Dans la cuisine de Peter Greenaway : Le Cuisinier, le Voleur, sa
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Dans la cuisine de Peter Greenaway : Le Cuisinier, le Voleur, sa
Université de la Réunion Faculté des Lettres et Sciences Humaines Département d’Anglais Dans la cuisine de Peter Greenaway : Le Cuisinier, le Voleur, sa Femme et son Amant Mémoire présenté en vue de l’obtention de la Maîtrise d’Anglais Par : Manuela Gherghel Sous la Direction de Monsieur le P ro fesseur Ja cques Tua l Juin 2003 Sommaire Note : Ce document constitue la version française du mémoire « Inside Peter Greenaway’s kitchen : The Cook, The Thief, His Wife and Her Lover » et présente des imperfections dans la forme : citations et courts passages en anglais mélangés au texte français, manque de notes de bas de page (qu’on peut retrouver dans la version anglaise) et, sans doute, certaines faiblesses de style, étant a priori une variante de travail. Dans la cuisine de Peter Greenaway : Le Cuisinier, le Voleur, sa Femme et son Amant......... 1 Sommaire.......................................................................................................................... 2 INTRODUCTION ............................................................................................................ 3 Synopsis du film.......................................................................................................... 10 CHAPITRE I - Greenaway, metteur en scène et plus..................................................... 13 1 – Tout sur Greenaway - Biographie. Formation. Influences. .................................... 13 2 – Auteur, metteur en scène & critique....................................................................... 19 3 - Points de convergence entre The Cook… et les autres films de Peter Greenaway .... 24 4- Vision du cinéma en tant que moyen artistique........................................................ 27 CHAPITRE II : L’Ecriture cinématographique................................................................ 34 1 – Ecrivant le film - Focalisation. Instance narrative. Point de vue. Structure............. 34 2 – Le troisième œil - Caméra. Cadrage. Découpage. Montage. ................................... 37 3 – Un décor baroque – Décors. Costumes. Couleurs................................................... 43 4 – Son et Musique – fonction narrative...................................................................... 54 CHAPITRE III - The Cook… en gros plan..................................................................... 60 1 - Le titre du film ....................................................................................................... 60 2 - Références bibliques ............................................................................................. 62 3 - Filiation des personnages – conte, revenge tragedy, commedia dell’arte................. 67 1 – Lui – Elle - La cuisine de l’amour......................................................................... 73 2 - Mari – Femme – Une question de pouvoir.............................................................. 79 3 – Le bouffon et son roi ............................................................................................. 82 4 – Le leader et la suite................................................................................................ 85 CHAPITRE IV................................................................................................................ 88 1 - La consommation comme paradygme – Le Corps.................................................. 90 2 – La chasse à l’homme qui lit – L’Esprit................................................................... 94 3 - Posseder c’est exister – La Propriété et le pouvoir ............................................... 97 4 – Combien nous sommes fragiles – La Nudité ........................................................ 100 5 - Car tu es poussière … - La Chair........................................................................ 104 CONCLUSION............................................................................................................. 111 Works cited................................................................................................................... 116 Complementary Bibliography ....................................................................................... 119 INTRODUCTION Pour tous les amateurs de cinéma et pour grand nombre de cinéphiles, un ‘ bon film’ c’est d’abord une bonne histoire, de celles qu’on met beaucoup de temps à la raconter et pleine de rebondis. Une bonne partie d’entre nous aiment, comme confesse David Lynch, être plongés dans le noir d’une salle de cinéma, le regard rivé pendant deux heures vers l’avant et regarder tranquillement (en tout cas, passivement) le semblant de vie ou le conte que nous propose le film. C’est une forme de voyeurisme, en fin de compte, que de regarder sans qu’on nous observe, la vie des autres et leur intimité. Ou une échappée du quotidien, un voyage, une aventure qu’on vit par procuration, à peu de frais et sans danger … Pourtant, il y a des gens qui, tout en aimant le cinéma, le perçoivent et l’imaginent d’une manière différente, loin des histories racontées par le cinéma ‘traditionnel’ depuis voilà plus de cent ans. Ces gens n’assimilent pas leur intérêt pour le cinéma aux scénarios bien ficelés, parfois œuvre commune d’une armée d’auteurs spécialisés dans ce type d’écriture. Le style, les mythes, les cultes et les rêves hollywoodiens, d’autant plus son hégémonie cinématographique mondiale actuelle n’attentent et n’attirent pas tout le monde, bien au contraire. Parmi ces gens-là, dans les premiers rangs, voilà Peter Greenaway, le metteur en scène anglais qui fait l’objet de ce mémoire de maîtrise. Dire de Greenaway qu’il est un auteur ‘indépendant’, ce ne serait pas faux, mais incomplet. Dans le paysage du cinéma britannique et européen contemporain, Peter Greenaway occupe une place de choix, car c’est une place à part. Comme on le verra dans le premier chapitre de ce mémoire, c’est un artiste qui n’a pas choisi d’être metteur en scène, il l’est devenu chemin faisant, un peu forcé par les circonstances et par les difficultés qu’il a rencontrées pour s’imposer comme peintre, sa véritable passion, ou comme écrivain. C’est la raison pour laquelle ses intérêts artistiques sont restés tout le long de sa carrière – qui d’ailleurs est loin d’être finie – très divers et multiples : il est aussi et toujours peintre, romancier, dessinateur, illustrateur de livres, commissaire d’expositions, créateur et metteur en scène d’opéra… . Mais ce qui rend sa personnalité différente ce sont ses qualités spécifiques, qui ont créé désormais son style personnel, sa ‘marque’ unique : une excentricité et une liberté d’expression hors de commun, un esthétisme élitiste, raffiné et provocateur, une recherche technique et conceptuelle toujours plus poussée et une perfection absolue dans l’exécution. Greenaway est différent et fier de l’être, et il se considère en guerre déclarée contre le ‘texte illustré’ que professe avec tant de succès le cinéma traditionnel. Son but est d’arriver à une expression cinématographique multidimensionnelle, libre de toute servitude envers une narration pré-écrite. Avec des exceptions minimes (The Cook…, le film étudié dans ce mémoire, en est une, partiellement ), Greenaway est très loin du regard et des préoccupations sociales d’autres metteurs en scène anglais contemporains, tels que Stephen Frears, Mike Leigh ou Ken Loach. Greenaway voue toute son attention et sa capacité d’invention à la création une œuvre d’art globale, un univers clos, autosuffisant, éclectique tendant au baroque, sophistiqué, obsessionnel, charnel, gouverné et structuré par divers systèmes de classifications et farci de références érudites. Dans l’œuvre très riche de Greenaway, nous avons choisi un seul film comme objet d’étude, démarche assez rare dans le cas de cet auteur, dont la création se prête parfaitement à une vision d’ensemble, à une analyse en parallèle. Notre choix s’est arrêté principalement sur The Cook, The Thief, His Wife and Her Lover, réalisé en 1989. The Cook… est un film qui fait figure à part dans l’ensemble des réalisations de son auteur. D’abord, il a vraisemblablement une trame classique et une narration structurée en ordre chronologique, ce qui le situe déjà à l’écart par rapport aux autres films du même réalisateur. Ensuite, malgré les réactions vives du public et de la critique vis à vis de son côté violent et morbide, The Cook… reste le seul film dans lequel l’auteur parle délicatement et naturellement d’amour et de désir physique et les montre explicitement dans leur aspect tellurique, simple et humain. Les scènes dégoûtantes de cannibalisme, de coprophagie, de défécation, l’agressivité intrinsèque des personnages, leur folie et leurs obsessions, tout cet aspect volontairement écoeurant, à la limite du supportable, est parfaitement bien maîtrisé et équilibré par le côté sublime de l’image, par une musique envoûtante et la somptuosité baroque du décor, de manière que The Cook… reste avant tout un exceptionnel spectacle esthétique. C’est une représentation dans les deux sens du mot, à la fois théâtrale – le film débute et finit avec une levée et une tombée de rideau – et mentale, car tout n’est qu’imagination et artifice, sans interférence avec le réel. Bien qu’il ne soit pas le préféré de la critique, qui s’applique surtout sur les œuvres encore plus ‘intellectuelles’ et visuellement plus expérimentales de l’auteur, The Cook… reste toutefois, dans notre opinion, son plus beau film et un des plus maîtrisés et aboutis de point de vue conceptuel, visuel, artistique et esthétique. Les films de Greenaway, avec sa bénédiction, ont été tirés dans tous les sens, ont servi de prétexte pour un nombre impressionnant d’ouvrages critiques et de recherche, dans lesquels on a fait les rapprochements les plus probables et les plus improbables, jusqu’à oublier le contenu du film en question. Il y a eu des études sur Greenaway et Derrida, Greenaway et Nietzsche ou Borges, Greenaway et le structuralisme, le post-modernisme, le thatcherisme, la psychanalyse, etc. Quant au The Cook…, il a été ou bien regardé en surface et par conséquent refusé et attaqué par une bonne partie du public et de la critique au moment de sa sortie en salles, ou bien encensé et décortiqué dans ses moindres détails par les admirateurs inconditionnels du metteur en scène. Ce film a déjà été étudié par rapport à l’aspect pathologique de la psychologie des personnages, par le biais de la symbolique des couleurs, dans la lumière de l’esthétique kantienne, du post-modernisme, comme une allégorie du Thatcherisme ou mettant principalement en discussion le corps en tant que métaphore du système de propriété. Cette effervescence médiatique et scolastique autour des films de Greenaway est parfaitement justifiable et normale, étant donné qu’une œuvre d’art, une fois aboutie, est donnée ‘en pâturage’ au public, qui est libre de faire son choix d’interprétation. Mais, en ce qui nous concerne, nous avons trouvé que le film en soi a beaucoup de choses à dire, sans aller chercher très loin. C’est cette richesse conceptuelle, formelle et stylistique qui nous a fasciné chez The Cook… et qui nous a donné l’envie de l’étudier de plus près. En d’autres mots, la problématique de ce mémoire est, en fait, tout simplement le film tel quel, regardé attentivement sous tous ses aspects, du point de vue de la forme comme du celui du contenu, et surtout pas à l’aide d’une approche spécifique ou en relevant un certain aspect au détriment des autres. Le but est d’arriver à une vue d’ensemble sur l’intégralité du film, tout en respectant les champs symboliques, allégoriques et thématiques qu’il propose. D’autre part, nous avons essayé de montrer qu’il s’agit d’un tout, d’un complexe de facteurs, d’éléments de nature très différente - l’univers personnel et les convictions intimes de Greenaway ou les grandeurs et les servitudes d’un studio de tournage - qui concurrent à l’apparition d’un film. Et que le film en question est le cumul, l’aboutissement de ces énergies, saisies à un certain moment de leur évolution. x Partant de l’idée que la connaissance de l’auteur peut éclairer les choix opérés dans son œuvre, on a pensé utile de dédier le premier chapitre à la présentation de Peter Greenaway. Il nous a semblé essentiel de présenter une courte biographie, qui mette en évidence sa formation artistique de peintre, d’un impact si important sur son œuvre. De même, en tant qu’esthète et esprit d’une large ouverture, il a subi de nombreuses influences, également passées en revue dans cette partie. Un trait particulier de Greenaway c’est qu’il est un auteur complet, qui réalise un projet d’un bout à l’autre, en commençant par l’écriture du scénario, passant par la réalisation en tant que metteur en scène, et qui détient un contrôle absolu sur son œuvre et sa transposition artistique. En plus, Greenaway est un critique infatigable de ses films, qui voue une attention particulière à son image publique et à la réception de son travail. C’est de ces aspects d’auteur total que traite la deuxième partie du premier chapitre. Par la suite, il semble évident qu’il faut mettre The Cook… à sa place, à savoir l’intégrer dans l’ensemble des œuvres de Greenaway, en cherchant d’établir quels sont les traits les plus marquants du style de celui-ci et les points de convergence, les thèmes récurrents de ses films qu’on peut déceler aussi dans The Cook… . Dans la dernière partie du premier chapitre nous avons essayé de faire une brève présentation des sujets ‘sensibles’ et de divergence entre Greenaway et le cinéma dit traditionnel, afin de montrer en quoi il est différent des autres metteurs en scène, même ‘indépendants’, quel est son cachet personnel, son apport au processus de modernisation de cette technique déjà séculaire et sa vision sur les possibilités du cinéma en tant que moyen artistique. La réalisation d’un film de long métrage est avant tout un travail d’équipe. Chaque département est dépendent de l’autre, au point que la faiblesse des uns peut influencer et nuire au travail parfaitement accompli des autres. Tout ce que le public retient en cas du succès d’un film c’est les noms des comédiens principaux et parfois celui du metteur en scène. Peu de spectateurs se doutent (car ils ne font jamais attention au générique de fin) des immenses équipes, formées des métiers les plus divers, qui se trouvent derrière l’écran. C’est pourquoi il nous a semblé nécessaire et intéressant de regarder de plus près, dans le deuxième chapitre, les rôles les plus importants dans la réalisation d’un film, en dehors du metteur en scène, à savoir la caméra, les décors, les costumes et la colonne sonore. La main droite d’un réalisateur de cinéma c’est son chef opérateur. Sans lui, le meilleur des metteurs en scène n’arrivera jamais à réaliser un chef d’œuvre, ni même un bon film. Le chef opérateur, à son tour, a besoin d’être parfaitement secondé par un cadreur talentueux et par une équipe très habile de machinistes. En plus, d’un excellent chef électricien en tête d’une équipe rapide et expérimentée. Et ainsi de suite… Le côté technique est intimement lié surtout à la réussite visuelle, esthétique du film. Mais il faut savoir que les astuces de la caméra, du montage, les suggestions du décor et celles de la musique peuvent bien dégager un sens et avoir une fonction narrative, structurer le récit et le faire avancer. The Cook…. est un très bon exemple en ce sens. Une fois tous les outils mis en place, on peut passer à l’action. Le troisième chapitre, partagé en deux parties, étudiera d’abord le titre du film et les multiples références, surtout bibliques, suggérées dans le film. Ensuite on parlera de la filiation des personnages, elle aussi sujette à plusieurs interprétations, à commencer par la Jacobean Revenge Tragedy, en passant par le conte et la commedia dell’arte. Dans la deuxième partie de ce chapitre ce sera le tour des personnages à être étudiés de plus près, principalement les personnages principaux et surtout dans les relations qu’ils entretiennent entre eux, vus sous leur aspect générique, emblématique. Le quatrième et le dernier chapitre mettra en discussion, toujours à travers les personnages - qui sont les vecteurs de sens de ce récit – les thèmes les plus importants qu’aborde le film. A savoir la relation binaire entre la notion de corporalité, The Body, liée à la consommation, et celle d’esprit, The Mind, connotée au savoir et à la nourriture intellectuelle ; les notions de propriété et d’état, visant l’aspect politique indubitable du film à ce sujet ; la nudité, notion liée au plaisir et, par conséquent, au péché et à la vengeance et, en dernier, la chair, liée au thème de la mort et de la putréfaction, à l’idée de déchet, de pourriture, au tabou du cannibalisme et au thème du sacrifice expiateur. Plus le temps passe, plus The Cook…, avec son allure de film quasi‘traditionnel’, semble s’éloigner de ce qu’on appelle aujourd’hui le ‘genre’ Greenaway, mélange éclectique et parfois indigeste de structuralisme et d’excès baroque. Il faudra le regarder vraiment de plus près pour comprendre quelle est sa vraie nature. Synopsis du film Avant de commencer le premier chapitre, il nous paraît indispensable, afin de mieux comprendre les commentaires, d’insérer ci-dessous le résumé du film. Dans une ville anglaise non déterminée, sur un parking, une bande de malfaiteurs violents agresse un homme, Roy (Willie Ross), qu’on devine un concurrent d’affaires, et l’humilie en le déshabillant et en l’enduisant d’excréments de chien. En fait, ils ne font qu’obéir à leur chef, qui les incite aux pires violences et perversités. C’est ainsi qu’on fait la connaissance du Voleur (Michael Gambon), au nom d’Albert Spica, chef de gang, a local racketeer et propriétaire-associé du restaurant français ‘Le Hollandais’, dont le chef Cuisinier est Richard Borst (Richard Bohringer). C’est là qu’Albert vient dîner tous les soirs, accompagné par sa femme, Georgina (Helen Mirren), qui subit passivement et avec indifférence les agressions verbales et physiques de son mari, et toute sa troupe d’acolytes de qualité douteuse qui l’imite en tout et le suit comme une ombre : Mitchel (Tim Roth), Cory (Ciaran Hinds), Spangler (Gary Holsen), Harris (Ewan Stewart), Turpin (Roger Ashton Griffiths), Mews (Ron Cook) et Grace (Liz Smith). Bien qu’en quête de reconnaissance sociale et de respectabilité, Albert Spica est une brute vulgaire, dégoûtante et cupide, dont le désir le plus fort est de dominer les autres. Il parle sans répit et à ingurgite des quantités pantagruélesques de nourriture. Il entretient des rapports assez ambigus, presque réticents, avec le Cuisinier, qui, lui, est un vrai artiste, perfectionniste et créateur, sensible et spirituel. Ennuyée et dégoûtée par son mari, Georgina ne mettra pas beaucoup de temps à se trouver des affinités avec un homme très différent des autres, tranquille et modeste : c’est Michael (Alan Howard), un book-keeper qui, attablé dans le restaurant, passe son temps à lire des livres sur la Révolution française. Ils deviendront vite amants, sans échanger un seul mot, et ils poursuivront assidûment cette relation, dans le dos d’Albert et discrètement protégés par le Cuisinier et ses collaborateurs. Le mari finira par apprendre l’infidélité et, dans une poussée de colère, il enfoncera sa fourchette dans la joue de Patricia (Emer Gillespie), une prostituée qui voulait se venger en lui dévoilant la trahison. Fou de rage, il poursuivra les coupables, mais ceux-ci sont mis à l’abri et envoyés dans un camion de viande pourrissante au book-depository. Envoyé par Richard avec un superbe repas pour les réfugiés, Pup, le garçon de cuisine (Paul Russell), sera attaqué par Spica et sa bande, qui lui couperont l’ombilic et lui feront avaler les boutons de sa veste. Prévenue par Richard, Georgina ira le voir à l’hôpital. De retour, elle trouvera une scène apocalyptique : dans le book-depository sauvagement ravagé, Michael a été entre temps assassiné par Spica et sa bande, qui lui ont fait avaler des pages de son livre favori sur la Révolution française. Après une nuit passée aux côtés du cadavre de son amant et un long monologue en guise de confession, Georgina ira convaincre Richard de cuisiner Michael. Celui-ci refuse effrayé, pensant que c’est par désir d’appropriation et par désespoir d’amour qu’elle veut le faire. Il accepte au moment où Georgina lui explique que son plan est un bon moyen de se venger de son mari. Invité à un ‘banquet privé’, Albert se trouve seul face aux autres, tous groupés derrière Georgina et le Cuisinier. La surprise est le corps entier cuisiné de Michael, accompagné de légumes et croustillant. Georgina oblige son mari à le goûter, à commencer par le sexe. Effondré, Albert refuse, puis, menacé avec un pistolet, il se coupe un morceau, qu’il vomira à l’instant même. Poussé à recommencer, il obéit, mais il est tué d’une balle par sa femme, qui ajoute dégoûtée : « Cannibal ! » CHAPITRE I - Greenaway, metteur en scène et plus Ce premier chapitre est dédié au réalisateur, dans le but d’éclairer sa personnalité et ses choix artistiques. Une première partie concerne les dates principale de sa biographie, sa formation professionnelle et le parcours de sa carrière dans le cinéma. Dans la deuxième partie nous nous occupons de l’aspect ‘auteur complet’ de Greenaway, qui est le maître absolu de la fabrication de ses films et leur plus infatigable critique. Une troisième partie relèvera les points de convergence et les thèmes récurrents qui traversent ses créations. Enfin, dans la quatrième et dernière partie nous allons essayer de faire le point sur la position de Greenaway vis à vis des techniques et de l’idéologie du cinéma traditionnel et mettre en évidence sa différence. 