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DES FEMMES D’ASSODÉ André Warter Des femmes d’Assodé Roman Éditions Persée Consultez notre site internet © Éditions Persée, 2016 Pour tout contact : Éditions Persée – 38 Parc du Golf – 13 856 Aix-en-Provence www.editions-persee.fr Pour Chris Pour Marguerite, Lucile, Jean-Ladislas et Fleur À la mémoire de Mary Langiewicz L es termes étrangers sont traduits et les expressions idiomatiques explicitées en dernière page. La « découverte » de la vache à trois cornes a réellement eu lieu. Le nom du vétérinaire qui l’a observée au XIXe siècle a été modifié. Les circonstances de cet événement telles qu’elles sont décrites ici de même que tous les personnages apparaissant dans cet épisode sont imaginaires. En dehors de cet épisode toute ressemblance avec la réalité des personnages, des lieux – à l’exception d’Assodé – ou des événements tels qu’ils apparaissent dans ce récit ne saurait être que pure coïncidence. Le grand photographe auquel il est fait allusion dans le texte est feu Claude Noguès. Le titre de la dernière partie est la traduction en français de la devise de l’aviation de chasse américaine pendant la deuxième guerre mondiale. 7 L ors de l’accident il disait avoir été en ville toute la journée avec Chicha. — Chicha ? — … C’est… c’est … ma compagne… — Ah ! Et où est-elle ? — … Mais… ici… Les ambulanciers regardèrent aux alentours puis ils appelèrent : Chicha ? Chicha ? Personne ne leur répondit. Ils appelèrent de nouveau : Chicha ? Mademoiselle Chicha ? Madame Chicha ? Devant eux la foule s’écoulait des salles de cinéma et des restaurants, indifférente et rapide. Un intestin qui se vidait. Le lugubre roulement de la portière de l’ambulance et le claquement de sa serrure mirent un terme à l’enquête. De ce soir-là les grands immeubles indifférents et sourds n’entendirent sans doute plus jamais ce nom étrange – et d’ailleurs étranger : Chicha. * Toute la journée il l’avait sentie, marchant vaillamment à ses côtés. À deux reprises il avait surpris un gémissement que la jeune femme avait tenté d’étouffer autant que possible tout en lui jetant un regard inquiet. La première fois c’était quai de Béthune, peu après qu’ils eurent quitté le studio. Il l’avait menée à la terrasse 9 d’un café où elle s’était consolée de l’interruption de la promenade en demandant un thé. — Ils n’ont pas de thé vert ? Ici ? À Paris ? Ah… mais c’est bon quand même ! Et, comment dis-tu, une tranche de … de cake ? C’est ça ? Je ne me trompe pas ? Ça c’est bon ! Ça c’est vraiment bon ! Plus loin, après la seconde crise douloureuse que Georges eut décelée, il l’avait conduite place d’Italie, et de là dans un restaurant arabe où il pensait que le couscous lui plairait. Ce n’est pas un plat recherché par les habitants de sa région, autour du Mont du Nord, elle ne le connaissait pas mais elle était ravie. Le luxe du restaurant, les couverts et les plats ouvragés l’enchantaient alors que lui-même les trouvaient un peu trop tape-à-l’œil. Ensuite elle avait pris une énorme coupe de glace : – Mais c’est froid ! La jeune serveuse avait éclaté de rire en l’entendant. Elle se souviendrait longtemps du regard courroucé que l’homme lui avait jeté. Lui-même oublierait cette scène, ce qu’il tenterait d’expliquer aux neurologues en désignant d’un doigt indécis et trémulant son crâne enveloppé de pansements. * Il ne savait pas combien de temps elle avait passé, le matin, à guetter l’aube, debout devant les rideaux de leur chambre. Elle l’avait réveillé en s’exclamant ça y est ça vient c’est bôôô ! C’était le lever du soleil sur Paris, un phénomène auquel lui-même ne se souvenait pas s’être jamais beaucoup intéressé. Encore heureux qu’elle n’ait pas su ouvrir la fenêtre ! Elle l’inquiétait, à s’appuyer sans cesse sur la porte-fenêtre dont il avait négligé depuis des mois de faire réparer l’espagnolette. 