L`entreprise et la sécurité juridique

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L`entreprise et la sécurité juridique
L’entreprise et la sécurité juridique
Colloque organisé par la Société de législation comparée
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Conseil d’Etat
Vendredi 21 novembre 2014
*****
Ouverture par Jean-Marc Sauvé 1 ,
vice-président du Conseil d’Etat
Mesdames et Messieurs,
Chers collègues,
« L’Etat de droit n’est (…) que la dose de juridique que la société peut supporter sans
étouffer » 2 . Par ces mots que j’emprunte au doyen Vedel, se donne à entendre, non pas une
marque de défiance à l’égard de juristes, parfois soupçonnés de « fétichisme juridique » 3 ,
mais, au contraire, leur conscience attentive des finalités sociales et économiques qui
justifient le périmètre et la profondeur des interventions du droit. Parmi ces finalités, figurent
au premier chef la sécurité et la sûreté, qualifiées par Jean Carbonnier de « besoin juridique
élémentaire et, si l’on ose dire, animal » 4 . La sécurité juridique est en effet pour le juriste un
principe tout à la fois directeur et régulateur. Elle désigne une exigence sociale dont l’intensité
et les composantes se sont accentuées et diversifiées depuis plusieurs décennies. Mais elle
renvoie aussi à la compensation des effets potentiellement déstabilisateurs de la multiplication
et de l’application inconséquente des normes juridiques. Elle est tout à la fois ce qui en
justifie l’adoption et ce qui en limite ou en amortit les effets.
Ainsi comprise, la sécurité juridique n’a rien d’un impératif absolu et catégorique, elle
se conçoit et elle s’exerce comme le pendant dialectique du principe de légalité. Si le terme
même de « sécurité juridique » semble venu d’ailleurs 5 et faire figure d’innovation, il
recouvre en réalité une palette de garanties anciennes, en matière de publicité, de rétroactivité
et de protection des droits acquis. Plus fondamentalement, la sécurité juridique désigne
1
Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de cour
administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.
2
G. Vedel, Actes du colloque L’Etat de droit au quotidien, p. 65, cité par D. Labetoulle, « Principe de légalité et
principe de sécurité », Mélanges en l’honneur de Guy Braibant, éd. Dalloz, 1996, p. 403.
3
Pour reprendre l’expression du président D. Labetoulle, voir op.cit., p. 404.
4
J. Carbonnier, Flexible droit, éd. LGDJ, 1992, p. 172.
5
D’inspiration allemande (voir sur ce point, Jürgen Schwarze, Droit administratif européen, éd. Bruylant, 2009,
p. 933), le principe de sécurité juridique a été consacré comme un principe général du droit communautaire
(CJCE 6 février 1962, Bosch, 13/61, Rec. 89) et comme « nécessairement inhérent au droit de la Convention
européenne comme au droit communautaire » (CEDH 13 juin 1979, Marckx contre Belgique, §58, série A,
n°31). Voir, J.-P. Puissochet, « Vous avez dit confiance légitime ? (le principe de confiance légitime en droit
communautaire) », Mélanges en l’honneur de G. Braibant, éd. Dalloz, 1996, p. 581.
1
l’exigence d’un développement continu et maîtrisé des normes juridiques, conciliant leur
nécessaire mutabilité avec un impératif de stabilité. En France, la consécration tardive d’un
principe général du droit autonome 6 et l’absence de principe à valeur constitutionnelle
spécifique ne doivent pas créer l’illusion que notre système juridique serait structurellement
moins protecteur ou que nos juristes seraient plus timorés qu’ailleurs 7 . Prise d’une manière
abstraite et générale, dans sa pureté principielle, la sécurité juridique court le risque d’être
frappée d’ « insignifiance » 8 ou d’être inaperçue. Il en va de même pour son corollaire
subjectif, le principe de confiance légitime 9 . Afin d’éviter toute approche comparative
sommaire, il faut dès lors examiner ces deux principes matriciels sous leurs différentes
facettes pratiques et, en particulier, dans la mise en œuvre in concreto des contrôles
juridictionnels 10 . Ce faisant, les perfectionnements successifs des garanties de sécurité
juridique apparaissent comme consubstantiels à l’édification d’un Etat de droit moderne,
processus dans lequel la France a pu être précurseur, comme par exemple en encadrant par de
strictes conditions, au cours du XXème siècle, le retrait des décisions individuelles créatrices
de droits 11 , ou encore en prohibant par principe la rétroactivité des actes réglementaires12 .
Pour autant, la sécurité juridique d’hier n’est plus celle d’aujourd’hui. Les besoins de
stabilité et de prévisibilité des entreprises se sont intensifiés, d’abord pour des raisons
proprement économiques et financières, à l’heure d’une mondialisation des échanges et d’une
concurrence accrue dans la conquête des marchés, l’utilisation des ressources et la découverte
d’innovations. Ces besoins sont ensuite l’expression d’un désarroi croissant face aux
pathologies contemporaines de la production normative. L’inflation et l’instabilité des lois et
des règlements sont devenues des vecteurs autonomes et puissants d’insécurité juridique.
C’est dans ce double contexte – globalisation économique et dégradation de la qualité des
normes - qu’ont été rénovées les garanties de sécurité juridique, en particulier sur le terrain
des mesures transitoires, et qu’a été affinée d’une manière plus subjective la conciliation entre
des intérêts publics et privés parfois antagonistes. Alors que la tentation d’une concurrence,
sinon d’une rivalité, entre droits nationaux se renforce à l’échelle mondiale et reste forte
même en Europe, les responsables publics ont en effet pris conscience de la part du droit dans
l’attractivité d’un territoire. Une simplification et un assouplissement maîtrisé des règles
applicables aux entreprises sont à cet égard des gages tangibles de compétitivité. Plus
profondément, s’impose une régulation nouvelle du « cycle de vie » de chaque norme, depuis
leur conception et leur adoption, en passant par leur application, jusqu’à leur actualisation ou
leur disparition.
Avant de laisser la parole à la présidente de séance, Mme Jacqueline de
Guillenchmidt, je souhaiterais présenter le panorama des garanties de sécurité juridique dont
6
CE, Ass., 24 mars 2006, Société KPMG et autres, n°288460 ; voir, GAJA, 19e éd., n°111, p. 875.
Voir, B. Mathieu, « La sécurité juridique : un principe constitutionnel clandestin mais efficient », Mélanges
Patrice Gélard, 1999, p. 301.
8
« Il ne faut pas que (…) soit masquée la réalité, qui est faite de la reconnaissance des multiples concrétisations
d’un tel principe [celui de sécurité juridique], dont il faut bien voir que, réduit à lui-même, il a une portée
tellement générale qu’il est frappé d’insignifiance », R. Chapus, Droit administratif général, tome 1, éd.
