Une journée au port

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Une journée au port
La Magie des Mots
Une journée au port
Une journée au port
Un regard, un sourire, un geste… toutes ces petites choses exercent un certain pouvoir. Cependant, les
mots restent les plus forts. Ils s’ancrent et s’enracinent en nous, créant un monde différent pour
chacun selon sa perception des choses.
Qu’ils soient lus ou entendus, les mots tracent les contours de notre imagination, là où un regard, un
sourire ou un geste ne sont qu’une image dont notre esprit ne peut rien modifier.
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L’équipage avait déchargé la marchandise sur le quai et mes compatriotes étaient redescendus dans
la cale, non sans rechigner. J’observais les caisses de différentes tailles entassées devant La Chope
Noire en me demandant ce qu’elles pouvaient bien contenir. Toute la cargaison n’avait pas été
déchargée. Mira devait probablement garder le restant de ses marchandises pour d’autres points de
livraison.
Au-delà de la pile de caisses se dressait l’immense enceinte de pierre. Elle devait faire au moins la
hauteur d’un immeuble de sept étages. Le temps, les raz-de-marée et l’abandon de la ville avaient eu
raison de quelques pans de mur. Des dizaines de gros blocs de pierre s’entassaient devant ces trous
béants. On les avait laissés sur place après leur effondrement, sans jamais chercher à réparer ce qui
servait d’abris au reste des citoyens d’Asrath.
– Pourquoi les habitants ne réparent-ils pas cette muraille ? Demandais-je innocemment à Mira.
– Les gens qui vivent encore ici ont à peine les moyens d’entretenir l’endroit où ils dorment. Ce n’est
même pas la peine d’imaginer les voir rénover la ville !
– Mais… les autorités locales ne font rien ?
Mira m’observa quelques secondes avec stupéfaction avant d’éclater d’un rire franc.
– Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?
– Il n’y a plus aucune autorité à Asrath depuis bien longtemps. Aucun Seigneur ne s’intéresse à des
ruines.
– Mais pourtant, il y a ces gardes là-bas. À qui obéissent-ils s’il n’y a aucun pouvoir en place dans
cette ville ?
– Ce sont les gardiens des eaux. Ils ne sont là que pour empêcher les navires de voguer en pleine
mer.
– Et la Chope Noire, alors ? Demandais-je, un peu perdu.
– J’ai une dérogation spéciale, répondit Mira avec un sourire malicieux.
Le capitaine Ferhinn donna quelques instructions à ses matelots concernant la cargaison qu’ils
venaient de décharger. Elle y préleva une petite boîte vernie qu’elle garda sous le bras, puis me pria
de la suivre.
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– Evite de parler, sauf si on te pose une question, m’ordonna-t’elle. Les vêtements de Galak cachent
tes origines aux yeux de tous, mais tes mots pourraient te trahir.
J’opinai sans mot dire, la suivant vers les gardiens des eaux. Plus on s’approchait d’eux et plus ils me
semblaient bizarres. Ils avaient un teint pâle et jaunâtre. Étaient-ils malades ?
Une fois arrivés à leur hauteur, l’un d’eux demanda d’une voix douce et calme ce que contenait la
boîte de Mira.
– Il s’agit d’un présent pour l’Enfant-Dieu.
L’homme tendit une main qui n’avait rien d’humaine : elle était couverte de minuscules écailles d’or
pâle et chaque doigt se voyait orné d’une griffe noire. Mes yeux exorbités ne parvenaient pas à se
détacher de cette main. Ce n’est que lorsque la boîte vernie cacha ladite main que mes pupilles se
fixèrent sur le visage de l’homme-lézard. Les écailles ne recouvraient pas que sa main : tout son corps
en était couvert. Nulle trace de peau, pas même un poil ni un sourcil. Son compagnon d’arme
possédait lui aussi une peau de lézard, bien que ses écailles à lui renvoyaient un reflet bleuté.
