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HILAROTRAGŒDIA.
GIORGIO MANGANELLI.
Présentation.
Objet littéraire nouveau, mais d’identification ardue, Hilarotragœdia paraît en 1964 chez l’éditeur Feltrinelli. Une longue gestation avait
précédé cette publication, la critique dénombre pas moins de quatre versions successives. Le manuscrit avait été achevé le 19 janvier 1961.
Énigmatique dès son titre tonitruant, l’ouvrage retient l’attention de
la critique. Le Groupe 63, avec lequel Giorgio Manganelli entretint des
rapports mesurés, avait tenu congrès l’année précédente. À cette occasion, l’écrivain ne s’était pas déplacé, mais borné à envoyer une contribution dans laquelle on peut notamment lire : « […] J’éprouve un piètre
intérêt pour le roman en général — entendu comme narration prolongée d’événements ou de situations vraisemblables — et parfois un sentiment plus proche de la répugnance que du simple agacement ; j’ai le
sentiment que ce genre est tombé dans une décrépitude si irréparable
que le problème soit seulement de déblayer ses décombres […] ».
De fait, son récit enjambe toute mimésis possible pour édifier des
segments narratifs avortés à l’enseigne d’un genre littéraire dramatique de l’antiquité tardive aujourd’hui oublié, l’hilarotragœdia, justement, où les personnages et les mythes de la tragédie sont traités sur le
mode comique. Ce sont les aventures du style et des Weltanschauungen qui nous sont proposées en lieu et place de celles des personnages
du roman.
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Giorgio Manganelli fonde sa prose sur la simulation pour entreprendre une belle excursion stylistique. Son propos ne vise cependant
pas la prouesse et son dessein n’est nullement badin. Loin du traité ou de
la parodie qu’on a souvent cru déceler, Hilarotragœdia constitue une
remise en cause solidement charpentée de l’idée même de roman. Son
modèle ? Tout simplement, l’édition critique d’un texte dont on ne possèderait que des lambeaux dépareillés, construction audacieuse autorisant
toutes les audaces d’hypothèse en hypothèse.
Est du même coup dénoncée toute philosophie historicisante, viscéralement abhorrée. D’où la greffe de styles disparates mais néanmoins
unitaires comme allégorie possible de l’écriture faisant fi de toute clôture
historique.
Les âges stylistiques hétérogènes mis en œuvre se révèlent tout à
coup étrangement complices, sous l’égide d’une désopilante logique
« descenditive ».
Ne faudra-t-il pas nous habituer à prendre au sérieux ce legs aphilosophique foncièrement libertaire ?
Ph. Di Meo.
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HILAROTRAGŒDIA.
Avant-lire de Giorgio Manganelli.
Le petit livre ici présenté est, pour être précis, un petit traité, un petit
manuel théorico-pratique ; et, comme tel, on l’aurait bien rangé auprès
du Petit Dictionnaire d’un marchand de vin de Bourgogne, et d’un
Manuel du floriculteur : bref, de textes nés d’une longue et affectueuse
fréquentation de leur matière, rédigés avec une diligente pietas par des
chercheurs de province, sociables misanthropes, paisiblement fanatiques
et abstraits ; et secrètement voués à des âmes fraternelles, et, justement, à
de captieux dégustateurs, à des botanistes visionnaires ou, comme en
pareil cas, aux rares mais fidèles amateurs de la lévitation descenditive.
Humble pédagogue, l’auteur aspire à la gloire didactique pour avoir,
sinon comblé, du moins signalé une lacune dans la production des livres
pratiques récents ; tenant pour chose extravagante que, parmi tant de
do it yourself agréables et complets, celui-là ait été justement négligé,
qui est pourtant en rapport avec notre mort, diversement entendue.