Montchrestien, 15ème éd., 2001, n°135, p. 105.
9
Voir, S. Calmes, Du principe de protection de la confiance légitime en droits allemand, communautaire et
français, thèse, éd. Dalloz, 2001 ; P. Mouzouraki, Le principe de confiance légitime en droit allemand, français
et anglais : un exemple de convergence des droits administratifs des pays européens ?, éd. Bruylant, 2011.
10
Voir, sur ce point : J. Boulouis et J. Chevallier, Les grands arrêts de la Cour de justice, tome I, éd. Dalloz,
1994, p. 76 : « plus fonctionnelle que conceptuelle, la sécurité juridique n’est rien d’autre que le nom donné par
le juge aux manifestations de son équité et de sa discrétionnarité ».
11
CE 3 novembre 1922, Dame Cachet, Rec. 790.
12
CE, Ass., 25 juin 1948, Société du journal « L’Aurore », Rec. 289.
7
2
bénéficient les entreprises (I), puis identifier les conditions actuelles de leur
approfondissement grâce à une action volontaire et concertée des responsables publics (II).
*
*
*
I. Les garanties assurant aux agents économiques et, en particulier, aux
entreprises la stabilité du droit appliqué ont été renforcées en France depuis une
décennie.
Alors que les besoins des entreprises en matière de sécurité juridique se sont
intensifiés (A), des instruments nouveaux ont été inventés et composent désormais,
notamment entre les mains des juges, une palette diversifiée et opérationnelle (B).
A. Si l’ensemble de nos concitoyens attendent du droit qu’il soit stable, accessible et
prévisible dans son application, les entreprises expriment auprès des autorités publiques des
besoins spécifiques.
« Savoir » et « prévoir » 13 , telles en sont les deux composantes : d’un côté, selon un
« axe formel » 14 , l’accessibilité, la lisibilité, la clarté du droit en vigueur, de l’autre, selon un
« axe temporel » 15 , la prévisibilité et la fiabilité du droit applicable, puis appliqué. Les
entreprises entendent en effet prendre appui sur un cadre légal solide et pérenne pour calculer
les risques inhérents à toute opération d’investissement, de recrutement et de développement
économique. Est notamment intégrée à ce calcul l’évaluation des « risques contentieux »
susceptibles de paralyser ou de menacer la réalisation de leurs projets. Certes, les entreprises
et leurs directions juridiques apparaissent mieux armées que les citoyens isolés pour connaître
le droit applicable, mais cette accessibilité reste toute relative s’agissant des petites et
moyennes entreprises. Une fois la complexité des règles applicables appréhendées, la stabilité
dans la durée et la fiabilité des droits acquis constituent, dans cette mesure, le cœur de leurs
préoccupations : toute leur attention se porte sur l’élément le plus dynamique du droit, sur sa
« fiabilité intertemporelle » 16 et sur le lissage dans le temps des changements de normes.
Or les attentes des entreprises se sont intensifiées sous l’effet des imperfections
actuelles de notre système de production et d’application du droit. Le diagnostic est désormais
connu, au point d’être devenu un poncif, depuis les rapports consacrés par le Conseil d’Etat
en 1991 17 et en 2006 18 à la sécurité juridique. Des normes trop nombreuses, obscures, voire
absconses, et des normes surtout trop volatiles et instables, dégradent l’attractivité de notre
écosystème juridique. Selon les données 19 établies par le Secrétariat général du
13
Voir, sur ce point, S. Calmes, Du principe de protection de la confiance légitime en droits allemand,
communautaire et français, thèse, éd. Dalloz, 2001, pp.155 et suivantes, « définition de la sécurité juridique ».
14
Voir, Conseil d’Etat, rapport public annuel 2006, Sécurité juridique et complexité du droit, éd. La
documentation française, p. 282.
15
Voir, Conseil d’Etat, rapport public annuel 2006, Sécurité juridique et complexité du droit, éd. La
documentation française, p. 282.
16
“die intertemporäre Verlässlichkeit”, voir M. Rümelin, Die Rechtssicherheit, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck),
Tübingen, 1924, cité par S. Calmes, Du principe de protection de la confiance légitime en droits allemand,
communautaire et français, thèse, éd. Dalloz, 2001, p. 163.
17
Conseil d’Etat, rapport public annuel 1991, De la sécurité juridique, éd. La documentation française.
18
Conseil d’Etat, rapport public annuel 2006, Sécurité juridique et complexité du droit, éd. La documentation
française.
19
Lois et règlements en vigueur. Approche statistique, Secrétariat général du Gouvernement, janvier 2011 ;
rapport
disponible
en
ligne :
3
Gouvernement, 2 016 lois, 600 ordonnances et 26 198 décrets étaient en vigueur au 31
décembre 2010. L’analyse des flux montre qu’en neutralisant les effets de substitution entre
textes anciens et nouveaux, l’augmentation nette du nombre d’articles par loi atteint +8%
chaque année 20 et le nombre de mots +6% 21 , qu’en outre, au cours des années 2000, en
neutralisant l’effet lié aux progrès de la codification, le nombre d’articles par code a augmenté
de +17%, et le nombre de mots s’est accru +40%. Bien plus, le nombre de modifications des
codes chaque année a régulièrement augmenté, atteignant, par exemple, entre 60 et 80
actualisations par an pour le code général des impôts. Cette situation, non seulement signale
une dégradation inquiétante de la qualité des normes dont ont pris conscience les pouvoirs
publics, mais elle fait aussi peser sur les entreprises des coûts élevés : comme le soulignait dès
2006 le Conseil d’Etat, « le coût de la complexité des normes et des procédures est évalué,
pour les pays de l’OCDE, à une somme représentant, en 2000, entre trois et quatre points de
PIB selon les pays » 22 .
B. Pour répondre à ces besoins nouveaux, les stabilisateurs traditionnels conservent
toute leur pertinence, mais ils ont dû être renouvelés et enrichis, afin de réduire les effets
indésirables résultant de normes rétroactives, que ces dernières soient des décisions de retrait,
des annulations contentieuses ou des lois nouvelles.
