Approche contrastive du systeme verbal en

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Approche contrastive du systeme verbal en
JoLIE 4/2011
APPROCHE CONTRASTIVE DU SYSTÈME VERBAL EN
FRANÇAIS ET EN PORTUGAIS À TRAVERS LE PETIT PRINCE
DE SAINT-EXUPÉRY ET SA TRADUCTION PORTUGAISE
Maria Elisete Almeida
University of Madeira, Portugal
Abstract
In this study, we will focus on time deixis, in particular that of verb tenses. We adopted the
contrastive approach, which was made popular in France by H. Adamczewski. This method
involves corpus analysis. In this case, we intend to examine Le Petit Prince by SaintExupéry, in the original version and in the Portuguese translation by Joana Morais Varela.
Before enticing the analysis itself, we would like to establish two guiding lines:
• The verbal system of the Portuguese and the French languages are, as we shall
see, in complete opposition: without referring to the present tense, the most frequent verb
tenses in French are the least frequent in Portuguese and vice versa.
• In accordance with the theory of M. Maillard, among others, to whom the French
verbal system is more aspectual and modal than temporal, we understand that it is the same
in Portuguese, in which, for example, the future tense is not necessarily associated with the
future or the imperfect tense with the evocation of the past, as is sometimes written in some
school grammars. The interest of corpus work is to discover ad hoc examples which some
grammarians pass on from generation to generation, without ever showing concern about
the way languages really work. Furthermore, the contrastive study allows for both
languages to become mutually disambiguated, in light of, sometimes enormous,
differences, between two languages as close as the French and the Portuguese ones.
Key words: Contrastive approach; Time deixis; Verbal system; Corpus analysis.
1 Introduction
Notre travail sera centré sur la confrontation des deux systèmes de l’aspect temporel
de la deixis, à partir d’une comparaison terme à terme entre les différents tiroirs
verbaux. Pour terminer, nous analyserons des passages d’une certaine longueur, qui
nous permettront de faire la synthèse des observations précédentes et d’aborder
aussi, par la même occasion, les problèmes de la traduction.
1.1 Matériel et méthode
Nous avons adopté l’approche contrastive, qui a été popularisée en France par H.
Adamczewski. Cette méthode implique un travail sur corpus. En la circonstance,
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nous avons choisi d’examiner Le Petit Prince de Saint-Éxupéry (Ed. Gallimard,
1946), dans sa version originale en français et dans la traduction portugaise de
Joana Morais Varela (O Principezinho, Ed. Presença, 2001).
Avant d’entrer dans le détail de l’analyse, nous aimerions dégager deux
lignes directrices:
• Le système verbal du portugais et celui du français sont, comme nous
allons le voir, en complète opposition: le présent mis à part, les tiroirs les plus
fréquents du français sont les moins fréquents en portugais et inversement.
• Conformément à la thèse de (Maillard 1998) entre autres, pour qui le
système verbal du français est plus aspectuel et modal que véritablement temporel,
nous pensons qu’il en va de même en portugais où, par exemple le futur n’est pas
nécessairement associé à l’avenir et l’imparfait à l’évocation du passé, comme cela
est dit d’habitude dans certaines grammaires scolaires. L’intérêt d’un travail sur
corpus est de se dégager des exemples « ad hoc » que les grammairiens se
transmettent de génération en génération, sans jamais se préoccuper du
fonctionnement réel de la langue. Quant à l’étude contrastive, elle permet aux deux
langues de s’éclairer mutuellement, à la lumière des différences parfois
spectaculaires qui existent entre deux idiomes aussi proches que le français et le
portugais
2 Le mode indicatif
Nous allons commencer par examiner les correspondants portugais des tiroirs du
mode indicatif, en débutant par la forme la moins marquée et la plus proche dans
les deux langues : le présent.
Le cas le plus simple est celui du générique. Les deux langues utilisent
d’ordinaire la forme nue du présent. Néanmoins on constate déjà une différence : le
goût du français pour les verbes statiques et celui du portugais pour les verbes
dynamiques, comme dans l’ex. 1 : « Les grandes personnes aiment les chiffres.
Quand vous leur parlez d’un nouvel ami, elles ne vous questionnent jamais sur
l’essentiel. » (Exupéry 1946:19) → « As pessoas grandes gostam de números.
Quando vocês lhes falam de um amigo novo, as suas perguntas nunca vão ao
essencial. » (Exupéry 2001:19)
2.1 Le présent
Dans le présent actuel, (ex. 2 : « Je ne te crois pas ! », (Exupéry 1946:28) → « Não
acredito! » (Exupéry 2001:28) et (ex. 3 : ⎯ « Tu comprends. C’est trop loin. Je
ne peux pas emporter ce corps-là. » (Exupéry 1946:89) → « Percebes?... É que é
muito longe e eu não posso levar este corpo... » (Exupéry 2001:90) le portugais
peut utiliser également la forme nue, mais il marque un penchant très net pour les
formes périphrastiques du présent, (ex. 4 : « Tu confonds tout ... tu mélanges tout
! », (Exupéry 1946:28) → « Estás a confundir tudo... estás a baralhar tudo! »,
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(Exupéry 2001:28) et (ex. 5: « Qu’est-ce que c’est que cette chose-là ? » (Exupéry
1946:15) → « Mas que vem a ser aquela coisa? » (Exupéry 2001:15), qui
explicitent les particularités aspectuelles du verbe, grâce à des formes comme estar
a qui indiquent un aspect progressif ou des auxiliaires de mouvement comme ir,
vir, andar ... qui dynamisent le procès. Ainsi, en face de la forme simple percebes,
le portugais dispose d’une forme progressive qui a un grand succès dans la
conversation orale estás a perceber, qui n’a pas d’équivalent strict en français.