Comme il est d’usage, et non sans craintive componction, sont ici montrés du doigt certains modestes mérites dudit petit ouvrage, qui le différencient peut-être d’autres semblables traités, également plus solennels :
la définition de concepts trop souvent donnés pour connus, tels la balistique interne et externe, l’angoissistique, l’hadèsdirigé ; le fait d’avoir
proposé une nouvelle classification des angoisses, à notre avis pratique
et maniable ; enrichie, de surcroît, d’un Encart sur les adieux, qui nous
semble être la non infime nouveauté de cette œuvrette ; l’inclusion de
cerfs et d’amibes dans le discours, afin de souligner le caractère plus que
platement humaniste de son mouvement ; et, surtout, le fait d’avoir
recueilli et présenté quelques documentations diligentes et nullement
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succinctes, non sans les accompagner d’une esquisse de commentaire,
qui nous permettront de vérifier les énonciations de la partie théorétique
; puisque le livre se divise justement en deux parties, que nous pourrons
qualifier de Morphologie et d’Exercices. Et si d’aucuns trouvaient ces
documents grossiers et platement notariaux, qu’ils n’oublient pas que
leur mérite doit être recherché dans leur minutieuse fidélité à la vérité ;
et c’est pourquoi ils sont ici proposés tels des exemples de ce réalisme,
moralement et socialement significatif, dont le compilateur entend être
un respectueux disciple.
*
Si tout discours procède d’un présupposé, d’un postulat indémontrable et indémontrant, en celui-ci enclos comme embryon en
jaune d’œuf et jaune d’œuf in ovo, soit, ce qui, prénatal axiome le
suivant, s’inaugure maintenant : QUE L’HOMME EST DOUÉ D’UNE
NATURE DESCENDITIVE. J’observe et glose : l’homme est agi par non
humaine force, par envie, ou amour, ou occulte intention, qui s’est
en muscle et nerf embusquée, qu’il ne choisit, ni n’entend ; qu’il
désaime et méveut, qui le sollicite, le meut, l’utilise, l’envahit et
gouverne ; laquelle a pour nom puissance ou volonté descenditive.
Il faut en tout premier lieu le noter, descendre est une opération des plus aisées ; l’accomplissant, tu ne devras point redouter
de te heurter aux embarras, forclusions, dénis et autres répulsions
gravitationnelles : ni de tes vibratiles naseaux cérébraux la route
du museau toucher ; puisque l’univers tout entier est si astucieusement structuré qu’entre tous les mouvements possibles, il rend
ce dernier seul praticable et attrayant, captivant et d’ailleurs
réjouissant, naturel, naturellement rapide, d’une rapidité toujours
plus vertigineuse ; c’est pourquoi, on siffle à travers l’aer visant
une cible hypothétique, ou théologique, ou infernique, ou divinement infime, sur laquelle notre maigrelette et diffuse nature va
comme éventail renversé de lignes droites en graphique prospectique converger.
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On remarquera combien cette vocation descenditive s’exemplifie en nostre corps, fusiforme dans les parages des pieds,
comme il sied aux engins excavateurs, que sont les taupes des
talons, ce avec quoi nous creusons nostre propre tombe en l’argile
amie ; en vrille nous nous entortillons de l’ombilic aux petons par
ce bref et autonome plantoir du membre et, au-delà, le gros orteil
à truffe palpe la terre la plus terrienne, où inhabite le groin du
diable, pour y ouvrir abyssale griffure.
Ami, de l’aiguille, de la gargouille de ta teste d’os, ma copropriétaire ès organes génitaux, ami, mon complice en distillation d’urine,
frère en excréments ; et toi aussi, devis auquel péniblement je me
plie, modèle de crâne, mon rien craquelant et obtus, mon coavortement, mon sociable lithopédion ; de l’infime cime penche-toi, abandonne-toi à ton précipice. Sois fidèle à ta descente, homo. Ami.
Glose au concept de descente :
Elle est à peine naturelle cette vocation à se diriger vers le bas
; mais paisible et amie : bien que d’aigrelette et abstraite liesse
alléguante ; mais risible aussi : ainsi qu’en témoignent, en leur
secrète hilarité, les facétieux avortements ; digne et desséchée,
ainsi qu’on le peut voir chez les hautaines momies, bourdaines et
autres thèques.