En premier lieu, le délai de retrait de décisions individuelles créatrices de droits et
illégales a été temporellement limité pour des motifs de sécurité juridique, tant par la
jurisprudence que par la loi. Pour que l’absence de mesures de publicité adéquates,
notamment à l’égard des tiers 23 , n’ouvre pas un délai de retrait indéfini, ce délai, désormais
découplé du délai de recours contentieux 24 , a été fixé, sous réserve de dispositions législatives
ou réglementaires contraires 25 , à quatre mois 26 à compter de l’édiction d’une décision
individuelle créatrice de droits, illégale et explicite 27 . Dans le cas de décisions implicites
d’acceptation, l’article 23 de la loi du 12 avril 2000 28 dispose que le délai de retrait court
pendant le délai de recours contentieux, lorsque des mesures d’information à l’égard des tiers
http://archives.gouvernement.fr/fillon_version2/sites/default/files/fichiers_joints/Lois_et_reglements_en_vigueur
__statistiques.pdf
20
Entre 2007 et 2010, voir Lois et règlements en vigueur. Approche statistique, Secrétariat général du
Gouvernement, janvier 2011.
21
Autre indicateur de cette inflation normative : le nombre de pages publiées chaque année au Journal officiel de
la République française « Lois et décrets » est passé de 15 000 pages en 1980 à 23 300 pages en 2009.
22
Conseil d’Etat, rapport public annuel 2006, Sécurité juridique et complexité du droit, éd. La documentation
française ; voir, en particulier, 2.2 l’insécurité des opérateurs économiques, pp. 277-278.
23
Voir, CE, Ass., 6 mai 1966, Ville de Bagneux, Rec. 303 : « même si la notification à la personne au profit de
laquelle des droits sont susceptibles de naître a entraîné l'expiration du délai de recours en ce qui concerne cette
personne, le défaut de publication empêche le délai dont s'agit de courir à l'égard des tiers, lesquels conservent la
possibilité de former un recours gracieux ou contentieux; que, la décision ne pouvant, dès lors, être réputée avoir
acquis un caractère définitif, l'administration peut légalement, en ce cas et même si aucun recours n'a, en fait, été
exercé par un tiers intéressé, rapporter d'office à tout moment la décision entachée d'illégalité ».
24
Revenant sur la solution dégagée par l’arrêt Dame Cachet, précité.
25
Voir, par ex., l’art. L. 424-5 du code de l’urbanisme et CE 13 février 2012, Association société protectrice des
animaux de Vannes, n°351617.
26
La notification de la décision de retrait peut intervenir au-delà du délai de quatre mois, seule est prise en
compte sa date d’édiction, voir CE, Sect., 21 décembre 2007, Société Bretim, n°285515.
27
CE, Ass., 26 octobre 2001, Ternon, concl. F. Séners, n°197018.
28
Loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations,
revenant not. sur la solution dégagée par CE, Sect., 14 novembre 1969, Eve, n°74930, selon laquelle, dans le cas
d’une décision implicite d’acceptation n’ayant pas à faire l’objet de mesures de publicité, l’autorité
administrative se trouvait « dessaisie » de sa faculté de retrait à l’expiration du délai au terme duquel est
intervenue cette décision implicite.
4
ont été mises en œuvre ou, à défaut de telles mesures, pendant un délai de deux mois à
compter de l’édiction de telles décisions. Le même article précise que, lorsqu’un recours
contentieux a été formé dans les délais impartis, ces décisions peuvent être retirées pendant
toute la durée de l’instance, qu’elles aient fait ou non l’objet de mesures de publicité 29 . Enfin,
s’agissant des décisions implicites de rejet, « ni la législation, ni la jurisprudence ne sont
revenues sur l’arrêt Dame Cachet » 30 : le délai de retrait s’identifie alors au délai de recours
contentieux 31 . Depuis près de quinze ans, la conciliation posée dès 1922 par la jurisprudence
entre l’exigence de stabilité juridique et le principe de légalité a été affinée dans le sens d’une
plus grande sécurité juridique, et elle a directement inspiré la restriction des conditions
d’abrogation des actes individuels créateurs de droits 32 .
En deuxième lieu, l’effet rétroactif d’une annulation contentieuse peut parfois
emporter des conséquences manifestement excessives, en raison tant des effets que l’acte
annulé a produits et des situations qui ont pu se constituer lorsqu’il était en vigueur, que de
l’intérêt général pouvant s’attacher à un maintien temporaire de ses effets. C’est pourquoi, le
juge administratif peut moduler dans le temps cet effet rétroactif, en prenant en considération,
d’une part, les conséquences de la rétroactivité de l’annulation pour les divers intérêts publics
ou privés en présence et, d’autre part, les inconvénients que présenterait, au regard du principe
de légalité et du droit des justiciables à un recours effectif, une limitation dans le temps des
effets de l’annulation. Cette modulation, lorsqu’elle est nécessaire, peut conduire à regarder
les effets de l’acte litigieux antérieurs à son annulation comme définitifs ou même, le cas
échéant, à ce que certains de ces effets restent provisoirement en vigueur jusqu’à une date
ultérieure déterminée par le juge 33 . Cet office du juge administratif, conçu originellement à
« titre exceptionnel » 34 , s’est désormais banalisé 35 , dans le respect du principe du débat
contradictoire 36 et sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la décision
d’annulation, ce qui n’interdit toutefois pas au juge de tenir compte du nombre de ces
dernières pour différer les effets de l’annulation 37 . Mis en œuvre de longue date et en partie
29
Voir, CE, avis, 12 octobre 2006, Mme Cavallo, n°292263.
GAJA, précité, p. 816.
31
CE 26 janvier 2007, SAS Kaefer Wanner, n°284605.
32
Voir, s’agissant des décisions individuelles créatrices de droit et expresses : « sous réserve de dispositions
législatives ou réglementaires contraires, et hors le cas où il est satisfait à une demande du bénéficiaire,
l’administration ne peut retirer ou abroger une décision expresse individuelle créatrice de droits que dans le délai
de quatre mois suivant l’intervention de cette décision et si elle est illégale » (CE, Sect., 6 mars 2009, M.
Coulibaly, n°306084).
33
Voir, s’agissant d’acte réglementaire : CE, Ass., Association AC ! et autres, n°255886 ; s’agissant d’une
décision individuelle : CE 12 décembre 2007, Sire, n°296072. Voir, sur ce point, GAJA, 19e éd., n°110, p. 860 et
suivantes.
34
L’arrêt Association AC ! précité soulignait que la dérogation au principe de l’effet rétroactif des annulations
contentieuses ne pouvait être justifiée qu’ « à titre exceptionnel ». Sans remettre en cause ce principe, l’arrêt CE,
Ass., Société Métropole Télévision (M6) et société Télévision française 1 (TF1), n°363702, est revenue sur cette
mention.
35
Voir, sur ce point, GAJA, 19e éd., n°110, p. 860 et suivantes ; voir également, O. Mamoudy, « D’AC ! à M6 en
passant par Danthony, 10 ans d’application de la jurisprudence AC ! – bilan et perspectives », AJDA, 2014, p.
