IEHC HELSINKI 2006 De la mécanographie à l`informatique en France
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IEHC HELSINKI 2006 De la mécanographie à l`informatique en France
IEHC HELSINKI 2006 THE INTERPLAY OF KNOWLEDGE WITH POWER, DEVELOPMENT AND COMPETITION: AN ECONOMIC HISTORICAL STUDY OF THE EMERGENCE OF CURRENT SCIENCE AND TECHNOLOGY POLICIES IN WESTERN EUROPE, THE UNITED STATES, RUSSIA AND JAPAN SESSION 80. THE SECOND INDUSTRIAL REVOLUTION AND THE EMERGENCE OF CONTEMPORARY SCIENCES AND TECHNOLOGIES POLICIES Béatrice Touchelay Université de Paris XII-Val de Marne [email protected] De la mécanographie à l’informatique en France -années 1890 - années 1960: la formation d’une nébuleuse propice aux transformations technologiques en marge de l’Etat Sous titre Les conditions de la modernité Plutôt qu’aux transformations des techniques de traitement de l’information statistique, qui ont déjà été étudiées, notamment par Pierre Mounier-Kuhn depuis sa thèse de doctorat sur l’histoire de l’informatique en France1, nous avons choisi d’éclairer les conditions de ces transformations dans les services de statistique français2. Nous faisons l’hypothèse que l’attitude du patronat à l’égard du travail de bureau, mais aussi de la statistique et de la comptabilité, a été une condition essentielle du changement de technique. Cette attitude est une condition nécessaire mais elle n’est pas suffisante. La position des statisticiens n’est pas non plus décisive. La capacité de ces acteurs à découvrir, à maîtriser puis à adapter l’innovation technique reste conditionnée par le comportement des Autorités budgétaires et 1 En particulier : « Les périphériques, un objet central : PME, grands groupes et politique gouvernementale (1962-1982) », Actes du septième colloque sur l’histoire de l’informatique et des transmissions, ESAT, Cesson Sévigné, novembre 2004, Rennes Ed IRISA-INRIA, Imprimerie de l’université de Rennes I, Jacques André et Pierre Mounier Khun ed., 269 pages, p 259-268 ; L’enseignement supérieur, la recherche mathématique et la construction de calculateur en France (1920-1970), dans Des ingénieurs pour la Lorraine, communiqué par Albert Broder, p. 251-272. 2 Pour une comparaison internationale de la question (aspect que cette communication ne fait qu’évoquer), et en particulier pour une analyse précise des moteurs et des effets des changements des techniques du travail de bureau aux Etats-Unis voir : Arthur L. Norberg, « High-technology calculation in the early 20th century : punched card machinery in business and government », dans : Technology & Culture, 31(4) octobre 1990, p. 753-779. Je remercie M Tamas Szmrecranyi de m’avoir envoyé cet article. 1 politiques qui accordent ou non les crédits financiers et moraux indispensables pour établir des statistiques de qualité et pour former des ingénieurs et des techniciens français. Bien que certaines personnalités de la Confédération Générale de la Production Française (CGPF*) se prononcent en faveur de nouvelles méthodes de traitement de l’information (les machines de bureau) et réclament des statistiques avant 1940, la faiblesse des crédits accordés à la Statistique Générale de la France (SGF) comme le manque d’intérêt des décideurs politiques pour ses tâches expliquerait qu’elle ait conservé les mêmes équipements entre 1896 et 1941. La qualité de son personnel chargé de l’exploitation des données ne peut suffire à palier l’insuffisance des crédits et des équipements. Plusieurs signes témoignent pourtant d’une prise de conscience de ce qu’il faudrait faire, tant pour améliorer les connaissances que pour rationaliser la production. Les nouvelles méthodes de comptabilité et de production employées aux Etats-Unis ne sont pas inconnues, certaines ont été utilisées par les entreprises françaises avant et pendant la Grande guerre (la production en série étant l’exemple le plus visible). Or, contrairement à ce qui se produits aux Etats-Unis, ces expériences ne se généralisent pas dans la France des années 1920 et 19303. Le manque de main d’œuvre et de capitaux offrait pourtant des circonstances favorables à la rationalisation. La faiblesse de l’enseignement technique en France, qui oblige la plupart des ingénieurs et des techniciens à se former sur le tas, joue certainement un grand rôle dans ce blocage. L’exemple des Etats-Unis fait émerger d’autres explications au décalage français. Une explication tiendrait à la rareté relative des très grandes entreprises en France, alors que ce sont précisément les grandes Compagnies qui, derrière les Compagnies de chemin de fer, sont les premières à rationaliser leur comptabilité aux Etats-Unis. D’autres explications tiendraient à la faiblesse de la croissance démographique française et à la lenteur avec laquelle la France installe un système général d’assurance sociale. En effet, une démographie galopante à partir du milieu du XIXe siècle et la formation de la Social Security à partir de 1935 obligent les administrations américaines à employer des machines de traitement des données efficaces pour les recensements et pour les affaires sociales4. Une dernière explication peut être avancée pour éclairer ce décalage français. Elle mériterait de plus amples développements car * Ce signe renvoie au lexique présenté à la fin de la communication. Arthur L. Norberg, « High-technology calculation…», Op. Cit.: « Tabulator systems became an integral part of business and government practice in the period after 1920. And in the 1930s, with the advent of the Social Security system, ties between business and government were cemented as more and more of the same data were gathered by each for different purpose », p. 754 4 Id. « Social Security commenced business in the fall of 1935. One immediate task had to do with designing a registration system…equipment leased to the Social Security Administration had been developed in the late 1920s and early 1930s », p. 777-778. Les ordonnances instaurant le système de Sécurité Sociale en France datent de 1945 – 1946. 3 2 elle est rarement introduite : l’efficacité des employés supérieurs (responsables des commandes, teneurs de comptes, gestionnaires des dossiers personnels…) des entreprises et des administrations françaises qui peuvent comprendre et traiter assez rapidement les dossiers du fait de leur petit nombre, une qualité qui n’encourage pas à remplacer cette main d’œuvre par des machines… En France, les techniques d’exploitation des données ne changeront pas radicalement avant l’Occupation. L’initiative est étatique. La boulimie de statistiques du régime de Vichy provoque un changement d’échelle de la statistique publique sans précédent5. Elle permet à René Carmille* de créer un nouveau service de statistiques équipé en machines mécanographiques6. Après la Libération, l’Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques (INSEE) hérite des équipements et des fichiers de l’Occupation. Une partie du Conseil National du Patronat Français (CNPF*) recommande de développer les nouvelles techniques du travail de bureau, la statistique publique et le chiffre privé (comptabilité). Les conditions du passage à l’informatique (calculateur électronique) sont réunies au tournant des années 1950. Une majorité des gouvernants et du patronat reconnaît la nécessité des statistiques. L’accord est assez puissant pour franchir cette étape qui est coûteuse et techniquement très délicate. Le changement de technique de traitement et d’exploitation des statistiques résulte donc de la convergence des aspirations en faveur de la statistique publique elle-même. Cette convergence fait partie de ce que Jean-Jacques Carré, Paul Dubois et Edmond Malinvaud7 appellent le résidu qui rassemble les facteurs qualitatifs non expliqués impulsant la forte croissance économique des Trente Glorieuses. Cette communication vise à éclairer les étapes qui conduisent du monde immobile de la SGF et du classi compteur au développement de l’informatique à l'INSEE. La première étape commence par une innovation majeure à la fin du XIXe siècle avec l’introduction d’équipements mécaniques de traitement des données. Après cette innovation, la SGF entre en léthargie. La seconde étape est celle du combat de René Carmille qui favorise la généralisation de la statistique administrative après la défaite de 1940. L’organisation de la 5 Béatrice Touchelay, L‘INSEE des origines à 1961 : évolution et relation avec la réalité économique, politique et sociale, Thèse de doctorat d'histoire économique, Albert Broder directeur, Université de Paris XII, 1993. 6 Centre des Archives Economiques et Financières (CAEF), Savigny-le-Temple (77), CAEF, B 55 511. INSEE. Matériels mécanographiques. Mécanographie : étymologiquement « écriture mécanique », comprend l’ensemble des moyens d’écriture et de calculs combinés. 7 Jean-Jacques Carré, Paul Dubois, Edmond Malinvaud, Abrégé de la croissance française, Paris, Seuil, seconde édition 1973, 273 pages. 