1 – Tout sur Greenaway - Biographie. Formation. Influences. Peter Greenaway, bien qu’il soit à l’heure actuelle citoyen anglais, est né à Newport, en Wales (sa mère is Welsh), le 5 avril 1942. La famille quitte Wales lorsque l’enfant a seulement trois ans pour aller s’installer en Essex, England. Très vite attiré par les arts, il décide de devenir peintre, et manifeste un intérêt spécial pour le cinéma, surtout pour les films de Bergman, Godard, Antonioni, Pasolini, Fellini et Resnais. Comme on le verra par la suite, il voue une admiration à part à l’œuvre d’Eisenstein et Welles, entre lesquels il voit une ligne de filiation artistique. En 1962 il commence ses études at the Walthamstow College of Art, où il passera trois ans, période durant laquelle il réalise son premier film, Death of Sentiment, filmé dans quatre cimetières de Londres. A partir de 1965 il travaille au Central Office of Information (COI), where he remained for the next fifteen years as a film editor, to cut small crappy documentaries, and then as a director. Aux dires de Greenaway, cette période aura une influence importante sur ce qui deviendra son ‘cachet’, son style : ‘We were basically ledger clerks, organising information on bits of paper which will be seen all round the world. (…) Much of it was very boring but I was left on my own, with huge amounts of film to edit every week. You had to make decisions very fast. Often the shooting was less than perfect so you had to cheat, to learn ingenuity’. In 1966, influenced by structural linguistics and philosophy, he began making short films, as Train, a mechanical ballet, composed of footage of the last steam train arriving at Waterloo Station. The same year he made a film called Tree – a tree surrounded by concrete outside the Royal Festival Hall in London. A partir des années 1970, il devient plus aventureux et prend au sérieux son travail de metteur en scène. En 1975 il réalise Windows, un regard idyllique sur la campagne et le paysage anglais à travers des fenêtres, while a voice read out the shockingly high incidence of defenestration in the town of W. In 1978 he made Vertical Features Remake, an examination of arithmetical structure, and A Walk Through H, a journey through various maps. 1980 est l’année de son film le plus ambitieux, The Falls, a fantastical and absurdist encyclopedia of flightassociated material all relating to 92 victims of the Violent Unknown Event (VUE). Et nous voilà dans les années 1980, période non seulement prolifique et inspirée, mais aussi de large reconnaissance et notoriété internationale pour l’auteur. Cette étape commence triomphalement avec The Draughtsman’s Contract, en 1982. Suivent A Zed & Two Noughts en 1985, The Belly of an Architect en 1987, Drowning by numbers en 1988 et finalement, en 1989, The Cook, The Thief, His Wife & Her Lover , qui fait l’objet de ce mémoire. Tous ces films suscitent de vifs débats et attirent en égale mesure l’intérêt du public et de la critique. La décennie 1990 est tout aussi fertile, avec a visually spectacular Prospero’s Books in 1991, a controversial The Baby of Mâcon in 1993, the famous The Pillow Book in 1996 and 81/2 Women in 1999. Depuis, côté cinéma, Greenaway travaille notamment sur son ambitieux projet The Tulse Luper Suitcase, a multimedia extravaganza featuring innovative film techniques. En plus des grandes entreprises que sont ses long-métrages de cinéma, Greenaway est aussi l’auteur de très nombreux court-métrages. A part cette riche activité cinématographique, il cultive et exerce de multiples autres formes d’expression artistique. Il continue à peindre, à exposer, à écrire des romans et des essais et curated exhibitions at museums world-wide. At Louvre Museum in Paris in 1992 he curated the exhibition “Flying out of this World” . Il a également écrit et mis en scène Rosa, A Horse Drama, un opéra en 12 scènes, avec une musique de Louis Andriessen, créé à Amsterdam en 1994, et une ‘ prop opera ‘, 100 Objects to Represent the World, sur une musique de Jean-Baptiste Barrière, créé à Nanterre, en 1997. Greenaway est un artiste complexe, ce qu’on peut appeler de nos jours a multi-media artist, dont les préoccupations et les œuvres - telles peintures, drawings, exhibitions, movies, operas etc – se répondent, se complètent et forment une entité à cachet tout à fait personnel. x Ce qu’on retient notamment de cette courte note biographique, c’est que Greenaway a principalement une formation de peintre, qu’il est en fait un artiste plastique à intérêts multiples reconverti – un peu par force - en metteur en scène. Son regard est entraîné par l’étude de l’histoire de l’art et forcément influencé par la fréquentation assidue des grandes maîtres de la peinture, desquels il retient un painterly sense of colour, composition and frame. Il voue une admiration largement avouée dans tous ses entretiens pour la peinture flamande du 17-ème (d’ailleurs The Cook… a comme toile de fond un énorme tableau de Frans Hals (cf. II, 3)). A ce point, on doit faire une mention spéciale pour Vermeer (1632 - 1675), dont l’utilisation supposée de la Camera Obscura le fascine et l’incite à l’imitation, surtout dans A Zero & Two Noughts. Vermeer éveille chez les cinéastes une admiration sans bornes pour l’équilibre parfait et pur, presque mathématique, et la simplicité déconcertante de sa composition. Il a été considéré par Godard comme le ‘précurseur du cinéma’ pour sa capacité unique de capter le temps, de l’arrêter dans une fraction de seconde et de reproduire dans ses toiles un monde complètement remodelé par la lumière. Greenaway, en tandem avec son précieux chef opérateur Sacha Vierny (cf. II, 2), ont réussi à composer à l’intérieur du cadre des véritables ‘ tableaux vivants’, avec la même fidélité et virtuosité de grands maîtres (Caravaggio, Georges de la Tour, De Chirico, Rubens, Velazquez, l’art asiatique, les paysagistes victoriens, etc., pour ne citer que quelques unes de leurs inspirations), quel que soit le genre, que ce soit des natures mortes, des scènes de genre, des portraits ou des paysages. Une autre source d’inspiration et sujet de réflexion pour Greenaway sont les ‘ monstres sacres ‘ du septième art, à savoir Eisenstein, Welles et Godard : ‘For me, the three big guys of the history of cinema would be Eisenstein, who virtually made the language, Orson Welles, who consolidated it, and then Godard, who threw it all away’. Pour Greenaway, ils s’inscrivent dans un esprit de continuité logique et naturelle : ‘Each of those people was very much influenced by the guy who went before. (…) So they’re working in tandem, (…), they’re the three big conspirators: Let’s make, let’s perfect, now let’s chuck it away’. Dans cette filiation ‘dynastique’ artistique, c’est Godard qui a rompu la chaîne, car ‘ in a sense (he) destroyed everything, (…) he rang the death knell, because he broke cinema all apart, fragmented it, made it very, very self-conscious. Like all the aesthetic movements, it’s basically lasted about 100 years, with the three generations: the grandfather who organized everything, the father who basically consolidated it and the young guy who chucks it all away. It’s just a human pattern ‘. Dans la période entre 1919 et 1930, dans une Allemagne dévastée par la défaite de la Grande Guerre et rongée par des incertitudes morales, économiques et politiques, se produisait la rencontre entre l’expressionnisme et le cinéma. Ce mouvement artistique et littéraire, principalement allemand, qui s’était développé surtout entre 1908 et 1918, affirmait un art révolté et exacerbé. Après la défaite allemande dans la grande Guerre, cet art s’est replié sur le cinéma, dans lequel il a trouvé un nouveau moyen d’expression adéquate. Conçu presque exclusivement dans l’ombre des studios, se cachant de la lumière du jour – comme The Cook… - le cinéma expressionniste fuyait toute représentation réaliste, sans refuser pourtant figuration et narration, et s’adonnait à une profonde recherche esthétique sur la lumière et le décors. Tout y était exacerbé, les formes, les contrastes, les personnages, les décors, le jeu des acteurs, leur apparence – afin de construire un monde résolument artificiel. L’influence du cinéma expressionnisme allemand, avec des films comme Le Cabinet des figures de cire de Paul Leni (1924), est lisible dans l’œuvre d’Eisenstein, surtout dans Ivan le Terrible (1943-44), marqué par un hiératisme absolu et un énorme travail sur les jeux d’ombres et de lumières. Elle sera encore ressentie dans le cinéma noir américain des années 40-50, par exemple chez Samuel Fuller ou Orson Welles, surtout dans les effets prodigieux d’éclairage et de cadrage. La filiation, dont il était question plus haut, issue de la recherche artistique et de l’admiration, et que Greenaway avoue implicitement continuer, se trouve confirmée. Quant à lui, s’il est difficile de cerner toutes les influences cinématographiques qu’à subies son esprit très perméable, on retrouve, et spécialement dans le film dont il est question dans ce mémoire, The Cook…, des traces marquantes des ‘ancêtres’, du style Eisenstein : l’usage du montage parallèle (cf. II, 1), le même ‘maniérisme’ et une extraordinaire rigueur dans la composition des cadres, la somptuosité baroque du décor, le même usage de la musique, intimement liée au rythme des images , l’usage symbolique de la couleur (cf. II, 3) – le tout porté par des ambitions esthétiques démesurées. Bien que The Cook… ne soit pas le meilleur exemple en ce sens, l’univers de Greenaway converge parfois vers celui du cinéma surréaliste, dont Luis Bunuel (1900 – 1983) est une magnifique illustration. Assez éloigné de l’onirisme surréaliste, on décèle pourtant chez Greenaway une confusion entre subjectivité et objectivité, des visions agressives, la même hantise du mal, les pulsations élémentaires d’agression et de défense qu’animent principalement les personnages des films surréalistes. On pourrait se demander, mais qui sont les cinéastes favoris de Greenaway ? Tout en haut de la liste de ses préférences se trouvent trois films sortis presque en même temps: L’Année dernière à Marienbad (1961) d’Alain Resnais, suivi de A bout de souffle (1960) de Jean-Luc Godard et La Notte (1960) de Federico Fellini. L’admiration de Greenaway pour Resnais va jusqu’à lui reprendre la ‘main droite’, le célèbre chef opérateur Sacha Vierny (cf. II, 2), qui deviendra son collaborateur de longue date. Plus récemment, Greenaway affirme que les univers de David Cronenberg et celui de David Lynch ne sont pas éloignés et étranges au sien, allant jusqu’à déclarer qu’il aurait voulu être le créateur de Blue Velvet (1986) de Lynch. De toute évidence, le spectateur occasionnel, comme le connaisseur avisé et fidèle de Greenaway, remarquera le caractère hybride de ses films et de son inspiration, filtrée et décantée. 2 – Auteur, metteur en scène & critique Greenaway est un érudit, dont l’idéal de savoir est inspiré par le type d’artiste de la Renaissance, aux connaissances encyclopédiques et aux innombrables talents et aptitudes. Dans cet esprit, ses œuvres éclectiques regorgent d’associations surprenantes, mélangeant sujets et propos très différents. Ses films sont surchargés de références à l’histoire de l’art, à l’architecture, à la science, mythologie, alchimie, à la littérature, politique, linguistique etc. D’autre part, on peut observer que ses films sont des œuvres d’auteur, car la conception, le scénario et la mise en scène lui appartiennent à chaque reprise. Ils portent ainsi une forte empreinte de la personnalité et de l’univers de leur auteur. En ce qui concerne The Cook…, il confirme la ‘ règle’ mentionnée cidessus. Le scénario contient une Introduction, destinée à l’équipe et, par la suite, au lecteur, dans laquelle Greenaway présente l’encadrement général du film et il donne les références principales de son inspiration, le ‘modèle’ à ne pas perdre de vue : In writing this script for the film, the model is classic Revenge Tragedy out of « the theatre of blood » with its obsession for human corporeality – eating, drinking, defecating, copulating, belching, vomiting, nakedness and blood. Ce qui frappe le plus à la lecture de ce scénario, c’est l’œil de maître de Greenaway, sa vision très claire de comment sera le film, les descriptions minutieuses des lieux, personnages, costumes, accessoires, accompagnées de commentaires et très référencées : ‘ the abundant food with its attendants are reminiscent of the Dutch 17th Century paiting ‘ (p.10), ‘ parts of the kitchen may suggest the aircraft industry of the 1940’s ‘ (p.15), ‘ there is a suggestion of Adam and Eve about to be expelled from the garden of Eden (…) to continue the analogy – RICHARD assumes the role of Angel of the Expulsion ‘ (p.64), etc. Comme on verra par la suite (cf. II, 3), les couleurs assignées aux différents décors et leurs changements bénéficient de toute l’attention descriptive de l’auteur, qui n’oublie pas par ailleurs de rappeler son profile de peintre : ‘Hooker’s dark green’ (p.15), ‘ a Rembrandt golden brown ‘ (p.68). The Cook… a une structure narrative simple, réduite presque à l’essentiel, suivant un schéma préétabli, dans la descendance du Jacobean Revenge tragedy et du conte classique. Les personnages manquent de réalité psychologique, ils sont censés être la personnification des principes, des idées, il y a peu de place pour le naturel, l’humain. De là, l’artificialité des dialogues qui ont plutôt l’air d’une enfilade d’énoncés que d’une conversation. C’est le résultat d’un parti pris de l’auteur, pas du tout intéressé par le cinéma narratif : ‘I wanted to make a cinema of ideas, not plots, and to use the same aesthetics as painting, which has always paid great attention to formal devices of structure, composition and framing ‘. Pourtant, comparé à d’autres films du même auteur, The Cook…a un fil narrateur clair, qui suit l’ordre strictement chronologique, un début, un milieu, un climax et une fin, c’est à dire tout ce que Greenaway abhorre dans le cinéma traditionnel, qu’il dénonce comme the ‘ ‘Casablanca syndrome’ – back in the 1940s - stories simply told, beginnings, middles and ends, just one image, based very much on structures of the late 19th-century novel writing’. Une constante du travail de cinéaste de Greenaway, valable surtout pour ses œuvres les plus grandes et importantes des années ’80 et ’90, c’est qu’il est extrêmement fidèle à ses collaborateurs – et inversement – avec lesquels il forme une équipe soudée et complémentaire, dont le travail se perfectionne et la recherche artistique s’approfondit d’un film à l’autre. Le talent d’un grand chef est de bien faire le choix de ses proches collaborateurs, afin d’être le mieux servi. Greenaway a eu la chance, l’intelligence et le flair de s’entourer d’une équipe prodigieuse, des gens - des artistes - issus d’horizons différents, qui l’ont parfaitement compris et auxquels ses films doivent sans doute une bonne partie de leur perfection formelle et de leur célébrité. Il s’agit principalement des postes clé, celui de chef-opérateur, magistralement occupé par Sacha Vierny, celui du compositeur, Michael Nyman, et du tandem des décorateurs flamands, Ben Van Os et Jan Roelfs (cf. II, 2,3,4). Pour The Cook… - à part les costumes, confiés pour la première fois à Jean-Paul Gaultier (cf. II, 3) - Greenaway a retrouvé donc son staff traditionnel, parfaitement concordé, fort d’une collaboration fructueuse qui remonte pour tous à 1985, avec A Zed & Two Noughts, et qui durera pour certains d’entre eux, tel Sacha Vierny, jusqu’au dernier grand film de Greenaway, 81/2 Women, en 1999. Un phénomène intéressant à signaler à propos de Greenaway, c’est qu’il est particulièrement préoccupé à faire sa propre glose. Il est son premier critique, jamais las de s’exprimer, de s’expliquer, de donner ses avis sur tout et sur ses films en particulier, d’offrir encore et encore des pistes pour leur compréhension, des clés de ‘ lecture’, maintes références et recommandations, comme dans ce qui suit : The Cook…illustre ‘( …) an even more claustrophobic European situation. I was making all sorts of references to 17th century baroque and its use of sex, violence and sensationalism, and making lots of comparisons with now (…) ‘. En ce qui concerne la réception de ses films, après avoir déclaré ‘peut-être avec arrogance, mais en toute simplicité’ qu’il les fait pour soi-même, Greenaway ajoute, à juste titre, que chaque spectateur est évidemment après libre de ‘décider qu’est-ce qu’il veut prendre de ce qu’on lui propose’, en fonction de son passé personnel et culturel, de ses références, du contexte social et historique qui l’a marqué: When an artwork is made in some sense the artist has to fulfill his part of responsibility, because everybody’s expectations and everybody’s cultural background is so different. The Draughtman’s Contract was regarded by some as being anti-Thatcher, by some as pro-Thatcher, by some as totally macho, some thought it was a feminist tract, some thought it was a description of the English football system, some thought it was due to the American presidential elections at that time, and, when it was shown in Spain, some thought it was an anti-Franco-movie. None of these ideas came to me when I made the film, but I can deny them, if people want to see it that way. Ce qui ne l’empêche nullement, lui, de son côté, de retordre le fil de son point de vue sur l’œuvre en question, de ses intentions et de ses opinions. Il serait donc difficile pour un autre artiste de le surpasser dans le nombre – la quantité – d’entretiens réalisés le long de sa carrière, les rencontres avec le public et surtout dans l’engouement informatique auquel il est sujet. Il s’est prêté volontiers à ce jeu médiatique qui lui offrait la possibilité de s’expliquer et de glosser. Depuis internet, il existe des centaines (sic) de sites qui citent son nom et des centaines d’autres qui lui sont dédiés, pour la plupart exclusivement. Il fait aussi l’objet d’un nombre impressionnant d’articles, d’essais, de livres, de biographies, d’études, de mémoires – publiés ou diffusés sur internet -, de débats en ligne et de diverses autres formes d’expression informatique. Conscient de l’énorme impact médiatique, personnellement fasciné et constamment préoccupé par cette nouvelle dimension de la communication, Greenaway a attisé et entretenu lui-même le feu dans son public, avec lequel il a été pendant de longues années un contact direct, mettant régulièrement sa vie et ses occupations ‘on line’. Cet échafaudage médiatique et le souci constant de ‘vulgarisation’ de son travail démontrent sans doute une réelle vocation publicitaire mise habilement à son propre service. D’autre part, c’est un peintre qui n’a pas réussi à percer, un écrivain qui n’a pas été lu, qui, une fois reconverti en metteur en scène - donc forcé de s’exprimer à l’aide d’un outil qu’il juge indigne de lui-même et révolu - cherche à se justifier, à se ‘disculper’, donnant mille références et résonances intellectuelles à ses démarches. Il est - et il se croit - trop polyvalent pour se résumer et se satisfaire de la fonction unique de metteur en scène, qui se réjouit sincèrement de son travail et laisse aux autres – critiques et public – le souci d’interprétation. Etre metteur en scène de cinéma n’est ni un rêve, ni un aboutissement en soi pour Greenaway, ce n’est qu’une phase dans son travail, une étape à franchir dans un tout qu’il envisage beaucoup plus complexe. Comme c’est ce tout qui l’intéresse, son travail continue même après que le film est fini, sorti et parfois à moitié oublié. Le film tel-quel n’est qu’un support, une carcasse ou un prétexte ; ce qui lui importe c’est la réflexion et les spéculations autour et le côté expérimental. Car ce dont Greenaway a horreur, c’est de faire un film, dans l’acceptation commune, traditionnelle du terme, qui est presque synonyme de ‘raconter une histoire’. Lui, il veut se servir de la caméra pour (re)composer un tableau, un collage, faire passer une idée, une pensée, donner corps à une obsession, faire une révérence à un maître bien-aimé, donner vie à ses impressions de lecture, à des principes, faire des expériences techniques, méditer, créer : ‘ Creation, to me, is to try to orchestrate the universe to understand what surrounds us. Even if, to accomplish that, we use all sorts of stratagems which in the end prove completely incapable of staving off chaos’. 