Les adaptations didactiques dans l`enseignement de la musique à
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Les adaptations didactiques dans l`enseignement de la musique à
Dossier Les adaptations didactiques dans l’enseignement de la musique à des élèves présentant des troubles moteurs dans le second degré Bernard Arbus Professeur agrégé de musique Résumé : En relation avec les programmes officiels d’éducation musicale dans le second degré, quelles adaptations didactiques dans la discipline pour amener les jeunes à une pratique instrumentale qui s’inscrive dans le cadre de ces programmes, en fonction de leurs capacités et dans un souci permanent de développer des compétences liées à leur intelligence sensori-motrice. La pratique différenciée de la percussion apporte une réponse satisfaisante et permet à ces jeunes de s’inscrire dans une activité collective et d’y partager un plaisir musical. Mots-clés : Adolescents - Capacités sensori-motrices - Éducation musicale - Enseignement adapté Handicap - Handicap moteur - Intégration - Pratique. L ors de mon entrée en fonction comme professeur d’éducation musicale à l’Erea de Berck-sur-Mer, établissement d’enseignement du second degré accueillant uniquement des adolescents en situation de handicap moteur, j’ai eu à me poser plusieurs questions concernant notamment les pratiques instrumentales à mettre en œuvre avec ce public spécifique en relation avec l’orientation des programmes de la discipline. Que disaient les programmes concernant ces pratiques ? En classe de 6e La maîtrise progressive des éléments du langage musical s’organise à partir d’une pratique active où le support instrumental peut trouver sa place. Une ou plusieurs activités instrumentales seront proposées aux élèves, en tenant compte des exigences techniques propres à chaque domaine, du contexte de l’établissement et en recherchant une cohérence pédagogique avec les autres activités du cours 1. Dans le cycle central des classes de collège À partir d’une maîtrise de la monodie, ces pratiques s’orientent vers le jeu polyphonique. […] Le professeur choisit les instruments qui lui paraissent les mieux adaptés en restant attentif à la continuité au niveau de l’établissement et à la spécificité des classes. 1. Éducation musicale et Ticce (Technologies de l’information, de la création et de la communication) du ministère de l’Éducation nationale, programmes en classe de 6e. La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation - no 35 • 3e trimestre 2006 79 L’imbrication des activités vocales et instrumentales trouve son aboutissement dans des productions collectives associant chant, contre-chant instrumental, accompagnement, instrumentation. Les arrangements réalisés par le professeur permettent la mise en œuvre d’une pédagogie différenciée et sensibilisent les élèves à la notion de responsabilité individuelle au sein du groupe. C’est ainsi que la superposition et l’enchaînement d’éléments simples mais complémentaires conduisent à des productions sonores riches de leur diversité et propices au sentiment partagé de plaisir musical. […] Une production sonore riche de diversités et propice au sentiment partagé de plaisir musical demeure l’objectif prioritaire de l’ensemble des activités 2. Au-delà du contenu que je préciserai ultérieurement, ces textes font allusion d’une part, pour la classe de 6e, au contexte de l’établissement, d’autre part, concernant le cycle central, à la notion d’adaptation, de spécificité des classes et à celle de plaisir musical, définissant ainsi la nature des questions à se poser : 1. Quelles pratiques instrumentales sont susceptibles d’emmener l’ensemble du groupe classe à l’expression artistique et au sentiment partagé de plaisir musical ? 2. Comment conjuguer une pratique instrumentale avec la différenciation (l’individualisation ?) pédagogique exigée par l’hétérogénéité du capital fonctionnel 3 des élèves ? 