Il arrive aussi que le présent français soit traduit par un futuro simples ou
un futuro perifrástico do conjuntivo. C’est ce qui se passe dans les phrases
hypothétiques à visée future. Après le si français, le futur est exclu (on ne peut pas
dire *Si tu viendras). En revanche, en portugais, c’est le futur du subjonctif qui est
le plus normal : Se vieres). La forme Se vens n’est pas exclue dans la conversation
ordinaire, mais dans notre corpus nous n’avons rencontré aucun présent après la
conjonction se. Tantôt nous trouvons le futuro simples do conjuntivo (ex. 6: « Si
tu viens, par exemple, à quatre heures de l’après-midi, dès trois heures je
commencerai d’être heureux. » (Exupéry 1946:69. → « Se vieres, por exemplo, às
quatro horas, às três, já eu começo a ser feliz. » (Exupéry 2001:70, tantôt le futuro
perifrástico (ex. 7: « S’ils voyagent un jour (...) » (p. 24). → « Se eles forem1
viajar (…) », (Exupéry 2001:24).
Notre corpus nous présente aussi ex. 8 : « (...) je n’aime pas qu’on lise
mon livre à la légère. » (Exupéry 1946:20. → « (...) eu não gostava que este livro
fosse lido levianamente. » (Exupéry 2001:20), (ex. 9 : « ⎯Je te demande pardon.
» (p. 34) → ⎯ « Desculpa. » (p. 36); (ex. 10 : « ⎯ Alors tu n’y gagne rien ! » (p.
70) → « Então não ganhaste nada com isso! » (p. 72) des traductions du présent
par l’imperfeito do indicativo, l’imperativo et même le pretérito perfeito
simples. Mais il est difficile de généraliser à partir de ces exemples, qui
manifestent moins des régularités de traduction que des caprices de traducteur.
C’est le cas notamment de l’ex. 11 : « Oui, les étoiles, ça me fait toujours rire ! » p.
88 → « Pois é! As estrelas sempre me deram vontade de rir! » p. 88, qui marque
un écart important du point de vue aspectuel entre le texte-source et le texte-cible.
On aurait dû traduire par : dão-me sempre au lieu de : sempre me deram.
Mais c’est surtout avec la traduction du futur français que se creuse le
fossé entre les deux langues. Le corpus nous montre en effet que le futuro simples
a un rendement extrêmement faible dans l’évocation de l’avenir. Certes il n’est pas
exclu (ex. 12) : « (…) plus je me sentirai heureux. » (Exupéry 1946:69) → « (…)
mais feliz me sentirei. » (Exupéry 2001:70), mais il a des concurrents redoutables,
et notamment le presente do indicativo, qui représente une solution plus
économique, chaque fois que le contexte est orienté vers l’avenir. L’ex. 13 est
particulièrement intéressant à cet égard, car on constate un chassé-croisé entre
1
On remarquera, au passage, que le futuro simples do conjuntivo de ser (forem) est utilisé
ici avec le sens d’un verbe de mouvement (ser prenant le relais de ir dans des tiroirs où celui-ci est
défectif: Vou ao mercado/Fui ao mercado. (Le verbe ir a emprunté le pretérito perfeito simples de
ser).
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français et portugais. Le présent de l’indicatif français correspond à un futuro do
conjuntivo, tandis que le futur français est traduit par un presente do indicativo:
« Si tu ordonnes (présent) à ton peuple d’aller se jeter à la mer, il fera (futur) la
révolution ». (p. 40) → « Se um rei ordenar (futuro) ao seu povo que se deite ao
mar, ele revolta-se (presente). » (p. 40). Quelquefois l’énoncé portugais doit son
interprétation future au contexte large, c’est le cas de l’ex. 14: « Eu olho para ti
pelo canto do olho e tu não dizes nada. » (p. 70). Si l’on demandait à un étudiant de
retraduire du portugais en français, hors contexte, il traduirait certainement au
présent : « Je te regarde du coin de l’oeil et tu ne dis rien.» (p. 69).
C’est pourquoi le portugais préfère utiliser (ex. 15) des formes
périphrastiques du présent qui indiquent nettement la visée future : tu verras (p. 40)
→ vais ver (p. 40). En dehors de l’auxiliaire ir, le plus fréquent, on trouve aussi
haver de (ex. 16: tu l’auras (p. 40) → tu hás-de ter, (Exupéry 1946:40), ou encore
dever ser (ex. 17: « Ce sera (...) vers sept heures quarante ! » p. 40.→ « (...) deve
ser lá para (...) as sete e quarenta ! » (p. 40).
Dans certains contextes contraignants seul est possible le futuro do
conjuntivo: c’est le cas après se et quando lorsque le procès est orienté vers
l’avenir.
Dans d’autres contextes, notamment après la préposition para (cf. ex. 40),
c’est l’infinito pessoal ou impessoal qui véhicule l’idée d’avenir.
Pour faire un bilan provisoire, disons qu’il est rarissime de voir un futur de
l’indicatif traduit par un futuro simples do indicativo.
Il y a une grande analogie formelle entre le futur de l’indicatif et le présent
du conditionnel, tous deux construits sur l’infinitif. Beaucoup de grammairiens
modernes considèrent que les deux tiroirs du conditionnel font partie de l’indicatif.
C’est le cas, particulièrement, de Bonnard (1989:207, 233), qui allègue des raisons
essentiellement distributionnelles. Les valeurs modales du conditionnel ne
justifient pas qu’on en fasse un mode, car, à ce compte-là, il faudrait ériger en
modes certains autres tiroirs de l’indicatif, notamment l’imparfait et le futur.
Ce qui est vrai du français l’est encore plus du portugais car l’imperfeito
et le futuro do indicativo sont fréquemment utilisés avec une forte valeur modale.