3 statistique publique est bouleversée par la création du Service national des statistiques (SNS) équipé en matériel mécanographique et qui absorbe la SGF. L’ère de la mécanographie se prolonge après la Libération. L'INSEE hérite du SNS. Les exigences croissantes en matière d’informations quantifiées stimulent à nouveau l’innovation. L’organisation du recensement agricole de 1956 ouvre la voie à l’informatique à l’INSEE. En permettant d’exploiter davantage de données, le changement des techniques apparaît donc autant comme un révélateur de l’évolution des mentalités face aux chiffres publics que comme un vecteur de cette évolution. I. EFFERVESCENCE PUIS LETHARGIE : LA SGF, UN MONDE IMMOBILE Entre l’introduction de la machine Hollerith pour le recensement de 18968 et la première Guerre Mondiale, la SGF est un pôle de l’innovation. Son directeur, Lucien March, adapte les équipements aux besoins du service lorsqu’il créé le classi compteur imprimeur à partir des machines Hollerith9. L’atelier de la SGF est installé dans des locaux définitifs, le personnel spécialisé est recruté. L’efficacité du matériel est démontrée puisque le classi compteur permet d’exploiter les multiples fiches des marchés passés par les services de l’Artillerie pendant la Grande Guerre. Après la Guerre, la capacité de modernisation de l’institution parait bloquée10. Les travaux novateurs de ses statisticiens sont mêmes découragés (la mésaventure de Jean Dessirier* est connue). La SGF n’est plus un lieu d’innovation technique. La faiblesse de ses dotations budgétaires freine tous les travaux. Les études de ses spécialistes innovent moins qu’avant la Grande Guerre (comme travaux pionnier après 1918 on peut citer par exemple les projections démographiques d’Alfred Sauvy* ou les prémices de l’indice de la production industrielle de 8 Les machines de dépouillement employées par le Census américain de 1890 sont introduites en France et utilisées pour exploiter les données du recensement de 1896. Lucien March, ingénieur débauché du privé pour organiser le recensement de 1896 adapte cet équipement à la SGF. Il devient le premier directeur de la SGF à partir de 1907 et conserve cette fonction jusqu'à son départ en retraite en 1920. Le classi compteur imprimeur est utilisé par la SGF jusqu’en 1940. 9 Sur Lucien March et l’introduction de la machine Hollerith voir : Michel Armatte, « Lucien March (18591933). Une statistique mathématique sans probabilité ? », Journal électronique d’Histoire des probabilités et de la statistique, Vol I, n°1, mars 2005, p. 1-19. Lucien March rencontre l’ingénieur américain Hollerith à l’exposition universelle de 1889 « faisant démonstration de sa machine à cartons perforés initialement destinée au dépouillement du Census américain de 1890. Après une démonstration in situ lors du congrès de l’Institut International de statistiques de Vienne en 1892, il fait adopter ces machines… », p. 2. 10 Arthur L. Norberg, « High-technology calculation…», Op. Cit. Ce blocage distingue la France des Etats-Unis : « Some of the lessons about inventory learned during World War I were extended to business in the next few years. », p. 776. 4 Jean Dessirier avant sa démission en 1929, mais les bases des calculs des principaux indices établis entre les deux guerres ont été posées avant 1914). L’indifférence des dirigeants politiques empêche tout dynamisme. Dépourvue de relais en province (Strasbourg excepté), la SGF n’entreprend que deux grandes enquêtes nationales (enquête agricole de 1929, enquête industrielle de 1931), elle publie quelques indices économiques réguliers (prix, production…) et un certain nombre de statistiques administratives. L’organisation et l’exploitation des recensements démographiques quinquennaux absorbent presque tous ses moyens. Le classi compteur imprimeur suffit à ce rythme d’activité. Pourtant, certains signes témoignent d’un changement d’attitude des milieux industriels et commerciaux à l’égard des techniques et de l’organisation du travail. Ces signes apparaissent dans le mensuel commun de l’Association nationale d’expansion économique (ANEE), de la CGPF et du Comité national français de la Chambre de commerce internationale (CCI) intitulé Production nationale et expansion économique11. Quelques exemples illustrent ce changement. La Revue présente la création du Comité national de l’organisation française (CNOF) en 1926 qui témoigne de la volonté d’encourager les entreprises à s’adapter aux changements mécaniques et méthodologiques12. La Commission générale d’organisation scientifique du travail (CGOST*), présidée par Louis Breguet*, démissionnaire en 1928, puis par Auguste Detoeuf*, administrateur d’Alsthom* s’engage à étudier les moyens d’augmenter le rendement de la production et d’éliminer les gaspillages (séance le 21 décembre 1926)13. La Commission forme plusieurs subdivisions spécialisées. L’une des premières sous commission s’intéresse à la détermination du prix de revient. Elle s’appuie sur un rapport du lieutenant colonel Emile Rimailho* du 31 mai 192714. Dans sa séance du 21 juin 1927, elle réclame aux différents groupements de la CGPF d’étudier ce rapport et de présenter leur point de vue à la commission générale qui sera chargée d’établir les principes et les définitions communes sur 11 Le dépouillement de cette Revue patronale est en cours, son contenu ne constitue pas l’objet de la communication et sa présentation est donc bien loin d’être exhaustive. 12 Activités, Production nationale et expansion économique, n° 1, janvier 1927. 13 CGOST, Activités, Production nationale et expansion économique, n° 4, avril 1929, p. 193. 14 Voir les travaux de Yannick Lemarchand sur les études du lieutenant colonel Rimailho, un « organisateur à la française ». 5 le prix de revient15. Jean Milhaud* présente les résultats de l’enquête auprès des groupements au congrès international de l’OST de 193216. La question des machines de bureau est un autre sujet d’attention de la CGOST. Production nationale et expansion économique publie une conférence prononcée en juin 1932 par M. Burlot, chef de l’actuariat de la Compagnie Phénix*, sur le développement de l’OST dans les assurances. L’auteur souligne « les résultats remarquables obtenus par une utilisation rationnelle des machines de bureau (plus particulièrement des machines à adresser et à statistique) ». En 1927, la technique du travail de bureau et les machines à statistiques sont à nouveau abordées dans Production nationale et expansion économique qui présente le compte rendu d’une semaine d’études organisée en novembre 192717. L’intérêt pour ces techniques est confirmé par l’organisation d’une enquête de la CGOST auprès des entreprises sur leurs pratiques18. Les caractéristiques de l’emploi des cartes perforées sont étudiées par le Comité d’études des statistiques et de la comptabilité mécanique qui s’intéresse à l’organisation industrielle et commerciale en 193219. Plusieurs conférences sont organisées. Elles concernent : les conditions techniques d’un essai de fabrication des cartes des machines à statistiques, présentées par Albert Navarre, directeur de la papeterie Navarre ; leur fabrication à l’échelle nationale, présentée par Ch. Prevot, inspecteur, chef du service des succursales à la Banque de France ; l’introduction de ces machines chez Hachette, présentée par un représentant de la société. La CGOST (sous comité des machines à statistiques) présente les résultats d’une enquête sur les cartes françaises effectuée auprès des adhérents. Elle met à l’étude la question de la formation du personnel de direction pour les services mécanographiques des grandes entreprises. L’inadaptation du personnel de direction ou d’encadrement de l’entreprise aux nouvelles techniques est donc clairement perçue par la CGOST. Ses animateurs se sont euxmêmes formés sur le tas et les sessions d’études qu’ils vont organiser à partir de 1930 visent à combler ce handicap. Ch. Prévot est nommé vice président du comité d’étude des statistiques 15 CGOST, Compte rendu du cinquième congrès d’OST, Amsterdam 18-23 juillet 1932, Production nationale et expansion économique, n° 7, juillet 1932, p. 287-289. 16 Antoine Weexsteen, Le conseil aux entreprises et à l'Etat en France. Le rôle de Jean Milhaud (1898-1991) dans la CEGOS et l'ITAP, Thèse de Doctorat d'Histoire dirigée par Patrick Fridenson, Paris, 1999, EHESS, 2 volumes. 17 CGOST, Semaine de l’organisation commerciale à Magic City (7-13 novembre), Production nationale et expansion économique, n° 10, décembre 1927, p. 1165. 18 CGOST, Enquête sur la technique du travail de bureau, Note sur la documentation par fiches. Questions techniques, Production nationale et expansion économique, n° 8, octobre 1929. 19 CGOST, Comité d’études des statistiques et de la comptabilité mécanique, Production nationale et expansion économique, n° 4, avril 1932, p. 157-158. Sont représentés : l’Association des directeurs commerciaux, par son président Bernard, les papetiers, l’UIMM, par M. Satet, chef du service d’organisation scientifique. 