3 - Points de convergence entre The Cook… et les autres films de Peter Greenaway Comme on peut déjà bien s’en douter, il existe un « univers » typique pour Greenaway, un monde, des trademarks spécifiques qu’on retrouve dans une certaine mesure à travers tous ses films et qui aident à les identifier. On pourrait dresser une liste des éléments qui lui sont spécifiques, comme suit : expressive use of colour and composition ; far-ranging external allusions and intricate internal cross-references ; his thematic investigations are persistently orientated around the body which is a chief source of metaphor ; he relishes physicality – his characters spend much of their time at their biological functions ; the cinema as a representational medium Artifice ; video techniques such as overlays, shifting screens, and freeze frames ; flesh, including genitalia, is a dominant centrepiece – he celebrates all kind of flesh, male and female, young and old, and not always in a sexual context ; systems of organisation alternative to conventional narrative and plot : numbers, colour-coding, alphabet, lists provide a grid or framework. On a fait souvent à propos de Greenaway un rapprochement à première vue étrange, avec Borges, dont il est admirateur et avec lequel, finalement, on lui trouve de nombreuses affinités et convergences. The encyclopaedic view of the world, the exercice of fantastic taxinomies, the authorial ruses, the dizzying citations, the conception of the universe as a « Library of Babel », tous ces attributes et procédés utilisés par Borges se trouvent radicalisés chez Greenaway, qui les rend visually baroque through a sophisticated technological apparatus, together with the intersection of various aesthetic languages and disciplinary fields. Les deux se rejoignent aussi dans leur obsession for thematic series, duplications, catalogues, unusual combinations, lists and enumeration. L’intérêt de Greenaway in every type of classification system justifies the obsessive presence of lists and enumeration in most of his works, comme chez Borges. Linnaean systems of nomenclature, identification of colour, scale, distance, type, size, are all subjective. Most systems are based finally upon forms of subjectivity. I do also enjoy that sort of list making – the Borghesian Chinese Encyclopaedia categories are salutary. But my main reason is to use numerical codes, equations and countings as an alternative to narrative dominance. I make catalogue movies… . Une évidence s’impose donc, celle de préciser que l’œuvre de Greenaway est d’un bout à l’autre poursuivie par les mêmes constantes – un amalgame d’allégories, de métaphores, de références érudites, d’images picturales, citations et clins d’oeil, de collages et superpositions d’images, organisés à chaque fois d’après un principe rigoureux, mais différent, souvent en symétrie. Comme il vient de le dire ci-dessus, ses films, ce sont des catalogues, dont la référence absolue reste la peinture : I decided a long time ago that if I were to make films, they ought deliberately not to look like films, only artificial artefacts. They are not windows on the world; they are a reconstruction of the world. They are deliberately artificial, as painting is artificial. Pour structurer le récit, chacun des films de Greenaway a donc son propre principe d’organisation interne, à chaque fois différent : dans The Draughtsman’s Contract le film est basé sur l’idée de la vision et du regard et son concept structurel s’appuie sur 12 dessins (en fait 12 plus 1, mais le 13-ème est dissimulé), dans Drowning by numbers sur les nombres, comme son titre le suggère, car l’histoire se répète trois fois, rééditée par trois générations de femmes portant le même nom, dans A Zed & Two Noughts sur la vision des lettres de l’alphabet par un enfant. Dans The Cook… , la situation n’est pas tout aussi claire. Les critiques et l’auteur sont d’accord pour confirmer que c’est autour de la couleur que la narration s’organise et se construit. Mais la couleur donne plutôt la structure horizontale, spatiale, du film, et non pas sa structure verticale, temporelle. Celle là est clairement révélée par les feuilles de menu de chaque jour, présentées dans le style des panneaux du cinéma muet, intermezzo immobile et silencieux. En vérité, pour Greenaway c’est encore une façon de compter et le film résulte en fait structuré chronologiquement, sur les jours de la semaine (cf. II, 1). Dans The Cook… apparaissent des thèmes déjà répertoriés dans l’univers de Greenaway et qui allait resurgir dans les créations ultérieures, comme le thème de l’artiste en tant que victime d’une société violente et abusive (Draughtsman’s Contract, The Belly of an Architect, The Pillow Book) et la référence à Isaac Newton, personnalité qui fascine l’auteur, déjà présent dans The Draughtsman’s Contract and The Belly of an Architect. Comme d’habitude, puisque cela se reproduit dans tous les films, il y a un personnage qui vomit, ici Spica devant le cadavre rôti de Michael. Un autre constante de l’œuvre de Greenaway qui apparaît aussi dans The Cook… est la défaite de l’homme vis à vis d’une femme dominatrice, castratrice, autonome et dans laquelle on ne peut pas avoir confiance (cf. IV,4). Même si leur apparence est souvent suave, tranquille et silencieuse, tôt ou tard elles suscitent la peur, éveillent l’angoisse de l’impotence et mènent le jeu dans des situations qui arrivent souvent jusqu’à l’élimination physique (Drowning by numbers, The Belly of an Architect, The Pillow Book ). Un autre élément, qu’on ne peut pas vraiment appeler « récurrent », c’est l’usage symbolique de la couleur (cf. II, 3), dont il a été question plus haut. Déjà utilisée à petites doses et à valeur expérimentale dans The Belly of an Architect (cf. II, 3), c’est dans The Cook… que cette codification métaphorique apparaît parfaitement articulée et trouve sa plus significative et majestueuse transposition, jusqu’à devenir l’emblème du film. L’idée était d’essayer de « trouver un système dans lequel la couleur cesserait d’être éphémère, d’être anecdotique », d’échapper à cette attitude « cosmétique » moderne, quand la couleur est devenue arbitraire et dépourvue de toute valeur psychologique et puissance intellectuelle. D’après Greenaway, la plupart des cinéastes modernes ont peur de la couleur, qu’elle soit associée à la vulgarité et aux productions de masse dans lesquelles la télévision use et abuse des couleurs de manière gratuite et flagrante. Il « soupçonne » que cette retenue ne vienne aussi de l’idée bressonienne que le véritable cinéma, l’authentique, intellectuel, ne peut s’exprimer que sobrement, en noir et blanc. Sa démarche est donc audacieuse, personnelle et, puisque c’est un pari gagné, une magnifique « réhabilitation » de la couleur sur le grand écran. Chose étrange, Greenaway soutenait dans un interview - après avoir donné mille et une indications pour la compréhension de sa démarche - que « toutes les significations du film seraient toujours présentes si le film était en noir et blanc ». Affirmation pour le moins incompréhensible et difficile à croire , d’autant plus que, de toute évidence, le film repose sur ce principe d’organisation (voir plus haut). En plus, The Cook… compte beaucoup sur ce spectaculaire subterfuge et il se trouve enrichi par les innombrables références proposées par l’usage symbolique de la couleur. 4- Vision du cinéma en tant que moyen artistique ‘If you want to tell a story, be a writer, not a filmmaker’ Peter Greenaway, everywhere These may be heretical opinions, but I don’t think that cinema is a very good narrative medium (…). We should no longer simply slay the whole vocabulary of cinema for the whole purpose of telling stories. I’m not against narrative, I enjoy storytelling. I do think that cinema has so much to offer outside the slavery of narrative. Le « conflit » est là. Ce qui attire Greenaway au cinéma, c’est le côté « jongleur », où le metteur en scène peut à son gré « choisir des associations d’idées et les tirer dans tous les sens ». Le cinéma est le seul système de codage et décodage qui permet de mettre en jeu la vue et l’ouïe en même temps. Pourtant, de son point de vue, c’est un art en stagnation, surtout comparé à la littérature et à la peinture, qui, depuis le 19-ème siècle ont fait des bond spectaculaires en avant. Plutôt qu’un metteur en scène, Greenaway se considère du côté des historiens de l’art, des critiques et des théoriciens de l’art. Car le statut de réalisateur de cinéma implique l’acceptation de toute une série de restrictions formelles, qu’il qualifie de « slavery » and « tyrannie ». Le langage cinématographique serait « a slave to what I would call the tyranni : the tyrannus of text, the tyrannus of an actor, the tyrannus of (the single, n.a.)frame and the most difficult of all, the tyrannus of the camera”. En plus, d’autres anachronismes et inconvénients s’imposent : une audience forcément passive, prostrée dans le noir – « what the hell are we doing sitting in the dark ? we’re not nocturnal animals” –, the lack of ability for simultaneity, its poor narrative qualities, its non-existent iconic presence, excessive desire for reality, actors trained to pretend, omnipotent financial interest des grand studios. Des histories sans odeur, ni toucher, ni température, le regard orienté uniquement dans une seule direction, vers l’avant. Greenaway se dresse donc, à sa façon, contre l’hégémonie du cinéma traditionnel, le modèle hollywodien de type “realist” and “hyper-realist”, qu’il accuse d’être cantonné dans cette approche fossilisée et totalement à la merci d’un support écrit – le scénario, d’être donc la simple illustration d’un texte : « We have only seen 105 years of illustrated text ». Il pose la question en termes de « guerre », car il ne voit aucun moyen de compromis entre ce qu’il entend par visée, but et moyens d’expression cinématographique et ce que fait l’autre « école », des cinéastes « traditionnels » : I’m currently very excited about (…) and with the whole ethics of the war, or if you like the confrontation between text and image, which is a condition of cinema. One reason, why I fell we haven’t seen any cinema after 100 years of cinema yet, is, because basically, if their name is Scorsese or Godard or Wenders or Spielberg…, you have to have text first before you can have the image. That seems to me to be a poor way in which text serves cinema as it doesn’t serve literature either. Pourtant, malgré tout, Greenaway se déclare « very optimistic » about the future of cinéma, car « finally we are able to gather together a language for itself, which really becomes totally autonomous”. De là, ses expériences de tout genre, transposés dans des systèmes narratifs qui permettent de multiples lectures, le travail avec des scénarios nonconventionnels, la multiplicité de cadres insérés simultanément à l’écran. Ces astuces développent une narration au niveau visuel, qui forcément sort le spectateur de sa léthargie et l’incite à trouver des associations entre les images et procéder simultanément à la lecture horizontale et verticale de l’image. Dans Prospero’s Books , il introduit une sorte de narration orale, où le personnage principal récite le rôle de tous les autres. Dans Drowning by Numbers l’intrigue sommaire est répétée trois fois et les spectateurs doivent finalement se mettre à compter. Dans The Cook…les connotations métaphoriques des couleurs, doublées par l’effet de la musique, finissent par s’imposer comme une évidence au spectateur. Résultat ? Le public reçoit un rôle, qu’il le veuille ou non, dans l’action du film ; il est invité (ou forcé) à devenir une part active et de ne plus se contenter à « consommer » passivement un film dont la compréhension ne lui pose aucun problème. Dans le cas de Greenaway, la stimulation est continue, l’attention sollicitée et l’effort demandé pareillement. L’audience doit se rappeler, mémoriser, compter, déduire, anticiper, faire appel à son imagination, à ses connaissances dans des domaines multiples et variés, faire les associations les plus inédites et être tout le temps sur ses gardes. Le spectateur de Greenaway a à vrai dire une liberté totale par rapport au choix de son interprétation des multiples références offertes par l’image, c’est à dire il passe d’une attitude de consommation passive à celle d’une contribution active et créative. Greenaway refuse pourtant l’idée de faire un cinéma élitiste, pour une poignée d’initiés. Au contraire, il a souvent déclaré sa volonté de s’adresser à une large audience, au soi-disant « grand public » - qu’il préfère imaginer comme « infinitely intelligent » -, de faire des films accessibles sans être pour autant « commerciaux ». Il affiche une ingénuité totale par rapport à l’impact et aux exigences non des moindres imposées par ses films, mais, en même temps, il défend son territoire : “I don’t want to live in an ivory tower, I don’t want to be an underground filmmaker. I want to make movies for the largest possible audience, but arrogantly I want to make them on my terms”. Pourtant, le compromis est là et il porte un titre très inspiré : The Cook, The Thief, His Wife & Her Lover… Difficile à dire si on peut vraiment parler – déjà – de postérité et d’héritage transmis par Greenaway à des plus jeunes disciples. Si sa notoriété de metteur en scène est assez limitée en ce qui concerne le « grand public », il jouit incontestablement auprès des cinéphiles et des initiés d’une solide réputation d’esthète, de critique, d’artiste complet et multilatéral, aux dons et aux connaissances d’une érudition impressionnante. Il passionne beaucoup les jeunes spectateurs, critiques et créateurs- cinéastes, justement par cette démarche moderne, non conformiste, par ses recherches et ses expériences dans le domaine de l’expression filmique, par son intérêt très vif pour les plus avancées découvertes de l’audio-visuel. Dans le paysage cinématographique actuel, malgré son âge, il fait toujours figure de défricheur, de pionnier et son œuvre, bien qu’intellectuelle, garde à chaque fois un côté expérimental : “All my films are somewhat experimental, they are all, each one, taking a certain amount of risk”. Bien qu’assez limitée à notre connaissance, on décèle toutefois l’influence de Greenaway chez des metteurs en scène européens, assez jeunes et adeptes d’un cinéma non-conventionnel, quoique narratif. Ce n’est pas une vraie influence traduite dans une « école » et des disciples, ce sont plutôt des « bribes » de Greenaway, qu’on décèle dans une inspiration, une attitude ou une atmosphère. Certains auteurs le citent, s’en inspirent, comme dans le film Plunkett and MacLeane (Guns 1748) du jeune metteur en scène anglais Jake Scott, fils du grand Ridley, évidemment. Dans ce film on peut percevoir des citations du The Cook…, comme dans la scène de banquet. Cette séquence nous permet de découvrir lentement, grâce à un impressionnant travelling, précisément comme dans The Cook …, des tables débordant de gibier et de fruits, de chandeliers et de vaisselle, somptueusement arrangés en guise de natures mortes flamandes. Le décor est stylisé et d’inspiration néo-baroque, d’un goût exquis et d’un raffinement extrême, baigné par un éclairage dont la maîtrise et la finesse feraient pâlir d’envie Greenaway même ! Comme dans le restaurant du Cook…, la scène mentionnée plus haut est filmée en studio, l’espace est clos, sombre, l’atmosphère chargée, la décoration et les costumes fastueux, décadents et la musique extrêmement présente, envahissante. Mais c’est du techno, ou presque. La citation, supposée, mais possible, de Greenaway, est faite au deuxième degré, dans l’esprit du film entier, qui est une fable rocambolesque, néo-baroque, décalée et d’une apparence terriblement « fashion ». Pour continuer avec les similitudes, en voilà une autre, le début même du film cité de Jake Scott. C’est une scène d’agression d’une violence féroce, sanglante, filmée en gros plan et sans états d’âme, dans la même lignée que la scène de début du Cook…. Mais entre les deux il y a dix ans d’écart et cela se voit dans l’ampleur, l’indécence et la facilité qu’a pris entre temps la vision de la violence à l’écran. Pour aller chercher ailleurs, on pourrait regarder de plus près les premières réalisations du duo français Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro, Delikatessen (1991) et The City of Lost Children (1995). Ces deux films, désormais de référence dans le genre, sont très semblables du point de vue qui nous intéresse principalement ici, à savoir l’expression artistique et la recherche visuelle. Le second, The City…, est sans doute plus abouti et maîtrisé, mais dans les deux films chaque scène et chaque décor sont travaillés avec une minutie et une précision qui rappellent tout à fait le fanatisme de Greenaway en la matière. Tout y est excessif, de trop, l’espace est clos, étouffant, artificiel et irréel, sombre, dans des tons de brun, rouge et vert. L’usage de la couleur n’est absolument pas laissé au hasard, au contraire, il est hautement symbolique, comme dans le Cook…. Comme dans notre film, il y a partout de la viande et encore de la viande (cf. IV, 5), exposée sous toutes ses apparences, jusqu’à l’écoeurement. Et une bonne dose de violence, d’absurde, d’irréel, de dégoût, de scabreux, d’horreur et de sublime. Si l’esprit de Greenaway y est présent, il l’est sans doute dans l’atmosphère, mais surtout dans l’exigence absolue et le contrôle parfait de la réalisation artistique et picturale de l’image. Dans le soin presque obsessionnel pour le moindre détail, dans l’attention primordiale accordée au traitement visuel, dans l’éclairage savant, les cadrages méticuleusement calculés, dans les œuvres d’art du décor et dans les costumes de Jean Paul Gaultier (cf.II, 3), qui, comme par hasard, avait habillé quelques années auparavant un cuisinier, un voleur, sa femme et son amant… x Certainement, Greenaway n’est plus choqué si on le traite de metteur en scène ou réalisateur atypique ou si parfois on doute même qu’il en soit un, prenant évidemment comme terme de comparaison la notion de metteur en scène imposée par un siècle de cinéma traditionnel. Ses projets et ses ambitions artistiques, s’ils passent par le film, ne s’arrêtent pas là. Il professe un art hybride et expérimental, excentrique, un brin autiste, qui essaye de dépasser les limites imposées par l’écran et la salle de cinéma traditionnelle. Il clame sa liberté d’expression, d’esprit et son désir d’être différent des autres. CHAPITRE II : L’Ecriture cinématographique Dans les pages qui suivent de ce deuxième chapitre on a essayé de montrer d’abord comment on peut percevoir et analyser un film en considérant son support écrit et son ‘écriture’ visuelle et ensuite jusqu’à quel point les outils de l’analyse de texte sont-ils applicables et valables dans le cas de cette production artistique spécifique. Dans ce but, on a analysé les détails de la ‘fabrication’ proprement dite, en parlant de la caméra, du cadrage, montage, décors, costumes et musique. Ce qui intéresse le plus, c’est de saisir d’une part leurs points de convergence et d’autre part leur apport à la narration, leur rôle dans l’économie du récit-même. Car ce rôle, bien qu’évident dans le cas du Cook…, n’est pas un principe valable pour tous les produits cinématographiques. Dans d’autres mots, le chapitre qui suit présente les outils, les ingrédients et la manière dans la quelle est ‘cuisiné’ le film The Cook…. 1 – Ecrivant le film - Focalisation. Instance narrative. Point de vue. Structure. Comme on l’a déjà précisé plus haut (cf. I, 2), Peter Greenaway n’est pas seulement le metteur en scène, mais aussi l’auteur du scénario, ce qui fait que d’emblée le film porte l’empreinte de la forte présence de son créateur et de ses marques stylistiques, repérables dans la récurrence des motifs scéniques et visuels, des thèmes et des personnages. En parlant de scénario, il faut préciser, comme nous indiquent F. Vanoye et A. Goliot-Lété, que tout scénario comporte un double fonctionnement : premièrement, il structure une histoire et engage une progression dramatique et deuxièmement, il propose un point de vue. Le spectateur suit toujours un « guide » visuel, qu’il soit visible ou invisible. Dans le Cook…, la focalisation visuelle est réalisée principalement grâce à la caméra, laquelle occupe manifestement la place d’un personnage invisible qui découvrirait et présenterait les lieux et l’action, un ‘personnage – image’. Dans le cas où le spectateur voit ce que voit un personnage (par exemple, c’est par le regard de Georgina qu’on découvre Michael), on peut parler d’une focalisation interne, à la première personne. Le changement de focalisation est un changement de narrateur et dans le film on passe d’un regard à un autre comme dans un roman un personnage cèderait la parole à un autre. Accumulant des informations, le spectateur suit ainsi les personnages, ou, grâce à la caméra omnisciente qui prend le relais, il s’en détache et a une longueur d’avance. Dans le Cook…on peut donc parler d’un complexe de narrateurs, car le dispositif narratif du film possède plusieurs points de vue, ceux de la caméra et ceux des personnages-narrateurs. Les jours de la semaine qui se succèdent sur les pages du menu du restaurant forment la structure verticale du film. C’est un clin d’œil au cinéma muet, qui utilisait l’affichage et les annonces entre les scènes. La structure horizontale est donnée par un long mouvement de travelling droite – gauche à l’aide duquel on découvre les divers espaces du film. De toute évidence, entre le début et la fin, on a à faire à une structure narrative fermée, en boucle. Comme nous allons montrer par la suite, on observe que certaines scènes se rappellent, se trouvent en symétrie, par ex. le début en sa totalité (sc.1, p.10-14) et la scène finale (sc.62, p.89-92), le lavage de Roy (sc.2, p.20) et celui de Georgina et Michael (sc.50, p.68). Le générique est généralement une “ouverture”: l’information visuelle est indicatrice pour le contenu dramatique et propose le thème général. Dans The Cook, le début du film introduit le spectateur dans un monde onirique et accroche l’attention en la focalisant sur le personnage principal, Albert. La première séquence précède le générique et se trouve en symétrie avec la fin qui lui répond en plan narratif, formel et symbolique. Comme l’indique J. Aumont, bien que le début soit un morceau narratif cohérent, il ne représente pas le film entier, il ne fait qu’introduire, il est la « matrice » de ce qui va suivre. Dans la scène de début (sc.1, p .10), l’agression et la violence exercées par Albert sur Roy mettent les spectateurs au courant des pratiques habituelles du premier et contiennent en noyau beaucoup d’autres références retrouvées par la suite dans le déroulement de l’action (par ex ., les crottes de chien couleur marron-doré, rappel des feuilles des livres de la bibliothèque qui serviront à tuer Michael ; le lavage de Roy, qui sera suivi de celui des deux amants au moment de leur chasse du « paradis ») (voir III, 2). Qu’elle constitue le début du film ou qu’elle en soit intégrée dans la suite, une séquence à tel point emblématique comme celle qu’on vient de rappeler (sc.1, p.10) est une métonymie du film entier. Car un film, en plus d’être une chaîne, une succession de faits et d’images, est aussi un bloc lisible dans certains endroits privilégiés, qui sont des étapes narratives ou centres sémantiques concentrant d’une certaine manière le film entier. En plus de cette première séquence et encore plus condensée en signification et signifiants, la scène finale (sc.62, p.89) du dîner d’Albert est un bon exemple pour l’affirmation antérieure. Si on ne voyait que cette séquence-ci on n’aurait pas vraiment perdu ni l’action ni le sens du film, car ils se trouvent concentrés dans une seule image d’ensemble, statique : une femme force son mari à « goûter » son amant, gisant rôti devant eux. Puisqu’elle est suivie d’une troupe d’autres personnes – dont quelques unes sont mutilées - tout aussi graves et décidées qu’elle, on est amené à comprendre que le mari était une brute et en plus l’assassin de l’amant. Tout est là, dans une seule image. Un autre aspect concernant le début d’un film est celui de son rôle « accrocheur ». Une des lois (non ?) écrites du cinéma américain contemporain dit que les premières vingt secondes d’un film gagnent l’intérêt du spectateur ou le perdent. Ce principe peut être appliqué à des films de tout genre, dans le but d’intriguer et d’attiser l’attention du spectateur. En ce qui concerne le scénario d’un film d’action, genre James Bond , cela n’est plus une règle, c’est un dictat de fer . De nos jours, tout film d’action qui se respecte et qui veut faire fortune se doit de commencer par une situation limite, d’une extrême violence, une explosion spectaculaire, des poursuites rocambolesques dans un rythme effréné. C’est une sorte de premier climax, sans préambule, en symétrie avec celui classique de la fin. Et tout cela, obligatoirement, avant le générique. Le spectateur à peine entré dans la salle de cinéma est ainsi directement plongé dans un autre univers, dans une autre dimension, vit et respire à un autre rythme, qui le dépasse. On a pris possession de lui, il est prêt pour recevoir la « nourriture » filmique qu’on lui a préparée. On peut appliquer ce schéma dans le cas du Cook…, dont la terrible première scène (sc.1, p.10), entre parfaitement bien dans cette matrice, de tout point de vue. Elle peut choquer, dégoûter, intriguer, fasciner, effrayer – mais sans aucun doute, ne laisse personne indifférent. Mission accomplie. 