Il en va de même avec le conditionnel dit « présent », dont la morphologie et les
valeurs d’emploi offrent beaucoup d’affinités avec les précédents. Le groupe
METAGRAM auquel j’appartiens, a rebaptisé le conditionnel présent − « futur
imparfait » ou « projectif imparfait ». Le terme de « projectif » est utilisé à la place
du mot « futur » pour désolidariser cette forme de toute localisation temporelle
étroite. Comme nous le verrons bientôt, le futuro est moins souvent appliqué à
l’avenir qu’au présent ou au passé. Il en va de même du conditionnel dit « présent »
qui, le plus souvent, ne s’applique pas à un moment précis du temps, mais réalise
une pure projection dans un imaginaire atemporel. Sa morphologie rassemble à la
fois le morphème -r- du futur et les désinences de l’imparfait en français.
C’est vrai aussi du portugais, mais dans une moindre mesure. De même
que le futur est souvent traduit par un presente, de même le conditionnel est
souvent traduit par un imperfeito.
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2.2 Les « futurs » composés
Abordons maintenant le problème des « futurs » composés. Une fois de plus, c’est
à tort que le futur antérieur est associé étroitement à l’avenir. Dans l’ex. 18, à
propos de la courroie de la muselière qu’il a oublié de dessiner, le narrateur
déclare, au sujet du petit prince : « Il n’aura jamais pu l’attacher au mouton (...)
peut-être bien que le mouton a mangé la fleur... » (p. 91). Comme nous montre la
fin de la citation, la portion du temps ici visée est naturellement le passé, à propos
duquel le narrateur émet une conjecture (peut-être bien). C’est cette modalité
conjecturale, attachée à un événement passé, qui explique le choix du « futur »
antérieur. La traductrice aurait pu utiliser un futuro composto, mais elle a préféré
le remplacer par un presente perifrástico à visée passée : « Ele nunca o pode ter
posto na ovelha. » (p. 93). Le choix de la traductrice fait apparaître en toute
lumière l’abus des étiquettes temporelles attachées aux formes du verbe français.
Dans la pratique, le futur antérieur est beaucoup plus souvent utilisé pour le passé
que pour le futur. Par exemple : Tu peux lui téléphoner, à cette heure-ci il aura
mangé. Même hors contexte, en énoncé minimal, il aura mangé est interprété par
tout francophone avec la valeur passée et modale suivante : Il a sans doute mangé.
Le même phénomène peut s’observer en portugais, quoique plus rarement,
du fait de la fréquence assez faible de la forme. Il en existe un très bel exemple
dans le journal Expresso du 2 avril, 2011 (p. 35), à propos des prochaines élections
qui semblent destinées à éteindre au Portugal des gouvernements d’un seul parti :
« Em privado, o Presidente terá avisado os chefes partidários contra qualquer
tentação solipsista (…). » → « En privé, le Président aura averti les chefs des
partis de n’importe quelle tentation solipsiste (…). » En portugais, comme dans la
traduction française, il est bien clair qu’il s’agit du passé. Tout se passe comme si
le journaliste anticipait ce qui devra se passer dans la réunion entre le Président de
la République et les chefs des partis, sur ces événements aujourd’hui passés, mais
tenus secrets jusqu’à maintenant. C’est là un des emplois les plus intéressants du
futur antérieur, en français comme en portugais. Par exemple dans la phrase très
courante: O que é que se terá passado que ele nunca mais vem ? → Qu’est-ce qui
s’est passé, il n’est pas encore là ? / Il a dû se passer quelque chose puisqu’il n’est
pas encore là ? En portugais, la modalité interrogative renverse les perspectives :
ce qui est passé composé en français peut souvent devenir un futuro composto
comme dans l’ex. 19 : « Le mouton oui ou non a-t-il mangé la fleur ? » (p. 93)→
« A ovelha terá ou não terá comido a flor ? » (p. 93).
2.3 Le conditionnel
Dans notre corpus, le condicional est très rare, comme d’ailleurs dans l’usage
ordinaire de la langue. Une forme comme desencadearia, qui traduit entraînerait
(ex. 20: « (...) un explorateur qui mentirait entraînerait des catastrophes dans les
livres de géographie. » (p. 55) → « (...) um explorador que mentisse
desencadearia autênticas catástrofes nos livros de geografia. » (p. 55) paraît
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inutilement coûteuse en face de l’imperfeito desencadeava, qui vient plus
spontanément à l’esprit. Dans cet ex. 18, il est bien clair qu’on est dans la fiction
pure. Fiction qui n’est certes ancrée ni dans le passé ni dans le futur, mais qui nous
renvoie à un imaginaire atemporel.
Il en va de même avec l’ex. 21 qui fait parler un renard : « Si les chasseurs
dansaient n’importe quand, les jours se ressembleraient tous, et je n’aurais point
de vacances. » (p. 70) → « Se os caçadores fossem ao baile num dia qualquer, os
dias eram todos iguais uns aos outros e eu nunca tinha férias. » (p. 70). Cette fois,
le conditionnel est traduit par un imperfeito, qui, lui non plus, n’est pas cantonné
dans un moment du temps. La traduction littérale de se ressembleraient donne une
forme très complexe – parecer-se-iam, évitée par la traductrice qui s’adresse à un
public jeune. Donc le verbe parecer-se est remplacé par une périphrase plus
courante ser iguais, tandis que le tiroir condicional (seriam) est abandonné au
bénéfice de l’imperfeito, plus simple (eram). Par rapport au latin et au français, le
portugais a développé une valeur modale toute nouvelle dans l’usage de
l’imparfait: l’évocation de l’imaginaire pur, et cela sans aucune référence au temps
chronologique. Cet emploi de l’imperfeito s’est développé au détriment du
condicional, plus coûteux à tous égards et progressivement délaissé.
