Les handicapés de la parole

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Les handicapés de la parole
Les handicapés de la parole
Au premier degré, on pourrait s'arrêter sur la population des personnes porteuses d'un handicap sensoriel,
d'une surdité totale ou partielle, et qui de fait, sont en grande difficulté pour communiquer par la voix avec
les entendants. Peu d'entre elles sont seulement muettes ; comme leur handicap a son origine dans des
atteintes cérébrales, l'enseignement du langage s'en trouve dépendant, et par conséquent entravé. Nombreux
sourds-muets sont cependant appareillés mais l'énonciation des mots leur est difficile, il leur est nécessaire de
voir la personne à qui ils s'adressent afin de comprendre le langage de l'autre et donc de communiquer.
L'offre de la téléphonie sociale -constituée d'un tiers qui est le téléphone- était jusqu'alors impossible pour ce
type de population, mais le monde de la communication a changé avec le développement d'un autre tiers,
Internet. On peut lire dans des forums des témoignages de sourds- muets qui expriment leur joie de
communiquer enfin normalement avec les autres.
Par ailleurs, il arrive que des personnes porteuses de ce handicap aient un problème psychologique voire
psychiatrique relevant d’une psychothérapie. Dans ces cas, les équipements publics et privés s’avèrent
malheureusement défaillants. L’idéal serait qu’il existe davantage de thérapeutes formés à la LSF (langage
des signes). En effet, les sourds-muets, connaissant trop bien leurs interprètes, ne souhaitent pas avoir
d’intermédiaire entre eux et le psychiatre ou le psychologue, le domaine de la thérapie étant trop intime pour
avoir à le partager. Ainsi, beaucoup de sourds ne consultent pas pour ne pas avoir recours à des interprètes,
alors qu’ils souffrent et connaissent la détresse et l'isolement dans leur vie quotidienne.
Il faut cependant noter l'énorme travail de deux associations : L'Unisda (Union Nationale pour l'Insertion
sociale des déficients auditifs) et la VISUF (Visuel Surdité Francophone).
Au deuxième degré, comme l'évoque Diderot dans son article « La Lettre sur les sourds et muets à
l'usage de ceux qui entendent & qui parlent », il s'agit désormais des handicapés de la parole qui n'ont pas de
handicap sensoriel. Il s'agit de personnes dont la défaillance n'est pas reconnue à un niveau cérébral ou
organique mais plutôt psychique. Cette problématique recouvre des symptomatologies psychiques qui
peuvent s'avérer pourtant sévères.
1. Nous parlons ici de ces «muets» sans problème de phonie. Ils peuvent faire le numéro de S.O.S
Amitié ou d'autres numéros et rester dans le silence. Certains d'entre eux souhaitent soumettre leur
interlocuteur à leur silence, d'autres ne parviennent pas à sortir les mots car c'est trop difficile.
L'écoutant peut être patient et encourager tout doucement à faire advenir cette parole, mais il arrive
que rien ne soit possible ce jour-là. Quelque temps après, il arrive qu'une personne avoue avoir déjà
appelé sans pouvoir alors exprimer un mot. Il a fallu arriver à se familiariser avec ce monde des
écoutants qui accueille et qui écoute pour s'exprimer avec des mots.
2. Le monde des handicapés de la parole est beaucoup plus vaste que celui des personnes citées
ci-dessus:
Ce sont d'abord les personnes qui ne peuvent parler leur détresse. Sortir de leur monde de souffrance
et faire appel à quelqu'un -même dans l'anonymat- est pour eux une tâche insurmontable. Oser même
pousser la porte du médecin traitant pour un bilan de santé est aussi difficile pour une personne qui
laisse tout aller dans son hygiène de vie (alimentation déséquilibrée, tabagisme, insomnies) et qui
perd tout désir de prendre soin d'elle -même. S'attarder sur ce qui va mal dans son corps ce serait
questionner ce qui va mal ailleurs.
Il y a ceux qui préféreront « vider la bouteille » ou se trouver un autre anesthésiant pour passer à
autre chose et se dire que demain sera un autre jour. Remplir un vide interne avec une substance
externe qui a comme effet de soulager une angoisse profonde. Ainsi, il s'agit de remplir le quotidien,
le vide du temps qui devient insupportable: beaucoup d'hyperactivité dans la semaine et une longue
nuit pour le week-end en pyjama ou survêtement, accompagné de quelques somnifères par exemple.
Il y a d'autres personnes qui se soumettent à des pratiques sportives intenses permettant que l'activité
physique -et les endorphines qui y sont associées- occupent l'espace mental et agissent comme
anxiolytique et anesthésiant ; pendant ce temps ce qui fait mal est mis à distance pour un temps.