Consciente d’être ainsi dévisagée, la créature me fixa à son tour. Je m’attendais à croiser le regard
glacé d’un sang-froid dont la pupille serait réduite à une fente, mais ce regard-là était chaleureux et
on ne peut plus humain.
– Arvin ? On y va, me pressa Mira qui avait récupéré son bien.
La herse passée, la route se mettait à monter sur une bonne centaine de mètres avant que les
premiers bâtiments n’apparaissent. Ceux-ci s’avéraient être des ruines inhabitées. Au sommet
s’étalait une grande place bordée d’arbres mutilés. Les rafales de vents continues les avaient obligés
à grandir en se tordant vers le nord tandis que le déchaînement des eaux qui avait valu la chute
d’Asrath s’était chargé de leur ôter quelques branches, quand ils n’avaient pas été déracinés, laissant
un trou béant à leur endroit. Au centre de la place se tenaient de solides tables de pierre que les
eaux n’avaient pu déloger. Ces tables formaient un cercle au centre duquel une large rigole avait été
aménagée. Ce petit chenal semblait mener vers les quais. Hormis ces quelques infrastructures qui
témoignaient d’une riche activité commerçante par le passé, la place n’était encerclée que de ruines.
Nous n’avions encore croisé d’autre âme que les gardiens des eaux. J’en profitai pour questionner
Mira à leur sujet.
– Qu’est-ce que c’était ?
– Quoi ?
– Les deux gardes à l’entrée, qu’est-ce que c’était ?
– Je te l’ai dit, ce sont des gardiens des eaux.
– Je voulais dire… qu’est-ce qu’ils sont ?! M’impatientais-je.
– Personne ne le sait vraiment, on les appelle ainsi parce qu’ils protègent les océans. On sait qu’ils
sont liés à l’eau, ils ne peuvent pas survivre loin d’elle. Mais c’est à peu près tout ce que je sais. On en
croise rarement et mieux vaut les traiter avec respect. Ils ont un tempérament passif mais s’ils
devaient dégainer leurs armes, je ne donne pas cher de la peau de leur adversaire.
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Mira parlait de ces créatures avec une crainte révérencielle que je ne parvenais pas à expliquer.
Avait-elle déjà eu affaire à eux ? De mon côté, leur nature m’intriguait plus que toute autre chose.
– Est-ce que ce sont des extraterrestres ? Demandais-je innocemment.
– Des quoi ?
– Des… non rien.
Quel imbécile ! Selon les critères terriens, Mira était elle-même une extraterrestre et ce malgré son
humanité apparente. Tout ce qui était originaire de cette planète, appelée Adunare, était forcément
extraterrestre. L’Homme n’était visiblement pas le seul être intelligent à vivre ici.
– Il y a d’autres… heu… races, qui vivent ici ? Hésitais-je.
– Silence ! Nous sommes observés, chuchota Mira.
– Mais je ne vois personne… répondis-je après un regard circulaire autour de nous.
– Tu as décidément bien des choses à apprendre, soupira le capitaine. Dans les ruines sur ta gauche,
derrière l’arbre mort, y’a quelques miséreux. Tu vois le type qui nous observe à couvert ?
J’observais avec la plus grande discrétion possible mais ne vis rien. Puis, un mouvement brusque
attira mon regard : un homme vêtu de guenilles venait de passer devant une fenêtre que l’on avait
barricadée de bois, mais qui laissait encore d’assez grands jours pour que le soleil pénètre la vieille
demeure.
– Pourquoi se cachent-ils ?
– Ce sont probablement des fugitifs, des bandits recherchés ou encore d’anciens sorciers. Ces ruines
sont devenues le paradis de tous les parias. Personne ne vient plus guère par ici. Le seul quartier
encore vivant d’Asrath est le Port d’Eau Douce, à plusieurs heures de marche.
– Les gardiens de l’eau ne font rien ?