2 – Le troisième œil - Caméra. Cadrage. Découpage. Montage. Pour la caméra, le film bénéficie d’une main de maître, celle du chef opérateur français Sacha Vierny, dont l’usage raffiné de l’ éclairage, les compositions recherchées, l’art de la perspective, de la profondeur et du relief donnent à l’image non seulement subtilité, mais une force et une intensité remarquables. Collaborateur fidèle et précieux de Greenaway, Vierny était le maître incontestable dont il avait besoin pour composer ses ‘mises en page’ savamment orchestrées, pour sublimer l’image et tirer un profit maximal des mouvements de la caméra et de la lumière. En général, dans le Cook…la caméra garde une certaine distance vis à vis de la situation, adoptant un point de vue extérieur aux faits. Tout au plus, elle balaie majestueusement la scène. C’est une position objective qui tient place de commentaire, de ‘voix off’ masculine, celle qu’on appelle la voix de la Connaissance et du Pouvoir. Ainsi, la caméra préserve une réserve, une neutralité face aux faits présentés. C’est plutôt une attitude prétendue et une fausse distance. Car au moment où elle bouge, c’est une brutale et rapide pénétration de l’espace vers les personnages, elle leur saute littéralement au visage, les dévisage, elle se mélange à l’action, témoin sans faiblesse de leurs plus vives émotions, de leurs pires violences (ex. sc.40, p.62, agression de Patricia ; sc. 52, p.73, agression de Pup ; etc.). Ces forts contrastes rappellent ceux des compositions musicales, les dramatiques passages d’un pianissimo à un fortissimo. Un close-up serait à un film ce qu’un fortissimo est à une musical composition. Suivant les observations de J. Aumont et M.Marie, on remarque que le drame du Cook… se déroule dans un espace unitaire, pénétrable et extensible. Son unité vient de la répétition d’un système de formes récurrentes, pénétrées par d’incessants déplacements des personnages. Cet espace est rendu extensible par la perspective et la profondeur du champ, par les passages et les chicanes visuelles, telles des portes, des passages, des couloirs, des miroirs. Greenaway le précise lui-même dans la description de la cuisine: « Although they cannot yet be seen and explored – there is a maze of small rooms running off the main kitchen – openings and doors in the back wall indicate their presence – doors that lead to various crockery stores and pantries, cold rooms, dairies and storerooms.”(p.14-15) Les premières approches entre Georgina et Michael auront lieu dans un espace ‘neutre’ du décor, un lieu de passage et transition : « GEORGINA enters the toilet corridor. There’s a common entrance to the toilets through a short corridor or ante-room” (sc.4, p.25), « GEORGINA waits for the modest man in the dark and gloomy, red and purple toilet ante-room » (sc.14, p.27). L’espace diégétique du Cook…, comme de n’importe quel film, est dépendant du cadre, de la manière de filmer, du montage, à savoir autant d’éléments qui influencent la « visite guidée » du spectateur. « The frame, which is a renaissance device, is hundreds of years old, in painting, opera, photography, theatre, television and certainly cinema », déclarait Greenaway. In a general way, composition in cinema will follow similar rules to those of painting, with this difference – that graphic composition on the cinema is basically mobile. The frame forms a basis for the composition of each shot et permet au film-maker to choose, to isolate, to limit the subject, to concentrate on what is essential. Si les grands maîtres de la peinture étudiaient minutieusement la mise en scène de leur sujet, Greenaway et son chef opérateur, Sacha Vierny, en font de même pour leur cadrage. Celui-ci contient très souvent des tableaux, des portes, des fenêtres, c’est à dire autant de frame within the frame, reminiscence of Vermeer’s style. C’est une évidence que the dramatic force of a scene is enormously increased by the framing. Sometimes, to create dramatic tension, it deliberately excludes the central the central action and that suggestion can be more powerful than direct statement. Dans la scène où Michael est torturé et tué par la bande de Spica (sc.55, p.77), comble de perversion artistique, au moment du climax dramatique, l’image est centrée uniquement sur le commanditaire de l’agression, dans un gros plan à fonction classique, sans découverte. C’est la brute à l’état brut, ironiquement ou sadiquement ‘almost in tears’. Si l’espace représenté a une importante écrasante dans l’économie du récit, il nous renvoie sans le vouloir à celui non-représenté – le monde réel, extérieur, le chez soi des personnages -, qui ne cesse d’intriguer le spectateur, ne serait-ce que par le désir de plus en plus aigu d’air frais qu’on ressent à l’intérieur de cet espace claustrophobique. En ce qui concerne la perception visuelle, on est frappé par l’aspect pictural et par une forte accentuation du centre, du milieu géométrique de l’’ image – tableau’. Les scènes sont centrées et la caméra est placée - surtout dans le restaurant - de manière à saisir les événements dans leur totalité. Est-ce le regard du (C)créateur, qui, tel un maître omniscient et omnipotent, tient tout et tous sous son contrôle, la caméra est-elle son œil qui veille ? Bien que gardant pour la plupart du temps ses distances par rapport à l’action, la caméra offre d’innombrables portraits de face, des gros plans des personnages, souvent sans profondeur de champ. Cette absence de profondeur est un procédé dont l’emploi a tendance à annuler tout ce qui se passe autour des personnages et focalise l’attention uniquement sur eux, sur les sentiments que leurs visages offrent à décrypter. De nos jours on retrouve ce procédé de manière systématique dans des feuilletons télévisés (surtout américains) dont l’action s’appuie principalement sur le dialogue, genre The Bold and The Beautiful. La trame se poursuit à l’aide d’incessants champ-contrechamps en close-up, ce qui maintient volens-nolens très vive l’attention du spectateur, puisque son champ visuel est constamment envahi par ces grandes images. Sur un écran aussi petit que celui de télévision, c’est le principal souci du réalisateur et le but du jeu. Comme le remarquait Greenaway, « one of the big frustration of television is the reduced size of the screen ». C’est aussi la raison pour laquelle certains films conçus pour le grand écran panoramique ‘passent’ particulièrement mal à la télévision - et inversement. D’après Greenaway, « (…) The reason why cinema has fulfilled people’s imagination for so long (…) is because of the excitement about an image, which is bigger and noisier than you are (…) ». Pour raconter son histoire, Greenaway se sert dans une égale mesure du montage narratif et du montage expressif . Le montage narratif vise l’efficacité pour raconter une histoire, tandis que le deuxième a pour but « plus abstraitement à exprimer un sentiment ou une idée par la juxtaposition de deux plans » Le montage expressif est lui-même générateur de sens et n’est plus au service du récit. En revanche, il peut avoir des effets psychologiques notables en rapprochant des images qui doivent être saisies dans leur symbiose dynamique par le spectateur. Constamment préoccupé par la problématique du montage et conscient du grand effet dramatique qu’on pouvait en tirer, Eisenstein, en grand précurseur, a été le premier à utiliser le montage court et le montage en parallèle. Greenaway s’en sert aussi, rapprochant deux actions indépendantes et différentes, ce qui invite et incite le spectateur à en trouver le rapport. Exemple typique, la scène d’amour entre Georgina et Michael entremêlée avec les scènes de cuisine (sc.20, p.42). Dans cette scène, le rythme frénétique est l’effet des ruptures et contrastes réalisés grâce au montage. L’intensité et la tension dramatique et psychologique sont augmentées par l’accélération des plans très courts, qui évoquent le rythme cardiaque des personnages, leur agitation, leur respiration haletante. L’ensemble est surchargé par les multiples activités consécutives filmées, qui ont toutes une interférence de sens avec l’action principale, à savoir « GEORGINA and the modest man are making love » « in the cool and dark dairy pantry off the kitchen » (sc.20, p.42) : Pup is singing, « RICHARD, keeping an eye on the lovers, is icing a large pyramidal confectionary of pears. ALICE – her hands covered in blood and fat, is stuffing sausages. PHILIPPE is washing glasses – he holds them up to the light so that they sparkle and flash. EDEN is making floury pastry – his body blurred by a haze of white dust. TROY is chopping parsley and cucumber with great speed” (sc.20, p.42). Greenaway joue sur ce type de contraste tout le long du film, alternant de longues séquences statiques, théâtrales, filmées en plans demi ensemble ou en plans grand ensemble avec des successions de scènes courtes, haletantes, filmées close up ou tout au plus en plan américain et plan américain large, ce qui accélère l’effet d’angoisse et augmente une tension déjà croissante. Le rythme et le sur-découpage ont pour effet une sorte de dilatation et densification du temps, de l’espace et de l’événement – et toutes les grandes séquences du film en profitent. L’éclairage très savamment étudié du film a lui-aussi une fonction dramatique et attire l’attention là où le désire l’auteur. « (…) the property of the lighting is to invest the actors, décors, accessoires and costumes with the appropriate character and set the emotional tone of a scene – what may be called the key”. 3 – Un décor baroque – Décors. Costumes. Couleurs. Les traits les plus frappants du décor, signé par les Hollandais Ben Van Os et Jan Roelfs, eux-aussi collaborateurs fidèles de l’auteur, sont sans doute la théâtralité et le caractère réflexif, monumental et résolument artificiel. Grâce au cadrage, c’est un espace essentiellement théâtral qu’on découvre, idée renforcée par beaucoup d’éléments, comme le cadrage frontal et immobile, la distance de la caméra qui correspond au regard du spectateur dans la salle, les longs plans séquence, la disposition des personnages dans le cadre, tels sur une scène de théâtre, l’artificialité du décor et l’impression de huis clos que donne tout l’ensemble. Afin d’enlever toute espèce de doute sur ces intentions de mise en scène, le début et la fin du film sont ponctués par une levée et tombée de rideau – un magnifique rideau de théâtre, en velours lourd, couleur pourpre. Like in the earliest silent films, treatment is completely static, with no movement of the camera and no attempt to build up a composite scene by cutting. The cinematographic space coincide here with theatrical space, nous avons un “orchestral stalls viewpoint”. L’abondance de plans descriptifs dans The Cook… indique et nous rappelle – s’il était encore besoin – que le décor est suffisant à lui-même, a une valeur en soi et non uniquement par rapport aux personnages. Il cesse d’être ‘décoration’ pour devenir action. Aucun élément n’y est gratuit, ne serait-ce que pour ajouter une touche à cette ahurissante atmosphère baroque, somptueuse et surprenante, surchargée de références à l’histoire de l’art, tellement typique de Greenaway (cf. I, 1). L’espace, les proportions, les couleurs qui sont attachées aux lieux, les accessoires, tout est chargé d’un grand pouvoir de signification et d’une force émotionnelle considérable. Le spectateur est ébloui, au point d’en oublier le reste. Réminiscence du cinéma surréaliste (cf. I, 1), aucun coin du décor n’est oublié, au contraire, toutes les surfaces sont utilisées et recouvertes, que ce soit d’affiches, tableaux, tissus, façades ou accessoires, ce qui renforce l’impression du fort centrage des images. Dans un esprit à teinte surréaliste aussi, les décors ne seront jamais neutres, mais inquiétants, lugubres, parfois menaçants, parfois paradisiaques et toujours fascinants. On y retrouve aussi une série d’éléments du cinéma expressionniste allemand, dont l’esthétique a eu une influence profonde sur l’œuvre de Eisenstein et de Welles, les deux grands “mentors” de Greenaway (cf. I, 1). Le film propose la même vision subjective du monde qu’offrait le cinéma expressionniste, qui conduit à la création d’un univers qui exacerbe les formes et s’exprime par la stylisation, le symbolisme et l’abstraction. L’expressionnisme « compensated for the flatter settings by careful composition of the image and by using a strong chiarobscuro ». Comme pour les films expressionnistes, les décors du Cook… sont uniquement des décors de studio, c’est à dire inspirés et réalisés pour les besoins du film. D’ici toute une série de différences with the exterior, ce qui nous amène à penser que le monde représenté dans le film est entièrement l’expression d’une volonté et d’une vision personnelles, une nouvelle création et non simplement une copie de la réalité. L’auteur tient à le préciser lui-même, d’ailleurs : « I want to regard my public as infinitely intelligent, as understanding notions of the suspension of disbelief and as realizing all teh time that this is not a slice of life, this is openly a film. It’s a series of representations”. En plus, le réalisateur s’assimile au Créateur et nous raconte une histoire qu’il divise en sept jours. Dans le grand salon du restaurant trône en toile de fond une énorme reproduction d’un chef d’œuvre flamand, The St George Civic Guard, de Frans Hals, clin d’œil de Greenaway à un de ses maîtres favoris. Le contenu du tableau est reproduit de manière grotesque dans le devant de la scène, par Albert Spica et sa troupe d’acolytes, dont les habits imitent outrageusement ceux de la peinture. On est invités à déduire que la toile, elle, se trouve là à juste titre, vu le nom du restaurant, « Le Hollandais », et que ce sont les instincts d’infériorité et une basse vulgarité qui poussent ‘le troupeau’ de Spica à vouloir ressembler à des personnages respectables et nobles, issues d’un univers qui sans doute les impressionne. Ils sont en train de copier une copie de la réalité. Les décors semblent irréels, conçus à une échelle plus grande qu’humaine – d’ailleurs on n’en perçoit jamais le toit, dans le mouvement d’élévation qui surpasse les hommes et donne un air de cathédrale à la cuisine (sic) (Greenaway le confirme dans le scénario, page 15). Aucun personnage ne s’élèvera à la hauteur du décor, dans aucun sens du mot. Une attention toute particulière est attachée aux accessoires, tout autant de centres où se focalise – attirée à bon escient - l’attention du spectateur. A commencer par les camions du parking (cf. III, A), remplis à craquer de viande en train de pourrir, puis le plucking room de l’arrière cuisine, devenu refuge pour les ébats amoureux de Georgina et Michael et minutieusement décrit dans le scénario : « A very gentle love scene. (…) Some fifty or more dead birds are lined up on the cold slabs – chickens, turkeys, geese, ducks. On trestles and hanging from hooks in the low ceiling are rabbits – skinned and unskinned, chickens, partridges, pheasants and other game birds. Close at the hand, a little blood is congealed in the eye of a cockerel. There are sacks of feathers on the floor. A few white feathers drift in the air” (Greenaway, p.50). Excellente occasion pour toute l’équipe – mise en scène, caméra, éclairage, décors, accessoires et costumes – pour un exercice de style sur le thème des natures mortes dans la plus pure tradition baroque flamande. Un autre exemple, la nourriture préparée dans le restaurant. Les plats tels quels, chefs-d’œuvre de Haute Cuisine, la décoration des table et de la salle de restaurant sont autant de natures mortes d’une somptuosité raffinée et décadente : « The tables are expertly laid with cutlery, glass and napkins. With BORST, the food is always more important than the decor (not for Greenaway, n.a). Though he has spent considerable time on the flower decorations for the tables – gloomy funereal blooms with dark shiny leaves and complicated exotic flower-heads » (Greenaway, p.21). Dans son travelling latéral l’œil de la caméra embrasse généreusement et s’attarde longuement sur ces compositions savantes, où se mélangent oiseaux sauvages, gibier, fruits, fleurs et plantes rares, argenterie et bougeoirs, dans un parfait dosage de lumière et d’obscurité. Ce sont autant de ‘peintures’, autant de ‘tableaux’, qui créent une atmosphère mystérieuse mais lourde, morbide, funèbre, car le cadre est rempli à craquer d’objets et d’animaux sans vie. Ce sont eux les vrais figurants du restaurant, car les humains, les ‘clients’, on les entrevoit à peine, la caméra ne s’attarde nullement sur eux. D’une certaine manière on pourrait affirmer que ce ne sont pas les personnages, mais le décor qui est principalement mis en valeur dans le film. Les personnages sont trop petits par rapport à la monumentalité et à la richesse des lieux, engloutis par le foisonnement qui les entoure. Les gens semblent s’y perdre presque, tant les décors et la musique envahissent, monopolisent le champ et l’attention du spectateur, surtout dans les grands espaces, tels la cuisine, le restaurant ou le parking. Chaque scène semble ( et se veut, sans doute) une peinture, composée avec une parfaite maîtrise du chiaroscuro, créant un univers troublant, pesant, démesuré, violent, agressif qui entre en correspondance intime avec le parcours des héros. xxx The costume designer du film est Jean Paul Gaultier, créateur outrageous qui jouit d’une réputation d’uné wild and innovative personnalité. Son univers est choquant, surreal, fantastic, courageusement différent et ambigu. Dans le Cook… il a sans doute suivi de près les indications et le désir de l’auteur, car, sinon, il aurait été capable de ‘ pire’, c’est à dire de beaucoup plus. Loin de tout tabou et doué d’une force d’imagination débridée et audacieuse, Gaultier aurait fait de ses costumes de vrais protagonistes. Le résultat c’est que les costumes collent bien aux personnages, mais ne choquent pas pour autant et ne sont pas aussi décalés qu’on aurait pu attendre de la part d’une telle faune. C’était certainement voulu, pour garder tant bien que mal le caractère ‘humain’ des héros et une certaine ‘réalité’ du récit. Gaultier, qu’on imagine tel un poisson dans l’eau dans cet univers éclectique et provocateur, a dû se contenter de rester une partie, un élément d’un énorme ensemble minutieusement étudié et à effets dosés qu’est le film en sa totalité. Les costumes sont, comme on l’a déjà observé, un autre rappel de la peinture flamande, more precisely of the late 17th century rennaissance artists, like Frans Hals - dont l’immense St George Civil Guard trône dans le restaurant en guise de toile de fond -, Velazquez et Vermeer. La plupart des vêtements par sont en parfaite concordance et harmonie avec le décor, signe que les personnages qui les portent en font partie intégrante, eux-aussi. Georgina – objet du désir et enjeu de la rivalité entre son mari et son amant - est depuis le début ‘showily dressed’ et la couleur de ses vetêments changera à chaque fois qu’elle passera d’un décor à un autre. Dès qu’elle entre dans le restaurant, par exemple, ‘the extravagant feathers are now dark blood- red against her breast’ (Greenaway, p.21). Au fur et à mesure que sa romance avance, she ‘is looking more sexy and exciting than she ever has before – wrapped up in an extravagant, expensive, showy fur coat, with her hair combed differently’ (sc.34, p.59). Michael, habillé ‘modestement’ dans un costume marron clair de ville, est une exception : ses habits s’accordent uniquement avec son monde à lui, le dépôt de livres, l’univers de l’esprit, donc extérieur, qui échappe à l’empreinte de Spica. Michael est le seul personnage, d’ailleurs, à avoir une apparence