3. Il y a ces patients qui vont régulièrement en consultation médicale pour des problèmes somatiques
chroniques. Des auteurs ont répertorié sous le terme de« dépression essentielle» cette dépression
sans objet, sans auto-accusation, où le sentiment de dévalorisation personnelle et de blessure
narcissique s’oriente électivement vers la sphère somatique, en raison de la précarité du travail
mental. L'essentiel des processus mentaux se passe au niveau concret et factuel : manger pour
manger (sans plaisir), la personne vit essentiellement dans le concret, elle a une vie phantasmatique
et imaginaire précaire. Elle ne parvient pas à parler d'elle même. Ces troubles dépressifs prennent la
forme d'un syndrome somatique qui touche aussi bien les systèmes végétatifs que fonctionnels
(nerveux-central, vaso-végétatif, cardio-vasculaire, gastro-intestinal, génito-urinaire, musculaire,
osseux). Des troubles somatiques divers sont l'expression d'un mal- être qui ne peut pas être élaboré
par le sujet, amené à la conscience, et par conséquent, verbalisé. Quelques médecins traitants
reconnaissent qu'une partie non négligeable de leurs patients relève de ces tableaux nosographiques.
Une médecine psychosomatique s'est constituée pour approcher plus finement ces désordres
somatiques très intriqués à des problèmes psychologiques restés enfouis et non exprimés. Tel patient
dira à son psychothérapeute après des années de douleurs stomacales: «je me rendais bien compte
que c'est mon corps qui parlait alors».
4. Quand cette souffrance amassée remonte en soi, certaines personnes sont dans l'impossibilité de
la supporter: il leur faut anéantir cette douleur coûte que coûte, quitte à se détruire (ils sont plus de
10000 en France tous les ans). Ils n'ont pas appris au début de leur chemin de vie que les embûches
existent et qu'il faut les surmonter, que le bonheur n'est pas un état. Il se peut aussi que, dès leur
naissance, ils ne se soient jamais sentis portés affectivement ; depuis qu'ils sont nés, leur existence
n'est qu'un long cri de douleur. Ces personnes ne peuvent plus croire à une écoute possible, à un
regard fraternel. Cet amas de souffrances les rend aveugles à la main tendue. Il arrive bien
heureusement qu'au moment du geste, le besoin de parler naisse tout à coup, si cette personne trouve
alors une écoute, il importera de l'accompagner vers l'apprentissage de la parole de la souffrance
pour reprendre pied dans sa vie.
D'autres personnes peuvent, au lieu d'arriver au suicide, décider sur l'instant de s'enfuir, de
disparaître symboliquement et non pas dans le réel. Il y aurait ainsi quelque 5000 personnes chaque
année en France qui disparaitraient- on ne sait où sur la planète-, laissant leurs proches dans un grand
trouble pour de longues années.
Une autre forme de passage à l'acte pour éloigner un affect douloureux peut aussi se traduire par des
agressions sur l'autre, ce dernier représentant alors la cause de mal-être et devant être éliminé.
5.
«Chez ces gens là, monsieur, on ne cause pas ! »(Ces gens là , de Jacques Brel, 1966). Il faut
ajouter à la population des «handicapés de la parole» ceux dont les fonctionnements familiaux ne
permettent pas à leurs membres d'apprendre à exprimer leurs émotions et de parler de leur mal- être
quand il s'installe. Dans ces familles (à tous les étages de la société), beaucoup de bavardage
quelquefois sur les tâches à accomplir, la consommation, le «faire» de toute la journée, mais on n'y
parle pas de son ressenti. L'expression des affects dans ces familles est un tabou, un interdit, un non-
dit qui s'intègre comme une norme de comportement chez les membres de la famille. Le sujet
intègre que s'exprimer sur ces émotions est interdit, dans son inconscient il se forge de ce fait la
représentation que verbaliser ses ressentis c'est mal, voire punissable. Quelquefois survient pourtant
un vilain petit canard qui -par son symptôme problématique- amène le groupe familial chez les
thérapeutes familiaux ; certains continueront à s'enfermer, d'autres commenceront à se libérer.
Les services de téléphonie sociale et les dispositifs comme S.O.S Amitié favorisent malgré tout,
grâce à l’anonymat et au non-regard de l'autre, l'installation d'un espace où la parole peut enfin advenir.
S'ajoute la possibilité d'appeler à n'importe quelle heure du jour et de la nuit précieuse pour des êtres humains
enfermés dans leur silence.
On peut penser que cela est un début vers un autre accompagnement.
Macarena Zuleta
psychologue clinicienne.
Revue de S.O.S Amitié France – Mars 2013