6 et de la comptabilité mécanique. Sa position est un gage de collaboration avec le comité permanent d’organisation bancaire20. Le réseau des adeptes du changement s’élargit. Les équipements comme le « classi compteur March » ou les machines comptables utilisées par le Crédit Lyonnais sont présentés au cours d’une réunion sur l’application des machines à statistiques à la Compagnie des Lampes*21. Comme le signale Production nationale et expansion économique, un voyage d’étude sur l’organisation rationnelle des entreprises aux Etats-Unis doit être proposé aux industriels et aux ingénieurs européens en octobre 1932. Ces voyages d’études aux Etats-Unis ne sont pas exceptionnels comme le montre celui de Jean Milhaud en 1929. La CGOST s’intéresse aussi à la statistique et à l’information des chefs d’entreprise. En 1932, Production nationale et expansion économique publie un article sur les statistiques de la production industrielle et du commerce. L’article souligne l’urgence de l’amélioration des données dans les pays de la SDN. La commission des statistiques de la CCI s’engage à améliorer ces données. Elle présente son rapport d’activité à la conférence internationale pour les statistiques économiques réunie à Genève à la fin de 1928. Production nationale rappelle également l’importance de la tâche à accomplir en matière de coordination des statistiques de production et de transport et de nomenclature douanière. L’intérêt du patronat pour ces questions ne diminue pas avec la crise. En 1936, la CGOST continue ses travaux. Elle compte huit sections spécialisées22. La section I par exemple (Mécanisation et travail de bureau), regroupe 50 sociétés adhérentes. Elle organise des réunions périodiques pour permettre aux fabricants et aux distributeurs de présenter aux usagers les évolutions des machines et elle favorise les échanges d’expériences sur les usages du matériel. En 1935, la section a organisé une visite des services mécanographiques des Grands Magasins A La Samaritaine. Un autre exemple dynamique est fourni par la section III (Direction administrative et financière des entreprises) qui compte 63 sociétés adhérentes et qui s’est engagée à la fin de 1935 à approfondir les études pour améliorer la documentation du chef d’entreprise. Ces activités révèlent l’intérêt d’une frange du patronat pour l’organisation du travail, pour la comptabilité et pour la statistique. Comme en témoigne l’échec cuisant de l’enquête industrielle de 1931 (la SGF ne reçoit en retour que le tiers des questionnaires envoyés aux 20 CGOST, Organisation industrielle et commerciale, Production nationale et expansion économique, n° 6, juin 1932, p. 259. 21 CGOST, Compte rendu du cinquième congrès …, Production nationale …, Op. Cit. 22 CGOST, Vue d’ensemble sur les travaux des sections spécialisées, Production nationale et expansion économique, n° 1, janvier 1936, p. 21-23 7 entreprises), ce patronat modernisateur reste minoritaire parmi les chefs d’entreprises. Le secteur textile qui est l’un des plus importants par ses effectifs et par l’influence de ses dirigeants reste à l’écart de ces innovations. Aux Etats-Unis, ce secteur est l’un des plus dynamiques en matière d’usage des tabulateurs avec celui de l’automobile, ou des chaussures en caoutchouc dans les années 1920 et 193023… Une correspondance interne à la CGPF qui date de 1938 entre le baron Petiet*, président de la puissante fédération de l’Automobile et du cycle, trésorier et président de la commission sociale de la CGPF, et Jean Milhaud, dirigeant du CNOF, qui cherche à rationaliser l’organisation des services de la CGPF, témoigne d’une totale incompréhension24. Jean Milhaud s’adresse au baron Petiet lorsqu’il souhaite spécialiser les couleurs du papier à lettre employé dans les services de la CGPF. Petiet répond « ne rien connaître à la CEGOS et avoir malheureusement d’autres choses plus urgentes pour charmer ses loisirs »… Il précise à JeanCharles Gignoux*, président de la CGPF, le 9 février : « Je suis de plus en plus effrayé de l’envahissement de la CEGOS sous forme de questionnaires (…). Je ne peux pas comprendre que les patrons puissent sérieusement s’intéresser à des palabres de ce genre à un moment ou tant d’autres questions sont autrement importantes. (…) N’y a-t-il pas moyen de mettre un frein a cette orgie inopportune ? Vous en jugerez. Je ne vous indique que mon opinion personnelle et je n’ai qu’à ma contenter de ne prendre connaissance ni des documents ni des convocations de la CEGOS. » En réponse, JC Gignoux admet « que la CEGOS inonde les gens de beaucoup de papiers et qu’à défaut du nombre de papiers il y aurait lieu de réviser le nombre des destinataires ». Il fait partie des soutiens de Jean Milhaud à la CGPF25 … La majorité des responsables d’entreprises n’est pas favorable au changement des techniques et encore moins à la statistique ou à la comptabilité normalisée. L’insuffisance numérique du personnel capable d’accompagner le changement technique dans les entreprises contribue sans doute de façon décisive à cette frilosité. En outre, comme le remarquera un rapport de la direction générale de l’INSEE de 1958 sur l’enquête agricole de 1956, la qualité des réponses détermine la fiabilité des résultats bien davantage que le matériel employé pour les exploiter (voir Supra). Dans ces conditions, il ne parait pas illogique que la SGF conserve le même équipement pendant un demi siècle. La guerre, la défaite et l’armistice puis l’Occupation changent la donne. II. LA MECANOGRAPHIE : ALLIANCE DU COMPTABLE, DU STATISTICIEN ET DU TECHNICIEN 23 Arthur L. Norberg, « High-technology calculation…», Op. Cit. Centre des Archives du Monde du Travail (Roubaix 59), CGPF, 72 AS 9. Vrac. 25 Antoine Weexsteen, Le conseil aux entreprises…, Op. Cit. 24 8 L’introduction des équipements mécanographiques au service de la Démographie26 puis au SNS27 est nécessaire pour exploiter la masse de données collectées auprès des diverses administrations en proie à une véritable boulimie de statistiques. Pour la première fois, non seulement les finances suivront mais la réforme s’accompagnera de la mise en place des structures de formations nécessaires aux adaptations aux nouvelles techniques. Le SNS reçoit les doubles de nombreuses formalités administratives imposées par le régime (la déclaration obligatoire de changement de domicile, les cartes de démobilisation ou de tabac par exemple). Grâce aux relevés de l’état civil et à ces documents le Service établit et tient à jour des répertoires et des fichiers de population. L’emploi des fiches cartonnées permet de sélectionner rapidement des échantillons en utilisant des critères diversifiés comme la spécialité professionnelle, l’adresse ou l’âge. Les personnes sont classées selon un numéro d’ordre qui deviendra le numéro de Sécurité sociale après la Libération. Ces travaux exigent une exploitation mécanographique. Son efficacité condamne les techniques traditionnelles de la SGF. Le changement est l’aboutissement des études du contrôleur de l’Armée René Carmille qui cherche à introduire des équipements mécanographiques dans les Services de l’Artillerie afin d’améliorer leur comptabilité et leur gestion depuis les années 193028. Ses projets suscitent l’hostilité de la direction de l’Artillerie peu désireuse d’entreprendre une réforme générale de ses services. René Carmille devient le spécialiste de la mécanographie du ministère de l’Armée mais il lui faut attendre 1938-1939 pour que le ministère commande les équipements qu’il a mis au point et testés29. Les commandes parviennent trop tard pour servir à l’organisation de la mobilisation. Avec la défaite, René Carmille fait équiper de machines mécanographiques le service de la Démographie qu’il organise, officiellement pour pallier la suppression des bureaux de recrutement et officieusement pour sauvegarder des listes de personnes mobilisables30. Les 26 Service créé par René Carmille pour pallier la suppression des bureaux de recrutement dont le schéma est accepté par l’Etat major dès août 1940 et qui est créé officiellement en octobre. 27 Issu de la fusion du service de la Démographie et de la SGF en novembre 1941. 28 René Carmille, « La mécanographie au service de l'évolution économique », Revue d'économie politique, 52e année, n° 4, 1938, p. 1121-1139. 29 Robert Carmille, Les services statistiques français pendant l’occupation, chez l’auteur août 2000, 64 pages et annexes. 