501 ; A.-C. Bezzina, « 2004-2014 : les dix ans de la jurisprudence AC ! », RFDA, 2014, p. 735.
36
Comme le précise l’arrêt Association AC ! précité, lorsque le juge envisage de faire usage de son pouvoir de
modulation, de lui-même ou à la demande d’une partie, il est tenu de recueillir sur ce point les observations des
parties et examiner l’ensemble des moyens, d’ordre public ou invoqués devant lui, pouvant affecter la légalité de
l’acte en cause.
37
Voir, sur ce point, CE 17 décembre 2010, SFIB, n°310195 : « lorsque le juge administratif décide de limiter
dans le temps des effets de l’annulation de l’acte attaqué devant lui, il est tenu, au regard du droit des justiciables
à un recours effectif, de réserver les actions contentieuses engagées contre les actes pris sur le fondement de
l’acte en cause à la date de sa décision d’annulation ; qu’il lui revient toutefois de tenir compte de ces actions
contentieuses dans son appréciation de la nécessité de différer dans le temps les effets de l’annulation ».
30
5
de manière prétorienne par la Cour de justice de l’Union européenne 38 , ce pouvoir de
modulation trouve aussi à s’appliquer pour des raisons impérieuses, lorsque l’effet rétroactif
d’une annulation contentieuse entraînerait une méconnaissance encore plus grave du droit de
l’Union que celle résultant du maintien temporaire des effets de l’acte annulé 39 .
En troisième lieu, si la rétroactivité des seules lois pénales est proscrite par l’article 8
de la Déclaration de 1789 40 , la rétroactivité des autres lois a été strictement limitée par le
Conseil constitutionnel grâce à la notion fonctionnelle de « situation légalement acquise » 41
qui irrigue toute sa jurisprudence. Il s’agit, au premier chef, de la rétroactivité des lois
fiscales : par une décision du 18 décembre 1998 42 , il a ainsi été jugé que « si le législateur a la
faculté d'adopter des dispositions fiscales rétroactives, il ne peut le faire qu'en considération
d'un motif d'intérêt général suffisant et sous réserve de ne pas priver de garanties légales des
exigences constitutionnelles » 43 . Il s’agit ensuite des lois s’appliquant immédiatement à des
contrats en cours d’exécution à cette date. Cette situation de « pseudo-rétroactivité » 44 a été
progressivement encadrée par la jurisprudence constitutionnelle : si le législateur peut
apporter des modifications à l’économie des contrats légalement conclus, il ne peut le faire en
l’absence d’un motif d’intérêt général 45 , désormais suffisant 46 , sans méconnaître les
exigences des articles 4 et 16 de la Déclaration de 1789 47 . Comme le relève le président
Olivier Dutheillet de Lamothe, « la référence non plus seulement à l’article 4, qui est le
fondement de la liberté contractuelle, mais à l’article 16, qui est le fondement [de la garantie
des droits], montre bien que cette jurisprudence s’inscrit dans le cadre inspiré par le principe
de sécurité juridique » 48 . Enfin, il s’agit des lois de validation – qui peuvent être des lois
fiscales - dont la rétroactivité a été limitée grâce à un dialogue entre juges européens et
constitutionnels. Dans le sillage de la jurisprudence Zielinski de la Cour européenne des droits
de l’Homme 49 , le Conseil constitutionnel subordonne 50 la validation d’un acte dont le juge est
38
Voir, en ce qui concerne les recours en annulation contre un acte pris par un organe de l’Union européenne :
art. 264 TFUE ; en ce qui concerne les arrêts interprétatifs de la Cour de justice de l’Union européenne : CJCE 8
avril 1976, Mlle Defrenne, 43/75, Rec. 455) ; en ce qui concerne les recours en appréciation de la validité d’un
acte pris par un organe de l’Union européenne : CJCE 15 octobre 1980, Roquette frères, 145/79, Rec. 2917.
39
Voir, par ex. CE 28 mai 2014, Association Vent de colère ! et autres, n°324852 ; CE 17 juin 2011, Canal +
Distribution et autres, n°324816 ; CE 23 juillet 2014, Société Octapharma France, n°349717
40
« La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en
vertu d'une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. »
41
CC n°2005-530 DC du 29 décembre 2005, Loi de finances pour 2006.
42
CC n°98-404 DC du 18 décembre 1998, Loi de financement de la sécurité sociale pour 1999.
43
CC n°98-404 DC du 18 décembre 1998, Loi de financement de la sécurité sociale pour 1999, cons. 5.
44
La tradition juridique allemande distingue à cet égard la rétroactivité véritable (« echt ») de la fausse
(« unecht ») rétroactivité, encore nommée « pseudo-rétroactivité ». Voir, sur ce point, S. Calmes, Du principe de
protection de la confiance légitime en droits allemand, communautaire et français, thèse, éd. Dalloz, 2001, p.
149.
45
CC n°99-416 DC du 26 juillet 1999, Loi portant création d’une couverture maladie universelle, cons. 19.
46
CC n°99-423 DC du 13 janvier 2000, Loi relative à la réduction négociée du temps de travail, cons. 42.
47
CC n°2002-465 DC du 13 janvier 2003, Loi relative aux salaires, au temps de travail et au développement de
l’emploi, cons. 4.
48
O. Dutheillet de Lamothe, « La sécurité juridique, le point de vue du juge constitutionnel », 20 septembre
2005.
49
CEDH 28 octobre 1999, Zielinski, Pradal, Gonzalez et autres contre France, n°24846/94 et autres. Dans ces
affaires, le Conseil constitutionnel avait pourtant admis la constitutionnalité de la loi de validation litigieuse (CC
n°93-332 DC du 13 janvier 1994, Loi relative à la santé publique et à la protection sociale).
50
D’autres critères sont mis en œuvre par le Conseil constitutionnel. Cinq conditions sont en effet posées par sa
jurisprudence : 1°) la validation doit poursuivre un but d’intérêt général impérieux, 2°) la validation doit
respecter les décisions de justice ayant force de chose jugée, c’est-à-dire en dernier ressort le principe de
séparation des pouvoirs, 3°) la validation doit respecter le principe de non-rétroactivité des peines et des
sanctions, 4°) l’acte validé ne doit méconnaître aucune règle, ni aucun principe de valeur constitutionnelle, sauf à
6
saisi à l’existence d’un motif d’intérêt général, d’abord qualifié de « suffisant » 51 , puis,
reprenant l’expression strasbourgeoise, qualifié d’ « impérieux » 52 . Au terme de cette
évolution, la rétroactivité des lois non pénales, sans être par principe prohibée, fait désormais
l’objet d’un strict contrôle de proportionnalité par le Conseil constitutionnel.