J’observe : les saints sont au plus haut de l’empyrée, et hasardent pied après pied sur l’archaïque et vitreux parquet*1 tout branlant ; et c’est certes là bien noble distinction. Mais pensez-le donc,
cet abîme qui s’ouvre soubz eux ! Quelle onéreuse rétribution
pour une vie chastiée, des organes génitaux ménagés, des estomacs
grignoteurs, des petites aventures insipides, de planer sur des
nuages uraniens qui au moindre souffle venteux se réduisent aux
quatre carreaux d’un mouchoir de prieur, tandis qu’au jeu des
1
Tous les mots suivis d’un astérisque sont en français dans le texte.
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séraphinesques engrenages, le souffle des bêtes zodiacales vente
tout le long des jupes des madones d’albâtre et sans menstrues ;
et que l’on observe, dans le même temps, quelle paix, paix
naturelle et imperfectible, échoirait aux esprits perdus qui plus
n’espèrent, sis dans le tréfonds des profondeurs, incapables d’ultérieure chute, et désormais sans souvenir aucun de la hauteur,
puisque, en leur infini plongeon, ils l’ont réduite en cendre ; ni en
harmonie vis-à-vis de celle-ci, puisque la notion même de hauteur
est refusée à leur très parfaite bassesse ; que l’on considère comment ceux-ci savoureraient insolemment leur propre horizontale
sinécure ; combien estrangère leur est toute envie des très-hauts
— ceux qui n’ont point la chute exécutée, qui ignorent le salut de
l’abysse, qui ont mortifié la vocation descenditive naturelle de
leurs membres humains — les bienheureux, qui là-haut resplendissent, gagnés par le vertige du divin, affairés, serviables, toujours
labiles à transgresser, à renverser champagne* ou vase de nuit, où,
en manteau de comète, ils trébuchent, ou, encore, ils cognent un
orteil épilé et sanz cal ès pavés d’astéroïdes. Donc : que cela soit
satis pour te dire que ta vocation au précipice n’est ni défaitiste ni
censurable : mais méditée, sage, des plus honnêtes ; solennelle,
aussi, puisqu’il faut toute une vie pour consommer la grande chute
; et qui plus est : rationalissima.
Note sur les « verba descendendi » :
Qu’il y ait dans le descendre des modes, ou des manières,
variés, est chose escomptée et naturelle : comme il en va prétendument dans la mort, l’assassinat, l’amour. Descendre semble être
en soi un verbe disgracieux, pauvre et fruste : comme une chose
opacifiée par l’usage, ou un vêtement défraîchi, élimé jusqu’à la
trame. Les lexiques s’accordent à affirmer qu’il signifierait : « passer d’un lieu plus haut à un autre de moindre élévation » : qui est
chose presque frivole. Qui en userait pour désigner des gestes
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corporels et quotidiens a aujourd’hui en tête des souliers éculés
et des guêtres narcissiques le long d’escaliers institutionnels,
dépassant de l’amas de ferraille des trains, ou des tramways, ou de
souterraines paranoïaques : mais un temps de mongolfières agita
peut-être entre ciel et terre des nuages charnus en collant.
Voici cependant l’inchoatif s’affaisser, de chose qui aurait à
l’esprit le sentiment de son propre effondrement, et le chérirait,
et à celui-ci intimement inclinerait, ambitionnerait, mais tergiverserait encore : comme il en irait d’une jeune femme, rompue aux
plaintes des monologues cultivés, désireuse de fendre sa tendre
gorge, que (comme dans une rhétorique gravure néoclassique) ses
devoirs de mère cependant réfrènent, ou le divertissement*
d’amante, les pédanteries du péché, les sophismes de la chair, la
distraction des films suburbains, ou le sacrement de l’alcool. S’affaissent les casemates autrefois belliqueuses, désormais courroucées et impuissantes : et ces gourbis croulants, décrépits et exécrés,
dignes d’une enquête sociologique ; et les quercus surannées,
rapaces de torve théologie, mais mitées par une entêtée déception. C’est donc là un verbe de consensus, de collaboration : et
qu’on en affuble qui ne jugerait bonne mort qui ne fût la sienne,
choisie, ornementée, exécutée avec la compétence et la concentration technique d’un plombier bien comme il faut ; puisque tous
les autres se font occire avec force coups de couteaux, du revers
de la main des germes, du grumeau irascible de sang ; et jeter en
la noire triperie de la terre, dépitée par si vile besogne ; malemorts
qui de là refleurissent en balbutiements des renaissances respectives, pâte sans saveur d’un univers cuit, recuit et des plus rassis.