30 Gaston Marie, « Note sommaire sur le camouflage du Service de recrutement militaire », Lyon, 8 septembre 1944, Direction générale du SNS, 4 pages. L’auteur, inspecteur général du SNS, est l’un des premiers collaborateurs de René Carmille. « Dès le mois d’août 1940, (…) Carmille proposait aux autorités militaires de refaire une armée en utilisant les procédés modernes et rapides qu’il avait commencé de mettre en œuvre à titre d’expérience avant la guerre au 9 directions régionales sont installées progressivement dans les chefs lieu des principales régions militaires31. Elles sont confiées à des militaires démobilisés qui recrutent du personnel pour établir et tenir à jour les répertoires et les fichiers. La Démographie dispose de moyens incomparables avec ceux de la SGF comme l’indique le tableau suivant : TABLEAU I. EFFECTIF ET EQUIPEMENT DE LA SGF ET DE LA DIRECTION DE LA 32 DEMOGRAPHIE ET DES DOUANES (1941) SGF AGENTS PERMANENTS 127 DIRECTION DE LA DEMOGRAPHIE 618 AGENTS TEMPORAIRES 46 486 30 173 32 1 104 159 119 74 TOTAL MACHINES A DIRECTION GENERALE DES DOUANES 89 STATISTIQUES DONT CALCULATRICE CLASSI COMPTEURS 1 24 IMPRIMEURS MULTI PERFORATRICE PERFORATRICE TABULATRICE TRIEUSES VERIFICATRICES MACHINES À 7 1 130 13 15 38 2 1 43 5 5 20 24 CALCULER DONT MACHINES À ADDITIONNER 17 13 bureau de Recrutement de Rouen, procédés qui comportent l’emploi des machines à statistiques à cartes perforées, et de camoufler ce travail en créant un Service de statistiques démographiques. (…) Le noyau initial du Service fut constitué à Lyon par du personnel et du matériel évacué de Rouen auquel s’ajusta du matériel enlevé clandestinement des établissements de l’artillerie de Lyon. (…) Une école de mécanographie fut fondée pour former des opérateurs (…) en même temps que des tractations étaient engagées avec les deux seules maisons capables de fournir du matériel : Bull et Electro comptable ; il s’agissait de pourvoir de machines d’abord les régions de zone libre et l’Algérie et un Etablissement central à Lyon en dépit des réquisitions allemandes. (…) Afin d’identifier sûrement les personnes, chacune d’elles devait être pourvue d’un numéro composé dans lequel un code permettait de retrouver le sexe, l’âge et le lieu de naissance. (…) Pour permettre ces identifications le service avait fait procéder au relevé dans les greffes des registres de naissance depuis 1789 et constitué ainsi des répertoires d’identification de la population de chaque région (…). Le service s’était fait remettre une copie des fiches de démobilisation sous prétexte de vérifier les perceptions indues d’indemnités. Un petit élément du Service dirigé par le Commandant Jacquey travailla dans le plus grand secret en liaison avec l’Etat Major de l’Armée à l‘exploitation de ces documents au début de 1942 une armée d’environ 380 000 hommes pouvait être mise sur pied instantanément en France métropolitaine, matériel compris (…) Au début de février 1944, René Carmille est arrêté par la Gestapo et meurt (…) Ce sont les mêmes fichiers et les mêmes machines qui peuvent être appliquées soit à la confection de statistiques soit à la préparation d’une mobilisation ». Papier communiqué par Xavier Jacquey 31 Patrice Bardet, La statistique au miroir de la région. Eléments pour une sociologie historique des institutions régionales du chiffre en France depuis 1940, Thèse de Doctorat de sciences politique, Michel Offerlé dir., Université de Paris I - Panthéon Sorbonne, 2000. 32 CAEF, B 55 364, Papiers Delain. Note sur les services officiels de statistiques : Organisation - travaux publications, Ministère de l’Economie nationale et des Finances, Secrétariat général pour les Affaires Economiques, Etat français, 1942, p. 7 - 9. 10 Même comparé aux capacités offertes à la direction générale des Douanes, la SGF fait piètre figure… La création du SNS par René Carmille à la fin de 1941 confirme l’affirmation des nouvelles techniques. Aux tâches clandestines héritées de la Démographie33 s’ajoute l’exploitation des nombreuses données administratives provenant de l’amoncellement des formulaires issus des opérations d’encadrement et des contrôles des populations34. Les compétences du SNS en matière mécanographique conduisent à lui confier la coordination de l’emploi de ces équipements (décret du 31 mai 1943) et l’organisation d’une école d’opérateurs35. Le SNS doit donner son avis sur l’opportunité de l’utilisation des ensembles mécanographiques à cartes perforées par les administrations publiques et par les organismes privés d’intérêt général. Il doit étudier l’unification des codes numériques utilisés, veiller à l’utilisation rationnelle des machines et assurer la coordination des travaux. Son efficacité joue incontestablement en faveur de sa survie à la Libération, alors que les organismes hérités de Vichy sont fortement critiqués et que les difficultés budgétaires jètent l’opprobre sur les institutions les plus coûteuses. L’importance de l’équipement du SNS en août 1945 le met au premier plan des critiques. TABLEAU II. ETAT RECAPITULATIF DU MATERIEL MECANOGRAPHIQUE DU SNS 36 BULL ELECTRO COMPTABLE TOTAL 0 0 4 3 4 3 193 0 28 13 61 130 91 5 10 6 25 68 284 5 38 19 86 198 INTERCLASSEUSES PERFORATRICES RECAPITULATRICES PERFOREUSES REPRODUCTRICES TABULATRICE TRADUCTRICES TRIEUSES VERIFICATRICES DE PERFORATION En réclamant au SNS de faire une enquête sur les équipements mécanographiques des différents services de l’administration, le Secrétariat général du GPRF* entérine son rôle de coordination en juillet 194537. Son maintien est pourtant fortement contesté. 33 Xavier Jacquey, De la statistique au camouflage. Une administration résistante, Versailles, 2001, 64 pages. Pierre Piazza, Histoire de la carte nationale d'identité, Odile Jacob, 2004, 462 pages. 35 CAEF, B 55 511. INSEE. Matériels mécanographiques. 36 CAEF, B 55 364, Papiers Delain. Note d’Henri Bunle, directeur du SNS par intérim, pour le directeur du Budget, Cabinet du SNS, n° 660 /C, 24 août 1945. 34 11 La lenteur du dépouillement du recensement démographique de 1946 renforce les arguments des adeptes d’un retour à l'organisation statistique d’avant 1940 qui, autour d’Alfred Sauvy (devenu directeur du nouvel Institut National des Etudes Démographiques) contestent l’intérêt de l’usage de machines mécanographiques. La majorité des décideurs politiques ne s’intéresse pas à la question. Le soutien des militaires, la personnalité de Francis-Louis Closon*, résistant notoire, commissaire de la République de la région du Nord nommé directeur du nouvel INSEE, les compétences accumulées au SNS pendant l’Occupation empêchent sa dissolution. L’INSEE hérite de ses équipements et de ses tâches en avril 1946. Il reste donc chargé de la coordination des moyens mécanographiques38. Les directions régionales facilitent la collecte des données. La statistique administrative et la progression de la pratique des sondages concourent à leur augmentation. Les fichiers des entreprises par exemple, qui sont établis à partir de l’immatriculation effectuée en 1948 constituent une source privilégiée pour former les échantillons des études de conjoncture. La multiplication des données et celle des enquêtes exigent de conserver un équipement mécanographique de qualité. Pourtant, la statistique a mauvaise presse. Les crédits de l’INSEE sont amputés par les commissions de la hache et de la guillotine39, les directions régionales sont jugées dépensières et leurs dotations en matériel mécanographique sont réduites. Des opérations d’envergure comme le recensement démographique, sont repoussés faute de crédit… Malgré ce contexte défavorable, une alliance nouvelle entre les statisticiens et certains responsables patronaux se dessine40. Elle est renforcée par les missions de productivité41. Depuis sa création, l’INSEE a démontré l’utilité de ses travaux à de nombreuses entreprises. La nomenclature des industries, l’immatriculation des établissements, ou plus tard, les 37 CAEF, B 55 364, Papiers Delain : Louis Joxe, conseiller d’Etat, secrétaire général du gouvernement, Note sur l’enquête sur les équipements mécanographiques adressée aux ministres, Secrétariat général du GPRF, n° 4124, Paris, le 30 juillet 1945. 38 CAEF, B 55 511, INSEE. Matériels mécanographiques. Note du directeur général de l’INSEE sur le problème de la coordination, de l’utilisation des moyens mécanographiques dans l’administration française, décembre 1947. Compte tenu de l’élargissement des tâches concernées par la mécanographie, cette fonction relèvera d’un organisme spécifique après 1949 : le Groupe d’étude de la mécanographie et de l’électronique. 39 Loi du 23 décembre 1946 dite de la hache, et loi du 25 juin 1947 dite de la guillotine, qui réduisent les crédits des services jugés dépensiers. Le budget de l‘INSEE est particulièrement amputé par leurs décisions. 40 Béatrice Touchelay, « Le CNPF et l’INSEE de 1946 à 1961 : l’histoire d’une alliance modernisatrice», Le Mouvement social, n° 191, avril - juin 2000, p. 25-47. 41 Béatrice Touchelay, « L’Etat, l’INSEE, le CNPF et l’américanisation entre 1945 et 1961. » dans : Dominique Barjot et Christophe Réveillard dir. L’américanisation de l’Europe occidentale au XXe siècle. Mythe et réalité, Paris, Presses de l’Université de Paris Sorbonne, 2002, p. 227-251. Les missions de productivité : voyages d’études aux Etats-Unis au début des années 1950 pour faire connaître au secteur public et privé français l’organisation des entreprises et des administrations américaines. 