3. Comment faire acquérir aux élèves des techniques de jeu instrumental potentiellement évolutives qui leur permettront de s’approprier des savoir-faire et de se construire comme acteurs culturels ? La réponse à ces questions passe à mon avis : - par une évaluation préalable (bilan diagnostique) des capacités motrices des élèves envisagées dans la perspective de production d’un geste instrumental ; - par la mise en place de situations d’apprentissage qui tiennent compte des limites fonctionnelles de chaque élève et qui permettront de valoriser leurs capacités ; - par l’observation des réponses individuelles et collectives fournies dans ces situations par l’ensemble des apprenants ainsi que par celle des moyens utilisés pour les fournir. Ainsi, l’enseignant doit d’abord s’interroger sur un certain nombre de variables. Parmi celles-ci, et en conformité avec la teneur des programmes, la variable situationnelle qui conduira à favoriser la nature plutôt individuelle ou collective de l’activité. Il n’existe pas de classe de collège type au sein de l’Erea de Berck : le nombre d’élèves peut varier de 2 à 15 et on relève le plus souvent à l’intérieur de ces groupes-classes des handicaps variés induisant des capacités motrices restantes très différentes de nature. La vocation première de l’Erea étant de dispenser un enseignement adapté à tous les jeunes, quel que soit leur handicap et cela dans touts les matières – ce que ne peuvent réaliser les UPI, notamment dans les matières d’expression artistique –, il conviendra, pour chacune de ces configurations, de faire un constat initial du capital fonctionnel des élèves afin de procéder au choix d’une pratique instrumentale. 2. Éducation musicale et Ticce du ministère de l’Éducation nationale, Programmes en cycle central. 3. Claude Hamonet, Les personnes handicapées, Collection « Que sais-je ? », Puf, Paris, 2000, p. 37. 80 La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation - no 35 • 3e trimestre 2006 La première observation s’effectue dans le cadre du cours d’éducation musicale avec une classe de quatrième comprenant sept élèves en situation de handicap moteur, soit d’origine cérébrale (IMC, épilepsie), soit accidentel (traumatisme crânien, hémiplégie, paraplégie), soit pathologique et évolutif (dystrophie musculaire progressive de Duchenne, Syndrome ataxie telangiestasie 4). Pour rendre la pratique instrumentale collective accessible à tous, un certain nombre de questions se posent concernant : - la nature spécifique des gestes instrumentaux possibles, - le choix des instruments adaptés à ces gestes et à une pratique collective, - le choix d’un répertoire (existant ou inventé) permettant à chacun de s’exprimer et de faire entendre sa voix au sein du groupe (et par là d’y prendre sa place et d’y partager le plaisir musical), - les modalités d’apprentissage (situations et processus). Dossier Percussions en quatrième Quels gestes instrumentaux ? La diversité des troubles moteurs présentés par le groupe classe m’a conduit à tenter, à partir d’un répertoire sommaire de gestes instrumentaux, de repérer ceux qui peuvent être exécutables par tous les élèves. Sachant que les gestes instrumentaux sont ceux qui, en contact avec l’instrument, peuvent correspondre à l’intention de moduler ou produire l’énergie destinée aux tympans 5, les conditions nécessaires et suffisantes à la production de ces gestes sont : - l’existence d’un outil de production physique : le plus souvent la main, mais parfois aussi en son absence ou dans le cas d’une déficience motrice de celle-ci les avant-bras, les bras, les poumons ou les pieds ; - la possibilité de produire une énergie bio mécanique minimale susceptible de mettre en mouvement l’organe choisi pour effectuer le geste ; cette énergie doit être suffisante pour qu’à l’autre extrémité de la chaîne instrumentale, le son diffusé soit audible et remplisse sa fonction communicationnelle. Une fois ces conditions posées, il reste à définir dans quelle mesure elles sont remplies par les élèves en essayant de répondre aux questions suivantes : - sont-ils tous capables de mobiliser au moins une main, un bras ou leur souffle avec suffisamment d’énergie pour produire un son ? - si oui, par quels moyens matériels optimiser le rendement de chacun et valoriser le résultat sonore ? 