– Bien sûr que non ! Ils ne sont pas là pour régler les problèmes des humains.
– Alors pourquoi sont…
– Mais tu vas la fermer, oui ?! M’interrompit-elle en jetant un regard alarmé sur notre gauche.
Pousse-toi !
Mira me poussa si violemment que je manquai tomber. C’est en reprenant mon équilibre que
j’entendis le son d’une épée que l’on tire de son fourreau. Le taux d’adrénaline monta en flèche dans
mon système sanguin alors que je prenais conscience de ce qui se déroulait autour de moi : nous
étions attaqués.
Trois hommes et une femme s’approchaient dangereusement, armés de bâtons ou de simples
couteaux de cuisine. Mira était autrement mieux armée qu’eux, mais elle était seule. Je ne pouvais
lui être d’aucune aide. Pire encore : elle devait me protéger car j’en étais moi-même incapable. À
mes yeux il n’y avait que peu d’espoir que nous vainquions, et cela en grande partie par ma faute,
par mon incompétence.
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– Donnez-nous votre or et votre arme et nous vous laisserons la vie sauve, s’avança le plus grand des
détrousseurs.
– Vous feriez mieux de vous terrer dans vos ruines, répondit Mira en resserrant sa prise sur son épée.
L’autre eu une espèce de sourire édenté qui ressemblait plus à une grimace et fit signe à ses sbires
de lancer l’assaut. La peur me saisit quand je les vis foncer sur ma protectrice. Elle n’était pas vêtue
pour le combat, n’avait ni bouclier ni protection d’aucune sorte et devait défier quatre brigands à la
fois. Alors que je m’imaginais les pires façons de mourir par les armes rudimentaires détenues par
nos assaillants, Mira trancha la main de la femme qui venait de tenter une approche très maladroite.
La main roula vers moi dans un giclement sanglant tandis que le couteau qu’elle tenait s’échouait à
ses pieds, vivement mis hors de portée d’un coup de pied assené par Mira. La femme recula en
hurlant de douleur et de rage, ce qui sembla donner plus de vigueur encore aux trois hommes qui se
ruèrent ensemble sur Mira. Elle réussit à parer les premiers coups mais subit une estafilade sur son
bras gauche. Avec un cri barbare, elle tailla en pièces les guenilles de celui qui semblait être le chef et
rompit en deux le bâton qu’il tenait. Profitant des quelques secondes d’hébètement de ses ennemis,
elle arracha l’arme des mains du second type sur sa droite. La ténacité de Mira était presque
palpable et le regard menaçant qu’elle lança à son adversaire eut tôt fait de les faire déguerpir, lui et
sa bande. En vérité, le capitaine Ferhinn était un combattant agile, rapide et bien entraîné. Elle n’en
avait pas l’air à première vue, et c’est probablement la raison pour laquelle nous nous étions faits
attaquer. Mais après un tel combat, nos assaillants s’étaient vite aperçus de leur erreur.
– C’est ça ! Fuyez ! Je vous avais prévenus ! Leur lança-t-elle. Hé ! Ferme la bouche et cesse de
regarder cette main !
Mes yeux étaient effectivement revenus se fixer sur la main ensanglantée qui gisait non loin de moi.
Elle était tendue dans ma direction, paume ouverte, comme demandant grâce.
– Est-ce qu'elle va mourir ? Demandais-je sans détacher mon regard du morceau humain.
– Si on ne cautérise pas sa plaie immédiatement, oui, il y a de fortes chances.
– La cautériser ? Mais… il n’y a pas d’hôpital ? Pas de chirurgien qui pourrait l’opérer ?
– Un quoi ?
– Un hôpital… un docteur !
– Arvin, regarde donc autour de toi. Ces gens vivent dans des ruines et n’ont pas de quoi se payer à
manger. Tu penses vraiment qu’ils ont les moyens de payer un docteur, même s’il y en avait un ici ?
– Alors, elle est condamnée, lâchais-je avec un désespoir mêlé de crainte.