Si des stabilisateurs 53 assurent ainsi aux entreprises la pérennité des droits qu’elles ont
acquis, ils demeurent toutefois inopérants sur les effets perturbateurs nés d’un changement
brusque de réglementation. Or prévoir ces changements et avoir le temps d’anticiper les coûts
et les avantages qui en résulteront font, me semble-t-il, partie des attentes fortes exprimées par
les entreprises.
II. L’attractivité de l’écosystème juridique français doit être améliorée grâce à
une meilleure prévisibilité des normes et une meilleure coordination de l’ensemble des
autorités publiques chargées de leur conception, de leur adoption et de leur application.
A. Longtemps, le droit français a été présenté comme étranger, sinon hostile, à une
approche subjective de la sécurité juridique. On a voulu y trouver l’identité d’un modèle - et
parfois d’un contre-modèle. Son approche objective domine certes – on l’a montré - les
notions jurisprudentielles de « droits acquis » ou de « situations légalement acquises » : ni le
juge administratif, ni le juge constitutionnel ne subordonnent la protection de ces droits et
situations au caractère légitime des espérances qu’ils ont fait naître . Toutefois, cette approche
n’épuise plus la richesse de notre droit qui a su, sans se dénaturer, s’enrichir de garanties
nouvelles. Le « principe de sécurité juridique », consacré par un arrêt 54 d’Assemblée du 24
mars 2006, permet désormais de répondre d’une manière plus fine et plus concrète aux
attentes des justiciables et, notamment, des entreprises.
1. En premier lieu, s’il n’existe aucun droit au maintien d’un règlement en vigueur 55 ,
les perturbations nées d’un changement de réglementation doivent pouvoir être anticipées et
amorties au mieux. Il incombe à cet égard à « l’autorité investie du pouvoir réglementaire (…)
d’édicter, pour des motifs de sécurité juridique, les mesures transitoires qu’implique, s’il y a
lieu, [une] réglementation nouvelle ». « Il en va ainsi lorsque l’application immédiate de
celle-ci entraîne, au regard de l’objet et des effets de ses dispositions, une atteinte excessive
aux intérêts publics ou privés en cause » 56 . Il appartient le cas échéant au juge administratif de
contrôler, selon une approche in concreto et en partie subjective, le caractère suffisant des
mesures transitoires adoptées, lorsqu’elles sont nécessaires. Celles-ci peuvent consister à
différer l’entrée en vigueur d’une réglementation nouvelle ou encore à édicter des mesures
préparatoires ou intermédiaires. Le juge examine en particulier le caractère raisonnable du
ce que le but d’intérêt général impérieux visé par la validation soit lui-même de valeur constitutionnelle, 5°) la
portée de la validation doit être strictement définie.
51
CC n°99-422 DC du 22 décembre 1999, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2000, cons. 64 ; CC
n°99-425 DC du 29 décembre 1999, Loi de finances rectificative pour 1999, cons. 8.
52
CC n°2013-366 QPC du 14 février 2014, SELARL PJA, ès qualité de liquidateur de la société Maflow France,
cons. 3.
53
Parmi lesquels comptent aussi les règles de prescription, voir not. CE 28 mai 2014, Société Delicelait,
n°350095.
54
CE, Ass., 24 mars 2006, Société KPMG et autres, n°288460 ; voir, GAJA, 19e éd., n°111, p. 875.
55
CE 25 juin 1954, Syndicat national de la meunerie à seigle, Rec. 379.
56
CE, Sect., 13 décembre 2006, Mme Lacroix, n°287845.
7
délai de transition octroyé 57 et la nature des mesures adoptées avant l’entrée en vigueur d’un
nouvel acte 58 , au regard notamment des capacités d’adaptation 59 de ses destinataires et des
informations qu’ils détenaient sur son adoption 60 .
En certains cas, le juge opère un contrôle renforcé sur la nécessité de mesures
transitoires. Il s’agit, tout d’abord, de celles ayant pour effet de retarder l’application effective
du droit de l’Union européenne. Sont ainsi annulées des dispositions réglementaires prévoyant
une période transitoire, alors qu’aucun « motif impérieux » n’était susceptible « de justifier
(…) un délai pour la mise en conformité complète du droit français avec le droit de l’Union
européenne » 61 . Il s’agit ensuite, mais selon une perspective inversée, des mesures provisoires
ayant pour effet d’écarter l’application d’une réglementation nouvelle aux situations
contractuelles en cours : en ce cas, c’est leur application immédiate qui est strictement
encadrée. D’une part, le seul silence de la loi sur son application aux situations contractuelles
en cours à la date de son entrée en vigueur ne saurait être interprété comme autorisant
implicitement une telle application, en l’absence d’un « motif d’intérêt général suffisant lié à
un impératif d’ordre public » 62 . D’autre part, l’entrée en vigueur immédiate d’un acte
réglementaire, lorsqu’elle a pour effet de modifier les contrats en cours d’exécution à cette
date, doit aussi répondre à « un motif d’intérêt général suffisant lié à un impératif d’ordre
public » 63 , tenant, par exemple, à l’établissement d’une concurrence effective et loyale sur un
marché.
2. En deuxième lieu, l’obligation de prendre des mesures transitoires s’impose aussi au
juge dans l’exercice de son office. Lorsqu’il définit des règles jurisprudentielles nouvelles,
notamment les conditions d’exercice du droit au recours, il aménage leur entrée en vigueur,
afin de ne pas porter une atteinte excessive aux situations légalement acquises. En matière
contractuelle, les recours de pleine juridiction créés au bénéfice des concurrents évincés64
puis pour tout tiers 65 n’ont ainsi pas été ouverts contre les procédures ou les contrats en cours
d’exécution. Le juge prévient et neutralise aussi grâce à des mesures transitoires les difficultés
de tous ordres qui peuvent résulter de l’extinction des mesures provisoires ordonnées par le
juge des référés. Le transitoire prend alors le relais du provisoire. Lorsque le juge de l’excès
de pouvoir accueille des conclusions tendant à l’annulation d’un acte dont l’exécution a été
préalablement suspendue par le juge des référés, il lui appartient, le cas échéant d’office,
d’apprécier s’il y a lieu de décider que sa décision d’annulation soit accompagnée de mesures
transitoires » 66 . Lorsque le juge de l’excès de pouvoir rejette de telles conclusions, il lui
appartient, le cas échéant d’office, d’apprécier s’il y a lieu de décider que sa décision de rejet,
en tant qu’elle met fin à la suspension précédemment prononcée, ne prendra effet qu’à une
57
Voir, sur ce point, G. Eveillard, « Sécurité juridique et dispositions transitoires. Huit ans d’application de la
jurisprudence KPMG », AJDA, 2014, p. 492.