4. D’après Léonard, Albecq et Douchain, le tableau clinique – à mettre en relation avec notre activité – de cette redoutable maladie comprend : - au plan neurologique : un syndrome ataxique de type cérébelleux avec hypotonie, tremblement intentionnel, dysarthrie évoluant inexorablement et entraînant un état grabataire au fur et à mesure de l’évolution ; des mouvements choreo-athétosiques ; un syndrome dystonique, un bavage excessif, - au plan respiratoire : une insuffisance respiratoire progressive. J.-C. Léonard, J.F. Albecq et F. Douchain, « Le syndrome ataxie-télangiestasie : aspects immunologique et cytogénétique », Le pédiatre, n° 119, 1989, p. 323-332. 5. Claude Cadoz, « Musique, geste, technologie », in H. Genevois, R. de Vivo, dir., Les nouveaux gestes musicaux, Parenthèses, Marseille, 1999, p. 50. La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation - no 35 • 3e trimestre 2006 81 Dans ce groupe témoin, une rapide évaluation visuelle et auditive révèle que, si tous les élèves disposent des capacités motrices et de l’énergie suffisante à des degrés divers pour accomplir un geste instrumental d’excitation 6, quatre sur sept éprouvent de plus ou moins grandes difficultés à effectuer un geste d’excitation continue. Par exemple, dans le cas de B (infirme moteur cérébral spastique), le contrôle du geste continu est impossible par suite des mouvements parasites qui contreviennent à toute tentative d’action volontaire. En tenant compte de ces limites, il apparaît que le geste dit d’excitation instantanée par percussion est le plus facilement réalisable par l’ensemble des exécutants : les instruments choisis seront des membranophones ou idiophones adaptés a priori au champ d’action gestuelle particulier de chacun (tambours africains ou polynésiens, woodblocks, etc.). Évaluation et choix d’un répertoire Après avoir défini les catégories de gestes instrumentaux possibles, il s’agit, afin d’adapter la tâche proposée (le faire) aux objectifs recherchés (reproduire, jouer ensemble, prendre du plaisir), d’évaluer les limites fonctionnelles de chacun en situation de jeu : ces limites fonctionnelles seront révélées par l’observation de la conduite des apprenants en situation de production de gestes instrumentaux élémentaires. Pour cela, je choisis de proposer le même exercice à réaliser d’abord collectivement, puis individuellement. - Description Dans un premier temps, je demande à l’ensemble de la classe de répéter quatre fois chacune des quatre séquences rythmiques suivantes sur l’instrument qu’il a sélectionné : . une première séquence de huit notes dans un tempo de 60 à la note (notes régulières lentes), . la même séquence deux fois plus vite (notes régulières rapides), . une troisième séquence de notes irrégulières en rythme trochaïque (longue/brève ou blanche/noire) dans un tempo lent (80 à la noire), . la même séquence deux fois plus vite. 6. D’après Cadoz (op. cit., p. 53), le geste dit d’excitation se trouve au début de la chaîne gestuelle instrumentale et se divise en deux catégories : - les gestes d’excitation instantanés (percussions, cordes pincées), - les gestes d’excitation continus (instrument à vent, racles, cordes frottées). De plus, le geste d’excitation instantané peut lui-même se diviser en deux catégories – par percussion ou par pincement –, chacune de ces catégories correspondant à une famille d’instrument (pincement d’une corde, percussion d’une peau ou d’un solide). 82 La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation - no 35 • 3e trimestre 2006 Élève Nature du handicap Instrument Séquence régulière lente (1) Séquence régulière rapide (2) Séquence trochaïque lente (3) Séquence trochaïque rapide (4) A Dystrophie musculaire progressive de Duchenne Batterie avec baguettes 5 5 5 5 B Infirme MC athétosique Darbouka 5 3 5 4 C Hémiplégie spina-bifida Darbouka 5 5 5 5 D Paralysie des membres inférieurs Djembé 5 5 5 5 E Ataxie telangiestasique Tom avec baguettes 5 3 4 3 F IMC athétosique Darbouka 5 4 5 4 G Amputation des membres inférieurs Djembé 5 5 5 5 5 4,28 4,85 4,43 Moyenne Dossier Les performances des