10 Elle aurait bien pu tomber ! Du cinquième ! À part son voyage en avion, c’était tout de même la première fois de sa vie qu’elle quittait le rez-de-chaussée ! Enfin, si l’on peut dire puisqu’il n’y a guère de chaussées chez elle. Disons le rez-de-terre. Bien que cela ne convienne pas non plus : la terre est répugnante, on se lave les mains après l’avoir touchée. Sa terre à elle est d’or, c’est le sable des confins de l’adghagh. Ils ont vécu dans cet or pur, qu’elle nettoyait pourtant chaque jour, cassée en deux, avec son petit balai sans manche. Point capital : il n’y a pas de vers dans le sable, c’est connu. De temps en temps une vipère, c’est vrai, faut faire gaffe, d’autant plus que ce sont des vipères à cornes, mais c’est quand même l’aristocratie par rapport aux vers de terre. En tout cas il lui avait dit : – il faut que tu cesses de faire la folle ! On n’est pas dans l’ifi ! — J’espère bien ! avait-elle répondu. On est ici ! On est à Paris ! Mais… l’ifi…, tu l’aimes toujours, non ? Il l’a rassurée, de sa vie il n’aura rien aimé comme d’avoir été avec elle dans l’ifi. — Ah bon… Il y eut un passage de tristesse, vite effacé, dans le visage de Chicha, brièvement incliné de côté. De fait, ce matin là, il n’y avait rien à faire pour la calmer. Elle tremblait d’impatience, sautant d’une pied sur l’autre dans le petit appartement, s’asseyant brusquement pour grignoter un croissant (plus tard il devait retrouver les miettes par terre, lui qui n’en mange jamais), se relevant parce qu’elle apercevait dans la bibliothèque un guide illustré de Paris, se précipitant à la salle de bain pour tourner un robinet et surprendre l’eau qui coulait, passant à l’extérieur du rideau pour admirer la rue qui s’éclairait progressivement, loin en dessous, se retournant pour dire à l’homme encore couché et qui se rendormait : allez ! On y va on y va on y va ! 11 C’était le début du printemps. On avait dû la mettre au courant : chez elle, à la limite de l’adghagh et des dunes de sable, printemps, ça ne veut rien dire, c’est juste se préparer à passer de la saison sèche à la saison chaude. Mais ici ! Que Paris était beau ! Lui même ne se souvenait pas à quel point. C’est qu’il lui fallait être deux pour être heureux, même à Paris. Et être deux, pour lui, c’était naturellement être avec elle, enfin. Il venait de passer quinze ans aveugle à Paris. Dans la rue tout faisait rire la jeune femme, les vieux qui ronchonnaient, les caniches nains, le boniment des marchands, les bambins louchant sur leurs sucettes. Et puis il y avait tout à coup des amoureux partout, agrippés l’un à l’autre. Chaque fois qu’ils en croisaient la petite main de Chicha serrait très fort la sienne. Sentir enfin ses fins doigts de cristal qu’un rien casserait s’enfoncer dans ses paluches d’obèse ! — Ce n’est pas le fleuve Niger ! J’ai vu des photos ! Mais que c’est beau, tous ces vieux ponts ! Et ces mos… ces églises ! Et les enfants, les petits chiens… Chicha à Paris ! Mon rêve, avait-elle toujours dit. La ville rômantic ! Combien de fois l’avait-il entendue égrainer ces trois syllabes ! Il lui demandait chaque fois ce qu’elle appelait romantique. La réponse était instantanée : – Paris ! – mais, pourquoi Paris ? – parce que Paris EST rômantic ! De temps à autre merveilleux remplaçait romantique : – comment le sais-tu ? – je le sais. – tu n’y es jamais allée ! – non, mais je le sais, on m’en a beaucoup parlé. – qui ? – mon oncle, et surtout Toûta ! Elle m’a appris à aimer Paris. Tu sais bien ! Elle y a 12 accompagné plusieurs fois notre cher oncle. Il n’y a pas d’endroit au monde qu’elle aime autant. * Pendant toutes ces années, habitant Paris, il était souvent arrivé à cet homme de se couvrir brusquement de sueur froide, au point de tomber par terre au milieu des passants, parfois de se réveiller dans une ambulance. Réveil bien pire que la chute ! Questions bienveillantes et insupportables des infirmiers et des médecins : – qu’avez-vous ressenti ? Y a-t-il eu des prodromes ? Cela s’est-il déjà produit ? La réponse ne regardait que lui : quelque chose venait de lui rappeler les rêves de Chicha : la vitrine d’un bazar à souvenirs rue de Rivoli, l’affiche d’une exposition Rodin, une jeune fille blonde mangeant une glace, des jeux d’eaux dans un parc ancien plein d’enfants heureux… C’est de cela qu’elle aimait rêver, après en avoir été subjuguée en étudiant de vieux magazines arrivés là on ne savait plus trop comment. D’habitude des voyageurs attirés par « un