58
CE 20 mars 2013, Association des magistrats des chambres régionales et territoriales des comptes, n°357945.
59
Voir, s’agissant de candidats à des concours administratifs : CE 25 juin 2007, Syndicat CFDT du ministère des
affaires étrangères, n°304888.
60
Voir, par ex. sur ce point, un avis de la Commission européenne (CE 6 octobre 2008, Compagnie des
architectes en chef des monuments historiques, n°310146), une information délivrée par les organisations
d’employeurs auprès des entreprises de la branche concernée (CE 30 décembre 2013, Union des syndicats de
l’immobilier, n°352901), une information délivrée auprès des professionnels du droit sur la fermeture de
juridiction (CE 12 mai 2005, Ordre des avocats du barreau de Belley et autres, n°325662).
61
CE 3 novembre 2014, Fédération autonome des sapeurs-pompiers professionnels, n°375534.
62
CE, Ass., 8 avril 2009, Compagnie générale des eaux et commune d’Olivet, n°271737.
63
CE 11 juin 2014, Société TDF et autres, n°363920.
64
CE, Ass., 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, n°291545.
65
CE, Ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n°358994.
66
CE 14 mai 2014, Société Addmedica, n°363195.
8
date ultérieure ou, le cas échéant, d’assortir sa décision de la fixation d’une nouvelle période
transitoire pour les dispositions dont l’exécution avait été suspendue » 67 . Enfin, d’une
manière plus générale, le juge dispose de pouvoirs élargis de régularisation, notamment en
matière contractuelle afin que soit pleinement préservée l’exigence de stabilité des relations
contractuelles 68 .
3. En troisième lieu, une approche plus subjective de la sécurité juridique invite
désormais le juge à prendre en considération les espérances légitimes des acteurs
économiques. Si le principe de confiance légitime n’est invocable que dans le champ du droit
de l’Union européenne 69 , la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, qui
consacre un tel principe 70 , a été le vecteur 71 d’une approche renouvelée grâce à une
conception autonome de la notion de « bien » au sens de l’article 1er du premier protocole
additionnel 72 . Dans le sillage de cette jurisprudence, le juge administratif reconnaît en effet
qu’ « à défaut de créance certaine, l’espérance légitime d’obtenir la restitution d’une somme
d’argent doit être regardée comme un bien au sens de [cet article] » 73 . La légitimité de ces
espérances est alors examinée à l’aune de la suffisance de leur « base » en droit interne, que
celle-ci soit jurisprudentielle74 ou législative 75 . Dans le premier cas, seule une jurisprudence
constante ou s’inscrivant dans un courant jurisprudentiel clair et déterminé est susceptible de
faire éclore une espérance légitime 76 . Dans le second cas, lorsqu’une loi de finances modifie
les règles d’assiette de l’impôt sur les sociétés et s’applique aux revenus ou bénéfices de
l’année en cours 77 , la « petite rétroactivité » qui en résulte traditionnellement peut, dans
certains cas, porter atteinte à des espérances qualifiables de légitimes, notamment lorsqu’est
décidée la suppression d’un dispositif fiscal incitatif instauré par le législateur pour une
période déterminée 78 .
67
CE 29 janvier 2014, Conseil national des professions de l’automobile, branche professionnelle des recycleurs
de l’automobile, n°360791.
68
Voir en ce qui concerne un recours formé par une partie à un contrat administratif et tendant à contester sa
régularité : CE, Ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, n°304802 ; en ce qui concerne un recours formé
par un tiers à un contrat administratif et tendant à contester sa régularité : CE, Ass., 4 avril 2014, Département de
Tarn-et –Garonne, n°358994.
69
CE 9 mai 2001, Entreprise personnelle de transports Freymuth, n°210944.
70
CEDH 29 novembre 1991, Pine Valley Developments Ltd et autres contre Irlande, n°12742/87.
71
Voir, sur ce point, X. Domino et A. Bretonneau, « Souvent loi varie…mais fol est-il vraiment qui s’y fie ? »,
AJDA, 2012, p. 1392.
72
Les créances constituées (CEDH 9 décembre 1994, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis contre
Grèce, n°13427/87), mais aussi celles qui ne le sont pas mais qui constituent une « espérance légitime » (CEDH
6 octobre 2005, Draon contre France, n°1513/03) sont comprises sous cette notion à condition que leur valeur
patrimoniale ait « une base suffisante en droit interne » (CEDH 28 septembre 2004, Kopecky contre Slovaquie,
n°44912/98).
73
CE 19 novembre 2008, Société Getecom, n°292948.
74
Un revirement de jurisprudence intervenu six mois avant son renversement par une loi nouvelle n’a pas pu
faire naître des espérances légitimes, voir : CE 19 novembre 2008, Société Getecom, n°292948.
75
La suppression non rétroactive d’un avoir fiscal sur les dividendes n’a pas pu faire naître d’espérances
légitimes : CE 2 juin 2010, Fondation de France, n°318014.
76
Si neuf mois seulement séparent la décision Asco Joucomatic (CE 25 avril 2003, Ministre de l’économie, des
finances et de l’industrie contre société Asco Joumatic, n°228438) de son renversement par la loi de finances
rectificatives pour 2003, cette jurisprudence s’inscrit cependant, comme le relève le rapporteur public, Claire
Legras, dans une « évolution favorable aux prétentions des sociétés requérantes » depuis 2000, voir : CE 21
octobre 2011, Ministre du budget, des comptes publics et de la fonction publique contre SNC Peugeot Citroën
Mulhouse, n°314767.
77
Alors que le fait générateur de l’impôt sur les sociétés est réputé intervenir le jour de la clôture de l’exercice
(CE, Ass., 16 mars 1956, Garrigou, n°35663).
78
Voir, s’agissant d’un crédit d’impôt pour les emplois créés au cours des années 1998 à 2000 par l’art. 220
octies du code général des impôts, dans sa rédaction issue de l’art. 81 de la loi du 30 décembre 1997 de finances
9
Cette approche subjective culmine désormais à un niveau constitutionnel. Si le Conseil
constitutionnel a refusé de reconnaître un principe autonome de confiance légitime 79 , il a
cependant enrichi la « garantie des droits », découlant de l’article 16 de la Déclaration de
1789. Par une décision du 19 décembre 2013 80 , il a en effet jugé que s’il reste loisible au
législateur de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas
échéant, d’autres dispositions, (…) il ne saurait [toutefois], sans motif d’intérêt général
suffisant, ni porter atteinte aux situations légalement acquises, ni mettre en cause les effets qui
peuvent légitimement être attendus de telles situations ». En l’espèce, le Conseil
constitutionnel a jugé que le seul objectif d’une augmentation du rendement des prélèvements
sociaux ne pouvait justifier que soit écartée l’application légitimement attendue de taux
réduits d’imposition aux contrats d’assurance-vie qui ont été conservés pendant une certaine
durée légale. Comme l’a relevé la doctrine, par cette décision du 19 décembre 2013, « la
confiance légitime [est entrée] discrètement au Conseil constitutionnel » 81 , mais d’une
manière certaine.