élèves sont évaluées sur une échelle de 1 à 5 (5 étant la note maximale), en fonction des critères suivants : . la régularité du débit des notes par rapport à un modèle mécanique, . la vitesse possible, . la pertinence rythmique de la restitution. L’objectif de ce test est, dans le cadre d’une situation d’apprentissage donnée, de faire apparaître, au moyen de l’exécution de patterns rythmiques élémentaires (fondés sur les notions de régularité et de d’équilibre métrique), le niveau des capacités motrices restantes et du capital fonctionnel des jeunes en situation de jeu instrumental par un geste d’excitation instantané de type percussif. Tableau 1 : évaluation des performances obtenues lors de l’exécution collective de quatre patterns rythmiques élémentaires. Les résultats du test nous montrent que, si tous les sujets parviennent à un niveau de performance satisfaisant lors de l’exécution de la première et de la troisième séquence, trois sur huit éprouvent en revanche de sérieuses difficultés à jouer correctement les séquences 2 et 4, versions rapides des séquences 1 et 3. On voit ainsi émerger la séparation entre les capacités motrices lentes (assimiler un rythme et jouer régulièrement) et les capacités motrices rapides (contrôle du geste), les critères de vitesse et de distance temporelle entre les mouvements étant alors, en particulier chez les exécutants mono-dextres, déterminants. Dans un deuxième temps, je propose aux élèves une répétition de l’exercice précédent, exécuté cette fois individuellement, l’objectif étant alors de compléter l’observation par une plus fine appréciation des capacités motrices des élèves en situation de jeu soliste. La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation - no 35 • 3e trimestre 2006 83 Élève Nature du handicap Instrument Séquence régulière lente (1) Séquence régulière rapide (2) Séquence trochaïque lente (3) Séquence trochaïque rapide (4) A Dystrophie musculaire progressive de Duchenne Batterie avec baguettes 5 5 5 5 B Infirme MC athétosique Darbouka 4 1 4 1 C Hémiplégie spina-bifida Darbouka 5 4 5 4 D Paralysie des membres inférieurs Djembé 5 5 5 4 E Ataxie telangiestasique Tom avec baguettes 3 1 3 1 F IMC athétosique Darbouka 5 2 4 2 G Amputation des membres inférieurs Djembé 5 5 5 5 4,7 3,28 4,42 3,14 Moyenne Tableau 2 : évaluation des performances individuelles lors de l’exécution collective de 4 patterns rythmiques élémentaires Le tableau fait apparaître une très sensible dégradation des performances des élèves B, E et F lors de l’exécution de toutes les séquences. Bien qu’ayant déjà exécuté collectivement les patterns à l’occasion du premier exercice, il semble que leur réitération individuelle soit plus difficile à réaliser pour ces jeunes : les pulsations lentes, rapides, régulières ou irrégulières sont malaisément reproduites. Concernant les capacités et les limites fonctionnelles des élèves, ces deux tableaux permettent donc d’éclairer les points suivants : - le niveau des performances motrices de l’ensemble de la classe est très hétérogène et fortement lié à la nature des différentes pathologies préexistantes ; - Les limitations fonctionnelles des élèves sont, pour les plus apparentes, très dépendantes de la vitesse des gestes requis pour l’exécution des séquences. - Le jeu collectif, envisagé comme processus médiateur, permet un ajustement entre élèves de niveaux différents. Nous observons d’une part que les élèves B, E et F reconnaissent plus facilement les spécificités internes des modèles rythmiques et d’autre part que les opérations motrices qu’ils effectuent pour réaliser la tâche demandée sont plus efficaces et mieux adaptées. On peut en outre tenter de comprendre ces comportements par l’appréciation des niveaux auxquels ils se placent : - socio-cognitif où les élèves semblent réagir favorablement à la situation de jeu collectif, la tâche à réaliser étant de nature à privilégier la coopération interpersonnelle et non le conflit. De plus, les interactions entre élèves forts et élèves faibles favorisent l’émergence de tutorats et permettent à chacun des groupes de progresser par la mobilisation de ses capacités cognitives. 