citadine, contemporaine, mais - paradoxalement, vu le voisinage - en même temps désuète, anachronique, comme les valeurs et les idéaux qu’il incarne. Albert Spica, avec son image de malfaiteur en quête de respectabilité, est généralement ‘ immaculately dressed’ (Greenaway, p .10), comme pour compenser sa salissure intérieure. Les personnages de sa ‘compagnie’ semblent tous sortis d’un conte, vêtus d’une manière presque invraisemblable, romanesque ; ce qu’ils portent ce ne sont pas de vêtements, ce sont déjà des ‘costumes’. Pour créer ces vêtements d’inspiration baroque, Gaultier s’en est tenu principalement au couleurs basiques, martiales, telles le rouge, le blanc et le noir, dont l’impression monacale est largement atténuée par le foisonnement d’accessoires – plumes, boas, rubans, nœuds, volants etc. : ‘Seven of these men are dressed in dark blue or black dinner suits, with fancy-fronted white shirts and elaborate cuffs’ (sc.1, p.10). Avec leur fonction esthétique et dramatique, les vêtements créent une image, une histoire, mais plutôt que de les individualiser, ils rendent les personnages emblématiques. xxx L’espace diégétique du The Cook… est centré sur un seul décor, divisé en quatre lieux, les quatre types fondamentaux qui retrouvent les grandes activités humaines : le lieu de la production sociale (la cuisine), le lieu de loisir (le restaurant), le lieu privé (les toilettes, le refuge de Michael) et le lieu de transport (le parking). Le dépôt de livres de Michael, qui deviendra le nid d’amour par la suite, est le seul excentré (mais pas extérieur), sortant de la sphère d’influence de Spica. Il s’agit que des intérieurs, à l’exception du parking, situé devant le restaurant. A un regard plus attentif, le parking non-plus ne semble être à l’extérieur, car il a l’air fermé, sans horizon, sans issue, une impasse. Il ressemble plutôt à des studios de cinéma, des hangars immenses où une équipe nombreuse recrée la réalité ou en invente une nouvelle, à son goût. Dans ce film, on ignore tout de l’extérieur, même la saison de l’année ; l’endroit manque de spécificité, on peut le situer dans l’Angleterre contemporaine, mais, par toute sorte de distancing mechanisms, l’identification à un niveau littéral reste impossible. L’espace est clos, sans issue visible, sans horizon, sans ciel, au contraire, contourné de murailles sombres et invraisemblablement hautes. On a l’impression de sentir toutes les odeurs, bonnes et mauvaises, du restaurant et de la cuisine, la respiration, la sueur, la poussière des lourds tissus, des meubles, de la nourriture. Tout baigne dans une atmosphère asphyxiante, étourdissante et pesante. Le spectateur étouffe, manque d’air et sent le besoin de la lumière du jour, probablement comme les personnages eux-mêmes. Ceux-ci finiront par casser ce globe de verre à l’intérieur duquel aucune vraie vie, activité ou sentiment n’est possible. C’est une prison, une cage – sans doute dorée pour certains, dont Georgina en premier chef. Une caverne avec des coins sordides et des étincelles lumineuses, des zones d’ombre et de lumière, comme un cœur humain. Les lieux sont disposés de façon linéaire et frontale et délimités par des murs épais, des portes monumentales et des couloirs sinueux qui marquent la transition, le changement, la différence et la rupture. Leur découverte et les passages de l’un à l’autre se feront principalement par un long travelling symétrique droite-gauche, la caméra toujours au même niveau, dans un mouvement de balayage aller-retour d’une gravité recherchée. La caméra est the nodal point for other self-conscious formal devices - le plus remarquable étant un système de codification de la couleur. Ainsi, chaque pièce a assignés une couleur et un leitmotiv musical. En ce qui concerne la couleur, le but était qu’elle ne fût pas « éphémère, mais capable d’organiser et de donner une structure au drame et de lui fournir une stratégie ». Pour cela, Greenaway choisit les couleurs de l’arc en ciel, s’inspirant de la théorie optique d’ Isaac Newton. Celui-ci, célèbre principalement pour la découverte de la formule de la loi de la pesanteur, a également étudié le spectre des couleurs et l’a divisé en sept couleurs. La personnalité de Newton, savant rationnel passionné par la numérologie et l’alchimie, fascine Greenaway qui en fait d’ailleurs un des personnages du Le Ventre de l’architecte. Considéré trop « fugace », le violet, comme l’indigo, seront exclus, l’auteur leur préférant les non-couleurs blanc, noir et l’or. On passera maintenant en revue les couleurs principales de ce film et l’espace qui leur est assigné – ou inversement. Pour le ‘dangerous’ car park c’est un glacial dark blue. L’endroit est situé à la frontière avec le monde extérieur, lieu de passage, de transit, mais où s’éternisent les deux camions de pourritures. La couleur ne fait que renforcer cette atmosphère hostile, froide, de désagrégation, d’aliénation. Pour Greenaway, « le bleu représente l’autre monde, celui qui se trouve au-delà du bord de la carte, sur lequel on n’a aucun contrôle, en dehors des structures édifiées par l’homme. ». Les tonalités froides choisies instaurent un climat d’irréalité, d’indifférence, de détachement et surtout d’une grande solitude. Pour la cuisine « is green – Hooker ‘s dark green, leaf-green, emerald, faded turquoise, and eau-de-nile – like the colours of a dark wet jungle » (Greenaway, p. 15) ; la couleur de la vie, du végétal, sensuelle et profonde, chaude, qui s’accordera aux effusions érotiques des personnages qui y chercheront abri, une couleur « métaphorique qui symbolise tout ce qui est positif dans le monde ». Le vert qui enveloppe la cuisine transforme cet endroit en oasis, en havre de paix ; c’est un refuge maternel, de régression pour Georgina et Michael. Le vert a une valeur médiatrice entre le chaud et le froid, c’est une couleur rassurante et humaine, elle évoque le règne végétal, la chlorophylle, les eaux régénératrices, l’éveil à la vie. « The restaurant is red and dark – crimson, letter-box red, maroon, plum » (Greenaway, p. 21), la couleur connote le danger, la passion et l’excès, la violence, qu’elle soit traduite en termes physiques ou verbaux. C’est la vengeance, l’intrigue, le drame. Il nous faut faire la distinction entre le rouge clair et foncé, entre la couleur de feu et celle de sang. Le rouge clair est diurne, tonique, mâle, une couleur qui encourage et entraîne. L’autre, la couleur du restaurant dans note cas, c’est a blood-red, tout à fait approprié à ce lieu central de l’action, le “noyau du décor” où « se déroulent la plupart des activités carnivores ». Ce rouge sombre, nocturne, secret, femelle, représente le mystère de la vie. Il inquiète et invite à la transgression. Un autre rouge, plus mûr et somptueux, légèrement violacé, la pourpre, est une des emblèmes du pouvoir - la couleur réservée aux généraux, aux patriciens, à la noblesse, aux Empereurs. Or Spica est l’expression même du pouvoir et du plaisir qu’on peut prouver à l’exercer sur les autres. Pour lui, le restaurant tient place de palais, de siège publique de son pouvoir, et la table fait office de trône. « The women’s toilet. It’s white – blindingly white. So white – it momentarily stings the eyes” (Greenaway, p. 25). Le blanc est peut-être la (non) couleur la plus signifiante du film, souligne l’auteur, précisant que, d’après la physique newtonienne, la somme de toutes les couleurs produit le blanc. « Spotless and shadowless », sa pureté et sa blancheur virginale évoquent le foetal, le natal. Juste en contre-emploi, la salle de bains deviendra ici l’endroit du premier pêché pour les amants et des pires émotions pour le spectateur. C’est à dire le ciel, « le paradis, le nirvana pour les deux amants » Le blanc – ‘candidus’ (lat.) – est aussi la couleur du candidat, de celui qui tente à changer de condition. Associé à de nombreux rites de passage, par lesquels s’opèrent les mutations de l’être, le blanc en est la couleur privilégiée. Or Georgina, la seule concernée et touchée par cette couleur, elle seule changera. Son amant et son mari resteront tels-quels dans cette blancheur éblouissante, signe que les symboles que cette couleur véhicule ne les atteindront pas. Une fois arrivés ici, si on fait le compte des couleurs principales (bleu, blanc, rouge, vert), on remarque que leurs associations ont aussi des significations intéressantes. Dans le combat du ciel et de la terre, le bleu et le blanc seront alliés contre le rouge et le vert, comme en témoigne l’iconographie chrétienne, notamment dans les représentations de la lutte de St Georges (sic) contre le dragon. Un autre exemple remonte à Byzance, où les quatre factions de chars qui s’affrontaient sur l’hippodrome portaient de rouge et de vert d’une part et de bleu et de blanc de l’autre. Le bleu et le blanc, couleurs mariales, expriment le détachement des valeurs de ce monde et l’envoi de l’âme libérée vers Dieu, c’est à dire vers l’or. Pour nous, l’or sera associé à la bibliothèque (voir plus bas), abri ultime des amants, lieu du savoir, de la connaissance et de la vérité. Une autre couleur, qui n’apparaît que brièvement en protagoniste, c’est le jaune, présent dans le décor de l’hôpital où Pup, le garçon de cuisine, se trouve en convalescence après avoir été mutilé par Spica et sa bande (sc.54, p.76). Associée à la fécondité, à la maternité, au jaune d’œuf et à l’idée des fêtes pascales, aux moissons, aux fleurs printanières, le jaune est pour Greenaway la couleur de la sécurité, de la confiance. In the book depository “the colour is brown – various browns from almost cream to almost black. Overall the colour is predominantly a Rembrandt golden brown with touches of orange – a warm, inviting space despite its huge size. Deep chiaroscuro – dramatic dark spaces and bright highlights on pale brown polishes wood” (Greenaway, p. 68-69). On remarquera que dans les descriptions des couleurs c’est un peintre et un fervent admirateur des Flamands qui parle en Greenaway. L’auteur attire l’attention sur la couleur dorée, l’or lié à l’Age d’Or, notion mythologique qui évoque d’une manière païenne ce qu’on désignera plus tard sous le nom de ‘Jardin d’Eden’. Les livres du dépositoire, avec leur couleur dorée, « la couleur du cuir pourrissant, la couleur des tranches dorées de papier comme on en faisait aux XIVè et Xvè siècles » font que la bibliothèque, endroit associé à l’arbre de la science, « représente d’une certaine manière le ‘Jardin d’Eden’ » . Les couleurs du décor, celles des costumes et des accessoires forment un tout cohérent et sont choisies et assemblées tel un puzzle sophistiqué, dans une composition picturale cohérente. Les costumes des comédiens – principalement ceux de Georgina changeront de couleur suivant l’endroit où ils se trouvent, comme des caméléons. Il n’a que Michael et Richard qui resteront toujours pareils, l’un dans sa « modestie », l’autre dans sa justesse, signe qu’ils échappent d’une manière ou d’une autre à la sphère d’influence d’Albert. Ce dernier ne changera pas non plus : noir au début, noir à la fin. Ce procédé n’est pas nouveau chez Greenaway, qui l’a déjà expérimenté dans ses films antérieurs, comme par exemple dans The Belly of an Architect. Greenaway explique comme il a utilisé dans ce film « un système de codification des couleurs. (…). Cela peut sembler un jeu, un artifice, mais est basé sur l’idée (…) que la codification de la couleur peut être mise en relation avec le symbolisme gothique, avec l’usage du symbolisme des couleurs dans la peinture de la Renaissance ». Dans l’histoire du cinéma c’est Eisenstein encore qui parmi les premiers a exploité la valeur psychologique et dramatique de la couleur. Dans son célèbre Ivan le Terrible il a associé une dominante de rouge aux scènes dynamiques, de banquet et de danse, et une dominante bleue glaciale à la terreur. La couleur a donc un rôle bien déterminé dans l’économie du récit, elle est investie d’un grand pouvoir évocateur et symbolique et même d’une fonction narrative, elle adhère aux lieux, les rend facilement repérables, annonce et parfois devance l’action. 4 – Son et Musique – fonction narrative. « Je suis jaloux de la capacité de la musique à être non narrative » Peter Greenaway Que serait ce film sans sa musique ? voilà une question délicate, tant l’impression et l’émotion crées par le support musical sont puissantes et restent indissociables du souvenir qu’on garde du film. En effet, The Cook… bénéficie d’une colonne sonore inoubliable, due à Michael Nyman, compositeur contemporain, collaborateur de longue date de Greenaway. Avec le chef opérateur Vierny et les décorateurs Van Os et Roelfs, Nyman était un élément de base de l’équipe qui a crée « la marque » Greenaway. Le rôle convenu de la musique de film est souvent celui de commentateur de l’action. Elle a un effet emphatique sur l’image, l’accompagne, la suggère et la rappelle, en amplifiant sa portée. Généralement, et malheureusement, la musique de film - c’est à dire crée spécialement pour - paraphrase souvent l’expression visuelle, est une sorte de plagiat de l’image. Depuis l’époque du cinéma muet les metteurs en scène et les compositeurs luttent contre ce pléonasme musical. En revanche, la musique pré-crée garde une certaine distance non seulement vis-à-vis des images, mais même de l’esprit du film entier, ce qui peut lui donner une valeur accrue. Elle peut entrer en contradiction avec les sons et les images, parfois avec le sens même de l’image qu’elle accompagne. Par sa valeur d’opposition elle devient un contrepoint sonore . D’après Nyman , la musique ne devrait pas décrire ce qu’on voit déjà à l’écran, mais donner un sens à l’image, une nouvelle portée. Dans The Cook…, la fonction et l’effet psychologique du score sont considérables. A juste titre, on pourrait considérer la musique comme une autre sorte de caméra ou un personnage-narrateur invisible, un commentateur qui accompagne le spectateur en lui présentant et expliquant les faits. D’une certaine manière, la musique tient ici le rôle du chœur dans les tragédies antiques. Parfois la musique devient protagoniste, faisant irruption et étant même décalée – trop forte ou trop faible - par rapport à l’image ce qui choque le public dans ses expectatives et met en doute son point de vue. A d’autres moments, elle se retire en plan secondaire, laissant la vedette aux dialogues ou à l’action. Suivant les règles classiques de la composition filmique, qui demandent l’association des thèmes musicaux avec des personnages ou lieux précis, Greenaway utilise des leitmotivs facilement repérables et de tonalités distinctes pour chacun de ses décors principaux. Les thèmes musicaux sont généralement introduits dans l’économie du récit filmique par une parfaite dialectique established between the soundtrack and the camera. Pourtant, on a la sensation que la musique du Cook… a une visée décorative et colle plutôt aux mouvements de la caméra qu’à la vraie nature des lieux ou de l’action. C’est le cas, par exemple, de la musique qui accompagne les scènes de présentation du restaurant, avec de longs travellings descriptifs (sc.3, p.21). Le score, d’inspiration du baroque tardif, est en concordance avec le décor, mais dépasse de loin en envergure l’action telle-quelle et l’enjeu. Ces sonorités somptueuses, impériales sont trop pour une bande de malfaiteurs vulgaires. Sans doute, le choix de thèmes musicaux, qui séparent les « bons » des « méchants », est un parti pris. Dans son sublime, la musique est souvent foncièrement opposée au réalisme sordide des images (par ex., the choral plainsong of ‘Allegri’s Miserere’ qui accompagne l’agression et l’humiliation de Roy par Albert et sa bande, sc.1, p.10) ce qui est une source indéniable de tension dramatique. Michael Nyman met en pratique dans le Cook… le principe du minimalisme musical, dont le terme lui appartient. This form of composition relies on simples patterns and repeated figures, where the musical skill lies in subtle progressive or cyclical alternations. La structure est basée sur un cycle de variations, itérations et appositions qui renforcent les autres éléments scéniques ayant le même rôle, comme les couleurs ou les mouvements de la caméra. Cela ressemble à une immense broderie sonnore, une toile d’araignée, don’t la structure et hypnotic impact, l’effet envoûtant, is not dissimilar to certain world music or some today’s pop dance music. Le leitmotiv lié à l’idylle fragile et vouée à l’échec de Georgina et Michael, d’une délicatesse et tendresse infinies, est, si on peut dire, une musique de l’immanence. La phrase musicale se reproduit encore et encore, dans des gammes diverses, telle une spirale, telle une Fugue de Bach. Elle n’aboutit pas, ne se ferme pas, n’atteint pas de climax. Durant tout le film on attendra en vain son épanouissement, la note finale. En revanche, comme on l’a noté ci-dessus, dans les décors baroques et fastueux du restaurant, la musique – le Memorial - est superbe, majestueuse, forte, presque une « marche triomphale ». Là encore, l’importance de la musique dépasse l’enjeu de l’action, qui finalement n’est qu’une simple présentation des lieux. Cette partie, le Memorial, a été elle aussi composée bien avant le film et a été inspirée par les incidents tragiques passés sur le stade Heysel de Bruxelles, le 29 mai 1985. La différence de tonalité entre les deux créateurs est évidente : « Il y a toujours eu une différence importante entre moi et Greenaway dans la manière de laquelle nous regardons les expressions musicales. Un bon exemple constitue Memorial (…). Pour moi c’est une forte expression émotionnelle de quelque chose, je ne sais pas si désespoir ou mélancolie, mais c’est très pur. En revanche, Greenaway voyait cette partie comme un moment ironique, comme si je l’avais utilisée pour rendre le tout plus amusant. Pour moi c’était une chose tout à fait sérieuse. » Comme dans d’autres films de Greenaway de la même époque, le compositeur s’est inspiré encore de Henry Purcell, cette fois-ci de The King Arthur, l’air des Trembleurs. Cette inspiration is used as a basis for music resembling a classical form known as the « passacaglia », which is like a set of variations based on only a few bars of music with a consistent « ground base ». One characteristic of Nyman’s music form is that it stops abruptly when the last variation finishes, rather than being wrapped up with a concluding Coda. Comme reconnaît le compositeur, « Greenaway utilise la musique d’une manière très intelligente », pour magnifier ses images et les charger de tension dramatique, même là où il en manque, justement. En reprenant une observation de J. Aumont, on se rend compte que la musique qu’on entend dans un film garde souvent un caractère irréel, qu’on se demande quelle est sa source, puisque celle-ci ne se trouve pas sur scène. Une seule fois, l’auteur, conscient de ce paradoxe, en indique une source dans le scénario du Cook…: « After midnight in a hospital ward for children. We now discover where the ‘Allegri Miserere’ originates. It issues out from large ornate and old-fashioned speakers on the walls” (sc.54, p.76). Une exception est le chant du garçon de cuisine Pup (sc.2, p.15 ; sc.20, p.42), l’adaptation de Miserere, the music for Ash Wednesday (Psalm 51). C’est peut-être la référence biblique la plus saisissante du film, qui marquera le début par la résonance de ses paroles : Have mercy upon me, Blot out my transgressions, Purge me with hyssop, and I shall be clean. Wash me, wash me, and I shall be whiter than snow.