– Ces gens sont tous condamnés. Ils ont choisi cette vie. Ils ont choisi d’être ce qu’ils sont et où ils
sont, avec tous les risques que cela comporte. Et ceci fait partie des risques, répondit-elle en
nettoyant sa lame rougie du sang des brigands.
Mira n’était pas choquée le moins du monde. Moi par contre, j’étais terrorisé. La condamnation de
cette femme m’avait rappelé où nous étions et les risques que nous encourions, nous, terriens. Les
nôtres étaient bien trop habitués à la technologie, aux grandes surfaces et aux services en tous
genres. Mais surtout, nous avions oublié à quel point il est important d’utiliser nos propres mains,
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d’obtenir ce que nous désirons par le fruit de notre travail et pire encore, nous n’avions aucune idée
de la façon dont nous défendre. Nous ne connaissions que la fuite et la prière.
La fuite ne pourrait que nous aider à éviter quelques ennuis, au mieux. Quant à la prière… elle ne
m’avait jamais rien apporté sur Terre. Que pourrait-elle faire ici ?
– Vous pourriez m’apprendre ? Demandais-je alors que nous nous remettions en route.
– T’apprendre quoi ?
– À me défendre.
Mira me jeta un regard étonné assorti d’un petit sourire moqueur. Je soutenais son regard avec un
grand sérieux et elle déclara alors :
– Je n’ai pas le temps de jouer.
Déçu, je m’apprêtais à me faire une raison. Mais elle reprit :
– New Earth est encore à quelques jours d’ici. Woak pourra t’apprendre deux ou trois choses, mais
ne t’attends pas à devenir une fine-lame en une semaine !
– Woak ? Le grand type noir avec un tatouage lumineux sur le torse ? Frissonnais-je. Je n’étais plus
aussi certain de vouloir apprendre à me battre.
– Lui-même, acquiesça-t-elle. Il est l’un de mes meilleurs gars.
– Qu’est-ce que c’est, son tatouage ?
– Le symbole de son maître. Dans le monde duquel il provient, porter un tatouage signifie que vous
êtes esclave. Plus un esclave est instruit et utile, plus il a de la valeur. Leur maître leur donne des
anneaux d’oreille pour distinguer leurs capacités, et tu auras sans doute remarqué que Woak n’a plus
de place sur son oreille.
– Il s’est enfui et est venu se réfugier dans ce monde-ci, j’imagine.
– Pas du tout ! Ricana-t-elle. Tu auras tout le temps de lui demander quelle est son histoire les
prochains jours, ce n’est pas à moi de te la raconter.
Elle ne m’en dirait pas davantage. Je gardais donc mes questions pour Woak lui-même… ou pour moi.
Nos pas nous amenèrent vers de plus étroites ruelles, certaines mieux conservées que d’autres mais
plus angoissantes également. Car derrière ces murs se trouvaient d’autres mendiants, brigands et
coupe-gorges. Toute la racaille du monde semblait avoir trouvé refuge dans cette cité détruite par les
eaux. Ma peur devait se lire sur mon visage, car Mira tenta de m’apaiser en déclarant que personne
n’oserait s’attaquer à nous de sitôt après ce qu’il s’était passé sur la place du marché. C’était vrai.
Après avoir gravi de multiples escaliers et ruelles à pentes fortes, nous étions enfin arrivés au point
culminant d’Asrath. En me retournant, je découvris un panorama magnifique. Les bâtisses n’étaient
plus que ruines, la route autrefois pavée était parsemées de nids de poules et de mauvaises herbes,
mais il était encore possible de deviner quelle splendeur cette grande cité devait dégager du temps
de sa gloire. Les maisons étaient hautes et faites de la même pierre que la grande muraille
protectrice du port maritime. Les rares portes à être restées intactes – ou presque – s’avéraient être
faites de chêne et s’ornaient de sculptures très détaillées, souvent représentant l’emblème de la
famille propriétaire du lieu.