84 La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation - no 35 • 3e trimestre 2006 Dossier -s ocio-affectif où entre en jeu la notion d’éprouvé esthétique (la pratique des percussions paraissant particulièrement propice à la survenue rapide de celle-ci). On peut alors parler d’accordage affectif 7 pour décrire un des aspects essentiels du mode d’ajustement entre les élèves. -p sycho-affectif où le jeune tend à se déplacer, par la médiation du jeu instrumental, d’une situation de handicap vers une situation d’expression dans laquelle il se donne à entendre et à voir. Par ailleurs, j’ai pu constater, après huit années passées auprès de jeunes en situation de handicap moteur, que l’estime de soi – en liaison avec le regard porté sur soi – est bien souvent très faible chez ces adolescents. Si l’on peut croire, comme l’écrit Annie Langlois, que le désir d’apprendre est en corrélation avec l’estime de soi 8, il paraît nécessaire de privilégier les situations d’interaction coopératives à celles de conflits socio-cognitifs, susceptibles d’après moi de mettre en danger la fragile identité que l’élève se construit au sein du groupe. Ces situations de coopération peuvent être favorisées par une activité d’expression commune au sein de laquelle chacun peut trouver sa place, notamment par le moyen de l’accordage affectif lié à l’activité elle-même, et qui facilite grandement l’entrée de tous dans la démarche d’apprentissage. Dans le cas particulier de l’enseignement adapté, il est essentiel de tenir compte du matériau de travail qui devra être susceptible d’offrir le plus large champ d’intégration possible, en tenant compte des contraintes précédemment évoquées (limites fonctionnelles, gestes particuliers, œuvre gratifiante, évolutive…). Le répertoire musical devra donc à la fois être poly rythmique (réunissant plusieurs rythmes de vitesse et de complexité variable correspondant aux différentes capacités restantes des élèves), polytimbral (pour la possibilité d’utiliser plusieurs instruments simultanément), avoir un caractère intégratif (permettant l’accès de tous les pratiquants à une culture commune, de par son inscription dans une histoire ou une tradition), mais aussi accessible émotionnellement (permettant l’expression du sujet et l’improvisation), et enfin doté de fonctions pédagogiques (pouvant supporter un travail de construction et d’apprentissage). Nous choisissons de travailler sur une polyrythmie Africaine traditionnelle, KASA : Rythme standard Traditionnel Guinéen KASA 7. Notion développée par D. Stern, Le monde interpersonnel du nourrisson, Puf, Paris, 1985. 8. Annie Langlois, « Les activités d’expression, restauration de l’estime de soi et du désir d’apprendre », La nouvelle revue de l’AIS, n° 18, 2002, Cnefei, Suresnes, p. 51. La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation - no 35 • 3e trimestre 2006 85 Observations Présentation et cadre Le modèle musical est présenté aux élèves aux fins d’identification et d’imprégnation successivement sous la seule forme auditive, puis audio-visuelle : cette double présentation est indispensable dans la mesure où certaines déficiences associées au handicap rendent insuffisante une approche unique. Ensuite, après qu’ils ont distingué et reconnu chacun des motifs rythmiques joués simultanément, j’invite les jeunes à choisir eux-mêmes celui qui leur paraît le mieux à même de convenir à leurs capacités expressives et techniques (dans l’ordre). La différenciation intrinsèque du modèle est ainsi reliée à la différenciation pédagogique et à celle des individus à leur propre initiative, dans un souci d’autonomisation et d’intégration. Ces deux étapes préparatoires sont suivies par un travail sur la posture de jeu, qui précède et conditionne le geste, afin de lui donner un support physique stable (position d’équilibre) et de faire en sorte que la relation entre la main qui agit et le ou les instruments soit optimisée, économiquement et ergonomiquement. Observations Mes observations porteront sur trois élèves A, B et E dont les atteintes motrices sont les plus fréquemment rencontrées dans notre enseignement. 