(…) “The car park is always associated with this music – melancholic, nostalgic, epitomising unrequitable passion, unobtainable happiness, impossible pleasure” wrote Greenaway in the screenplay (p.10). Tout lieu étant relié à un leitmotiv, chaque irruption d’une musique sur un autre ‘territoire’ que le sien est invariablement signe de l’intrusion d’un personnage (le plus souvent Albert) ou d’un déplacement inattendu de l’action, l’interférence du son avec le domaine visuel étant obvious. X Voilà donc passés en revue les éléments les plus importants qui concurrent à la réalisation et à la compréhension du film, pour ne pas dire de son histoire, un mot qui ne plairait pas à Greenaway, si utilisé à propos de ses créations. Pourtant The Cook…suit malgré tout une histoire, ou, mieux dit, un schéma narratif simple et clair. L’aspect le plus important qu’on a pu constater dans ce chapitre, même sommairement, c’est que le grand atout de ce film réside dans la parfaite concordance entre tous ses éléments d’écriture cinématographique, qu’il soient d’ordre technique, esthétique ou musical. CHAPITRE III - The Cook… en gros plan A – Sources et intentions 1 - Le titre du film Certainement, rares sont les personnes qui se souviennent d’une manière exacte du titre de ce film. Et encore, même si elles se rappellent tous les éléments, ils se trompent dans l’ordre de leur présentation et dans les pronoms qui les relient. C’est tout à fait naturel, car un pareil titre, formé d’une énumération de quatre termes, quatre noms communs, est extrêmement rare et inhabituel dans le cinéma, d’ailleurs dans la filmographie de Greenaway aussi. Dans la variante de trois termes on en retrouve de semblables dans le théâtre, la littérature, le conte traditionnel. Sans nul doute que cela exprime la volonté de l’auteur, qui assume le risque d’oubli et de confusion qu’un pareil choix implique. En revanche, cette énumération, en plus d’être un principe d’organisation fréquent chez Greenaway, peut avoir le mérite d’intriguer le spectateur présumé, de l’interpeller même dans la rue, devant l’affiche, en dévoilant en partie le sujet du film, sa trame. Long et inhabituel, peut-être, mais accrocheur certainement. Il ne faut pas oublier le fait que The Cook est un des films les plus « lisibles » pour le grand public et les plus traditionnellement (sic) narratifs (sic) de Greenaway. De manière générale, le titre d’un film, tout comme celui d’une œuvre littéraire, peut en dire long sur ce qui va suivre, donne des indices, fournit des pistes d’interprétation, offre des informations sur le contenu ou les personnages et institue un horizon d’attente pour le spectateur au plan narratif et symbolique. Dans le cas du The Cook, le titre non seulement introduit les personnages principaux, but also suggests the themes that makes up the film’s narrative. Les articles définis précédant les noms ont une valeur généralisante, générique : voilà quatre hypostases, quatre paradigmes ou archétypes. En revanche, l’insertion dans cette énumération des articles possessifs a une haute valeur symbolique et nous transpose déjà au cœur même de l’action, qui pour nous n’a même pas encore commencé. En instance supérieure, l’auteur nomme, donne le verdict et met des étiquettes sur ses personnages, il les appelle par leur fonction, nous désignant les « bons » et les « méchants » et une « clé » pour leur interprétation : « The Cook, the Thief, his Wife and her Lover ». Les normes anglaises imposant dans un titre des majuscules s’il s’agit des noms, même communs, on observe moins que, de toute manière, Greenaway aurait fait pareil. De toute évidence, ces appellations tiennent place de nom, en vertu du même processus linguistique qui fait que, depuis le Moyen Age, surtout dans les campagnes, une qualité, un défaut, un trait de caractère prépondérant, une malformation physique ou inversement, une parfaite beauté, un don naturel, un métier ou un état se substituent au nom d’une personne, prenant à jamais sa place. Par ce moyen, avant même le début du film, le spectateur est mis au courant des occupations, du profil moral et des rapports qu’entretiennent les personnages, des relations de subordination, d’appartenance ou amoureuses qui les relient. Seul hic , le premier élément qui, à un regard plus attentif, n’a pas de lien avec le trio classique qui s’ensuit. The Cook est désigné par son métier, qui sous-entend malgré tout un maître, un patron ou une clientèle dont on est dépendent. Mais il se trouve étrangement en première position, avant The Thief , et parfaitement autonome, sans aucune référence à quelque état relationnel que ce soit avec les autres. Non seulement que de ce point de vue il est l’égal du Thief, mais, si on reste à la lecture du titre, on est autorisé à penser que c’est lui le personnage le plus important, le pivot central du film. Comme on le verra par la suite (cf. III, 6), cette interprétation du personnage du Cook est largement autorisée par le contenu du film, où on remarquera que la cuisine est un passage obligatoire pour tout déplacement ou changement et the Cook lui-même représente le point de référence et de convergence pour toute action. 2 - Références bibliques Toute la série de références à la mythologie chrétienne qui pourrait venir à l’esprit du spectateur se trouve confirmée par le scénario de Greenaway. A plusieurs reprises la nudité de deux amants renvoie à Adam et Eve et on a déjà pu apercevoir sur le parking l’enseigne lumineuse EDEN : ils en seront chassés. Ils seront obligés de monter entièrement nus dans le camion rempli de viande pourrissante, qu’on avait aperçus depuis le début du film sur le parking, sortes de « cheval de Troyes ». Aux dires même de Greenaway, ce moment est une descente aux Enfers pour les deux amants, l’expérience atroce de l’horreur. « It is an action reminiscent of the images of Adam and Eve being punished – thrown out of Eden into Hell – with Richard as the Exterminating Angel » (Greenaway, p.67) . C’est un Noir, un garçon de cuisine du nom paradisiaque d’Eden, qui les conduira au book depository dans le camion de viande pourrie. C’est lui, “as a black Ministering Angel” (Greenaway, p.68), qui va les laver au jet, rappelant la scène du début du film où ROY, humilié, était nettoyé à l’eau dans le son de Miserere : “(...)Wash me thoroughly from my iniquity, and cleanse me from my sin, For I acknowledge my transgressions; and my sin is ever before me (...)”. Ces images sont un clin d’œil à un chef d’œuvre de Masaccio, The Banishment from Heaven on Earth. Ce génie disparu en pleine jeunesse, founder of renaissance art, a de quoi fasciner et influencer Greenaway. Son art a fondé les basis of a naturalistic revolution : c’est lui qui a introduit the space seen through the laws of perspective, the light and shade to bring bodies into relief, le tout doublé d’une deep emotive intensity. Dans la representation de Masaccio, the Man, even though a sinner, has not lost his dignity, he is neither degraded or brutish. Eve is different too from the classic chaste Graeco-Roman Venus : her heavy body seems to bear not only the weight of her own sin but also all the sins of humanity. En cela, les héros de Greenaway rejoignent l’image du tableau – Michael et Georgina sont certainement accablés, chassés, mais ils assument (presque sereins, une fois à l’abri (sc.50, p.68 )) leurs actes avec contenance. Physiquement, ils n’offrent pas une image idéalisée de jeunes amants, archétypes de beauté classique, olympienne ; au contraire, ils ont déjà un vécu, un certain âge, et cela se voit. L’éclairage, les couleurs, avec une prédominante verdâtre, livide, les attitudes des héros, tout semble une « mise en action » du tableau de Masaccio. Les deux amants arriveront finalement au book depository, qui est le territoire de Michael, son domaine, l’univers dont il est imprégné. Greenaway associe à cet endroit la couleur dorée, l’or, qui symbolise l’ Age d’Or de la connaissance. Faisant encore référence à la Genèse, la bibliothèque, avec ses tranches dorées des feuilles de papier ancien, le brun chaud des reliures en cuir vieilli, est associée par l’auteur à l’arbre de la science et représente d’une certaine manière le Jardin d’Eden. Image du Paradis terrestre ou céleste, un jardin est aussi le symbole de l’esprit et de la culture opposés à la nature sauvage, primitive, de l’antagonisme entre l’ordre et le désordre. C’est l’expression de l’opposition foncière entre les valeurs que représentent Michael et Albert. Une fois entrés dans la bibliothèque, les amants, nu sous des couvertures, entament un repas qui rappelle fortement la Cène. Cette impression est renforcée grâce à la caméra, qui reste figée, à une distance pareille à celle d’un visiteur qui contemple une toile dans un musée. La composition est fortement centrée, comme si elle était la copie d’un tableau. L’éclairage est tout aussi pictural, délicatement focalisé sur le milieu du cadre (sc.51, p.68). D’Adam, l’Amant prend des allures de Christ - considéré par la doctrine chrétienne un second Adam en ordre chronologique - qui se prépare au sacrifice, ce qui ne tardera pas de se produire. Il sera sauvagement assassiné par la bande de Spica (sc.55, p.77) et mangé par la suite (sc.62, p.89), comme Christ l’avait dit : « Prenez, mangez, ceci est mon corps qui vous est offert ». Pour Greenaway, cela « est la toute première légitimation philosophique, théologique du cannibalisme ». Bien que l’auteur propose le rapprochement direct entre l’eucharistie et la scène finale de cannibalisme (sc.62, p.89), assimilant l’Amant au Christ, on ne peut pas ignorer certains aspects qui rendent cette comparaison assez forcée. Il ne faut pas oublier le fait que le corps de l’Amant sera bel et bien cuisiné par un excomplice, qu’il servira d’arme de vengeance pour une épouse finalement adultère et qu’il sera ingurgité contre son gré par son propre assassin. Il y a certainement l’aspect libérateur et révolutionnaire du sacrifice de Michael, par lequel tous les autres, tous des pêcheurs, seront délivrés de l’emprise du Mal. A ce propos, on se demande d’ailleurs pourquoi ce retournement radical de la part des personnages qui semblaient avoir une réelle vocation pour le mal, respectively les membres de sa bande, presque tous présents dans le cortège « justicier » accusant Spica à la fin (sc.62, p.89). Pourtant, si le thème du cannibalisme est abordé dans le film, il est à notre avis lié plutôt aux notions de savoir, de propriété et de pouvoir (cf. III, 5) et seulement de manière extérieure et tangentielle à l’acte de la communion. Entre la signification biblique de la communion chrétienne et l’ingurgitation forcée d’un morceau de corps humain rôti, pour le recracher vite après – il y a non seulement une différence d’approche, mais aussi, pour le moins, une différence d’attitude et de portée. D’ailleurs, Michael n’a jamais légué à qui que ce soit – ‘Mangez-moi !’ et Greenaway même propose ces rapprochements avec ‘une certaine ironie, car, bien entendu’ il n’est ‘ni chrétien, ni croyant’, mais il a ‘tout à fait conscience de l’enracinement profond de la mythologie chrétienne dans la pensée occidentale’. Les noms des personnages principaux sont sans doute symboliques : Michael’s name recalls the chief of the Archangels, Spica rappelle phonétiquement Satan (et le verbe to speak, évoquant sa logorrhée), tandis que Georgina renvoie au Saint George, celui qui tua le dragon. Richard, quant à lui, aurait-il un cœur de lion ? Roy, le concurrent humilié, anéanti et dépossédé de ses biens rappelle et tient peut-être la place du ‘king’ des tragédies shakespeariennes. Il y a un autre personnage qui renvoie à une référence biblique . C’est Pup, le garçon de cuisine, avec sa voix hiératique, son visage androgyne, ses cheveux blancs et une douce lumière dorée derrière sa tête – c’est de toute évidence un ange. En cette qualité, il aura dans l’économie du film la fonction d’intermédiaire, de messager, de gardien. Dans le récit irlandais intitulé La Mort de Cuchulainn, au héros en danger de mort apparaissent des anges qui lui chantent une musique céleste. Pour nous, ce sera Pup, envoyé par le Cuisinier avec un superbe repas pour les deux amants réfugiés dans la bibliothèque. Il leur chantera – peu avant l’assassinat de Michael - une musique divine (sc.51, p.68), avant de s’en aller et d’être agressé à son tour par Spica et sa bande (sc.52, p.73). Dans l’histoire de la mythologie il n’y a que deux êtres privés d’ombilic, Adam et l’Ange. Ce sera Spica qui mutilera Pup en lui coupant l’ombilic, le transformant en ange, sous le regard de la caméra qui sera tout près cette fois-ci, dévisageant l’enfant torturé : « We watch PUP’S face as ALBERT carves out his navel – the boy faints » (sc.52, p.74). Pup, c’est aussi un symbole des aspirations insatisfaites ou impossibles des autres personnages, de la pureté initiale salie en cours de route, de leur innocence perdue. Connaissant la passion de Greenaway pour les chiffres, on remarque la fréquence d’emploi du chiffre sept, considéré en alchimie comme le plus magique. 77 fois utilisé dans l’Ancien Testament, sept inaugure une transformation, indique le sens d’un changement après un cycle accompli et un renouvellement positif. C’est bien ce que suggère la fin du film, après ces sept journées ( de suite?) de tension crescendo. Le chiffre sept correspond au sept jours de la semaine, aux sept planètes, aux sept âges de l’homme, aux sept océans du monde, aux six directions de l’espace et leur point central, qui donne le nombre sept. Dans le film, aux sept couleurs du spectre déjà évoquées s’ajoute le fait que l’action est structurée en sept parties, de poids égale, qui couvrent sept journées, comme dans la Genèse. Chaque partie est introduite par l’intermède d’une page de menu dans la manière des natures mortes flamandes, décorée de manière raffinée, mais de plus en plus dépouillée, jusqu’au dernier jour – le jour du Dernier Jugement pour le ‘méchant’ Albert. On remarquera aussi que le fait de cataloguer, partager, ranger, diviser etc. est un procédé récurrent chez Greenaway, qui l’a largement et différemment exploité dans ses œuvres (cf. I, 3) tout autant pour le contenu que pour la forme. Il le dit et redit lui même : “I suppose I am basically a clerk, a cataloguer. I like the reductiveness of that, I like the stripping down, the basic form of organisation. In Genesis, Adam named everything”. 3 - Filiation des personnages – conte, revenge tragedy, commedia dell’arte Cité par Le Goff, Greenaway donne lui-même une piste pour la compréhension de son choix et prend le soin de donner des ‘clés de lecture’ pour ses personnages: ‘Je voulais retrouver l’esprit des Contes de Canterbury de Chaucer. Vous savez, le conte du cuisiner, le conte du partenaire, le conte du prêtre. Ici, ce sont quatre histoires qui s’entremêlent, qui sont cousues ensemble jusqu’à ce qu’on ne voit plus les coutures’. Ce qu’on retrouve dans la première scène du film, l’agression de Roy, et sous une forme ou une autre, tout le long du film, c’est une sorte de ritual of ridicule known as the ‘chiarivari’ à l’époque de Chaucer. In popular culture cuckolds were sometimes subjected to some form of violent mockery excercé by a group on a chosen victim. Evidently a cruel delight was taken in exposing the cuckold to communal laughter. Spica et sa bande n’ont pas de difficulté pour entrer dans ce schéma. Avec ou sans l’‘aide’ de Greenaway, vu l’éclectisme de son inspiration, diverses filiations sont largement autorisées. Prenons d’abord le conte classique. Sa structure impose au début un passage obligatoire, à savoir l’exposition d’une situation initiale . Cette scène d’exposition sert à introduire et à dresser un rapide profil des différents participants à l’action et du (des) protagoniste(s). Ce que la séquence initiale du film (sc.1, p.10) nous offre largement. Autre situation typique, le héros se fait signifier une interdiction. Tout nous amène à comprendre l’impuissance de Georgina face à sa destinée et au pouvoir de son mari. « She looks beautiful, but tired an weary as though from years of sadness » (Greenaway, p.19) because, on nous précise plus bas, ‘he keeps her a virtual prisoner’ (Greenaway, p.22). Evidémment, l’interdiction est transgressée. Là, les pistes sont brouillées, car dans le conte c’est à ce moment qu’apparaît l’agresseur , tandis que dans le film la fonction de l’amant est différente. Chez Greenaway, Michael apparaît plutôt comme un vecteur de l’action. La place du « méchant », de l’ « agresseur », est prise indubitablement par Albert, le mari trompé (sic), qui ne tardera pas à passer à l’action, c’est à dire à une autre étape, celle du méfait. C’est en réalité une série : l’agression à la fourchette sur Patricia (sc.40, p.63), le supplice de Pup (sc .52, p.73) et l’assassinat de Michael (sc.55, p.77) par la suite. Nous voilà arrivés au moment où la nouvelle du malheur est divulguée. Le « héros-victime », pour nous Georgina, trouve la possibilité de sortir du piège, car elle ira visiter Pup à l’hôpital (sc.54, p.76) et ne sera pas au book depository où moment du crime. Une fois Georgina rentrée, on passera à l’étape du chant plaintif (sc.59, p.82), forme spécifique du conte, surtout lorsqu’il y a eu un meurtre. Ainsi, le malheur, le méfait se font connaître et la réaction est déclenchée, la vengeance peut se produire. Le héros se décide d’agir, autrement dit c’est ce que Propp appèle le début de l’action contraire. A ce moment un autre personnage intervient vraiment dans le jeu – le donnateur ou le pourvoyeur, qui est en fait un allié, dans notre cas le cuisinier (sc.61, p.83). Le héros recevra de lui un moyen qui lui permettra par la suite de redresser le tort subi. Pas avant de passer quand même par l’étape du questionnaire, qui est en fait une épreuve déguisée. Comme observe E. Mélétinski, les relations du héros et son allié portent un caractère de contrat . Passant sans succès d’une méthode de persuasion à une autre, Georgina va réussir à convaincre Richard à l’aider non grâce à la séduction, mais seulement au moment où elle déclenchera en lui l’instinct de vengeance, appuyé d’une pointe d’ironie. Notre cuisinier ne manque pas d’esprit. L’annihilation de l’adversaire dangereux prend un air de « tromperie et renferme une dissimulation indispensable pour que l’adversaire tombe dans le piège » . Même si la scène finale du « banquet » classique est prise à l’inverse situation assez fréquente dans les contes, où cela devient le moment de la vérité, une leçon qu’on donne aux méchants - elle nous confirme que le schéma du conte est bien suivi : divers personnages se mettent eux-mêmes à la disposition du héros. Renversement de situation et changement radical de position pour les acolytes de Spica, retournés et unis tous contre lui à présent (sc.62, p.89). Une autre matrice est indiquée par Greenaway lui-même dans l’introduction de son livre, où il précise que le modèle pour l’écriture du scénario a été the satirical English Jacobean theatre, avec les œuvres de Tourneur, The Revenger Tragedy , de Webster, The Duke of Amalfi, de Ben Jonson etc.(dates !!!!!!) Celui-ci « was invariably erotic and certainly violent” (Greenaway, p. 8), manque surtout de réalisme et multiplie les excès de tout genre. « Most particulary it could be modelled on the exemple of the drama like John Ford’s Tis Pity She’s a whore that looks seriously , compassionately and without flinching (…)” explique Greenaway dans l’introduction de son scénario. Dans la pièce de Ford, qui met en question le tabou de l’inceste, le scandale et la subversion sont au cœur de l’attention, opposant incessamment l’horreur au sublime, et les deux ensemble à la médiocrité et la bassesse générales. Pourtant, le sensationnel n’y est pas gratuit, mais honnêtement mis au service d’une haute idée du courage, portée qu’on ne retrouve guère chez Greenaway. L’histoire du Cook…suit le schéma d’une bonne ‘revenge tragedy ‘, habituellement abondante en scènes typiques of carnage et mutilation, de violence, verbale, morale et physique, de passion poussée à l’extrême mise au service d’une soif intarissable of vengence. Au moment de grands événements le cadre se remplit à crever, les bruits et la musique se font envahissants et les pires obscénités sont versées au sein d’un climat tragique. De petits noyaux d’actions subsidiaires se déroulent aussi, comme dans la revenge tragedy, à valeur de symbole et de contraste (l’idylle entre Fitch and Patricia (sc.32, p.57), les éternelles discutions à table entre Albert et sa suite), ce qui les transforme en écho ou en métaphore du film entier. Les actions - du plot and sub-plot – vont de toute manière dans la même direction, elles sont convergentes. L’action est divisée en fractions ici couvrant des soirées au restaurant, procédé cher à Greenaway (cf. II, 2), mais le découpage chronologique en tableaux est un élément caractéristique de la Jacobean Tragedy. Les rapports entre les personnages d’une Revenge Tragedy sont quelque part facilités par la simplicité des mobiles qui les animent : le désir de la possession, la conquête, la vengeance, la haine etc. L’action principale suivra un enchaînement logique de cause à effet, de crime à châtiment, mais sur tous, victimes et bourreaux, souffle un vent de folie, ni les uns ni les autres ne s’inquiètent nullement de “l’après”. Ils s’engouffrent ensemble vers ils ne savent pas où et vers la mort. Les chefs, tel Albert, exercent leur pouvoir ‘in a kind of vacuum’, car on ne peut pas percevoir les traces de la vie normale, quotidienne en dehors de la scène. Ce qui les gouverne et les fascine c’est l’idée même de vengeance, coûte que coûte. Comme disait Vendice in Revenger’s Tragedy : « When the bad bleeds, then is the tragedy good » . Si le plot est fixé, les rôles sont aussi figés, traditionnels, retrouvant des paradigmes, des “types”, des masques qui ne supportent ni la transformation ni le devenir : le “vilain”, l’assassin (Albert), le vengeur ( ils seront à plusieurs, à tour de rôle : Albert, Georgina et, dans une certaine mesure, Richard), le mari trompé, la femme infidèle, l’amant (Michael), la prostituée lascive (Patricia), le serviteur sarcastique et spirituel (Richard), l’enfant pathétique victime des méchants, à fonction sypathetic (Pupp), l’inévitable suite du malfaiteur (Mitchel, Cory, etc) etc. Le résultat est que chaque personnage a un comportement conforme à son ‘type’, sans avoir besoin de motiver ses actions. Comme dans une revenge tragedy, The Cook…ne propose, ne respecte et ne défend aucun code, au contraire, il n’y a pas de moralité sérieuse et l’aspect sexuel est constamment mélangé au pathétique. Par leur réduction à l’essentiel, devenus la personnification d’un principe, d’une unique fonction, par leur apparence physique très codifiée – quasiment un masque - les personnages principaux du Cook font souvent penser à ceux de la commedia dell’arte. En Georgina on retrouve « l’Inamorata », associée habituellement to lewdness and adultery. Michael rappelle the Lover, charming, a bit ridiculous, dont la sole purpose is to be in love. Si dans le film il est, comme prévoit son emploi, courtenous and gallant, il est carrément atypique côté âge et aspect physique. Quant à Albert, dans son costume ridicule, genre d’imitation hybride des vêtements des nobles de St George Guard (cf. I, 4), il est un clin d’œil au Braggart Captain, bold and swaggering, a thief with a dangerous temper, and loves to bully people smaller than himself. Il recherche la reconnaissance sociale et he claims he is a nobleman, but usually isn’t. B – Les Personnages – Une comédie humaine A part les sorties pour dîner dans le restaurant français nommé “Le Hollandais” (sic), où nous, spectateurs, nous les retrouvons durant sept soirées, on ne connaît rien de l’ambiance dans laquelle vivent les héros, des objets qui les entourent, du “chez eux”, et, à part quelques allusions, très peu ou rien sur leur vie d’avant. Tout reste à supposer. Ils reçoivent quand même des attributs qui guident l’imagination et servent à les caractériser, font passer une impression majeure : Michael et les livres, Georgina et la cigarette, Richard et le costume blanc immaculé de travail, Albert et sa parole intarissable. C’est ici que le réalisateur met en scène tout un mécanisme narratif et symbolique destiné à diaboliser à volonté Albert et à innocenter délibérément Georgina. Il peut se le permettre, le spectateur n’a pas moyen d’en savoir plus que ce qu’on lui apprend en temps réel, donc que ce qu’il voit de ses propres yeux sur l’écran. Chose intéressante à observer, The Cook…est le seul film dans lequel l’auteur parle d’amour et le montre dans des hypostases on pourrait dire ‘classiques’ à première vue, des scènes de sexe et de nudité. Pourtant, nuance, les relations homme-femme sont et restent contorsionnées et réduites à un contact sexuel, presque animal, à leur fonction reproductrice primaire. L’amour apparaît comme une sorte d’échappée, une solution ‘révolutionnaire’, vu qu’il sert à détrôner Albert et l’état donné des choses. Bien que les mobiles qui les poussent à l’action soient apparemment simples, leurs ressorts intimes et les relations qu’entretiennent les personnages s’avèrent d’une complexité intéressante. Comme on pourra le constater plus bas, ils forment des couples, parfois réunis par force, on le dit, toujours par intérêt, certainement. 