Une des raisons qui font que le condicional est moins utilisé que son
homologue français, c’est qu’il n’est pas utilisé en subordination, contrairement à
ce qui se passe en français, comme nous montre l’ex. 22 : « (...) un explorateur qui
mentirait entraînerait des catastrophes dans les livres de géographie. Et aussi un
explorateur qui boirait trop. » (p. 55) → « (...) um explorador que mentisse
desencadearia autênticas catástrofes nos livros de geografia. Assim como um
explorador que bebesse demais. » (p. 55), où seul est traduit par un condicional, le
conditionnel de la principale, tandis que celui de la relative est traduit par un
imperfeito do conjuntivo (mentisse, bebesse). Sur ce point, le portugais, comme
les autres langues romanes du sud, continue à suivre l’usage du latin. Notons bien
que l’imperfeito do conjuntivo exprime ici une situation complètement fictive,
qu’il serait abusif d’associer au passé, bien que dans les grammaires cette
association se rencontre couramment.
Quant au conditionnel composé du français, appelé à tort « passé », il est
ordinairement traduit en portugais par un temps simple, l’imperfeito do indicativo
ou le condicional presente (beaucoup plus rare). C’est ainsi que dans l’ex. 23,
« J’aurais aimé commencer cette histoire (…). » (p. 20) → « Eu gostava era de ter
começado esta história (…). » (p. 20), est traduit, tout comme j’aimerais, par la
forme eu gostava. Notons bien qu’en français, j’aurais aimé peut être associé à un
souhait dont la réalisation eventuelle est nécessairement future. C’est ce qui se
passe dans les formes dites de politesse J’aurais aimé voir votre père demain
matin dont l’équivalent portugais le plus banal est : Gostava de ver o seu pai
amanhã de manhã ou, dans un style très relevé, Gostaria de ver o senhor seu pai
amanhã de manhã. En aucun cas, on ne rencontrera l’expression « teria gostado »
dans ce type de situation. Contrairement aux deux conditionnels français qui ont un
grand rendement à cause de leur emploi dans les formes de politesse, leurs
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homologues portugais ont peu de succès et sont régulièrement remplacés par
l’imperfeito ou par le mais-que-perfeito, qui usurpent, petit à petit, les emplois
modaux des condicionais.
2.4 Le passé
Nous allons maintenant aborder les tiroirs dits du passé. Notons tout d’abord que le
passé simple a dans ce récit une fréquence tout à fait inhabituelle en français
moderne. Cela vient de ce que l’auteur a voulu imiter le style des contes de fée à la
manière de Perrault (cf. p. 20 : « Il était une fois un petit prince »). L’auteur
multiplie donc les archaïsmes tels que « Le petit prince s’en fut. » (p. 44), (ex. 24).
Cet emploi du verbe être avec le sens de aller, banal en portugais : « O
principezinho foi-se embora. » (p. 44), est depuis longtemps sorti de l’usage en
français. Le caractère très archaïque et très relevé de ce tour est difficile à rendre en
portugais où le pretérito perfeito simples est d’usage courant. Ainsi, une forme
comme « je l’y installai » (p. 80), est rarissime en français, où les écrivains
hésitent à utiliser le passé simple à la première personne. Par contre, en portugais,
poisei-o (Exupéry 2001:81), appartient à la conversation la plus courante.
Le passé simple est souvent traduit par un pretérito perifrástico qui
explicite ses valeurs aspectuelles. Ainsi, il pleura, (p. 66), est un aoriste à valeur
contextuellement inchoative (il se mit à pleurer), ce que la traductrice a bien rendu
par desatou a chorar (p. 66). Il arrive aussi, quand le sens l’exige, que le passé
simple soit traduit par un imparfait: j’eus le coeur serré → tinha um nó na
garganta. La métaphore portugaise implique l’idée d’un état émotif qui s’étale
dans la durée2 et qui est mieux rendu par l’imperfeito que par le pretérito.
Quant à l’imparfait français, il est, certes, traduisible par l’imperfeito
simples, mais le plus souvent, comme dans le cas du pretérito, le portugais préfère
les périphrases verbales (ex. 25 : « (…) parce qu’il pleurait… » (Exupéry 1946:
90) → « (…) porque estava a chorar… » (Exupéry 2001:91) et (ex. 26 : « (…)
mais je leur disais : » (p. 91) → « (…) mas ia-lhes dizendo : » (p. 91). Ce souci de
précision aspectuelle rappelle un peu ce qui se passe en anglais avec les formes
progressives ou fréquentatives : He used to walk every morning → Costumava
passear todas as manhãs.
Dans notre corpus, il n’est pas rare de voir l’imparfait traduit par un
pretérito ou un mais-que-perfeito (ex. 27 : « Je savais bien (…). » (p. 18) → « Eu
tinha aprendido (…). », (p. 18). Le portugais nous donne une approche
dynamique de l’apprentissage et le français une version plus résultative, plus
statique. C’est ce même souci de dynamisme qui explique la traduction de
l’imparfait par un certain nombre de pretéritos, le plus souvent perifrásticos (ex.
28 : « Je lui disais (…). » (p. 30) → « Fui-lhe dizendo (…). », (p. 31) (ex. 29:
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C’est l’absence des limites initiale et finale du procès, suggérée par l’imparfait, qui
provoque chez le lecteur cette idée de prolongement dans cet exemple. Néanmoins, l’imparfait peut
fort bien référer à des actions qui ne présentent aucune durée, comme dans ce cas : L’avion explosait
au moment précis où j’ai regardé le ciel.
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« (…) se disait-il en lui-même (…). », (p. 45). → « (…) foi o que ele foi a pensar
(…). » (p. 45.) et (ex. 30 : « Moi je ne pouvais pas bouger. », (p. 91) → « Eu, eu
não consegui sequer fazer um gesto. » (p. 91). Le français nous donne une version
immobile et comme paralysée de la situation alors que le portugais réintroduit le
faire (fazer) et l’intention d’agir. Pour résumer, disons que ce qui est présenté sous
l’aspect de l’être et de l’état en français l’est plutôt sous l’aspect du faire et des
modalités de l’action en portugais.
Il y a aussi des contraintes purement grammaticales qui excluent en
portugais l’imperfeito do indicativo après des conjonctions telles que se (ex. 30:
« (…) si j’ordonnais à un général (…). » (p. 37. → « Se eu ordenasse a um dos
meus generais (…). » (p. 37). Dans de tels contextes seul est toléré l’imperfeito do
conjuntivo, tout comme en latin et en ancien français.