12 enquêtes de conjoncture, sont utiles aux syndicats patronaux. La loi de 1951 sur le secret et l’obligation statistique dont les décrets d’application mettent un an à sortir (ceci peut être interprété comme le signe du peu d’intérêt, voir des réticences, de l’administration à appliquer la loi) scelle l’alliance entre une frange patronale et l’INSEE. A partir de cette loi, le CNPF soutient la statistique et ce faisant il encourage la modernité et le machinisme. Cette évolution accompagne la diffusion des équipements modernes et de la mécanographie dans les administrations et dans les entreprises. A la fin de 1949, l’INSEE créé une Commission d’étude technique des procédés mécanographiques pour suivre les progrès techniques et étudier leurs adaptations possibles aux travaux statistiques42. La Commission entend préparer l’INSEE au renouvellement des machines à carte perforée43. Elle précise cependant que, même si la vocation initiale du SNS qui consistait à gérer de très volumineux fichiers a été abandonnée, l’équipement mécanographique reste indispensable. La Commission dénonce l’instabilité des travaux confiés à l’INSEE qui empêche d’établir un solide programme d’équipement. L’irrégularité des commandes engage à choisir des équipements mixtes comme la nouvelle trieuse compteuse qui est conçue pour les recensements et qui peut s’adapter aux travaux de l’état civil. Le changement majeur provoqué par l’arrivée des nouvelles machines comptables qui pourraient servir aux travaux statistiques suscite la formation d’une nouvelle Commission spécialisée à la fin de 1953 (Voir Supra)44. Les dernières études sur les équipements mécanographiques sont effectuées par la Commission sur l’emploi des équipements mécanographiques et les potentialités offertes par les moyens électroniques dans l’administration créée le 22 décembre 195945. Elles témoignent de la prise de conscience de l’importance des effets des changements techniques en cours et des difficultés qu’il va falloir surmonter pour s’adapter. L’INSEE remplit un rôle de pionnier dans le domaine de l’informatique. Le virage est délicat en raison de l’insuffisance de la formation de ses cadres, d’anciens militaires pour l’essentiel. Lorsque l’on ajoute que, pour des raisons budgétaires, les effectifs des promotions d’administrateurs statisticiens ne dépassent pas la dizaine avant le début des années 1960, on comprend toute la difficulté de l’assimilation d’une technique complexe comme celle de 42 CAEF, B 55 473, Commissions internes à l’INSEE créées par FL Closon (1947-1964). Note de service sur la création de la Commission, Cabinet du directeur général, n° 1364/Cab, 20 décembre 1949. 43 Id. Procès verbal de la première réunion de la Commission le 9 mai 1950, 30 mai 1950, n° 543/Cab, 4 pages. 44 Id. Note de service, création de la Commission d'études de l’application des machines comptables, 24 septembre 1953, n° 438/920, la commission est présidée par Jacques Rabache, administrateur de l’INSEE. 45 CAEF, B 55 511, INSEE, Matériels mécanographiques. Commission de la réforme administrative. Commission d’études des problèmes de mécanographie et d’électronique. Rapport, Paris, le 12 mai 1960. 13 l’informatique pour un Institut de statistiques dont la haute administration des Finances se préoccupe peu. III. LE PASSAGE DE L’INSEE A L’INFORMATIQUE : UN VIRAGE DELICAT. L’héritage du SNS produit un mélange original en réunissant sous une même casquette des techniciens et des experts pour former le corps des administrateurs de l’INSEE. Le corps est composé pour l’essentiel de polytechniciens passés par l’Ecole d’application de l’INSEE. Malgré certaines réticences à l’égard de la mécanographie (symbolisée par les anciens militaires à la tête des directions régionales) et des fichiers (jugés anti démocratiques), une formation à ces nouvelles techniques est dispensée par l’Ecole dès les premières promotions. Cette formation offre un terrain favorable pour quelques administrateurs curieux qui introduiront l’informatique à l’INSEE à partir du moment où les machines seront disponibles au tournant des années 1950. Le GAMMA 2 de Bull est présenté au SICOB* de 1951. Le secteur nationalisé s’équipe en premier46. Le GAMMA 3 est acheté par le Crédit Lyonnais en 1953. A cette date, une partie du patronat prend position en faveur de la rationalisation47. UNE NEBULEUSE REFORMATRICE - LE CNPF L’affirmation d’un discours techniciste au CNPF est portée par quelques voix un peu atypiques. Leur représentant le plus marquant est Jean Benoit*, ingénieur des Mines (Saint Etienne), qui encourage le développement de la comptabilité générale et de la gestion depuis l’avant guerre comme chef du service de l’organisation industrielle de la société Alais Froges et Camargue (futur Pechiney) et comme membre du CNOF*. Après la Libération, Jean Benoit représente le CNPF auprès des commissions successives du plan comptable et préside le groupe d’études des méthodes professionnelles de calcul des prix de revient au sein de la commission de l’organisation professionnelle et économique du CNPF48. Ses positions novatrices sont à contre courant car la plupart des discours des dirigeants du CNPF considèrent que les excès de la fiscalité empêchent de renouveler le matériel et 46 Albert Broder, « Manque de moyens, absence de logique politique ou espace économique restreint ? La politique de l’informatique en France : 1960-1993 », dans Michel Hau, Hubert Kiesewetter, Chemins vers l'an 2000. Le processus de transformation scientifique et technique en Allemagne et en France au XXe siècle, Peter Lang éditeur, p. 116-172. 47 Béatrice Touchelay, « Le CNPF et l’INSEE …", Op. Cit., Le Mouvement social, 2000. 48 Antoine Weexsteen, Le conseil aux entreprises…, Op. Cit. 14 d’innover49. La propagande de Jean Benoit (désormais chef du service de l’organisation industrielle de la Compagnie Pechiney) est largement diffusée par la Bulletin du CNPF. De retour de mission aux Etats-Unis, où il a examiné les méthodes de comptabilité industrielle et de contrôle des coûts de production dans des entreprises, Jean Benoit présente un compte rendu détaillé dans le Bulletin et à la commission économique générale du CNPF de janvier 195250. Il précise que les entreprises visitées n’étaient pas de très grande taille (la plus grande avait 6 000 ouvriers et la plus petite 500) mais qu’elles étaient toutes équipées de machines à cartes perforées. Il cherche à expliquer l’importance de la mécanisation du travail de bureau aux Etats-Unis et à comprendre la faiblesse de l’équipement français 51. Une première raison est d’ordre économique : « Le rapport du prix de l’heure de comptable ou d’employé au coût de la machine est nettement plus favorable à la solution mécanique aux Etats-Unis qu’en France. (…) Des machines à calculer universelles strictement identiques qui entrent dans la zone d’intérêt aux Etats-Unis lorsqu’elles économisent 1,5 % du temps de l’employé ne deviennent intéressantes en France que si elles économisent 6 % du temps du même agent. » L’auteur considère que cet écart ne suffit pas à expliquer la disproportion du nombre des machines dans les entreprises des deux pays. Il signale en outre : « qu’en admettant qu’on ne soit pas gêné par des questions de trésorerie, ce qui est malheureusement fréquent en France (…) il n’est pas déraisonnable d’acheter des machines qui seront normalement très peu utilisées car il est fréquent qu’une machine économise entre 10 et 15 % du temps de la personne qui l’utilise. Ce constat suffit à justifier son emploi. Tel est le point de vue des Américains ». Des échanges avec des américains permettent d’avancer d’autres explications que Jean Benoit présente par ordre d’importance croissante : « La première raison c’est l’économie dès que l’entreprise est un peu importante et complexe (…). La seconde raison est le volume des affaires qui ont un rythme d’expansion aux Etats-Unis qui n’a rien à voir avec le rythme français52. (…) La troisième raison, bien supérieure aux précédentes, c’est que les Américains exigent une finesse d’analyse dans leurs affaires incomparablement plus grande que celle qui est exigée par les chefs d’entreprises françaises. C’est très net en particulier pour les ventes dont ils veulent avoir l’analyse (…). Pour réaliser ce désir, la machine à cartes perforées est certainement l’équipement le plus parfait. Il en est de même en ce qui concerne la quatrième raison, peut être la plus importante (…) qui a trait à la question du délai. Les Américains attachent plus de prix que nous le faisons au délai. Ils veulent avoir leurs résultats très rapidement et ne transigent pas sur ce point. Ainsi s’explique la grande faveur dont jouissent les machines à carte perforée aux Etats-Unis ». 