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Au loin, la Chope Noire dansait au gré de l’eau au bout du quai. Le soleil brillait à son zénith et
donnait des couleurs d’argent à la mer. J’imaginais la vie à Asrath autrefois : des dizaines de navires
marchands accostaient sur les multiples quais du plus grand port d’Adunare, les commerçants
faisaient leurs affaires sur la place du marché au milieu des grands arbres, la vie foisonnait aux quatre
coins de la ville et nulle misère n’y était visible. Toutes les merveilles du monde transitaient par ce
lieu. Et d’un jour à l’autre, tout fut balayé par les eaux.
– Ne traînons pas, me rappela Mira, la route est encore longue.
Je quittai ce tableau du passé pour me replonger dans la réalité du présent.
– Qui est l’Enfant-Dieu que nous allons voir ?
– Il fait partie des gardiens des eaux. Et comme son surnom le dit, c’est un enfant. Il ne doit pas avoir
plus de dix ans.
– Un enfant ? Qu’est-ce que j’ai à voir avec lui ?
Mira poussa un soupir d’exaspération avant de me répondre :
– Poses-tu toujours autant de questions idiotes ? On l’appelle l’Enfant-Dieu car il n’est pas comme les
autres… il est né avec des dons. Des dons qui font de lui un demi-dieu.
– Des dons ? Comme ce que vous appelez la Volonté ?
– Bien sûr que non ! Tu verras par toi-même.
Mes questions l’agaçaient, et je ne voulais pas risquer de perdre une main. Je tins donc ma langue…
jusqu’à ce que nous arrivions en vue de ce qui pouvait être comparé à un manoir. Mais un manoir sur
mer, flanqué de plusieurs gardiens des eaux. Ce bâtiment semblait neuf et habité, contrairement aux
ruines qui l’entouraient. Il faisait presque tache dans ce décor, comme une fleur majestueuse qui
pousse à travers le squelette d’un homme mort sur un champ de bataille, ou une touche de couleurs
vives sur une photo en noir et blanc.
– Qu’est-ce que c’est ?
– La demeure de l’Enfant-Dieu. C’est là que nous allons.
– Ce gosse doit vraiment avoir une importance capitale pour être ainsi logé et protégé.
– C’est le cas, répondit sombrement mon guide.
Le même rituel s’opéra devant l’espèce de manoir construit à demi sur terre, à demi sur mer. Mira
nous présenta et montra son coffret aux gardiens des eaux. Ce n’est qu’ensuite que l’on nous
accorda le passage, non sans être escortés par deux gardiens.
Une fois à l’intérieur, je fus ébloui par l’architecture de cette maison. Il y régnait une luminosité
permanente grâce à la baie vitrée face à la mer. Cette même baie était ouverte en son centre et la
mer se prolongeait à l’intérieur du bâtiment sur plusieurs mètres, jusqu’à ce que les vagues
s’écrasent sur un escalier permettant à quiconque d’entrer facilement dans l’eau… ou d’en sortir.
Plusieurs piliers de bois sculpté soutenaient le haut toit de ce qui ressemblait plus à un temple qu’à
un manoir. Le tout était un parfait mélange d’architecture ancienne et moderne, presque terrienne.
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– Ne touchez à rien et attendez-le ici, dit d’une voix morne l’un des gardiens. Il ne s’en alla pas pour
autant, mais l’enfant-dieu n’étant pas présent, il nous fallait l’attendre.
Quelques minutes passèrent avant que l’eau ne soit secouée par quelques remous. Quelque chose
nageait tout au fond, quelque chose de blanchâtre avec des taches rouges… de la taille d’un enfant.
Était-ce lui ?
Sa tête émergea de l’eau et je fus choqué par l’apparence de celui que l’on nommait « Enfant-Dieu ».