2.4.1 Les formes composées du récit
Abordons maintenant les formes composées du récit. L’auteur utilise le passé
composé, conformément à un usage ancien, pour les événements ou les processus
qui sont difficillement datables. Soit qu’il s’agisse de processus évolutifs, de
processus répétitifs ou encore d’événements qui n’ont jamais eu lieu (ex. 31 : « J’ai
été sotte [à plusieurs reprises] (…). » (p. 34) → « Fui muito parva (…). » (p. 36).
Les valeurs perfectives du pretérito qui remontent au perfectum latin, expliquent
qu’il puisse traduire aisément un passé composé de ce genre, mais ici, la traductrice
aurait pu se servir d’un perfeito, spécialisé surtout dans l’évocation des
phénomènes répétitifs : tenho sido parva, mais de toute évidence le portugais
préfère le pretérito perifrástico, plus dynamique une fois de plus (ex. 32 : « (…)
j’ai compris peu à peu (…). » (p. 26) → « Aos poucos fui ficando a conhecer
(…). » (p. 26). Litt.: je fus amené à connaître. On rencontre quand même parfois le
mais-que-perfeito composto, beaucoup plus utilisé en portugais que le perfeito: Il
ne m’a encore jamais vu → Nunca me tinha visto. Dans ce contexte, le perfeito
composto est tout simplement exclu parce qu’il n’y a pas de continuité avec le
présent de l’énonciation. Il en irait différemment avec l’expression : Je l’ai vu
souvent qui laisse des traces dans le présent : Tenho-o visto muitas vezes/poucas
vezes.
Plus étrange pour un Français est la traduction systématique du passé
composé interrogatif par le futuro composto, comme on l’a vu (cf. ex. 22).
Le plus-que-parfait est en français d’un usage extrêmement fréquent, alors
qu’en portugais, où il est aussi très employé, il est néanmoins souvent remplacé par
le pretérito dans les indépendantes et par le mais-que-perfeito ou même
l’imperfeito do conjuntivo dans les subordonnées.
Commençons par le cas le plus simple où le plus-que-parfait français est
traduit par son homologue le mais-que-perfeito composto. Ce cas se présente tout
particulièrement dans des contextes où figurent des adverbes du genre de toujours
(sempre), (ex. 33) : « Il y avait toujours eu (…). » (p. 30) → « (…) sempre tinham
existido (…). » p. 30, ou jamais (nunca), (ex. 34) : « Il n’avait jamais vu (…). »
(p. 53) → « (…) nunca tinha visto (…). » (p. 54). Le mais-que-perfeito simples
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n’est pas exclu dans un tel contexte, nunca vira, mais il est moins spécifique dans
ce type de contexte où la datation est difficile. Il paraît plus adapté aux événements
faciles à situer dans le temps (ex. 35) : « Je lui avais mouillé les tempes (…). » (p.
84) → « Molhara-lhe as têmporas (…). » (p. 86). Ici on se rapproche du pretérito,
à tel point que la dernière personne du pluriel est la même dans tous les verbes, ce
qui peut expliquer la régression relative du mais-que-perfeito simples, aujourd’hui
surtout confiné dans des expressions toutes faites à l’oral, et à l’écrit dans le récit
littéraire de registre soutenu (cf. Almeida 2000:279).
La proximité entre le mais-que-perfeito simples à valeur événementielle
et le pretérito, plus dynamique, explique aussi que ce dernier traduise le plus-queparfait français chaque fois que celui-ci exprime un événement facile à cerner dans
le temps (ex. 36) : «J’étais tombé tout près d’ici… » (p. 82). → « Caí muito perto
daqui… » p. 83 ; (ex. 37) : « Il avait fait une grande démonstration (…). » p. 19.
→ « Apresentou uma grande exposição (…). » (p. 19). Dans tous ces cas où le
plus-que-parfait est employé en indépendante, il est commutable en français avec
un passé composé, ce qui explique qu’il soit traduit, comme ce dernier, par un
pretérito.
En subordonnée, le plus-que-parfait est très souvent traduit par une forme
du conjuntivo. Ainsi la tournure au plus-que-parfait, une fois qu’il l’avait posée,
donne lieu dans notre corpus à deux traductions possibles, soit par le mais-queperfeito do conjuntivo: « uma vez que a tivesse feito » (p. 40), soit par
l’imperfeito do conjuntivo: « uma vez que a fizesse », (p. 28). L’imparfait
présente l’avantage d’être plus simple et plus économique. On retrouve, une fois de
plus ici, la répugnance de la langue portugaise pour les « temps composés », alors
qu’en français ils sont infiniment plus utilisés que les formes simples
correspondantes. Le succès du passé composé a, en quelque façon, rejailli sur les
autres formes composées du système, qui, en français, ne sont pas senties comme
lourdes, contrairement à ce qui se passe chez les lusophones.
2.4.2 Le passé antérieur
Nous terminerons notre revue de l’indicatif par le tiroir le moins fréquent du
système français : le passé antérieur. Celui-ci n’a pas d’équivalent en portugais
d’aujourd’hui, où il est traduit régulièrement par l’infinito pessoal composto (ex.
38) : « Quand nous eûmes marché (…). » (p. 77) → « Depois de termos
caminhado (…). » (p. 77). Il en va du passé antérieur comme du passé simple : son
emploi à la première personne – notamment celle du pluriel – paraît de nos jours
extrêmement recherché. Il est impossible au traducteur de rendre en portugais le
registre très soutenu de eûmes marché car son correspondant portugais termos
caminhado appartient à la langue la plus banale. On peut simplement espérer que,
dans sa version portugaise, l’oeuvre de Saint-Éxupéry plaira encore davantage aux
enfants que dans le pays de l’auteur, où la difficulté de sa langue est de nature à
décourager un certain nombre de jeunes apprenants. C’est un des avantages de la
traduction que de rendre certaines oeuvres plus accessibles à l’étranger que dans
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Maria Elisete ALMEIDA
leurs pays d’origine. Ce qui est perdu au plan de la création est gagné au plan de la
diffusion.
