Kraków 1992, pp. 237-457. Camus, Albert, Homme Révolté, in: A. Camus, Essais, Bibliothèque de la Pléiade, Éd. Gallimard, Paris 1965, pp. 407-709. Camus, Albert, Lettre à Monsieur le directeur de la NEF, in: A. Camus, Théâtre…, pp.1743-1744. Camus, Albert, Mythe de Sisyphe, Éd. Gallimard, Paris 1942. 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