49 Par exemple deux interventions de Georges Villiers, président du CNPF : « Face aux difficultés », Bulletin du CNPF, n° 12, février 1948, 2 pages ; « Economie et fiscalité », Editorial, Bulletin du CNPF n ° 40, 1er décembre 1949, 20 pages. … 50 CAMT, CNPF, 72 AS 1201, Rapport général sur l’activité de la commission économique générale pendant le 2e semestre 1951 présenté à l’AG du 18 janvier 1952, 39 pages : « La commission a entendu un compte rendu très documenté d’un de ses membres, Benoit, sur la mission qu’il a accompli aux Etats-Unis. Benoit a pu donner des renseignements forts intéressants sur la façon dont les chefs d’entreprises américaines se servent de leur comptabilité pour gérer leurs entreprises. » 51 Jean Benoit, « La mécanisation du travail de bureau dans les entreprises américaines », Bulletin du CNPF, n° 80, 5-20 janvier 1952, 28 pages, p. 23-25. 52 Id. « Une affaire américaine ou bien est stagnante c’est-à-dire mal gérée, ou bien elle progresse très vite et alors elle entre dans la zone d’intérêt des machines. » 15 Jean Benoit précise que l’apparition de nouveaux procédés permettant d’avoir des comptabilités entièrement automatisées accentue l’avantage des cartes perforées. Il signale aussi que les américains utilisent des machines pour faire la paye, ce qui est particulièrement commode lorsque les salaires sont payés par chèque, et qu’ils ne comprennent pas pourquoi les entreprises françaises ne généralisent pas l’emploi du chèque. Sa présentation est un plaidoyer en faveur de l’équipement des entreprises françaises. Elle est soutenue par un article de Raoul de Vitry, vice président directeur général de Péchiney, publié par le Bulletin en juillet 195553. Raoul de Vitry invite à exploiter les potentialités des machines comptables et statistiques qui réalisent une « véritable révolution » en permettant de développer la comptabilité analytique et le contrôle budgétaire. Un nouvel article de Jean Benoit dans le Bulletin de 1956 reprend cette idée. Il précise que la diffusion des calculatrices électroniques « les plus banales » permet de passer de la comptabilité traditionnelle – « appelée comptabilité d’enregistrement » - aux « comptabilités d’anticipation » et d’éliminer ainsi les reproches les plus fréquents adressés à la comptabilité qui est jugée « coûteuse, lente et complexe »54. Les calculatrices électroniques donnent en continu tous les éléments de la gestion (stocks, trésorerie, prix de revient) et indiquent les points sur lesquels il faut intervenir. Jean Benoit insiste sur leur nouveauté en précisant que leur usage en comptabilité n’était pas envisagé il y a cinq ans puisqu’elles étaient réservées à la recherche nucléaire ou astronomique. Il signale que ces machines existent déjà aux EtatsUnis à une cinquantaine d'exemplaires et que plus de 200 sont commandées alors qu'il n'y aurait qu'un seul exemplaire en Europe. Selon l’auteur, ces machines « vont entrer dans la pratique européenne dans les deux ou trois ans qui viennent et il faut s’y préparer ». Le pronostic est réaliste. LE CALCULATEUR ELECTRONIQUE A L’INSEE Après les services de statistiques des Etats-Unis, qui exploitent les enquêtes de conjoncture effectuées auprès des chefs d’entreprise de l’industrie et du commerce avec un calculateur électronique depuis 1951, et les enquêtes auprès des entreprises de services depuis 1954, l’INSEE est le second service national de statistique à s’équiper d’une grosse machine. Le Board of Trade britannique n’utilisera pas de calculateur avant 195755. 53 Raoul de Vitry, « Le tableau de bord d’un chef d’industrie », Bulletin du CNPF n° 134, juillet 1955, p. 28-33 Jean Benoit, « L'étude des prix de revient et la gestion des entreprises », Bulletin du CNPF, n° 145, mars 1956, p. 15-18. 55 Paul Pepe, « Plans initiaux pour l’utilisation d’une calculatrice à l’exploitation du recensement démographique du Royaume-Uni », traduction de la communication de M.Stafford à la trentième session de l’Institut international de statistique de Stockholm en 1957, Bulletin intérieur de l'INSEE, janvier 1958, n°1, pp. 21 à 29. 54 16 La première commission chargée d’étudier les capacités des machines comptables dans les travaux de dépouillement est mise en place à l’INSEE en septembre 195356. Les travaux préparatoires du recensement agricole débutent alors. Compte tenu du peu d’expérience dans ce domaine et de l’importance des données à traiter, ce recensement offre un terrain d’expérimentation spécialement adapté. Les 2,5 millions de questionnaires collectés comporteront chacun 10 types de questions distinctes, et les calculs nécessaires pour apprécier la valeur des tableaux obtenus par sondage ne pourront se passer de l’emploi d’une super tabulatrice57. Les premières études de marché indiquent que les capacités des calculateurs (mémoire et capacité de chiffrement) sont très largement supérieures aux tabulatrices. Leur usage permettrait d’extraire, sans opération préalable et en un seul passage, 40 ou 50 tableaux différents à partir des données individuelles. Il servirait à établir les tableaux du recensement en une seule année. Le Cabinet du directeur général de l’INSEE indique également que l’absence de calculateur contraindrait à utiliser 2 trieuses électriques imprimantes pendant 9 mois; 2 reproductrices, 5 trieuses ordinaires et 14 tabulatrices pendant 15 mois. Convaincu par ces arguments, le gouvernement débloque des crédits budgétaires spéciaux en précisant que l’acquisition du calculateur ne doit pas alourdir les frais du recensement agricole. Une commission dirigée par Gabriel Chevry, inspecteur général de l’INSEE, étudie le nouveau matériel58. La compagnie Bull, IBM France, la Société d’Electronique et d’Automatisme (la SEA, qui équipe déjà le service de recherche de la Défense nationale), et la Firme britannique Elliott Brothers LTD sont mis en concurrence. Deux administrateurs de l’INSEE sont envoyés à Londres étudier la calculatrice britannique59. Le calculateur CAB 3026 de la SEA emporte le marché malgré son prix (Elliott proposait un matériel techniquement équivalent à 75 millions de francs, contre 120 millions pour le calculateur acheté, TTC)60. La direction du Budget prend en compte l’avantage fournit par l’acquisition définitive du calculateur comparé à la location de machines (que propose IBM) et réduit les crédits du recensement agricole. L’opération doit rester profitable à l’INSEE puisque le calculateur doit permettre de gagner du temps. 56 CAEF, H 1579, Note de service, n°438/920, 24 septembre 1953. CAEF, H 1580, Note de FL Closon pour le secrétaire d’Etat aux Affaires Economiques, Note de FL Closon pour le secrétaire d’Etat aux Affaires Economiques, n°436/920, 28 novembre 1955, 3 pages. 58 CAEF, H 1580, Note de FL Closon sur la commission, n° 389/920, 26 octobre 1955. 59 CAEF, H 1580, Note de FL Closon adressée au bureau du cabinet du secrétaire d’Etat aux Affaires Economiques, n° 65/920, 11 février 1955 : « Ces machines, dont aucun équivalent n’existe en France, semblent de nature à bouleverser les méthodes de dépouillement des recensements. » 60 H.Duprat, D.Hoffsaes, « Le dépouillement du recensement agricole français à l’aide d’un calculateur électronique », communication à la trentième session de l’Institut international de statistique de Stockholm de 1937, Bulletin intérieur de l’INSEE, septembre octobre novembre 1957, n°7, pp. 33 à 51. 57 17 L’INSEE reste prudent à l’égard du nouvel équipement puisqu’il se prémunit contre tout risque de retard de livraison en précisant dans le contrat que les frais occasionnés par un retard éventuel sont à la charge de la SEA. Le calculateur doit être livré fin 1956 et utilisé à partir de janvier 195761. Un groupe de travail étudie les incidences de cette acquisition sur l’INSEE, tandis que ses spécialistes vont décrire leur expérience à leurs collègues européens62. Les premières déceptions apparaissent alors. En mars 1957, le calculateur n’a toujours pas été livré et il est évident qu’il ne sera pas opérationnel avant la fin de l’année63. L’INSEE fait établir des devis à IBM France et à la compagnie Bull afin qu’elles effectuent les opérations en attendant la livraison du calculateur. Les tableaux du recensement sont faits avec une trieuse IBM 101 louée en surnombre et avec des tabulatrices classiques également en location64. La facture de la SEA s’allonge puisque le calculateur n’est toujours pas opérationnel en avril 195865. En Angleterre, les services statistiques ont alors commencé à utiliser les calculatrices électroniques66. En juillet 1958, l’équipement de la SEA est assemblé et une partie peut être testée dans les locaux de l’INSEE. FL Closon refuse cependant que la totalité de la machine soit assemblée car moins d’une heure après le début de l’opération il faut ouvrir la porte du bloc de calcul en raison de l’échauffement de l'appareil67. Au printemps de 1959, une ultime expérience est tentée. Il en résulte que « la machine est acceptable en tant qu’organe de calcul, mais qu’elle ne peut en aucune façon servir selon les termes du contrat à l’exploitation des fichiers de cartes perforées »68. Le calculateur est donc renvoyé à la SEA et l’INSEE étudie d’urgence de nouveaux matériels69. Le bilan de l'opération établi en 1958 est clair. Il souligne les limites des effets des innovations techniques sur l’amélioration des statistiques70 : « Il était attendu de l’utilisation d’un calculateur électronique qu’il permette de tirer de ce recensement le maximum de renseignements (…) mais il est vite apparu en examinant les premiers résultats et en procédant à l’étude détaillée d’un certain nombre de documents de base que la qualité des renseignements était très inégale. Pour certains domaines (…) on peut parler d'un véritable échec : les résultats seront pratiquement inutilisables (…) ». 