3 Le mode subjonctif
Nous allons passer maintenant à l’examen de la traduction du mode subjonctif et
nous commencerons par ses formes simples.
3.1 Le présent
Le présent du subjonctif dans notre corpus est assez rarement traduit par le
presente do conjuntivo. Cette forme portugaise, qui est très employée à l’oral
comme relais de l’impératif à la 3ème personne de politesse, n’a pas un très grand
rendement dans la subordination où il a deux concurrents plus fréquents que lui –
l’infinito pessoal après certaines prépositions appropriées (a, para, por) et le
presente do indicativo après la conjonction et le pronom relatif que.
Le presente do conjuntivo n’est pas exclu (ex. 39 : « (…) on exige de
l’explorateur qu’il fournisse des preuves. » (p. 55) → « Exige-se ao explorador
que apresente provas. » (p. 55). On notera que l’opposition entre l’indicativo
apresenta et le conjuntivo apresente, est phonologiquement faible dans une langue
comme le portugais où la voyelle finale est assez souvent peu audible.
Il est hors de doute que l’infinito pessoal réalise une meilleure opposition
avec le presente do indicativo. À la paire vejo/veja, le portugais préfère vejo/ver
(ex. 40) : « ⎯ Approche-toi que je te voie mieux (…). » 37. → « ⎯ Aproxima-te,
para eu te ver melhor (…). » (p. 37), préféré à Aproxima-te para que (eu) te veja
melhor. L’infinito est à la fois plus clair et moins coûteux parce qu’immédiatement
disponible dans la mémoire. Sa flexion personnelle explique aussi qu’il ait plus de
succès que l’infinitif français, toujours menacé d’ambiguïté et même souvent exclu
(ex. 41) : « ⎯ Je suis content que tu sois d’accord avec mon renard. » (p. 78). → «
⎯ Fico (bem) contente por teres a mesma opinião que a minha raposa. » (p. 80).
En français, l’infinitif serait exclu ici, car il serait automatiquement imputé à la 1ère
personne : Je suis content d’être d’accord avec mon renard.
Il arrive que le subjonctif soit traduit par un imperativo quand il a une
modalité jussive (ex. 42) : « ⎯ Il faut que tu tiennes ta promesse (...). » p. 81→
« ⎯ Não te esqueças da tua promessa (...). » (p. 82). Notons que cet imperativo
negativo n’est pas autre chose qu’un conjuntivo jussivo qui prend le relais de
l’imperativo à la forme négative. Si, en gardant la deuxième personne, nous
passons du négatif à l’affirmatif, Oublie ta promesse !, on constate que le portugais
remplace le conjuntivo jussivo par un imperativo − Esquece-te da tua promessa!,
ou plus simplement − Esquece a tua promessa. Nous sortons du subjonctif pour
entrer dans l’impératif dont la voyelle finale est un -e-, comme celle du présent de
l’indicatif, mais qui, à la différence de celui-ci, ne se termine pas par un -s(esquece → oublie / esqueces → tu oublies).
Approche contrastive du système verbal en français et en portugais…
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Si par contre nous passons à la troisième personne de politesse avec la
même modalité jussive, nous retrouvons le subjonctif − esqueça : Que Madame,
n’oublie pas sa promesse! → A minha senhora/a senhora (que) não se esqueça da
sua promessa//A minha senhora/a senhora (que) não esqueça a sua promessa.
Comme on peut le voir, la modalité jussive est plus souvent assumée par le
conjuntivo que par l’imperativo, qui apparaît comme une forme d’économie au
niveau de la seule deuxième personne du singulier.
Même si la plupart des grammairiens portugais ont coutume de ranger les
injonctions polies esqueça ou même esqueçam dans l’impératif, à cause de leur
valeur de commandement, sur le plan de la flexion, ces formes relèvent purement
et simplement du presente do conjuntivo qu’elles contribuent à maintenir vivant,
puisque les locuteurs l’ont dans l’oreille à force de s’en servir dans l’adresse polie.
À partir du moment où cette tension jussive ou optative est absente, le
presente do conjuntivo laisse la place au presente do indicativo, comme cela
arrive dans l’ex. 43 : « C’est le seul qui ne me paraisse pas ridicule. », (p. 52) →
« É o único que eu não acho ridículo. » (p. 53) ; et l’ex. 44 : « Crois-tu qu’il faille
beaucoup d’herbe à ce mouton ? », (p. 15) → « Achas que esta ovelha vai precisar
de muita erva? » (p. 14). Notons que ces présents du subjonctif sont commutables
avec des présents de l’indicatif, mais relèvent d’un niveau plus soutenu que ces
derniers.
Notre corpus présente la traduction d’un présent du subjonctif par un
imperfeito do conjuntivo. Cette apparente anomalie s’explique par le fait que le
traducteur a changé le verbe de la principale (ex. 45) : « (…) je n’aime pas qu’on
lise mon livre à la légère. » (p. 20) → « (…) eu não gostava que este livro fosse
lido levianamente. » (p. 20). Si le choix de fosse lido est parfaitement cohérent
avec celui de gostava, le traducteur n’en est pas moins infidèle à l’esprit du texte de
départ. L’énoncé portugais traduit exactement la phrase française : Je n’aimerais
pas que ce livre fût/soit lu à la légère. Ce qui implique que l’auteur anticipe sur la
lecture future de son oeuvre, alors que dans le texte français, cette dimension future
disparaît complètement au bénéfice d’une présentation générique. Tout se passe
comme si l’auteur se penchait au-dessus de l’enfant qui lit, pour lui conseiller de
faire de son livre une lecture sérieuse. Cette image est complètement absente de la
traduction portugaise. La seule façon de respecter les tiroirs du français serait de
remplacer gostar par desejar : Desejo que este livro não seja lido levianamente. Ce
serait à la fois plus fidèle à l’esprit du texte et aux formes verbales choisies par
l’auteur.