B. Le renforcement des contrôles juridictionnels sur le terrain de la confiance légitime,
qui est un « corollaire » 82 de la sécurité juridique, est une condition nécessaire, mais
cependant non suffisante pour redresser l’attractivité de notre système normatif. Le « cycle de
vie » des normes applicables aux entreprises doit en effet être davantage orienté vers la prise
en compte de leurs demandes de stabilité et de prévisibilité.
1. Au stade de leur conception, l’obligation constitutionnelle 83 d’assortir les projets de
loi d’une étude d’impact complète et suffisante doit permettre de mieux anticiper les coûts et
avantages auxquels peuvent s’attendre les entreprises. Les formations consultatives du
Conseil d’Etat veillent au respect de ces exigences, encore insuffisamment prises en
compte 84 . Au niveau réglementaire, une exigence équivalente a été posée, par voie de
circulaires 85 , en particulier lorsque des normes nouvelles s’appliquent aux entreprises, et une
pour 1998 : CE 9 mai 2012, Ministre du budget, des comptes publics et de la fonction publique contre société
EPI, n°308996.
79
CC n°96-385 DC du 30 décembre 1996, Loi de finances pour 1997, cons. 18.
80
CC n°2013-682 DC du 19 décembre 2013, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2014, cons. 14.
81
B. Delaunay, « La confiance légitime entre discrètement au Conseil constitutionnel », AJDA, 2014, p. 649.
82
S. Calmes, Du principe de protection de la confiance légitime en droits allemand, communautaire et français,
thèse, éd. Dalloz, 2001, p. 172.
83
En ce qui concerne les projets de loi organique, ordinaire, de programmation (autres que ceux relatifs aux
finances publiques) et ceux tendant à autoriser la ratification ou l’approbation d’un traité ou accord
international : art. 8 et 11 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 341, 39 et 44 de la Constitution ; en ce qui concerne les lois de finances initiales et rectificatives : art. 51 et 53 de la
loi organique n° 2001-692 du 1 août 2001 relative aux lois de finances, modifiés respectivement par la loi
organique n° 2012-1403 du 17 décembre 2012 et par la loi organique n°2009-403 du 15 avril 2009 ; en ce qui
concerne les lois de financement de la sécurité sociale : art. LO 111-4, dans sa rédaction issue de la loi organique
n°2012-1403 du 17 décembre 2012. Ne sont pas inclus dans le périmètre de cette obligation constitutionnelle :
les projets de révision constitutionnelle, les projets de loi prorogeant des états de crise, les projets de loi de
programmation des finances publiques, les projets de loi de règlement, les projets de loi de ratification d’une
ordonnance, à moins qu’ils ne comportent des dispositions nouvelles allant au-delà de la rectification d’erreurs
matérielles dans le texte de l’ordonnance ou d’ajustements de cohérence juridique. Sont également exclus de ce
périmètre : les projets d’ordonnances prises sur le fondement des articles 38 et 74-1 de la Constitution, les
propositions de loi et les amendements d’origine gouvernementale ou parlementaire.
84
Voir, Jean-Marc Sauvé, La simplification législative, intervention du 22 mai 2014 devant la Mission
d’information sur la simplification législative.
85
Circulaire du 17 février 2011 relative à la simplification des normes concernant les entreprises et les
collectivités territoriales. Ce dispositif a été, par une circulaire du 17 juillet 2013, généralisé à tout texte
réglementaire, hors ceux uniquement applicables aux administrations de l’Etat.
10
exigence spéciale a été instaurée pour les petites et moyennes entreprises, par une circulaire
du 9 janvier 2013 86 , consistant à tester ex ante l’impact financier et organisationnel d’une
norme réglementaire nouvelle.
Toujours en amont, l’extension des mécanismes de rescrit ou de pré-décision
représente une perspective prometteuse, ce qu’a souligné le Conseil d’Etat dans une étude87
réalisée en 2013 à la demande du Gouvernement. Le rescrit, déjà utilisé dans les domaines
fiscal, social et douanier, permet d’obtenir une prise de position opposable à l’administration
sur l’application d’une réglementation à une situation individuelle, lorsque le respect de cette
réglementation n’est pas constaté obligatoirement par une décision ultérieure. Son utilisation,
qui doit respecter les règles essentielles d’ordre public et préserver la situation des tiers, est
particulièrement adéquate, lorsque l’action administrative a un objet simplement pécuniaire.
La pré-décision, quant à elle, permet d’obtenir, en amont d’une procédure d’autorisation ou de
déclaration, une prise de position décisoire de l’administration sur certains aspects d’un projet
– qualification juridique, procédure applicable… -, dans le respect des règles du contentieux
administratif, notamment celle régissant la technique de l’exception d’illégalité. En
complément d’instruments plus classiques, comme les circulaires et les instructions, ces deux
outils, s’ils étaient ainsi développés - comme cela est déjà en partie réalisé et encore en partie
à l’état de projet 88 -, permettraient d’éclairer les opérateurs économiques sur les conditions de
faisabilité et de pérennité de leurs projets.
2. Au stade de la rédaction, un soin particulier doit être apporté à la clarté des normes
nouvelles. S’agissant des lois, le Conseil constitutionnel censure 89 , pour incompétence
négative et donc méconnaissance de l’article 34 de la Constitution, des dispositions
législatives insuffisamment claires. Il censure 90 aussi des dispositions insuffisamment
précises ou équivoques, qui porteraient atteinte à l’objectif 91 à valeur constitutionnelle
d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la
Déclaration de 1789. Enfin, il censure 92 des dispositions qui ne revêtiraient pas de portée
normative et méconnaîtraient ainsi l’article 6 de cette même Déclaration, sauf à ce qu’elles
entrent dans la catégorie des lois de programmation.
3. Au stade de l’entrée en vigueur de normes nouvelles, une attention spécifique doit
être portée à d’éventuelles mesures transitoires – nous y avons insisté et les formations
administratives du Conseil d’Etat constatent souvent que ce point est négligé. En outre, pour
chaque nouvelle norme, un calendrier détaillé et régulier doit être défini. A cet égard, une
circulaire du 23 mai 2011 instaure, pour les textes réglementaires concernant les entreprises,
86
Circulaire du 9 janvier 2013 relative à la modernisation de l’action publique.