61 CAEF, H 1580, Note de FL Closon, n°335/920, 10 juillet 1956. Id., Note du Cabinet du directeur général, n°249/920, 16 mai 1956. 63 CAEF, H 1581, Note de FL Closon pour le ministre de tutelle, n°98/920, 6 mars 1957. 64 Id., Lettre de FL Closon au directeur de la SEA, M.Raymond, n°377/920, 6 septembre 1957. 65 Id., Note de FL Closon, n°129/920, 16 avril 1958. 66 Id., Note pour le ministre des Affaires Etrangères sur les missions effectuées en 1958, n°170/920, 29 mai 1958. 67 Id., Lettre de FL Closon à M.Raymond, n°217/920, 30 juillet 1958. 68 Id., Note de FL Closon pour le secrétaire d’Etat aux Affaires Economiques, n°191/920, 4 juin 1959. 69 Id., Note de service, n°209/920, 16 juin 1959. 70 CAEF, B 55 440, INSEE, Bilan du recensement de l’agriculture, 1958. 62 18 La principale cause d’insuccès n'est pas technique mais elle provient « indiscutablement » de la « méfiance des agriculteurs qui voient - à tort - le fisc derrière toute enquête statistique ». Il s’agit donc d’entreprendre « un effort considérable et surtout continu » en direction des agriculteurs avec la collaboration des organisations professionnelles. Un autre motif de cet échec provient de l’insuffisance de la formation des enquêteurs, formation qui aurait exigée des crédits importants … L'expérience souligne également l'insuffisance des effectifs des techniciens français capables de monter ces équipements à partir du moment où le rappel en Algérie prive la SEA de sa poignée de spécialistes. Au bout du compte, le bilan général de ce premier recensement de l’agriculture (l’enquête générale de 1929 avait été faite auprès des communes sans que les agriculteurs eux-mêmes aient été interrogés) est qualifié de « peu encourageant »71. L’introduction d’un nouveau procédé d’exploitation est incapable de combler l’absence d’habitude statistique des agriculteurs français. L’expérience ne dissuade pas l’INSEE d’acquérir un calculateur. En 1957, le GAMMA ET de Bull, qui est le premier véritable ordinateur avec programmation, est équivalent aux machines IBM sur le plan technique et pratique72. Les études de marché effectuées par l’INSEE en 1960 lui sont plutôt favorables73. IBM France sait également se faire apprécier en proposant des stages de formation pour certains cadres de l'INSEE74. Ce type d'offre ne connaît aucune concurrence. La formation pratique aux nouvelles techniques est pratiquement inexistante en France. On peut d’ailleurs se demander pourquoi, alors que l’expérience de l’INSEE révèle la reconnaissance de l’importance du virage informatique, aucune mesure n’est adoptée pour améliorer la formation des cadres ou pour faciliter l’adaptation du personnel technique de l’administration…. Dans ce contexte, les stages offerts par IBM contribuent de façon décisive à resserrer les liens avec l’INSEE. IBM et Bull sont mis en concurrence lorsqu'il s'agit d'acquérir un ensemble électronique pour le recensement démographique de 1962. L'ensemble mixte 7070-1401 d'IBM, qui est la 71 La pratique de l’interrogation directe est introduite par les enquêtes agricoles de l’Occupation. Albert Broder, « Manque de moyens, absence de logique politique ou espace économique restreint ? La politique de l’informatique en France : 1960-1993 », dans Michel Hau, Hubert Kiesewetter, Chemins vers l’an 2000. Le processus de transformation scientifique et technique en Allemagne et en France au XXe siècle, Peter Land éditeur, p. 116-172 : « Le GAMMA ET est une réussite technique mais il manque de soutien des entreprises publiques ». 73 CAEF, H 1582, Lettre de FL Closon à M.Calliès, directeur de la compagnie Bull, n°21/920, 29 janvier 1960. 74 Id., Lettre de FL Closon à M.Rochelle, d’IBM France, n°78/920, 7 mars 1960. 72 19 réplique du GAMMA 60, est le moins coûteux et le plus adapté selon la direction générale de l’INSEE75. La politique gouvernementale en la matière ne se définit que tardivement puisque le rapport de la commission spécialisée formée par Xavier Ortoli, commissaire au Plan, sur la question (Rapport Boiteux, Saint Geours)76 reste sans suite et qu'il faut attendre octobre 1966 pour que soit créé la fonction gouvernementale de délégué général à l’informatique. Ce manque de suivi ne facilite pas la tâche des services qui s’équipent. A la fin de 1960, le ministère n’a toujours pas tranché, ce qui retarde la préparation du recensement démographique77. La décision de mettre à la disposition de l’INSEE un équipement IBM 1401 et un équipement IBM 7070, qui seront installés en mai et octobre 1962, n’est adoptée qu’au début de 196178. Si dans un premier temps, IBM préféré par l’INSEE l’emporte, le recensement démographique de 1962 sera dépouillé par le Gamma 60 de Bull79… Cette étape ouvre l’ère de l’informatique à l’INSEE80. Elle conduit à la création d’un département de l’informatique le 1er janvier 196881. En 1967, Jean Ripert, directeur général de l’INSEE, dresse un bilan positif de l'usage de l'informatique pour le recensement démographique de 1962. Il répond à un rapport très critique provenant de l’inspection des Finance82. Jean Ripert reconnaît que la phase de démarrage comme celle de l'exploitation du recensement ont été beaucoup plus longue que prévu. Il explique ces décalages par un certains nombre de raisons qui ne tiennent pas au changement de technique. En premier lieu, le délai prévu initialement « était manifestement trop faible ». Jean Ripert évoque surtout « l’augmentation des besoins qui s’est manifestée au cours du travail » et qui a entraîné de nouvelles recherches « notamment pour la régionalisation du plan et les études urbaines ». Il souligne également l’INSEE se trouvait 75 Id., Rapport de FL Closon adressé au secrétaire d’Etat au Commerce Intérieur et au ministre des Finances et des Affaires Economiques, n°251/920, 20 juillet 1960. 76 Albert Broder, « Manque de moyens, … », 2000, Op. Cit. 77 CAEF, H 1582, n°400/920, 12 octobre 1960, note de FL Closon pour le secrétariat d’Etat au Commerce Intérieur. 78 CAEF, B 55 440, INSEE Rapport de l’INSEE sur le traitement électronique de l’information, 12 avril 1962, 5 pages. 79 INSEE, Cinquante ans d’INSEE ou la conquête du chiffre, Paris, INSEE, 1996. L’INSEE loue également deux ordinateurs IBM, un 1401 et un 7070 pour traiter le recensement de 1962, pp. 69 et 79. 80 Albert Broder, « Manque de moyens, … », 2000, Op. Cit. 81 CAEF, B 55 511. INSEE. Note de service de la direction générale sur l’organisation du département de l’informatique, n° 1690/195-0, Paris, 18 décembre 1968. Le département doit : Gérer les matériels électroniques de l’INSEE ; Développer l’utilisation à l’INSEE des techniques de l’informatique ; Participer aux réflexions et études sur le développement de l’informatique hors de l’INSEE. 82 CAEF, B 55 440, Rapport de Jean Ripert sur l’équipement électronique de l’INSEE adressé au chef de service de l’inspection générale des Finances, n° 210/910, 16 mars 1967, 11 pages. 20 engagé au même moment « dans un cycle de développement intense de ses activité (…) avec un effectif de cadres a peine croissant ». Il signale aussi que les rigidités des règlements administratifs ont freiné l’adaptation « des mécanographes » aux fonctions « d’opérateurs sur ordinateurs ». Ce rapport témoigne de l’incapacité de l’INSEE à anticiper sur les besoins d’informations. Avec ou sans calculateurs, les besoins sont découverts à mesure de l’exploitation du recensement. Ce constat révèle l’absence de solide programme statistique et au-delà, de véritable politique gouvernementale en la matière. A la date du rapport cependant, de nombreux obstacles au changement technique ont été éliminés. Les écoles d’application qui enseignent l’informatique se sont multipliées. Les perspectives de développement de l’outil informatique sont particulièrement vastes, comme en témoigne le projet SIRENE (Système informatique du répertoire des entreprises et des établissements) qui permettra aux entreprises d’être immatriculées par un seul et même numéro dans l’ensemble des grands fichiers administratifs 83. Jean Ripert met cependant un bémol à l’enthousiasme ambiant en rappelant que l’introduction des machines à l’INSEE a commencé par ralentir le rythme de travail et que ses bienfaits ne se sont manifestés que dans un second temps84. Il insiste en outre sur l’incapacité des ordinateurs à résoudre les problèmes de coordination et à modifier radicalement les relations entre les administrations et les administrés. En rappelant que la machine ne fait pas tout, Jean Ripert montre bien que la condition du progrès technique est au moins aussi culturelle et humaine que technique. Le « cas » des machines à statistiques est particulièrement révélateur de cet état de fait. CONCLUSION Albert Broder rappelle plusieurs des handicaps qui font du changement des techniques en France un véritable saut d’obstacles : la tradition européenne de progrès à pas assurés, la faiblesse du marché français, la faiblesse du « politique face à une haute administration et les difficultés des finances à accepter une contrainte financière à long terme ». Du fait de ces obstacles, les acteurs du changement des « machines à statistiques », qu’il s’agisse de Lucien March comme chef de la SGF à la fin du XIXe siècle ou de René Carmille pendant 83 CAEF, B 55 444, Fonctionnement de l’INSEE 1967-1969. Informatique, personnel, matériel, coordination avec d’autres organismes. 