3.2 L’imparfait du subjonctif
Quant à l’imparfait du subjonctif, à la différence de son homologue portugais, il
appartient à un style très soutenu que la traduction littérale ne permet pas de rendre
(ex. 46) : « Je ne voulais pas qu’il fît un effort : » (p. 80) → « Eu não queria que
ele fizesse esforços. » (p. 81). Le français courant emploirait ici un subjonctif
présent, moins guindé : Je ne voulais pas qu’il fasse un effort. Ce caractère guindé
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Maria Elisete ALMEIDA
est encore plus sensible à la 1ère personne. En français, (ex. 47): « (…) sans que je
pusse rien (…). » (p. 86) est extrêmement recherché, alors que son équivalent
portugais, « (…) sem que eu pudesse fazer nada (…). » (p. 86), paraît parfaitement
naturel puisque c’est la seule forme possible.
Il n’en est pas moins vrai que le portugais utilise souvent un modal à
l’indicatif qui permet de réaliser une économie d’énergie (ex. 48): « Pourquoi
fallait-il que j’eusse de la peine... », (p. 81) → « Porque é que havia de sofrer... »
(p. 82). Cette dernière solution est évidemment beaucoup moins coûteuse pour un
enfant. Personnellement, pour conserver quelque chose du registre primitif, nous
aurions choisi un condicional, plus rare, donc plus soutenu : Porque é que haveria
de sofrer.
3.3 Les formes composées du subjonctif
Passons maintenant aux formes composées du subjonctif. Le passé est très rare,
nous n’en avons repéré qu’une seule occurrence, traduite, comme on pouvait s’y
attendre par l’infinito pessoal (ex. 49) : «Je suis contente que tu aies retrouvé ce
qui manquait à ta machine. » (p. 84) → « — Estou muito contente por teres
achado o que faltava à tua máquina. » (p. 86)
Le plus-que-parfait du subjonctif n’est pas traduit par un mais-queperfeito do conjuntivo, mais par un imperfeito do indicativo (ex. 50) : « Les
seules montagnes qu’il eût jamais connues étaient les trois volcans (...). » (p. 63)
→ « As únicas montanhas que conhecia até então eram os seus três vulcões (...). »
(p. 63). Cette traduction n’a pas lieu de nous étonner, car en français même,
l’imparfait de l’indicatif serait possible ici et correspondrait à un usage beaucoup
plus courant: Les seules montagnes qu’il connaissait jusque-là étaient les trois
volcans. Le plus-que-parfait du subjonctif est ici un luxe littéraire, tout comme
l’usage de l’adverbe jamais avec le sens positif de jusque-là (até então). Cet usage
archaïque de jamais, on le retrouverait avec le passé du subjonctif dans un contexte
de discours et non plus de récit quand un homme dit à sa bien-aimée: « Tu es la
seule femme que j’aie jamais aimée totalement. » → « Tu és a única mulher que eu
jamais tenha amado/amei totalmente. »
Le plus-que-parfait du subjonctif rebaptisé « conditionnel passé 2ème forme
» par les grammaires scolaires quand il est commutable avec le conditionnel passé
est, lui aussi, un luxe littéraire, surtout lorsqu’il est employé à la 1ère personne (ex.
51) : « Celui-là est le seul dont j’eusse pu faire (j’aurais pu faire) mon ami.» (p.
52) → « Este é o único que podia ser meu amigo. » (p. 53) Une fois de plus nous
constatons que le subjonctif, associé à une projection purement imaginaire, est
traduit par un imperfeito do indicativo. Si le choix de l’imparfait portugais est ici
parfaitement fondé puisqu’il est fréquemment associé à l’univers de la fiction, il
n’empêche que la traduction appauvrit le sens du texte-source, qui laisse entendre
que le locuteur aurait pu faire les premiers pas. Le choix de que eu poderia ter
escolhido como amigo aurait mieux respecté et les intentions de l’auteur et le
registre noble du texte. N’oublions pas que c’est un prince qui parle.
Approche contrastive du système verbal en français et en portugais…
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Et ce petit prince, quand il rapporte les propos du renard, il le fait parler
comme un aristocrate du langage (ex. 52) : « Il eût mieux valu revenir à la même
heure, dit le renard. » (p. 69) Une fois de plus la traduction portugaise méconnait le
registre distingué dans lequel se complaît cet aristocrate qu’était Antoine de SaintÉxupéry : « Era melhor teres vindo à mesma hora ⎯ disse a raposa. » (p. 70)
Litt.: Il était meilleur toi être venu à la même heure. Il eût été possible et sans
doute préférable, pour se rapprocher du texte-source, d’utiliser un condicional
composto : Teria sido melhor teres vindo à mesma hora. Plus soutenue que la
traduction précédente, cette version ne connote pas toutefois au même degré qu’en
français la teneur aristocratique du style.
La traductrice neutralise, encore davantage, les oppositions de registre dans
l’ex. 53, où le petit prince regrette d’avoir mal compris sa fleur bien-aimée :
« Cette histoire de griffes, qui m’avait tellement agacé, eût dû m’attendrir (...)
j’aurais dû deviner sa tendresse derrière ses pauvres ruses. Les fleurs sont si
contradictoires ! » (p. 33) → « Aquela fanfarronice das garras, que me irritou tanto,
devia era ter-me enternecido (...) devia era ter sido capaz de perceber toda a
ternura escondida naquelas suas pobres manhas. As flores são tão contraditórias! »
(p. 34) La forme très recherchée eût dû m’attendrir et la forme courante j’aurais
dû deviner sont traduites par les mêmes tiroirs périphrastiques devia era ter-me
enternecido et devia era ter sido capaz, ce qui aplatit les différences de registres.