1. Dans le cas de A, atteint de dystrophie musculaire progressive de Duchenne, la frappe à mains nues sur une peau présente deux inconvénients majeurs : - la faible amplitude des potentiels d’unité motrice caractéristique de la maladie entraîne une capacité très limitée du sujet à produire de l’énergie ainsi qu’un très petit volume d’espace gestuel possible, vertical en particulier ; - la posture de l’élève, de par son assise surélevée en fauteuil électrique et le nombre important de dispositifs d’étayages corporels qui minimisent le nombre de segments articulaires en mouvement et définissent une zone effective de travail très petite, est difficilement compatible avec un geste de la main nue et requiert une disposition spatiale de l’instrument adaptée à l’exécutant, ainsi qu’un outil prolongeant sa main et amplifiant son énergie. Après quelques essais sur différents instruments, nous avons choisi un geste à main équipé de baguettes spéciales (longues et légères) sur des fûts de batterie disposés en demi-cercle autour de A, pour la possibilité de moduler l’inclinaison et la hauteur des fûts et pour le rapport intéressant entre l’énergie dépensée et l’intensité du son produit. Ce bon rendement sonore permettra ainsi à A de combiner le geste de sélection avec celui de l’excitation, par le biais de la disposition adaptée des zones de jeu (placement adéquat des fûts). On peut alors observer comment les contraintes fonctionnelles amènent l’élève à transformer les modalités d’articulation de la chaîne gestuelle afin d’en optimiser le rendement, grâce à un recours constant au principe d’économie, jouant sans cesse sur l’utilisation des forces cinétiques de la sélection – le geste de sélection ne produisant lui-même aucune énergie acoustique – pour effectuer les gestes d’excitation et 86 La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation - no 35 • 3e trimestre 2006 Dossier développant instinctivement ce qu’il convient d’appeler des techniques compensatoires qui lui permettent de réussir à s’exprimer musicalement. Les enchaînements de notes rapides sont ainsi exécutés avec fluidité, sinon avec précision et A parvient à reproduire dans la durée – ce qui est dans son cas une performance remarquable du fait de sa grande fatigabilité – les patterns les plus complexes de la polyrythmie. 2. Pour B, infirme moteur cérébral athétosique, le choix de l’instrument doit tenir compte de la fréquence des mouvements spasmodiques et parasites perturbant l’action volontaire ainsi que de la quasi-absence de coordination des gestes, rendant difficile toute tentative de contrôle précis, dans l’espace et dans le temps ; cet instrument devait posséder une large interface de jeu pour contrevenir à l’absence de précision spatiale de l’exécutant et être peu réactif pour absorber les inégales intensités de son geste d’excitation et les restituer dans une dynamique moyenne. Nous avons choisi un pahu (tambour polynésien), muni d’une sangle. Chez B, on constate d’abord la présence d’un grand désir d’expression qui est sans doute l’indice d’une créativité sans cesse brimée par ses difficultés motrices. Il met immédiatement en place de fines opérations cognitives et des stratégies spécifiques de productions destinées à pallier les insuffisances praxiques, notamment : - une attention soutenue portée au modèle et une démarche d’appropriation très pertinente du rythme dans son ensemble, - la reproduction centrée en priorité sur le sens plus que sur la forme du modèle. Ainsi pour l’exercice proposé sur le rythme kasa, B parvient à percevoir la voix rythmique qui lui sera accessible après une première écoute et à la reproduire. Dans la situation du jeu collectif, la place occupée par cette voix – réfèrent pulsationnel – est parfaitement assumé par B au sein du groupe. Ne pouvant obtenir une précision mécanique de sa frappe, il met en place un procédé d’ajustement qui consiste à analyser préalablement la dynamique sonore de l’ensemble (codage perceptif des données sensorielles) et à en extraire le sens et les principes organisateurs (appuis rythmiques structurants, accents) afin de pouvoir s’intégrer dans la polyphonie au moyen de la concentration sémantique : les sons produits sont plus rares, mais pertinents et reconstruisent une dynamique signifiante au jeu collectif. 