1 – Lui – Elle - La cuisine de l’amour Entre “L’Amant” et la “Femme infidèle” la trame s’engage très vite, sans une parole, uniquement par contact visuel, l’autre, l’ ‘ennemi’ étant conquis d’un seul regard. Ils s’aperçoivent, ils se regardent brièvement, ils se cherchent, ils font l’amour, enfin, du sexe, car l’amour restera encore à prouver. Ce sera la femme, telle Eve, qui aura l’initiative et le prendra par la main, dans la pénombre du couloir, pour l’entraîner dans les toilettes pour leur premiers ébats amoureux : « GEORGINA waits for the modest man in the dark and gloomy, red and purple toilet ante-room. No sooner is he inside than they stand in front of one another anticipating how to make the next move. Then she takes the plunge. She picks up his hand and holds it against her breast’ (sc.8, p.27). Il y a une certaine facilité, une forme d’inconscience, d’aveuglement dans leur comportement, dans leur insouciance. Ou cela est dû peut-être au fait qu’ils sont imaginés et censés être plutôt des archétypes et non des personnages reflets de quelque réalité. Leur rencontre est pour tous les deux – autant qu’on puisse croire à leur « devenir » - la promesse d’une évasion, d’un commencement, chacun pouvant s’avérer le sauveteur de l’autre, si seulement celui-ci le voulait. Leur histoire devient aussi une confrontation entre le rêve et la réalité, entre le désir et son incarnation. Si le mari-méchant est le personnage central du film, Georgina, sa femme, en est sans doute l’héroïne et la seule en évolution, en changement. On apprend vite son nom, par la bouche de son mari, qui l’appelle incessamment, comme si s’était devenu pour lui un tic verbal: son nom, donc elle, c’est une béquille, une référence, un point d’appui. Son nom, d’évidente connotation biblique, sera impiété et vulgarisé de manière flagrante par son mari. Le diminutif lui enlèvera en force et portée : « (…) eating is my pleasure… and Georgie’s my pleasure too – aren’t you Georgie ? – (insinuatingly) – though of a more private kind than stuffing the mouth and feeding the sewers” (sc.3, p.23). On remarquera que cette femme ne parle quasiment pas tout le long du film, elle se contente de quelques mots, des « automatic responses », indifférente et détachée du reste du monde. Ce n’est qu’après la mort et du sacrifice de son amant qu’elle émergera en tant que sujet parlant (sc.59, p.82), comme si cette mort aura été le déclic libérateur pour son énergie vitale. D’ailleurs la parole viendra très tard dans le couple d’amants, toujours repoussée par Georgina, comme si elle avait peur de briser un charme, de retomber dans la réalité : « From the inside the cubicle, the modest man is about to speak. She stops him by putting her hand over his mouth » (p.28). Une fois les présentations faites par le mari (sc.23, p.45), les premiers mots qu’elle dira à son amant seront “Don’t ever call me Georgie!” ( p. 50), comme pour préserver leur relation de tout élément évoquant Albert. Dans un de leurs moments d’intimité, Michael fait le rapprochement entre leur situation et un film vu au cinéma, dans lequel le héros principal gardait un silence d’or - éloge implicite du mystère : « MICHAEL : I once saw a film where the main character didn’t speak for the first half an hour. GEORGINA: …like us? Counting up the minutes – have we spent half an hour together? MICHAEL : …I was completely absorbed as to what would happen because anything was possible. GEORGINA: (after a pause)… and then? MICHAEL : (with a self-deprecating smile) He spoilt it – he spoke. GEORGINA: …and? MICHAEL: …and within five minutes I’d lost interest. GEORGINA: Now you’ve opened your mouth, do you expect me to lose interest? MICHAEL: (smiling) It was only a film” (sc.26,p.51) Pour un instant, par cette mise en abîme, l’Amant est sorti de l’espace diégétique du film, a pris ses distances, se plaçant à un point extérieur au film dont il est aussi le personnage. Un moyen en plus pour l’auteur de souligner l’artificialité et la réflexivité de sa démarche artistique. Georgina est une femme passée de sa première jeunesse, vêtue et coiffée de manière théâtrale, voyante, d’un goût plutôt discutable. On nous la présente dès le début (sc.1, p.12), sur le parking, au moment de l’agression de Roy, par un plan rapproché d’elle seule (restée à l’écart) en voiture, sans profondeur, de demi-profil, le fume-cigarette à la main, le regard fuyant, rappelant sans conviction Albert à l’ordre. Pour l’instant, sa passivité de victime consentante et indifférente est évidente et sa non-participation plus que frappante, nous laissant supposer que des incidents pareils sont devenus une banalité quotidienne. Par la suite on comprendra qu’”il faut se méfier des eaux qui dorment” et que sa résignation est superficielle, qu’en fait elle est bien capable de prendre des initiatives osées et de monter le plan de sa vengeance : ce n’est pas une faible, ni une romantique. Alors que personne ne fume dans le film, Georgina, elle, sera toujours enveloppée dans une fumée rappelant les feux de l’Enfer. Au cinéma, la cigarette, connotée à la virilité, est porteuse de signes diaboliques, elle indique l’angoisse, la douleur, le désespoir, la perte de foi en soi ou en la vie. D’autre part, elle symbolise l’inquiétude et la tension, l’attente d’un danger. D’après Pierre Maillet, “la femme ne fume pas (la mère: l’abri, le calme), elle ne peut pas fumer. Quand la femme fume, c’est que l’autre feu diabolique s’est emparé d’elle: la volonté de séduire. Marie ne fume pas, mais Lola toujours, avec un fume-cigarette en général”. Georgina ne quittera jamais son fume- cigarette, tantôt une compagnie dans sa détresse, tantôt un accessoire de séduction. Comme le titre du film l’indique déjà, c’est par rapport à Georgina que Michael est introduit dans l’économie du récit, nommé lui-aussi par son emploi, sa fonction dans la fable, celle d’amant, “son” amant. Il n’est présenté que par le biais de cette relation d’appartenance, d’objet possédé. Par contraste avec tout cet univers situé sous l’immense enseigne de Spica, Michael a un aspect très commun et banal. Il est humain et quelconque, désacralisé et dé théâtralisé, dans son aspect physique, dans son jeu, costume et attitude. Tant qu’on connaît pas son nom, l’auteur lui colle dans les descriptions du scénario l’étiquette de “modest man”, who « looks openly and unabashed (p.45). « Around the modest man’s table there is a sense of calm and rest » (p. 22). ». C’est quelqu’un de « very cool » (p.45). Ses intérêts, son occupation et ses incessantes lectures - son livre préféré est The French Revolution by Pascal Astruc-Latelle - l’éloignent aussi considérablement de la « faune » du restaurant, au point de se demander pourquoi il le fréquente. C’est une tache brune sur une toile toute en flambeaux. En tant que caractère, il restera tel-quel, égal et fidèle à soi-même du début à la fin, un peu décalé, un peu amusé par l’histoire, intrigué mais jamais effrayé par Albert et fasciné par Georgina. Dans sa relation avec Georgina chacun d’entre eux est surpris et attiré par l’excentricité de l’autre. Mais c’est uniquement la femme qui changera, qui évoluera vers une prise d’attitude et de décision; elle changera aussi d’aspect, en s’humanisant et perdant sa théâtralité et son artifice de poupée en cire. On parlera difficilement d’amour entre ces deux corps enlacés sans paroles, brièvement, portés par un désir physique, animal. Georgina, de toute manière, n’a pas un grand choix pour se trouver un amant, son univers est réduit et clos. En réalité, elle n’est pas capable d’aimer qui que ce soit, puisqu’elle n’aime pas soi-même. Elle se sent couverte d’honte et se méprise profondément pour son manque de courage et de détermination. Comment pourrait-elle donc aimer Michael ? Elle le reconnaîtra plus tard, à côté du cadavre de son amant : « I thought eventually I could tell you about him – but I’d have to get to know you very well because… I’d be so ashamed. (…)” (sc.59, p.82). Pour combler son vide existentiel, sa peur et ses angoisses ou tout simplement pour pimenter une existence en fin de compte monotone, le sexe semble plus efficace - en tout cas suffisant - qu’une idylle romantique avec de longues conversations entre amoureux. Cela suffit largement pour la détendre et la rendre heureuse, comme nous indique le scénario – « she laughs happily » (p.60), du sexe tout court, mais passionnément. Chaque fois que Greenaway décrit leurs étreintes, il les caractérise invariablement de “passionnées”: “hurriedly, silently and passionately they start to make love” (p. 28), “then GEORGINA and the modest man embrace passionately” (p. 34), “the lovers caress and kiss with passion” (p. 35), “the modest man treats her body with care - but their lovemaking is passionate (p. 42), “GEORGINA and MICHAEL passionately embrace” (p. 60), “they passionately kiss” (p. 60). C’est évident que l’auteur désire souligner la passion comme l’élément fondamental sur lequel est fondée cette relation. Car la question de l’amour, en tant qu’excuse, alibi ou moteur de l’action, ne sera posée qu’à la fin, et par Georgina uniquement. Le déroulement et le dénouement étaient aisément prévisibles et s’inscrivaient dans l’ordre des choses et dans le schéma typique, vu qu’on est en pleine Revenge Tragedy. Georgina devait bien le savoir depuis le début, en témoignage, sa réaction contenue à la mort de son amant : “Well Michael - that’s that. Short and very sweet” (Greenaway, p. 82). Bien qu’elle le nie : “I didn’t take you as lover to kill Albert” (Greenaway, p. 83) et le plaisir partagé mis à part, Michael sera un instrument, une arme entre ses mains qui lui aura servi à se détacher et débarrasser une fois pour toutes de son mari. La déclaration d’amour bien tardive, devant le cadavre mutilé de son amant, a plutôt l’air d’une excuse pour soulager sa mauvaise conscience. Après une evocation “ashamed” de son calvaire vécu aux côtés de son mari, vient la demande : “You must get up Michael, and between us - we must finish him for good. Help me Michael. Please” (Greenaway, p. 83). C’est auprès de Richard, le raisonneur, sorte d’alter ego de l’auteur, témoin, complice et protecteur de ses aventures, que Georgina cherche la validation de sa relation adultère. Car le Cuisinier – qui avoue avoir un côté voyeur - a suivi depuis le début cette liaison dangereuse, à sa manière, discrète et silencieuse. Au début, le contact entre tous les trois est uniquement visuel : « The modest man has come out of the toilet door and he sees GEORGINA at once. He follows her gaze, sees RICHARD and he and RICHARD momentarily stare at one another. GEORGINA watches the modest man. All three have now played a round of significant glances and GEORGINA now knows that her behaviour has not gone completely unnoticed” (p. 26). Comme elle n’en sait rien et que cette liaison a été secrète, c’est un témoignage, le regard de l’autre qui en confirmera l’existence et la profondeur. « But now - how can I know that he loved me if there were no witnesses” (Greenaway, p. 87). Il y a deux aspects derrière cette volonté de clarification, exprimée “without emotion”. D’une part il s’agit du légitime désir de savoir qu’elle a été aimée, oui ou non, qu’elle était encore capable d’éveiller l’amour et la passion (“(...) I wanted everyone to know that I wasn’t hopelessly tied to Albert - to that pig. Everyone pitied me - even you pitied me..” (Greenaway, p.87). Seulemment, Richard n’est pas dupe : “If you loved him that doesn’t seem to be a very necessary question” (Greenaway, p. 87). D’autre part, et surtout peut-être, elle cherche la justification, l’approbation qui rendra légitime son plan de vengeance. Finalement, entre elle et son mari il y a un rapport de force assez fluctuant et cette fois-ci elle tient entre ses mains l’outil et l’excuse pour accomplir sa vengeance. 2 - Mari – Femme – Une question de pouvoir Après les rapports entre les amants, voilà une autre hypostase du couple, légitime cette fois-ci : la relation mari - femme. Ici, les rapports sont encore une fois bien précisés à commencer par le titre, qui indique clairement que Albert Spica est le méchant, le héros négatif du récit, un malfaiteur, et que le personnage féminin est “sa” femme, donc sa propriété. Georgina est donc présentée en qualité d’épouse et en tant que “bien” de son mari. Il ne tardera pas de le confirmer, lors de sa présentation à Michael : “‘(...) this is Georgina. She is my wife.’ A vehement proprietorial statement that makes GEORGINA nervous and the modest man smile.”(Greenaway, p. 45). Cela se répète chaque fois - qu’à ses yeux, puisqu’elle est aux toilettes - le propos se présente : “ (...) What are you doing to yourself in there? You’re banned from playing with yourself. It’s my property - you’re not to fiddle with it!” (Greenaway, p. 29). Bien que l’auteur nous laisse deviner le contraire, il aime s’ériger en Pygmalion : « ALBERT : I can count on Georgie. I’m making her a lady. (proudly) Even Richard Borst finds she’s got taste. (…) Georgie can speak French. She dresses the way I like. She does exercices. Always smells nice. I buy her the best perfume “ (Greenaway, p. 55). Comme observe Webster , dans la perception d’Albert, leur relation et toute relation en général, est basée sur le principe de la propriété matérielle, les corps étant utilisés dans le film en tant que miniature system of property and domination. Ce pouvoir, il peut l’exercer sur sa femme sous une forme de possession directe du corps, par des abus sexuels et une emprise violente et sans relâche, tandis que sur les autres personnages par un assujettissement psychologique (sa suite, Pup, Patricia etc). Malgré l’omniprésence d’Albert, la narration est centrée sur le personnage féminin, c’est elle le vrai moteur de l’action. Georgina semble d’abord prise dans une toile d’araignée, dans un cercle vicieux, réduite à l’impuissance, au silence, inerte et fatiguée, vaincue (“GEORGINA : ‘You’re disgusting’. She couldn’t care less - it’s an automatic response” (Greenaway, p. 32). Elle semble l’être, car foncièrement elle ne l’est pas . Une fois l’impulsion reçue, la bonne occasion présentée, elle vaincra son mari, comme St. George le dragon. Elle utilise l’amour, cette opportunité, pour ainsi dire, afin de révolutionner l’état des choses et sa vie privée. A cette fin, elle prendra sa revanche dans un style dont on devine l’inspiration vicieuse. Mais est-que c’est elle qui est réellement contaminée par son mari ? Ou l’inverse ? N’oublions pas ce que dit Albert : « Georgie, show the little boy what you showed me. (…) Come on, Georgie – we can show him what an excellent teacher you could be » (sc.11, p.40). Pour ce qui est de son ascendance jacobéenne, Spica est un personnage emblématique, le héros violent et sans états d’âme, le malfaiteur, difficile à situer entre “l’individu” et “le type”, aux traits renforcés, tout à fait imprévisible et incohérent, passant dans un instant de la cruauté la plus féroce au désarroi le plus déconcertant. Malgré les efforts continus de lui créer un portrait de brute obscène et perverse, de tyran (“ALBERT is now in his element - prurient, sadistic, sexually adolescent - a foul, obnoxious bully” (Greenaway, p. 12)), le personnage s’échappe et par moments on peut entrevoir justement ces failles, des blessures cachées, des carences affectives, l’insécurité, les complexes d’infériorité. Il dévoile aussi son immense, viscéral besoin et sa dépendance infantile et régressive de sa femme, Georgina. Celle-ci n’a jamais cessé de fasciner et envoûter l’enfant de choeur qu’il a été. Ridiculisé par sa femme devant tout le monde et surtout dans la présence d’un étranger - Michael, prétendu gynécologue -, Albert est obligé de faire publique encore une facette douloureuse et honteuse de leur vie de couple, le fait que leur relation est stérile (sc. 23, p.46). Ce fait inverse complètement les proportions entre le pouvoir absolu que ce personnage est censé de personnifier et l’impotence sexuelle de laquelle il est atteint, les pulsions régressives dont il est sujet, à son tour. Malgré les allusions du scénario à une époque antérieure, dans laquelle il était bien différent, avant d’apprendre le mal et d’y prendre goût, ce personnage souffre de linéarité et de formalité dans sa conception. On ne lui permet ni de s’expliquer, ni de réfléchir, d’autant moins de changer. On se pose au moins la question : qui a perverti qui? “PUP begins to sing (...). They listen. ALBERT becomes maudlin. GEORGINA turns away to hide her expression. (...) ALBERT : Pity. Can’t keep it up - can you boy? I was a choirboy once. Women like choirboys. I was almost a choirboy when I met Georgie. Then she spoilt it all. Still I learnt in the end to enjoy it. She was the best education I ever had” (Greenaway, p. 40). L’auteur n’insiste plus, mais il vient d’éclairer un peu le background de ses protagonistes. On comprend qu’à la maturité les rôles se sont inversés, au moins en apparence: c’est lui le propriétaire, le mentor, tandis qu’elle est réduite à son rôle d’épouse, comme une plante décorative, complètement dépendante et soumise : “Georgie - when I say do something - do it!” (Greenaway, p. 40). Pourtant, Albert a un talon d’Achille, une seule faiblesse - “his pathetic total reliance” on sa femme. Pour sa part, après tout, il se dit disposé à “oublier”, à “pardonner” les infidélités de celle-ci. En serait-il réellement capable? Son attitude ne signifie pour rien un changement, mais simplement une prise de conscience d’un renversement de situation et de leur rapport de forces. 3 – Le bouffon et son roi De toute évidence, le présumé patron et son employé, à savoir Albert Spica et Richard Boarst, entretiennent une relation étrange et ambiguë. L’auteur n’oublie pas de préciser dans le scénario qu’en fait ils sont associés dans « The SPICA and BOARST restaurant » (p.14). Comme on le verra plus bas, on peut deviner des raisons pour lesquelles Spica a tant de retenue et même de la peur vis à vis de Richard. En revanche, les raisons pour lesquelles ce dernier accepte cette place sont plus difficiles à cerner. On a déjà remarqué (cf. III, 1) que le Cuisinier est le premier à être présenté dans l’économie du titre et d’une manière différente des autres protagonistes : il est nommé avant Spica et pas du tout dans une position de dépendance par rapport à lui. Au contraire, le titre donne déjà l’impression d’ascendance que le Cuisinier a sur le Thief, son employeur. « Almost against his will, he (ALBERT) is hesitant and deferential to RICHARD » (Greenaway, p. 16). Le Cuisinier impose par son origine française, synonyme de raffinement et classe, par sa tenue irréprochable, son style, son allure et sa contenance. Par ailleurs, ce personnage doit beaucoup de sa prestance et de son poids à son interprète, l’acteur français Richard Borhinger. Il garde aussi en toute circonstance un calme détaché, d’effigie grecque : « RICHARD’s expression is entirely neutral », he is always « expressionless » (p.35). C’est ce qui fascine et agace Albert, en égale mesure. En tant que Cuisinier, il a une approche très matérialiste et sémiotique de la nourriture : il fait exploser les prix de tout ce qui est noir, exploitant (lui-aussi, à sa manière) les angoisses et les vanités de ses clients. Car la couleur noire, si chic, est en fait synonyme de mort et d’anéantissement et les gens aiment l’idée de pouvoir la maîtriser en l’avalant. Et d’avoir l’illusion de s’intégrer au cycle de la vie : « Black truffes are the most expensive – and caviare – death and birth. The end and the beginning.” (sc.61, p.85). Richard, en tant qu’alter ego de l’auteur, est la personnification de l’équilibre, de la stabilité. Peut-être y a-t-il un rapport entre son métier, qui demande le sens de la proportion et de la mesure, et son comportement, son attitude mesurée. La mesure, voilà ce qui manque à tous les autres personnages. Richard est en même temps un témoin qui tend un miroir redoutable à leurs dérapages. Il est leur point de référence et de repère, sensation renforcée par son attitude statuaire, immobile. Il n’a jamais peur, ne panique pas même dans les pires situations et apaise les esprits par sa simple présence. Il garde son sang froid et une vive ironie et détachement vis à vis d’Albert. « RICHARD : …thanks to Mr Spica’s generosity – it’s dark everywhere » (Greenaway, p. 18). Il est donc tout à fait l’opposé de Spica : tout de blanc vêtu, il parle peu, bouge peu, toujours d’une détermination sereine, d’une attitude digne, souveraine. Même si c’est une évidence que Spica pourrait lui nuire à tout moment, Richard se permet de faire des observations et lui parler sur un ton inhabituel et très osé, par rapport aux autres personnages de son entourage : « RICHARD : It wasn’t good enough, Mr Spica – even for you » (sc.3, p.25). Dans cette lumière, on pourrait voir en Richard, le Cook, une variante de bouffon à la cour d’un seigneur. Il a la même aisance, l’insouciance, la même sagesse et une légère amertume dans ses propos souvent ironiques et à double tranchant : « ALBERT : (…) Don’t forget – I look after you and your restaurant, Borst (more conciliatingly) I’m a sort of patron to you Borst. (…) RICHARD : (with icy irony) Are you indeed ?” (sc.16, p.36). Dans l’emploi traditionnel, un bouffon a le droit de tutoyer le roi, de le singer, de se moquer de lui. Le rôle principal d’un bouffon consiste à offrir du plaisir et du loisir, ce qui dans notre cas se traduit en termes de palais et de nourriture. En plus, il est à tour de rôle témoin (sc.20, p.42), complice (sc.48, p.67), ami fidèle (sc.53, p.75), confesseur, autorité paternelle et justicière (sc.61, p.83). Si le bouffon « classique » portait souvent une marque visible, souvent physique (bossu, nain etc.), de sa différence foncière d’avec les autres, « le nôtre » est aussi stigmatisé : c’est un Etranger, un Autre (comme Michael l’est aussi, à sa façon, cf. IV, 2). Raison de plus de méfiance, de retenue et de peur « souterraine » pour Albert, xénophobe déclaré et cynique, comme on a pu le constater déjà dans ses discours : « ALBERT :…I think these Ethiopians like starving – you know – it keeps them slim and graceful – with big heads and those dreamy eyes. You know those kids – it’s ironic – half the kids look pregnant (…). Big bellies on the little girls – it’s disgusting. Even their animals don’t do it !” (sc.10, p.31). Mais il y a « étranger » et « étranger », des nuances, et un cuisinier français, cela connote une grande classe et apporte une touche de chic, comme un chien de race ou un esclave exotique. Souvent, les bourgeois nouveau-riches – cible du ridicule dans ce filme - en quête de respectabilité et de crédibilité font appel à des employés qui les dépassent pour beaucoup de point de vue du savoir vivre et de la prestance naturelle. Ces deux personnages se construisent et se définissent beaucoup l’un par rapport à l’autre, en miroir, grâce à ce saisissant contraste – le malfaiteur parvenu, vulgaire et complexé, et le cuisinier-artiste, un seigneur, tout court. Ce qui est exactement le contraire de leur statut social, d’ailleurs. Nul doute que le soi-disant Bouffon a un ascendant important sur son soidisant Roi, dont il est en quelque sorte le mentor, le Pygmalion. Dans la vision qui ferait du film une allégorie du thatchérisme (cf. IV, 3), le rôle de Richard serait justement une sorte de contre poids, une métaphore mettant en évidence et en discussion le statut du créateur, de l’artiste en général face à un pouvoir abusif, obtus et violent, au crime organisé : « ALBERT: I offer the restaurants round here protection – I don’t have to eat in them. RICHARD : Protection against what, I wonder, Mr Spica?