La Dispute Forum Opéra - Forum des compositeurs

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La Dispute Forum Opéra - Forum des compositeurs
Cupidon is watching you
par Nicolas Derny (Forum Opera 10.03.2013)
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Parce que c’était lui (Benoît Mernier), parce que c’était elle (La Dispute). Parce
qu’il fallait le plus fin des compositeurs pour mettre en musique ce Marivaux «
expérimental » à plus d’un titre – revu et adapté par Joël Lauwers et Ursel
Herrmann.
Qui de l’homme ou de la femme est à l’origine de la première infidélité ? Pour
répondre à cette question, les dieux Amour ( « ancien Régime », attaché à un
romantisme courtois) et Cupidon (libéral, favorable à la satisfaction des sens)
montent une expérience sous les yeux du Prince et d’Hermiane, fiancés au bord
de la séparation. Pour ce faire, ils mettent ensemble quatre jeunes gens qu’ils ont
élevés séparément (Eglé, Azor, Adine et Mesrin) et jusque-là vierges du monde
extérieur (ils ne connaissent que leurs éducateurs, sous les noms de Carise et
Mesrou). Les couples se forment, se déforment et se disputent au fur et à mesure
que les cobayes découvrent leur Autre et les « autres personnes ».
Entre opéra, mélodrame et théâtre, l’œuvre mélange parole et chant(s) – en
passant par le silence – avec une efficacité allant croissant au fil des scènes.
Seul inconvénient, l’usage de micros pose, ça et là, quelques problèmes
(techniques) de réverbérations et de fluidité du discours. Musicalement, les
fantômes de Monteverdi, Byrd, Couperin, Wagner, Berg, (Zemlinsky ?), Debussy
et Boesmans planent sur cette partition pourtant très… personnelle. Mernier ne
bouscule pas. Sa plume assurée tisse la pièce telle la plus raffinée des dentelles,
au gré de son interprétation du texte et de sa sensibilité pudique.
La connivence entre le compositeur et les polyvalents metteurs en scène (l’une
est co-librettiste tandis que l’autre conçoit éclairages et costumes) ajoute à la
totale réussite de l’ensemble. Dans un bosquet dont la seule issue visuelle
possible est une porte tournante (menant au « Grand amour »), Ursel et KarlErnst Herrmann jouent sur le plan serré pour appuyer la mise en abyme – le
spectateur observe le Prince et Hermiane observer les jeunes à leur insu (dans
un cube de néon léger et immatériel tenant lieu de vivarium). Avec intelligence et
précision, ils mêlent humour, tendresse, cynisme et analyse psychologique, sans
oublier l’attirance physique sous diverses formes.
Remarquables de présence scénique et vocale, Stéphane Degout et Stéphanie
d’Oustrac campent respectivement un Prince élégant dans la cruauté et une
Hermiane qui, plus encore que son partenaire, « remplit » le rôle jusque dans ses
silences. Leur duo alla Byrd et Couperin (scène VIII) atteint un degré de
sensualité inouï ! Admirablement caractérisés, les jeunes « cobayes » font tous
belle impression. Mention spéciale à Julie Mathevet, Eglé naïve et émerveillée
d’elle-même, dont les talents d’actrices font souffler un indispensable vent de
fraîcheur juvénile sur la pièce. Cyrille Dubois défend à merveille un Azor lunaire
tandis que Guillaume Andrieux endosse le costume de Mesrin avec aisance et
souplesse. On eût éventuellement aimé une Adine un rien plus peste de la part
d’Albane Carrère mais sa querelle avec Eglé est un petit chef d’œuvre
d’interprétation – et d’écriture. Le rôle d’Amour /Carise appartient définitivement à
Dominique Visse, aussi exceptionnel dans l’excentricité que dans la lutte
sincère contre Cupidon/Mesrou, véritable manipulateur de l’histoire – un rôle
parlé admirablement tenu par la comédienne néerlandophone Katelijne Verbeke.
© Bernd Uhlig
Les trente-cinq musiciens de l’Orchestre de La Monnaie déploient avec savoirfaire la luxuriante trame instrumentale dont Mernier illumine sa partition,
kaléidoscopique. Le coloriste Patrick Davin sait quand (et surtout comment)
reprendre la main lorsque la musique rompt le silence ou le dialogue non
accompagné – le principal risque d’un tel procédé étant de tomber comme un
cheveux sur la soupe. Une fois n’est pas coutume, saluons l’idée (géniale) des
responsables du programme de salle de proposer, en exergue, une reproduction
du cahier de notes de Mernier. On ne pénètre pas tous les jours dans l’atelier
d’un grand artiste…