3. La troisième élève, E, est une jeune fille de 15 ans atteinte d’une maladie gravissime relativement rare, le syndrome ataxie telangiestasie. En tenant compte des lourdes déficiences motrices et sensorielles qu’entraîne cette maladie, un travail préparatoire particulier fut nécessaire dans le cas de E. Avec elle, nous avons expérimenté différentes voies d’intégration au projet collectif de pratique instrumentale, d’une part en variant les supports instrumentaux (utilisation de grelots, de maracas, de claves, etc.), d’autre part en variant le mode de participation au La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation - no 35 • 3e trimestre 2006 87 collectif dans la limite du respect des objectifs de l’activité définis au départ, si cela restait possible. La très faible capacité énergétique disponible pour C, sa posture grabataire assise en fauteuil électrique, son hypotonie avec tremblements associés et mouvements choreo-athétosiques incontrôlés rendaient indispensable un accès facilité dans l’espace (large surface de jeu, outil amplificateur du geste instrumental) et dans le temps (grands intervalles entre chaque geste). La solution choisie, au vu des résultats de ces expériences particulières sera donc l’utilisation de deux toms de batterie, grave et médium avec une frappe à main équipée de baguettes légères. Comme dans le cas de B, ce qui apparaît le plus rapidement chez cette élève dans le cadre de ce travail est son immense désir de participer à l’ensemble instrumental : E montre une très grande concentration sur la tâche à effectuer, prenant très au sérieux son rôle dans la poly-rythmie. Les opérations cognitives de réception, mémorisation, assimilation et intégration sont d’excellente qualité, et celles de reproduction et d’imitation ne sont brimées que par les insuffisances motrices. Même si l’on observe parfois, durant le déroulement de l’exercice, la survenue de difficultés, sans doute dues à la fatigabilité de E, qui se traduisent par un décalage temporel avec le groupe, celles-ci sont rapidement dépassées par un procédé d’ajustement (technique compensatoire par laquelle la synthèse perceptive des éléments rythmiques d’ensemble est très vite opérée). En résumé, si dans le cas de A, la compensation s’élabore à partir d’une organisation et d’une gestion économique de l’énergie des gestes musicaux simples et complexes dans une démarche plus spécifiquement intuitive, si B s’attache à canaliser une énergie dispersée et mal contrôlée pour s’inscrire dans le collectif (la dimension de l’apprentissage se plaçant alors préférentiellement au niveau cognitif – saisie des informations, puis transformation/adaptation, précédant la phase sensori-motrice), E doit quant à elle associer en temps réel les deux modes d’adaptation, soit d’une part tenir compte d’une très faible capacité énergétique, d’autre part veiller à diriger l’essentiel de cette énergie vers le geste d’excitation, tout en le maîtrisant dans le temps. Ces trois démarches sont donc des exemples des différentes stratégies compensatoires mises en place par les apprenants en rapport avec leur situation de handicap pour réaliser la tâche demandée en restant au service d’un même objectif d’intégration au collectif musical. Par ailleurs, je constate que les jeunes, malgré quelques réticences initiales, parviennent rapidement à partager un certain plaisir musical, éprouvé esthétique que l’observateur perçoit à travers quelques gestes indicateurs d’émotions 9 : mimiques faciales rapides, mouvements du corps. De plus, le maintien de l’exercice dans la durée entraîne des modifications sensibles des attitudes individuelles, tant dans le domaine de la concentration (le musicien cherche à écouter ses partenaires de jeu et oriente son attention sélectivement) que dans celui de la coordination musculaire (assouplissement de la posture initiale dans le cours du déroulement de l’exercice). Cela est particulièrement sensible dans le cas de E, pour laquelle cet exercice a 9. Christian Ballouard, Le travail du psychomotricien, Dunod, Paris, 2003, p. 57. 