Conseil d’Etat, Le rescrit : sécuriser les initiatives et les projets, rapport adopté le 14 novembre 2013 par
l’Assemblée générale du Conseil d’Etat, éd. La documentation française, 2014.
88
Voir, not. en ce sens, art. 13 de la loi n° 2014-1 du 2 janvier 2014 habilitant le Gouvernement à simplifier et
sécuriser la vie des entreprise, relatif au « certificat de projet » et l’ordonnance n° 2014-356 du 20 mars 2014
relative à l'expérimentation d'un certificat de projet ; voir, également, art. 3 du projet de loi relatif à la
simplification de la vie des entreprises et portant diverses dispositions de simplification et de clarification du
droit et des procédures administratives (ERNX1412185L), tendant à habiliter le Gouvernement à étendre, par
voie d’ordonnance, le mécanisme du rescrit, sous certaines conditions (projet de loi actuellement soumis à une
commission mixte paritaire).
89
Voir, par ex., CC n°85-191 DC du 10 juillet 1985, Loi portant diverses dispositions d’ordre économique et
financier, cons. 5, et CC n°2000-435 DC du 7 décembre 2000, Loi d’orientation pour l’outre-mer, cons. 52.
90
CC n°2003-475 DC du 24 juillet 2003, Loi portant réforme de l’élection des sénateurs, cons. 26.
91
Consacré par CC n°99-421 DC du 16 décembre 1999, Loi d’habilitation du Gouvernement à procéder, par
ordonnances, à l’adoption de la partie législative de certains codes.
92
CC n°2005-512 DC du 21 avril 2005, Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école, cons. 17.
87
11
des « dates communes d’entrée en vigueur » 93 . Ce dispositif prévoit un différé d’entrée en
vigueur, d’un minimum de deux mois, mais aussi la fixation d’un nombre restreints
d’échéance au cours de l’année – le 1er jour de chaque trimestre. Il serait évidemment
souhaitable que ces sages mesures soient pleinement respectées.
4. Enfin, au stade de l’application des normes, une évaluation périodique et
systématique doit permettre de mesurer les résultats obtenus au regard des objectifs fixés.
Bien plus, un effort massif de simplification du stock des normes existantes est devenu l’axe
structurel d’une sécurisation de l’activité des entreprises. C’est, en effet, dans cette
perspective que se sont résolument engagés les pouvoirs publics 94 . Des structures spécifiques
ont été créées – telles que le secrétariat général pour la modernisation de l’action publique
(SGMAP) et le secrétariat d’Etat à la réforme de l’Etat et à la simplification, placé auprès du
Premier ministre - ou encore les fonctions du directeur, adjoint au Secrétaire général du
Gouvernement, chargé de la simplification 95 . Des programmes ambitieux ont aussi été
engagés, comme le programme « un pour un » neutralisant toute charge nouvelle nette pour
les entreprises 96 , ou encore le programme « Dites le nous en une fois » 97 . C’est dans cette
voie d’une simplification de la « vie des entreprises », pour citer l’intitulé d’une loi récente98
et d’un projet de loi en cours d’examen au Parlement 99 , qu’il faut résolument progresser en
agissant conjointement sur le flux des normes nouvelles et sur le stock des règles applicables.
*
*
*
Vous le voyez, les exigences de sécurité juridique et de confiance légitime sont
devenues en seulement une décennie le moteur le plus puissant et la perspective la plus
stimulante de rénovation de notre droit public. Je tiens à remercier la Société de législation
comparée, organisatrice du présent colloque, de nous inviter à mieux connaître des traditions
juridiques variées – européenne, mais aussi chinoise et marocaine – à partir de cas concrets. Je
me réjouis également de la réunion aujourd’hui de juges, de professeurs, d’avocats, mais aussi
de représentants des entreprises, dont les regards critiques et prospectifs sur l’efficacité des
93
Circulaire du 23 mai 2011 relative aux dates communes d'entrée en vigueur des normes concernant les
entreprises.
94
Voir, pour un premier bilan, rapport du secrétariat d’Etat chargé de la réforme de l’Etat et de la simplification,
Bilan de 18 mois de simplification, 30 octobre 2014. Voir, not., la loi n° 2014-1 du 2 janvier 2014 habilitant le
Gouvernement à simplifier et sécuriser la vie des entreprises et l’ordonnance n° 2014-356 du 20 mars 2014
relative à l'expérimentation d'un certificat de projet, le projet de loi relatif à la simplification de la vie des
entreprises et portant diverses dispositions de simplification et de clarification du droit et des procédures
administratives (ERNX1412185L), projet de loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union
européenne en matière économique et financière (FCPM1411464L) (texte examiné en 1ière lecture au Sénat le 16
octobre 2014).
95
Lequel a succédé au commissaire à la simplification, M. Rémi Bouchez.
96
Circulaire du 17 juillet 2013 relative à la mise en œuvre du gel de la réglementation : un projet de texte
réglementaire nouveau (hors textes de transposition ou d'application de la loi, commandés par une règle
supérieure) créant des charges pour les collectivités territoriales, les entreprises ou le public ne pourra être adopté
que s'il s'accompagne, à titre de " gage ", d'une simplification équivalente.
97
Ce programme vise à éviter aux entreprises de communiquer aux administrations les mêmes informations à
plusieurs reprises, grâce à un réseau d’échange d’information et de réutilisation performant. Voir, sur ce point,
Bilan de 18 mois de simplification, rapport du secrétariat d’Etat chargé de la réforme de l’Etat et de la
simplification, 30 octobre 2014, p. 10 et suivantes.
98
Loi n° 2014-1 du 2 janvier 2014 habilitant le Gouvernement à simplifier et sécuriser la vie des entreprises et
l’ordonnance n° 2014-356 du 20 mars 2014 relative à l'expérimentation d'un certificat de projet.
99
Projet de loi relatif à la simplification de la vie des entreprises et portant diverses dispositions de simplification
et de clarification du droit et des procédures administratives (ERNX1412185L).
12
garanties actuelles de sécurité juridique sauront se compléter, se conjuguer et faire éclore, je
l’espère, de nouvelles pistes de réflexion et de travail pour affermir la sécurité juridique. Car
si la Société de législation comparée a pris l’initiative de nous réunir aujourd’hui sur le thème
de la sécurité juridique, ce n’est pas aux fins d’acter, comme l’enseignait Pangloss le
leibnizien à Candide, que « Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ».
13

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