Pour maintenir cette différence de niveau, il eût été possible de traduire la première
par un condicional en gardant pour la deuxième l’imperfeito choisi.
4 Discussion des résultats
Si les solutions retenues par la traductrice sont linguistiquement contestables,
certaines de ses options sont esthétiquement défendables, notamment sur le plan
phono-stylistique. Il en va ainsi avec le début de l’ex. 53 : Aquela fanfarronice das
garras, que me irritou tanto où la traductrice multiplie les doubles -rr-,
d’articulation très dure, renforcés par l’allitération en -t- (irritou tanto) qui exprime
la colère et l’irritation avec beaucoup plus de force que ne le fait la version
originale. Dans un sens, on peut dire que le texte-cible améliore ici le texte-source.
Traduire Le Petit Prince en portugais n’est pas une tâche facile. Non
seulement les systèmes verbaux des deux langues ont considérablement divergé
depuis le modèle latin primitif, mais encore, et surtout, il y a en français un
contraste considérable entre la langue orale de tous les jours et la langue écrite des
ouvrages littéraires, contraste qu’il est très difficile de faire passer en portugais, car
notre langue ne connaît pas, comme le français, deux systèmes cloisonnés : les
tiroirs du discours commun et ceux du récit soutenu.
Ce problème général est encore plus difficile à résoudre dans le cas
présent, à cause du caractère très relevé et très archaïque de l’écriture de SaintExupéry, qui se plaît à rédiger à la manière d’un auteur du XVIIème siècle, comme
La Fontaine ou Perrault.
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Maria Elisete ALMEIDA
S’il était impossible à la traductrice de rendre tous les effets de registre,
elle eût pu, au moins, tenter de relever le niveau de son écriture, en faisant appel,
par exemple, chaque fois que le portugais le permettait, aux deux condicionais,
plus rares que l’imparfait, donc plus coûteux et distingués. Elle n’a pas fait cet
effort et a préféré délibérément recourir aux formes les plus courantes dans
l’intention évidente de rendre le texte plus accessible au public scolaire.
On retrouve cette même intention didactique dans les nombreuses gloses et
paraphrases qui alourdissent le texte initial et lui ôtent une bonne partie de sa
poésie. En effet, un texte poétique donne beaucoup à deviner et n’appuie pas sur les
relations logiques entre les phrases. Là où il y a des parataxes dans le texte
français, on a des hypotaxes dans le texte portugais.
Cela ne serait pas bien grave si la traductrice n’ajoutait pas à tout moment
des commentaires qui n’ont rien à voir avec le texte. Par exemple, à la p. 36:
« Mais oui, je t’aime, lui dit la fleur. » Sur cette déclaration très sobre, la
traductrice se permet d’introduire un ajout-cible de son cru, qui ressemble à un
commentaire oral dans une classe de langue, mais qui est indéfendable à l’écrit,
puisque cela ajoute du texte au texte comme si la traductrice, se trompant de rôle,
se prenait pour l’auteur : « Porque é que estás tão admirado ? É evidente que eu
te amo ⎯ disse a flor. »
Quelquefois le commentaire est complètement aberrant (p. 68) : « Il y a des
chasseurs sur cette planète-là ? ⎯ Non. ⎯ Ça c’est intéressant ! Et des poules ?
⎯ Non.»→ (p. 68) : « E nesse tal planeta há caçadores? ⎯ Não. ⎯ Começo a
achar-lhe alguma graça... ⎯ E galinhas? ⎯ Não. » Si l’on retraduit littéralement
du portugais en français, cela donne Je commence à lui trouver (à la planète) une
certaine drôlerie. Ce qui n’a rien à voir avec le jugement : Ça c’est intéressant ! Il
aurait suffi de traduire É muito interessante !
On remarque aussi quelques contresens tels que celui-ci (p. 44): « Pourquoi
bois-tu ? (...) ⎯ Pour oublier. » → (p. 44) : « E porque é que estás a beber ? (...) ⎯
Para me esquecer. » Oublier est une chose, s’oublier en est une autre.
Si, dans l’ensemble, la traduction, comme on l’a vu, présente d’inutiles
longueurs, il arrive inversement que des passages importants soient purement et
simplement sautés (p. 86) : « J’attendis longtemps. Je sentais qu’il se réchauffait
peu à peu : ⎯ Petit bonhomme, tu as eu peur... Il avait eu peur, bien sûr ! Mais
il rit doucement : ⎯ J’aurai bien plus peur ce soir... De nouveau je me suis
senti glacé par le sentiment de l’irréparable. » → (p. 86) « Fiquei muito tempo à
espera. Sentia que pouco a pouco, ele começava a reanimar-se : ⎯ Então isso é que
foi ter medo! Voltei a sentir-me gelado pela sensação do irreparável. » Les énoncés
que nous avons reproduits en lettres grasses dans le texte français sont purement et
simplement sautés dans la traduction.
Approche contrastive du système verbal en français et en portugais…
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5 Conclusions
Cela dit, malgré tous ses défauts, la traduction nous a permis de faire une approche
contrastive du fonctionnement du système verbal dans les deux langues et cette
méthode est incontestablement la plus fructueuse car elle permet de découvrir des
emplois méconnus, et néanmoins très fréquents, des prédicats verbaux, qu’on ne
voit jamais commentés dans les grammaires ou les ouvrages de linguistique.
Les deux langues mises en contraste s’éclairent ainsi mutuellement, et les
locuteurs natifs, qui travaillent dans cette perspective, découvrent des particularités
de leur langue-mère, dont ils ne seraient jamais devenus conscients s’ils étaient
restés enfermés dans leur propre système d’habitudes linguistiques. Non seulement
la linguistique contrastive permet d’avancer dans la connaissance de chaque
langue, mais elle constitue une étape indispensable dans l’édification d’une
linguistique générale qui s’élève, peu à peu, au travers des différences entre
langues particulières, à une compréhension plus fine et plus précise du langage
humain en général.
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