88 La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation - no 35 • 3e trimestre 2006 Conclusion En conclusion, je voudrais souligner deux points apparus dans cette étude : 1. L’importance de processus médiateurs mis en œuvre par l’enseignant pour l’acquisition des savoir-faire musicaux dans l’enseignement adapté : l’épisode de l’adaptation apparaît alors, dans le cadre d’un projet musical commun, comme un moyen de différenciation pédagogique au service de l’intégration et de la valorisation des capacités expressives et techniques de chacun. 2. L’importance des techniques compensatoires propres à chaque jeune en fonction de ses difficultés motrices, qui fait de l’enseignement musical adapté un champ d’expérimentations toujours en mouvement. Enfin, je tiens à redire la place importante du désir d’expression et des éprouvés émotionnels de chacun, dans une pratique instrumentale ou vocale, collective ou individuelle : la nécessité du faire savoir conditionne grandement l’acquisition des savoir-faire, ainsi qu’en témoigne le nombre important de jeunes en situation d’échec scolaire que nous recevons, pour la plupart venant de collèges ou lycées dans lesquels il n’y avait pas de place pour eux en éducation musicale. Notre mission, dans le cadre d’un établissement spécialisé, consiste donc à amener ces jeunes, par le partage de savoir-faire et de savoirs culturels, à dépasser l’intégration à une communauté pour celle de l’intégration dans une société. Dossier véritablement valeur de vecteur dynamique émotionnel 10 sans doute notamment en raison de ses difficultés d’expressions, orales et écrites. Bibliographie Ballouard (C.), Le travail du psychomotricien, Dunod, Paris, 2003. Barth (B.-M.), Le savoir en construction, Retz, Paris, 1993. Cadoz (C.), « Musique, geste, technologie », in H. Genevois, R. de Vivo, dir., Les nouveaux gestes de la musique, Parenthèses, Marseille, 1999, p. 47-92. Gardou (C.), Connaître le handicap, reconnaître la personne, Erès, Toulouse, 1999. Gardner (H.), Les intelligences multiples Pour changer l’école : la prise en compte des différentes formes d’intelligence, Retz, Paris, 1996. Garel (J.-P.), « Expressions corporelles à l’épreuve d’altérations du corps et des sens », La nouvelle revue de l’AIS, n° 18, Cnefei, Suresnes, 2e trimestre 2002. Guidetti (M.) et Tourette (C.), Handicaps et développement psychologique de l’enfant, Armand Colin, Paris, coll. Cursus, 1999. Hamonet (C.), Les personnes handicapées, Puf, Paris, collection « Que sais-je ? », 2000. Imberty (M.), Entendre la musique, Dunod, Paris, 1979. 10. Michel Imberty, Entendre la musique, Dunod, Paris, 1979. La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation - no 35 • 3e trimestre 2006 89 Langlois (A.), « Les activités d’expression, restauration de l’estime de soi et du désir d’apprendre », La nouvelle revue de l’AIS, n° 18, Cnefei, Suresnes, 2e trimestre 2002. Laurent (M.) et Therme (P.), L’enfant par son corps, Actio, Joinville-le-Pont, 1987. Leroi-Gourhan (A.), Le geste et la parole, Albin Michel, Paris, 2 tomes, 19641965. Mialaret (J.-P.), Explorations musicales instrumentales chez le jeune enfant, Puf, Paris, 1997. Robaye-Geelen (F.), L’enfant au cerveau blessé, Mardaga, Bruxelles, 1969. Tripier (O.), Capes externe, épreuve sur dossier, L’utilisation des percussions, Cned, Vanves, 1999. Wirthner (M.) et Zulauf (M.), À la recherche du développement musical, L’Harmattan, Paris, 2002. Zurcher (Pierre), Éléments d’un nouveau paradigme pour l’étude des phénomènes rythmiques, Université de Genève, Fapse, 1982. Zurcher (Pierre), « L’équilibration des structures musicales », in IRDP, Quelles théories du développement musical chez l’enfant ? Dossier préparatoire des journées francophones de recherche en éducation musicale, Neuchâtel, IRDP, 1999. 90 La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation - no 35 • 3e trimestre 2006