Un pas de plus dans l’escalier aquatique et son torse devint visible. Mira posa un genou au sol et
courba l’échine en signe de révérence respectueuse. Voyant que je ne suivais pas le mouvement, elle
m’agrippa et faillit me péter le nez contre le sol. Elle continuait à maintenir une pression
phénoménale sur ma nuque lorsque l’enfant pris la parole :
– Relevez-vous, enfants de la terre.
Sa voix était incontestablement celle d’un enfant, mais aussi posée et inflexible que celle d’un adulte.
Mira se releva et je fis de même. Le Dieu avait revêtu une sorte de peignoir, mais il ne couvrait pas la
totalité de son corps, si bien que sa peau blanche et translucide se laissait apercevoir. Ses plus
grosses veines marquaient tout son corps de zébrures tantôt noires, tantôt rougeâtres. Ses pupilles
rouges d’albinos me lorgnaient sans gêne. Cet être d’apparence lugubre m’aurait fait déguerpir à
toute vitesse si je l’avais croisé en d’autres circonstances, mais autre chose attirait le regard : l’enfant
avait des branches rouge vif ornées de multiples fines lamelles du même ton qui lui sortaient du cou
et encerclaient toute sa tête, comme une couronne. J’avais déjà vu ce genre d’anomalie au cours de
sciences, mais uniquement sur des animaux aquatique à l’état de larves : il s’agissait de branchies
externes.
– Vous êtes les bienvenus chez moi, Mira Ferhinn et Arvin Greene. J’attendais votre venue, ajouta-t-il
en me fixant.
Comment était-ce possible ? Comment pouvait-il connaître mon nom alors que personne parmi les
miens ni parmi l’équipage de Mira n’avait pu le lui donner ? Et comment pouvait-il savoir que nous
allions venir ? Les dons dont Mira m’avait parlé y étaient certainement pour quelque chose. Un don
de prémonition ? Je n’y avais jamais cru jusque-là, mais je n’avais pas non plus cru possible de
s’échouer en plein océan Atlantique et de se retrouver sur un monde à deux lunes quelques heures
plus tard. Devant cet être, j’étais prêt à croire à tout.
– Je vois que vous m’avez apporté un présent, Dame Ferhinn ? Dit-il d’un air suffisant et amusé.
– En effet. J’ose espérer que cet objet vous sera utile, répondit-elle en tentant de cacher son
agacement.
Mira tendit le coffret à l’Enfant-Dieu qui l’ouvrit avec une précaution qu’un enfant de son âge
n’aurait jamais eue. Son sourire s’étira lorsqu’il en sorti ce qui ressemblait fort à une tenue de
plongeur, à ce détail près qu’il ne s’agissait pas de tissu mais d’écailles aux reflets d’argent.
– Une magie ancienne habite ce vêtement… quelle est-elle ?
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– On dit qu’autrefois, les gardiens des eaux parcouraient les terres intérieures sans subir le « mal de
l’eau ». On dit qu’avec l’aide des anciens mages, ils avaient confectionné des tenues capables de
maintenir un taux d’humidité suffisante pour que leur peau ne sèche jamais. J’ai moi-même enfilé
cette tenue pour m’assurer de ses pouvoirs… et j’ai eu l’impression de prendre un bain.
– Merci Mira, mille mercis !
L’espace d’un instant, j’eus un véritable gosse face à moi. Il venait de déballer le cadeau que le Père
Noël lui avait apporté et ses yeux brillaient de joie comme d’imagination. Mais cette sensation
disparut très vite pour laisser place à nouveau au sombre et mystérieux personnage miniature. Tout
en me fixant de ses yeux rouges, il renvoya ses gardiens d’un geste de la main, nous laissant seuls
face à lui.
– Ce vêtement n’est pas le seul à être imprégné d’une magie ancienne. Je me trompe ?
– C’est en effet ce que nous pensons, Seigneur des Eaux.