D’autres dévalent : beau verbe, à la bonne vigueur, mais davantage encore à la belle aisance, chapesque, il présuppose une latitude de derrières, tuniques, jupes ou vertugadins ; il requiert de
toute façon des corps grassouillets, mais point outrecuidants :
comme durent l’être les corps enflés, mais désormais ahuris, des
dragons extrêmes, les spiraliformes hécatodentés ; vois-les ces
verts, écaillés de noir comateux, hérissés par le vain mélancholique
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faste des battements et des ailes, tous serrés dans leurs corsets
d’éperons et de serres telle une chanteuse de café-concert décidue, les tremblantes mâchoires autrefois terribles, vois-les mourir
par les chauds mercredis d’avril du trente mille, déliquescents
entre ciel et terre, la tête la première laissant dépasser de la tombe
la queue lasse de leur cou, comme patte de poule pendouillant en
arrière et en l’air ; ils dévalent ; un soupçon de sacerdotal, et de
toutefois très civique, est absent des yeux des monstres descendantaux : humides, bien élevés ; sur le surplombement de l’agonie, ayant souvenance des écholalies égarées de l’enfance.
S’éboulent les pierres, les monuments, les temples ; une église,
tout aussi bien. Puisqu’il n’est point rare que dans les églises, ces
cuvettes dialectales de briques médiocres, fonctionnaires subordonnées et de bas étage — là où elles n’ont pas atteint à la chance
terrestre ambiguë de la belté des formes —, il n’est point rare,
donc, qu’en celles-ci on conçoive, s’amorule, et se développe et,
enfin, bourgeonne, et se débatte, et qu’on s’y cogne la tête afin
d’obtenir de la lumière, un violent désir de déni, et de fugue, et de
refus, une torve et vaine nausée ; corps pieux et désaffectés. Elles
s’esquivent des reliques ; elles s’opposent aux sacristains et aux
prieurs ; et, pleines de rancœurs, entreprennent de méditer à propos de leur propre fin. Ainsi périrent les religions vrayes des
temps antiques, et vont périssant les croyances vérissimes de
notre temps ; puisque les briques se révoltent contre elles, les
nient et choisissent de mourir, afin de ne pas se rendre complices
du mensonge manifeste du vray. Pour une église ainsi faite, il n’est
pas facile de pourvoir aujourd’hui à sa propre mort ; car les subtils ecclésiastiques sont en train de traduire en acte certaines de
leurs précautions, et répressives et préventives, comme ils ont
coutume de le faire ; puisque la sédition des briques grandement
les déconsidère, les inquiète. Donc, on avise ici l’église révoltée
d’avoir une contenance circonspecte : double, tout aussi bien, et
déloyale ; car il n’est à proprement parler de déloyauté là où l’on
dispute de choses dernières. En premier lieu, avec une ferveur
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pleine d’ostentation, elles vaquent à leurs propres tâches d’hôtesse, complice ou brigande de la divinité, elle fera un bon
accueil, des plus cordiaux, aux hôtes dévots, aux infidèles, elle
grondera des réprimandes simulées ; elle offrira avec une louche
grâce, un fol étincellement d’ors, et une malsaine pâleur de longilignes, prépubères bougies ; prévenante syndicaliste des angoisses
humaines, elle prêtera une oreille aux revendications, aux doléances ;
elle pontifiera qu’elles sont justifiées et raisonnables ; et, du côté
bureaucratique, elle pourvoira à leur prompte transmission, sur
des formulaires bien compilés, en tous points complets, clairement lisibles, non sans tout ce luxe d’informations potinières et
confidentielles qualifiant la diligence du bon serviteur, afin que
là-haut on dise : « La petite église... est aussi prévenante qu’efficace ». En vertu de ce soupçon de mafia qui confère une allure de
grande autorité aux choses divines, elle s’emploiera — c’est de
l’église qu’on parle — afin que l’on rassasie d’une miraculeuse
contrepartie certains cas de patente et euphorique injustice : qui
est toutefois chose ardue, parce que justement ces derniers sont
gardés pour la plus grande gloire des Hiérarques, qui promettent
de nouveau de la propagande et un éboulement différé. Mais,
bref, des miracles, des grâces et des assentiments, quand bien
même de qualité moyenne, des interventions déteintes et comme
on n’en fait plus, on peut toujours en torcher ; et la gent très malheureuse et abandonnée s’en réjouit et en perd jusqu’au souvenir. Avec un frémissement de statues voluptueuses, avec des lazzis
de volutes lévitantes, l’église s’attirera la bienveillance de ses
supérieurs — comme les anges savourent goulûment le technicolor — et, dans le même temps, la plus misérable vénération des
croyants crédules.