village d’autochtones », échangeant leurs journaux contre quelque bijou forgé sur place, une couverture brodée ou une paire de sandales « tout à fait typiques ». Le rêve de Chicha… discret, modeste, dépourvu de toute exigence. Non, elle ne demandait rien. Elle prononçait seulement ce mot : Paris, qui la transportait loin du campement. Le campement qui, pour l’homme, était devenu une sorte d’éden… De temps à autre un tout-terrain s’y arrêtait, transportant un visiteur venu rencontrer le chef. Les conversations entre ces hommes se déroulaient dans la plus grande discrétion mais étaient suivies d’une réception où tout ce qui comptait dans le campement 13 était convié. Chicha se glissait tout en arrière de la tente, sous ce qui était, de notoriété publique, le plus grand velum du pays. De là elle guettait les paroles du visiteur, qui bien souvent venait de France. À sa place elle passait inaperçue parmi les servantes et les cousines, sauf pour l’homme, debout parmi les neveux du chef, qui ne la quittait pas des yeux tant l’enthousiasme de la jeune fille l’émouvait. De fait elle avait les yeux fixés sur l’étranger et affichait un grand sourire apparu à l’inévitable et légèrement, presque insensiblement mélancolique question de l’amghagh : — Alors, comment ça va là-haut ? Ça l’intéressait, « là-haut », le vieux chef. Et puis il ne pouvait pas oublier le vieux chef des Français. Il les avait abandonnés, et pourtant l’amghagh l’admirait toujours. Selon les sujets de la conversation Chicha sautillait sur place. Comme elle n’est pas grande, elle s’agrippait aux épaules de celles, plus vastes, qui sommeillaient debout devant elle. Le vieillard disait : – on m’a parlé d’un Avare bien remarquable avec Michel Bouquet, l’homme voyait la petite qui sautait derrière, le blanc de ses yeux et son sourire illuminant la pénombre, au fond de la grande tente. * Le jour était enfin arrivé où il avait choisi qu’ils iraient ensemble visiter Paris. Il l’avait trouvée un dimanche matin, à genoux devant leur petite paillote, occupée à feuilleter au soleil levant un exemplaire du Figaro Magazine. Le journal était tout froissé, lamentable et taché, plein de sable de page en page – mais bien des pages manquaient. Un article illustré sur la Sainte Chapelle la retenait. Elle 14 était fascinée. Elle l’avait appelé : – dis donc, il y en a de belles mosquées chez toi ! Et il y a beaucoup de femmes dedans… Alors il l’a bien habillée, la Sainte Chapelle en mars, ça peut être glacial ! Ils ont trouvé des bottines de daim fourrées où elle peine un peu à marcher : des chaussures fermées ! Avec des talons ! Les plus bas du magasin mais tout de même ! La vendeuse a dit que mademoiselle devrait peut-être consulter un médecin avant de – il lui a coupé la parole en la priant de s’occuper de ses chaussures. Pendant ce temps la petite lui demandait en tamashek ce qu’il se passait. Elle était inquiète de cette histoire de médecin. Heureusement Ladurée était à deux pas. Le médicament miracle. Elle a adoré. L’homme était fasciné par l’enthousiasme de la jeune fille. Ils ont ensuite acheté des vêtements chauds. Elle était ravie de son grand manteau. Un cachemire léger, couleur framboise, dont la large ceinture fait deux fois le tour de sa taille tant elle est maigre, et encore, il en reste assez pour qu’elle la noue artistement en regardant dans une vitrine si c’est bien fait. Vous vous rendez compte se disait l’homme en interrogeant du regard les passants : de l’adghagh à Paris en une nuit d’avion et le lendemain elle fait déjà comme toutes les filles de la capitale ! Sa première vitrine ! Non mais, vous vous rendez compte ? Un bonnet de lapin blanc enveloppait ses précieuses nattes et leur fumet de laiterie. Pour ça elle reste bien saharienne ! Pour l’instant ! Il est bien décidé à remporter un jour cette petite bataille-là. Quand ils sont entrés dans la chapelle, elle s’est figée, et pas de froid. Surprise et agacée qu’il y ait des carreaux blancs. Mais il y avait les autres ! Trois heures et demie, ils sont restés ! Elle a tout voulu voir. Et qu’il lui explique chaque scène. Chaque personnage. Une affaire, pour lui qui ne connaît rien à l’histoire sainte. 15