Il se mit soudain à marcher autour de moi de manière très théâtrale. Je pouvais sentir son regard de
sang me parcourir de la tête aux pieds, scrutant la moindre de mes molécules. Un malaise faillit
m’assaillir et je fermai les yeux pour le dissiper. Je perçus le regard de l’Enfant-Dieu se détourner de
moi et me sentis mieux.
– Incroyable, murmura l’enfant avec stupéfaction.
– Magie dit-elle vrai ? Possède-t-il vraiment la Volonté ?
– Ça m’en a tout l’air.
– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que je suis ? Un monstre ? Demandais-je, soudain alarmé par cette
transcendante vérité que je ne parvenais pas à accepter.
– Un monstre ? Répéta-t-il en inclinant la tête de côté. Non, mais tu pourrais le devenir si tu
n’apprends pas à maîtriser tes pouvoirs.
– Allez-vous me l’apprendre ?
– Moi ? Ricana l’enfant. Non. Personne ne pourra te l’apprendre car la Volonté ne s’est plus
manifestée depuis des siècles, si bien qu’elle est devenue légende. Aujourd’hui, peu y croient encore.
Et plus personne ne sait réellement comment elle fonctionne.
– Alors comment vais-je faire ? Suis-je condamné à devenir un monstre ?
– Cette antique magie porte bien son nom, Terrien. Tout est une question de volonté. La Volonté est
la capacité à réaliser absolument tout ce que l’on désire. Elle permet de forcer les éléments à se
soumettre, et parfois même les esprits. C’est une magie extrêmement puissante. Même les plus
grands mages des temps anciens n’y avaient pas accès, et ce n’est pas faute d’avoir essayé.
Une magie capable de contrôler éléments et esprits ? J’observais mes mains, me demandant de quoi
j’étais réellement capable. Je refusais d’y croire, pourtant il y avait de nombreuses personnes qui
témoignaient de mon ordre à la jungle de se retirer pour nous laisser passer, là-bas, sur l’Ile des
Naufragés, et elle avait obéi. Je songeai également à la petite fée Magie et ses extraordinaires
pouvoirs : elle pouvait se rendre invisible ou même quelqu’un d’autre, elle avait séché mes
vêtements complètement trempés en quelques secondes, elle avait créé du feu en prononçant
quelques paroles et avait même guéri mon ami Edwin. Avait-elle la Volonté, elle aussi ?
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– Non, répondit l’Enfant-Dieu à ma question muette, Magie est différente. Sa magie lui est propre et
n’est liée qu’à elle-même, car elle est Magie.
Voilà qu’il se mettait à parler par énigmes. C’était à n’y rien comprendre. Ce que j’en retenais, c’est
que rien ni personne ne pourrait m’aider. J’étais livré à moi-même dans un monde hostile et inconnu,
qui ne connaissait pas l’électricité et encore moins Google pour mes recherches. J’étais investi d’un
pouvoir immense – et sans doute convoité – et n’avait aucune idée de comment maîtriser ce pouvoir
quasi divin. Jusqu’à présent il n’avait fait que m’aider, mais le ferait-il toujours ?
– Arvin, vous êtes bien entouré. Profitez de l’expérience de vos proches et vous apprendrez petit à
petit à prendre conscience de qui vous êtes. Tant que vous ne l’acceptez pas, il vous sera impossible
de maîtriser la Volonté.
L’enfant gardien des eaux à la couronne rouge nous tourna soudain le dos et se dirigea vers l’escalier
aquatique. Il laissa glisser son peignoir et les veines noires sous sa peau translucide apparurent à nos
yeux. Cet être fascinant semblait physiquement fragile mais cachait en lui une sagesse et un pouvoir
qui expliquait qu’on l’appela « Enfant-Dieu ».
– Mais prenez garde car en parcourant ce monde, vous croiserez également des personnes avides de
gloire, d’or et de puissance. À vous de prendre les décisions que vous estimez justes.
Là-dessus, il plongea et nous laissa seuls avec plus de questions encore.
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