En conséquence, on créera un climat de confiance, non sans
colorations hystériques, tel qu’il en tromperait les évêques les
plus chevronnés ; puisque, on l’a dit, les prêtres ont depuis fort
longtemps subodoré cette désertion des briques, et qu’ils surveillent du coin de l’œil commissures et terre-pleins en talus ; et
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on dit que la nuit ils corsettent les églises en suspicion de cordes
et d’amarres, pour de prétendues restaurations et autres remises
en état, les revêtant dans ces machines policières de poutres et de
tubulures, afin d’en combattre, comme on le fait dans les phalanstères des déments, l’occulte envie de la décomposition. Et nous
ne nommerons pas ces sacristains et ces clercs qui la nuit venue
les stabilisent d’un lest imposant de culs ; ou qui — simulant une
sollicitude pour les parements, grosses bougies et beautés, comme
choses chères aux très-hauts, gens de petits jeux — font des inspections nocturnes, des irruptions, des perquisitions : hommes
pieux, femmes chastes et regardantes, sacristains plébéiens et
croque-morts sentencieux, avec des manières risibles et pleines
d’urbanité, ils les scrutent de part en part, et, tout particulièrement les fondations et les sous-cryptes, qui seraient leurs parties
honteuses, leurs parties excrémentielles : qui est chose des plus
inconvenantes. C’est ainsi, qu’ils sont parvenus à réfréner jusqu’à
nos jours la révolte des murs séditieux en la branlante chrétienté
qui est la nôtre.
Mais une nuit improbe, venteuse, pluvieuse et amère, il doit
bien y avoir ; nuit de manteaux pour homme, de grand ménage
sur les stèles des cimetières ; nuit de cuisses conjugales, charitables et paresseuses ; nuit au cours de laquelle nous nous écrasons contre la croûte de la planète qui nous fait tourbillonner.
Dans une nuit ainsi faite, que le dieu somnolent et affamé ne sollicite du braisé et du beaujolais de ses fidèles ; car par des nuits
ainsi faites, il n’est point de fidèles. Et, alors, l’honnête temple
déchristianisé se jettera bas : d’abord forçant, craquant, étayant
comme un apoplectique le fardeau de ses murs sclérosés ; les
décrépissant, les fissurant, les dilatant, du visqueux bouillonnement d’un sang déjà éteint à demi, d’où la partie médiane dépassera comme la main d’un qui serait sur le point de se noyer ; et,
enfin, les éventrant, les déracinant soudainement ; il s’effondrera
en fragments de murs, démantelant la liturgie violet foncé
d’étoffes et réséquant la chair pieuse des séniles clochers, et, nu,
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s’abattra parmi des volettements de plâtras dignes de gallinacés ;
et, enfin, pachyderme rugueux, déconsacré, reconsacré, voué à
mourir comme autrefois les sauriens, il s’abîmera dans la douceur
de la fin.
Mais chutent les suicidés des sylves, des montagnes, animaux
dédaigneux de leurs propres membres, brouillés avec l’embrouillamini de leurs entrailles labyrinthiques, amants aux
organes génitaux tyranniques, énormes ; ils courent sur les sommets des monts les plus verticaux, piqués par des membres agressifs, vrilles de chair rugueuse, langues collantes dignes d’un fourmilier ; depuis des vulves fluviatiles, pertuis en lichens de pubis,
mundus, avernes per lucum ; ils bondissent à travers l’aer, obséquieux à l’endroit de leur propre vocation, enclins à l’orgasme
d’un très doux écrasement, membres descendantaux, et même
précipitants.