84 CAEF, B 55 486. Colloque information économique, juin 1967. Documents et documents préparatoires. Intervention de Jean Ripert à la séance préparatoire du 23 juin 1967. 21 l’Occupation, ne partent pas de la technique pour aller vers la réforme mais ils font le chemin inverse. Leur formation sur le tas empêche toute projection. Au sein du patronat, un propagandiste du changement comme Jean Benoit dispose d’une très bonne formation d’ingénieur puisqu’il est passé par l’Ecole de Saint-Étienne mais cette formation est adaptée aux dirigeants des mines et elle ne le prépare pas aux tâche de l’organisation et de la gestion qu’il aborde chez Pechiney. Pour parvenir à leurs fins, les acteurs du changement adaptent les techniques disponibles aux méthodes qu’ils souhaitent introduire. De par leur formation, ces réformateurs sont beaucoup moins techniciens que savants. A cause de l’environnement de ses pionniers, les progrès effectués depuis le classi compteur jusqu’à l’introduction du calculateur à l’INSEE permettent ils vraiment de penser que l’on est très éloigné de l’ère du savant fou décrit par Jules Verne ? Ces constats posent la question de l’inadéquation du système de formation des ingénieurs français aux techniques les plus innovantes de la comptabilité et de la statistique. Replacés dans cette perspective, les changements techniques opérés par la SGF, par le SNS puis par l’INSEE sont de véritables exploits. Leur réussite s’explique par la présence d’un puissant antidote aux handicaps évoqués qui tient à l’engagement déterminé de quelques personnalités en faveur des statistiques et de la rationalisation. Cette détermination créée une nébuleuse favorable à l’innovation, un monde du chiffre au sens large - de la comptabilité privée aux statistiques publiques - qui est favorable à la diffusion et la perception des informations économiques et qui est prêt à trouver les machines correspondant à leurs besoins. La nébuleuse réformatrice et technicienne se trouve autour de Lucien March puis de René Carmille puis de l’INSEE. Elle suit avec un décalage notable la voie ouverte au XIXe siècle par les évolutions des techniques et des pratiques nord américaines85. Cette révolution mentale et technique est la clé de voûte de la forte croissance économique française de l’après guerre. Les changements techniques mettent en valeur les moteurs des transformations ainsi que leurs freins. Les moteurs ont été largement présentés. Laissons une place aux freins pour conclure. Parmi les freins, il faut faire une place de choix à l’Etat au sens large (Autorités politiques) qui se montre peu empressé à faciliter le travail statistique qu’il ne comprend que tardivement. Dans le meilleur des cas, les décideurs politiques acceptent le changement des techniques mais ils ne l’accompagnent pas avant les années 1960 quand les expériences initiales les plus difficiles ont été faites. L’Etat s’affiche ainsi en décalage par rapport à la nébuleuse de 85 La démarche consistant à resituer l’exemple français dans un contexte international reste à approfondir. 22 l’innovation technicienne. En freinant les dépenses, il accentue les difficultés des statisticiens et celles du secteur national des calculateurs86. Ces dépenses et de la définition de politiques publiques tournées vers l’avenir (et donc coûteuses) conditionnent la capacité de la France à mettre la puissance mécanique du calculateur au service de la statistique et à parvenir ainsi à établir une véritable synergie entre les spécialistes du chiffre et ceux du calcul. Cette conjonction du travail du statisticien et de celui des techniciens du calcul ne peut faire l’économie d’un appareil de formation qui ne trébuche pas sur l’obstacle budgétaire … 86 Albert Broder, « Manque de moyens, … », 2000, Op. Cit. 23 LEXIQUE Quelques compléments des indications fournies dans le texte ALSTHOM, grande Société électrique française, fusion de l’Alsacienne de Constructions Mécaniques et de la Thomson Française BENOIT (Jean), ingénieur des mines (Saint-Étienne) du service organisation chez Pechiney qui introduit la comptabilité analytique avant 1940 BREGUET (Louis), pionnier de l’aéronautique, un des premiers constructeurs d’avion et d’hélicoptère en France, également producteur de camions CARMILLE (René), contrôleur général de l’Armée dont la carrière se termine tragiquement par son arrestation par la Gestapo à Lyon dans le bureau de la direction générale du SNS en février 1944 puis par son décès à Dachau CGOST (Commission générale d’organisation scientifique du travail), créé par la CGPF en 1926 pour diffuser les idées et les méthodes de l’organisation scientifique du travail CGPF (Confédération Générale de la Production Française), Confédération patronale crée en 1919 à l’initiative du ministre du Commerce Etienne Clémentel CLOSON (Francis-Louis), rédacteur du ministère des Finances puis lauréat de la fondation Rockefeller et titulaire d'une bourse d’études à Washington immédiatement avant la Seconde Guerre mondiale. Regagne Londres dès l’armistice et effectue plusieurs missions en France avant la Libération. Est alors nommé commissaire de la République (sorte de super préfet) dans le régions du Nord. Premier directeur général de l'INSEE, poste qu'il conserve jusqu'en 1961 CNOF, Comité National de l’Organisation Française créée en 1926 au sein de la CGPF CNPF (Conseil National du Patronat Français), Confédération patronale formée en 1946 à la demande des Autorités politiques désireuses d’avoir un interlocuteur auprès du patronat de l’industrie en particulier. Présidé par Georges Villiers jusqu’en 1965 DESSIRIER (Jean), statisticien de la SGF auteur d’une feuille de conjoncture qu’il signe à la fin des années 1920. Jean Dessirier est sommé de renoncer à cette publication ou de démissionner par la direction de l’institution en 1929. Il démissionne DETOEUF (Auguste), polytechnicien, fondateur d’Alsthom et président de la CEGOS. Patron novateur de l’entre deux guerres rendu célèbre par ses conférences dans différents cercles de discussions GIGNOUX (Jean-Charles), président de la Confédération patronale entre 1936 et sa mobilisation en 1940 puis sa captivité. Rédacteur en chef de La vie Industrielle, quotidien et directeur de la Revue d‘économie politique entre les deux guerres 24 GPRF (Gouvernement Provisoire de la République Française), créé à Alger pendant l’Occupation pour assurer la continuité des institutions politiques démocratiques à la Libération LA COMPAGNIE DES LAMPES, Holding créée en France par la Générale Electric américaine LA COMPAGNIE DU PHENIX, Compagnie d’assurance MILHAUD (Jean), créateur de la CGOST en 1926 puis fondateur de la CEGOS en 1936, joue un grand rôle dans le mouvement d’organisation de l’entre deux guerres PETIET (baron Charles), président de la fédération de l’Automobile et du cycle de la CGPF, figure du mouvement patronal de l’entre deux guerres RIMALHO (Emile), militaire, technicien de l’artillerie, pionnier de la fabrication de canons qui participe à la mise au point du fameux 75 en 1897 et créateur du canon 155 en 1898 qui est adopté en 1904. Il fait valoir ses droits à la retraite en 1913 puis, après avoir participé à la Grande Guerre, devient ingénieur conseil de la Compagnie des Forges et aciérie de la Marine et d’Homécourt à Saint-Chamond (Loire). Devient administrateur délégué de la Compagnie générale de Construction et d’entretien du matériel de chemin de fer créé par Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d’Homécourt, par Schneider et par des Compagnies de chemin de fer. Rendu célèbre dans le monde des dirigeants d’entreprises par ses études sur le calcul des prix de revient dont il tire un ouvrage : Une méthode uniforme des prix de revient publié par la CEGOS et préfacé par Auguste Detoeuf. Il enseigne l’organisation du travail dans la nouvelle Ecole nationale supérieure de l’Aéronautique à partir de 1931 SAUVY (Alfred), polytechnicien, statisticien de la SGF entre 1922 et 1945 où il est détaché et nommé directeur du nouvel institut national des études démographiques SICOB, Salon international annuel du matériel de bureau en France qui réunit les principaux constructeurs français et étrangers 25