Précipiter est un verbe tenant davantage du citadin, du mécanicien ; il décrit un sillage de membres foudroyants à travers l’aer
desséché ; ou le furibond reniflement du museau d’un aéronef,
d’où la mort jaillit. Une femelle querelleuse, une femelle illusionnée, désillusionnée, déçue, fait tournoyer la roue d’une jupe dont
elle fait étalage, à l’assaut ; elle éclot en chrysanthème de soi : sur
le trottoir se déplie, se replie, se détruit. Grand vol, insigne entreprise, qui vous décore d’une dignité qu’en vain nous cherchons
en nous. Sérieux archanges, de vos membres menus, vous fouettez
une langue sanguinolente de “non” pour le honteux travail du
démêlage d’un malhonnête écheveau. Devant vous, nous nous
rencognons dans les légendes des hebdomadaires illustrés ; corps
hâtifs, votre vent met nos frisures sens dessus dessous ; nous
couvre de honte.
Choit un animal mort, corps clos et conclu, projectile décoché
par une fronde, et occasionnant bien des ravages : comme on le
dit du démon, qui fit l’enfer en donnant du cul dans un ciel bien
bas, voisin d’en face du numéro de rue paradisiaque ; la détonation théologique creusa dans le ciel une calotte vide, imprimée
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sur les fesses divines. Dans cette abside instantanée s’insinuèrent
les larves des anges damnés, qui par la suite s’empapillonnèrent en
démons. D’autres disent que ce fut précisément ce combientième
de chambres infini ouvert sous la société immobilière de l’anus qui
sollicita le grand bureaucrate, soucieux du bien-être du Néant ; c’est
pourquoi celui-ci créa cette termitière, ce labyrinthe d’urinoirs et de
journaux de droite, ce bordel qui s’enfourmilla de chrysalides, afin
d’en peupler, par la suite, le Nouveau Spacieux Quartier, le Très Distingué Néoplasme du Niveau Terrasse ; ou, encore, comme d’autres
le prétendent, le coup de cul luciférien secoua une langueur d’ab
æterno semi-mortes nymphes, sordide lumière de fœtus, qui entreprirent de furieusement se masturber à l’aide de leurs aveugles pattelettes, et de leurs semi-mortes semences, ils firent une pâte de
choses semi-vivantes, et cette raillerie de planètes, et ces putasseries
de comètes, et les mares humorales des nébuleuses en naquirent ; le
malséant univers proliféra à partir de ces mites, de ces tampons de
canities, tels qu’en usent les prostituées occupées par l’hygiène de
leurs organes génitaux mis à contribution — et toute la termitière
ci-dessus décrite, bordel, bidonville*, élève une prière quotidienne à
l’Inventeur de l’Enfer, aux mains fuselées, le très interviewé : le Seigneur des Galaxies et des Magazines Illustrés.
On s’abat, enfin ; comme le fit le naïf Géryon ; lequel, parvenu
à la perpendiculaire sur les pierres désespérées du « non » très
parfait, y fracassa non sans efficacité son train d’atterrissage, et
tira et étendit (non sans agréablement dégourdir ses quilles
engourdies) ses gambettes musclées et osseuses et, vicieuse, sa
face d’homme impassible toucha le fond.
Introduction au
que le lecteur rendu nerveux auquel il arriverait de prendre
cette fable irascible en mains ne demande à qui la classification
des verba descendendi sus-citée, et la leçon inaugurale de l’englou-
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tissement seraient de quelque utilité ; comme la carte de la ville
est nécessaire au touriste pétillant d’esprit, au Pouillais geignard
et funeste venu habiter la ville, de la même façon les sus-rapportées hypothèses lexicales donnent certaines non incommodes
indications au ruynant, au précipitant : à l’homme auquel il arrive
de naître, auquel le courage n’a pas suffi — ou fut-ce de la distraction ? — pour éluder le sperme paternel amoureux et l’humidité
des frivoles, jacasseuses gonades ; toi, donc, puisque tout lecteur
présuppose une étreinte féconde, et un long gémissement
d’amour et de naissance, et des yeux fatals pour la tombe ; et, in
primis, cet autre frère, ton député et représentant, celui pour
lequel tu votes à toute plainte, engorgement de colère, baiser
bâillé ou déloyal, trahison endurée, sénile convoitise de hanches
féminines, coquetterie de levée chanceuse, vin d’Alsace, ou whisky
pour l’élusion du décès, terreur nocturne pour draps humides à
l’imitation des suaires —, le frère adulte, le
suicide
Il n’est pas lieu de tenir ici un discours académique, harmonieux, docte, patient, articulé, phénoménologique sur l’auto-mourir : mais que l’on considère brièvement le geste de qui s’abat,
s’explose, se désentraille, se brise, se scinde à l’aide du bistouri
des trains, s’encyanure et encyanose, se bredouille et décompose,
se pend à un mémorable nœud coulant, à l’aide d’un couteau efficace, se découpe et détruit ; oh, celui-là n’est pas un homme solitaire et extrinsèque à la gamme de l’humain, mais unique, idoine,
persuasif, argument de grammaire pertinent, paradigme, Labienus Romam pervenit pour des écoliers obtus, fraternel pour nous
tous participant de lui, de l’ami cohérent, de ses membres dispersés ; notre archange, et Géronimo osseux : le crâne tribun auquel
nous confions notre « non » du bout des lèvres.
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Balistique descenditive.
Par balistique descenditive, on désigne ici le graphique décrit
par celui qui sombre, et va se divisant — notions dignes d’un sergent, d’une vivandière ! — « en balistique interne », décrivant les
volutes, les contorsions et les toujours plus rapides vertiges
(enclos dans un giron enténébré de fer) de l’animal déjà accaparé
par la découverte du parcours libérateur ; mais s’ignorant encore
lui-même ; le déjà perdu, mais tergiversant, qui s’attarde à réciter
la farce du salut jouée à la façon des acteurs amateurs ; et la
« balistique externe » : de l’explosée, aveuglante conscience, du oui
dit au non, et du non au oui ; et autant la première balistique,
intérieure et clandestine, est laborieuse et obscure, et vécue en
entretiens mâchonnés d’os, rates et autres pancréas, en excrétions
de bouts d’âme pour d’anonymes et infectes latrines, en énurésies
d’effusions religieuses, en laborieux banquet de chairs mortes et
nourrissantes, en vomissures d’amours erronées, en adiposités de
maladroite douleur ; si rapide, réjouie et réjouissante, heureuse de
la libre, fracassante trajectoire, l’extrinsèque et ouverte, en
laquelle l’angoisse se libère en allégresse d’explosion, et tu es
vivant dans la mesure où tu sais que tu es mort. Un saint trop
humble se dispute ainsi à l’extase ; et, enfin, le dieu affectueux et
impatient le ravit pour une lévitation irrésistible : mais ta lévitation se fera tête-bêche.
Comme un fœtus de mégathérium, de mammouth, ou de
tigresse sabreuse, se conglomère longuement, de telle manière
qu’à la fin il sorte du giron tropical paré de fourrures et de
tatouages, d’irascibilités comprimées, de goûts prononcés, et d’ingénieuses Weltanschauungen ; c’est ainsi que nous nourrissons ce
fœtus de la lévitation tête-bêche au snack-bar de notre placenta
intérieur lors de rares bissextiles ; puis, d’un tout-de-suite déplacé,
de chose immobile ou lente, devenue véloce et impétueuse, il
perce, et entend naître, et naît adulte, docte, sexuellement mûr,
plein d’autorité, blasé*.
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GIORGIO MANGANELLI
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Où il n’y aurait d’autre hypothèse à prendre en considération :
qui ne soit chose nôtre, mais qui à nous parviendrait par un
truchement de sangs, par d’infinis générants et générés, de mort
en vivant ; et pas même sangs, mais lymphes, sérums de corps
archaïques, moins que corps, lichens, mousses, gélatines, éphémères moisissures.
Giorgio MANGANELLI.
(Traduit de l’italien par Philippe Di Meo.)