… and whom ? ALBERT : Protection, Mr Borst, against the rash temper of my men… against the surprise arrival of food poisoning… against rats… against the Public Health Inspector… against…” (Greenaway, p. 20). The Thief étouffe le Cuisinier, traite avec mépris ses créations et son talent, souligne sans cesse les différences de statut social qui les séparent. En même temps, il ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment d’infériorité, tout en comprenant son manque total du pouvoir sur l’esprit de l’autre. En fin de compte, le raffinement du restaurant tenu par Richard donne du crédit à Albert et sert à masquer ses vices, son ignorance et sa violence, en plus de son mépris pour tout ce qui le dépasse intellectuellement. C’est le vieux mais toujours vif antagonisme entre le matérialisme, la vulgarité et la force brute contre la sensibilité, la culture et le savoir, la justesse du bon goût. 4 – Le leader et la suite Le leader, ici the Thief, n’est jamais seul, sa bande le suit partout comme une ombre. Les membres de sa suite semblent « greffés » sur lui, ils n’ont une vie et une identité que par lui ou par rapport à lui. Ils lui vouent une admiration pas toujours feinte – l’auteur tient à préciser leur « loyauté » -, mais mêlée de peur, avec certes beaucoup de lâcheté et de basses flatteries. Ils représentent son passé , ses obsessions et ses peurs dont il n’est pas capable de se délivrer. En quelque sorte, sa suite est son écho. Et sa canne, certainement, la prolongation de son bras, la main qui met en pratique ce que sa pensée diabolique imagine, parfois en la dépassant : « ALBERT : (softly) Mitchel – you are an idiot. (…) I didn’t mean you literally have to chew his bollocks off, you sad little whippet. I meant it metaphorically » (sc.55, p.78). Comme dans le theatre Jacobean, ces figures mineures, secondaires, qui foisonnent derrière les personnages principaux, ne constituent pas des personnages à part entière, des personnes complètes : ils sont parties constituantes d’un tout, d’une impression majeure. Spica donne fortement l’impression qu’il est toujours en pleine représentation de lui-même, qu’il joue son propre personnage. «ALBERT talks in company – he never talks at home » (Greenaway, p. 22). Qu’il est forcé de le faire, car s’il ne continue pas, il va s’écrouler, on va découvrir son désarroi, sa fragilité et cela le rendra vulnérable. Tel un fauve, un animal obligé de tenir bon pour garder sa place de chef de meute. Ou encore, inversement, comme un dompteur entouré d’animaux sauvages, tellement imprévisibles et dangereux, tellement différents, dont il faut se méfier continuellement. L’unique moyen pour maintenir une position de leader est de les tenir à distance et de leur faire comprendre qu’il n’y a de la place que pour un seul maître. Par conséquent, Spica n’accorde à personne le droit à la réplique ou à la moindre réflexion et il est dépourvu de toute capacité à admettre l’erreur, la sienne n’entrant pas en discussion. Un symbole parfait de la centralisation absolue du pouvoir, où une forte personnalité saisit une forte opportunité et s’installe dans the authoritarianism. « ALBERT (laughing) : …There now, Mitchel – you have just eaten a sheep’s bollock (uproarious laughter – as MITCHEL splutters and rasps). Sit down Mitchel (suddenly – dramatically serious). If you work for me Mitchel, one day I’ll be expecting you to chew someone’s bollocks off…on demand” (Greenaway, p. 43). Il est censé d’être le tyran vulgaire, qui tire un plaisir charnel, viscéral, de son empire sur les autres. Pour lui, le pouvoir c’est le statut de « propriétaire » : du restaurant, de sa femme, du destin des autres, amis et ennemis, à la rigueur de leurs vies. L’histoire du film pourrait se réduire en fin de compte à une fable de la propriété et du pouvoir : le pouvoir d’Albert sur sa suite, ses ennemis, ses employeurs, ses rivaux, le pouvoir de Georgina sur son mari, le pouvoir de Richard sur ses clients et surtout sur son patron qu’il tient comme un chien méchant en laisse, le pouvoir de la masse obscure qui se solidarise et s’érige contre son oppresseur. CHAPITRE IV « All the films I’ve made are comedies. (…) They were deeply ironic, ludic, not exactly necessarily satirical, but they sideways look all the time at the bizarre, stupid behaviour of my characters in their environment” Peter Greenaway Les Thèmes As R. Sinnerbrink points out, il y a dans le film un contraste frappant entre la luxuriance visuelle, le plaisir que le spectateur éprouve pour le côté esthétique de l’image et les scènes dégoûtantes et dérangeantes dont il est témoin en même temps. «A shift then, from the visual to the visceral. (…) Perhaps also a critique of the aesthetics of ‘taste’ and the detached appreciation of the ‘autonomous’ artwork ; the response of nausea or disgust (opposite of taste) undermines a contemplative visual consumption through an interruption of visual pleasure by direct visceral response ». Paradoxalement, dans un film qui converge autour de la Haute Cuisine et d’un luxe luxuriant, de tous les sens ce sera le goût qui sera attaqué dès le début. « La violence est l’arme poétique la plus efficace. Tuer dès le début du film, chez le spectateur, le goût de l’esthétisme, le bon goût, le goût du beau et du laid, du bien et du mal, la sensiblerie contre laquelle il s’insurge ». Comme on l’a déjà précisé (cf. I, 1), la scène de début du film contient en noyau toute une série d’informations sur les personnages et les thèmes les plus marquants du film. La caméra part du sol dans un mouvement ascendant, passant des chiens qui reniflent la viande sur les rideaux de velours rouge ouverts par deux waiters. Sur ce fond, on est témoin des violences et des humiliations infligées par Spica et sa bande à Roy, qui , tout nu, est sali avec des dog excrement. Au fond, attendant dans la voiture que « l’incident » soit fini, Georgina fume sa cigarette, apparemment détachée, indifférente et ennuyée. L’image est encadrée symétriquement par deux delivery vans aux portes ouvertes. Leur intérieur, bourré de viande et de poissons d’un aspect déjà malsain, pourri, est rendu encore plus fantastique et surréel par une mise en place et un éclairage extrêmement étudiés : «(…) racks of red and white meat and tiers of blue and white fish ; pig’s heads, trotters, bull’s tongues, offal, kidneys, tripe ; squid, clams, herring, flatfish, lobsters, prawns. The rich, colourful, boldlylit, raw food is examined with both enthusiasm and nausea » (Greenaway, p.10). Au premier plan, on voit (un couple ?) de jeunes gens exotiques, assis chacun au bord d’un van, comme des personnages d’un tableau (« the abundant food with its attendants are reminiscent of Dutch 17th Century painting – opulent still-life with attendant slaves » (Greenaway, p.10)), dans un étrange mélange de sensualité sereine, de chair et de morbidité. Il y a donc un contraste saisissant entre l’action principale, violente, animale et scabreuse, et la fraîcheur du jeune couple, le détachement d’icône de Georgina, et la distance tout à fait artistique - et ironique - affichée par l’auteur. Cela se reflète dans le soin extrême avec lequel les images sont composées, le raffinement de l’éclairage, la musique hiératique (Allegri’s Miserere, Psalm 51) qui baigne le tout, le scabreux comme le sublime. As Sinnerbrink pointed out, « the broad opposition can be outlined as corporeality/violence/excrement as opposed to figuration/serenity/art.” Le spectateur, en tant que « consommateur » – d’images, de texte, de sens – sera continuellement tiraillé entre ces pulsations de fascination pour le côté esthétique – la forme - et de dégoût pour l’action en soi – le contenu. Dans les pages qui suivent, on essayera de saisir les thèmes-pôles de ce film, à savoir la consommation, le savoir, le pouvoir et la nudité qui se confond parfois à la chair. 1 - La consommation comme paradygme – Le Corps Comme on a vu plus haut (ch. IV), le film repose principalement sur la dichotomie Body - Mind , dont les principaux vecteurs sont, jusqu’à un certain point, Albert et Michael. Albert Spica - the Body - se doit d’être la personnification du mauvais goût, de la lourdeur, tant dans ses propos que dans son apparence. A cette fin, il est bien « cuisiné » par Greenaway et parfaitement servi par Michael Gibbon, l’acteur anglais qui incarne ce personnage. C’est un nouveau riche prétentieux et vulgaire, une pure caricature, une parodie, aux traits grossis et schématisés : en dépit de sa carrure imposante et bien qu’il larmoie assez souvent (« He’s almost in tears » (sc.55,p.78) ; « ALBERT becomes maudlin » (sc.18,p.40)), il est tout sauf un être. Son corps grotesque semble un immense canal alimentaire, au métabolisme réduit uniquement à sa fonction digestive. Comme remarque Sinnerbrink, Spica rappèle Gargantua dans son appétit insatiable, dans les excess of his « Grotesque Body ». Comme s’il fallait encore le préciser, Albert le confirme lui-même : ses occupations dans la vie et ses intérêts principaux sont réduits à la production de l’argent et à la consommation des biens que l’argent permet d’acquérir. Puisqu’il est à la recherche d’une « couverture » sociale d’honorabilité et qu’au fond de lui même il est rongé par l’envie de ressembler aux esprits élevés, il se présente carrément en tant qu’« artiste ». « ALBERT : (…) I’m an artist the way I combine my business and my pleasure. Money’s my business, eating’s my pleasure…and Georgie’s my pleasure too (…)” (sc.3, p.23). L’ingurgitation de la nourriture et la digestion sont ici des métaphores du pouvoir, l’expression d’un désir obsessionnel de possession, de s’assurer l’empire sur les choses et les Autres. Obsédé par la propreté des mains (« ALBERT : …and wash your hands – we don’t know the women who use this place » ; « ALBERT : Wash your hands and I’ll kiss you » (sc.9,p.29)), les toilettes, les excréments, la nourriture, Spica est en fait un corps réduit à ses fonctions primaires, animales et régressives, rejoignant en cela le discours sur la corporalité of the Jacobean drama, où on trouve « an obsessive concentration on the purely animal aspects of human existence, eating, drinking, defecation, and copulation » . Il affiche un mépris non-dissimulé pour tout ce qui tient du savoir, du spirituel, pour ce qui en fait le dépasse. Le principe est bien simple : on détruit ce qu’on ne peut pas atteindre, on se moque de ce qu’on n’est pas capable d’être ou de comprendre. « ALBERT : (…) This is a restaurant, not a library. All you are allowed to read in here, you know, is the menu. You’re insulting the chef. Reading gives you indigestion – didn’t you know that? Don’t read at the table!” (sc.23, p.44). Car ces differences sont autant de rappels de sa propre impuissance, qu’elle soit morale - il est en fin de compte The Thief , intellectuelle (« ALBERT whips the book away – he looks at the title – it’s The French Revolution by Pascal Astruc-Latelle. ALBERT is sort of impressed by the man’s ability to read a book like that” (sc.23, p.44)) ou physique (GEORGINA : “(…) I had to get a hot wet flannel and accompany him to the toilet – he’d made me wipe…and then I’d have to wash the flannel out again …(…)Then I’d have to give him a flannel bath in bed…like an invalid. He was frightened of water. A pailful of water scared him. (…) » (sc.59, p.82). Tel Cronos, il avale tout ce qui lui fait peur, tout ce qu’il n’arrive pas à maîtriser, ce qui l’encombre, dans une sorte de boulimie gargantuesque poussée dans le film à l’extrême, jusqu’au cannibalisme. Puisqu’il veut tout posséder, tout consommer, il sera servi. Spica est donc emblématique pour une société patriarcale, mâle, du late capitalisme, vorace et jamais satisfaite, fondée sur les plaisirs du consumisme et de l’accumulation, ravagée par l’ambition et l’arrivisme social et professionnel, dominée par un esprit vicieux de compétition et par le culte du pouvoir. Un autre aspect à observer est le fait que toutes les violences perpétrées dans le film ont à voir avec la nourriture et la consommation. A commencer par Roy (sc.1, p.10), lui-aussi restaurateur, représentant de la concurrence. Il est sali et obligé d’avaler des excréments de chiens (« dorés » , remarque l’auteur, qui associe cette couleur au savoir). Patricia (sc.40, p.63) sera mutilée avec une fourchette enfoncée dans sa joue ; à Pup (sc.53, p.74) on fera avaler les boutons de sa veste, Michael (sc.55, p.78) sera « farci » avec les pages de son livre, pour finir avec Albert (sc.62, p.92) en personne, tué pendant qu’il est forcé à dévorer le cadavre de son propre rival. En fin de compte, Albert n’arrive pas à imaginer un acte de punition ou de vengeance que si cela passe d’une manière ou d’une autre par le tube digestif. Au moment du climax narratif du film, où il apprend que sa femme le trompe, sa réaction est une illustration emblématique et symbolique de cette affirmation : « (…) With knife and fork in either hand and the white serviette still tucked firmly into this shirt-front and the top light of a kitchen lamp above his head – he looks like a demonic dinner. ALBERT : (with great emphasis) I’ll kill that bloody book-reading jerk ! I’ll kill him and I’ll bloody eat him!” (sc.45, p.66). La nourriture devient une arme et le plaisir (de manger) se transforme en supplice meurtrier. Finalement, toutes les activités ou les actions du film suivent un parcours qui finit par former une boucle. On commence avec la création, c’est à dire la préparation des aliments et leur transformation en nourriture, en plats sophistiqués, longuement élaborés par le Cuisinier, alter-ego créateur de l’auteur. Cela se passe dans la cuisine, autrement dit un endroit de production et d’échange. On passe ensuite dans le restaurant, lieu de la consommation, immense cavité, bouche rouge béante, dévoratrice, qu’on pourrait voir comme l’estomac d’une baleine à l’intérieur duquel corps et choses se mélangent. La consommation est en fait un acte d’appropriation. Tout finit par l’expulsion, la matière absorbée se transforme en déchet, en restes, en excréments que les plus faibles seront obligés d’ingurgiter à nouveau. Le cycle de la consommation suit celui de la nature et se renferme. C’est encore Albert qui, à sa manière, attire l’attention sur le voisinage et la corrélation entre les sièges des deux plaisirs et voies de consommation les plus importants de l’homme, le sexe et eating : « ALBERT : …the pleasures are related. Because the naughty bits and the dirty bits are so close together, it just goes to show how sex and eating are related (…)” (sc.3, p.23). Il est pourtant intéressant de remarquer que la principale affaire du film, la relation entre les amants, commence dans les toilettes, sorte de « décharge », au bout de cette chaîne de consommation. Ils feront le chemin inverse, du dernier décor en ordre spatial (les toilettes) au premier (le parking), en passant furtivement par les décors centraux, le restaurant, et s’attardant pour les scènes d’amour dans les tréfonds de la cuisine. Leur histoire commune finira à l’extérieur, signe qu’ils ont réussi à s’extirper à ce monde pervers et décadent. Dans l’économie capitaliste, cette attitude matérialiste et consummiste est appliquée à toutes les créations, sans exception ou nuance, quelle que soit leur valeur intrinsèque. Une métaphore saisissante de cette approche est la « philosophie des prix » du Cuisinier, qui se révèle tout d’un coup non seulement bon psychologue, mais aussi un habile commerçant : RICHARD : I charge highly for vegetarian dishes – people who can afford to be so fastidious about their ethics can afford to pay for them. (…). I charge highly for anything black – grapes, olives, blackcurrants. People like to remind themselves of death – eating black food is liking consuming death – like saying – ha, ha, Death! – I’m eating you…(…)” (sc.61, p.85). « We also charge for vanity », continue le Cuisinier, signe qu’il a compris que la société capitaliste de consommation éprouve un mépris sans bornes à l’égard des valeurs spirituelles ou artistiques, tant que celles-ci ne produisent pas d’argent. Les seuls critères de jugement sont d’ordre quantitatif et pécuniaire, donc pourquoi ne pas en profiter ? 2 – La chasse à l’homme qui lit – L’Esprit La présence de Michael – le futur Amant - dans son restaurant intrigue et inquiète Spica. Il sent intuitivement que c’est un homme qui, de toute évidence, est ailleurs, en quelque sorte un Etranger, l’Autre – comme le Cuisinier français. Mais c’est lui-même qui interpellera Michael, qui l’invitera à sa table, lui présentera (enfin) sa femme (devenue entre temps et en silence l’amante de Michael) – sans doute dans le but d’examiner de plus près et si possible de dompter, d’intégrer dans son univers, dans son système, cet élément nouveau, curieux, qu’est un homme solitaire et silencieux qui lit. Avec une attitude détachée, Michael est complètement absorbé par son livre sur la Révolution française, plongé dans un univers tout aussi lointain et désuète que lui-même en a l’air. C’est peut-être pour cela qu’il attire l’attention de Georgina qui reconnaît en lui une âme sœur. Elle aussi, elle semble perdue et mal à l’aise, implantée de force derrière une table chaque soir. Leurs noms sont de la même famille, celle des anges guerriers et vainqueurs, leurs goûts culinaires se ressemblent et Richard leur sert les même plats, en guise de langage secret et codifié (sc.3, p.24). C’est un regard de Méduse que Georgina pose sur Michael et ils vont vite comprendre, en se « reniflant » sans un mot dans le couloir des toilettes, qu’ils sont de la même race (sc.4, 5, 6, p.25). Comme on le remarquait plus haut (cf. III, 2), l’attribut de Michael est le livre et il appartient, corps et âme, à l’univers du savoir, de la connaissance, métaphoriquement représenté par le book depository. Il est une sorte de symbole désuète of the Enlightenment humanism, en antagonisme flagrant avec le despotisme brute d’Albert. Si ce dernier était the Body, Michael sera the Mind. La simple présence d’Albert procure au spectateur un malaise, une inquiétude, provoque le dégoût et même la peur. Il est violent, malsain, the site of abusive appropriation et consumption. La proximité de l’Amant, en revanche, est un havre de paix et de tendresse, il est sensuel et sexuel, il sait toucher, embrasser, le contact est tactile, physique : « The modest man treats her body with care – but their lovemaking is passionate » (Greenaway, p.42). Michael, c’est le plaisir pur et l’accès à la parole. Les livres, la lecture, le savoir deviennent une autre sorte de nourriture, intellectuelle cette fois-ci, dont Michael est un consommateur sans modération. Il en tire de toute évidence un plaisir presque sensuel, total, profond. « He’s deeply engrossed in his book »(Greenaway, p.23), comme les autres le sont dans leurs assiettes. L’apparente gratuité de ces occupations spirituelles intriguent au plus haut point non seulement Albert, ce qui était à prévoir, mais aussi Georgina, qui partage manifestement les jugements de valeur de son mari analphabète : «What good are all these books to you ? You can’t eat them ! How can they make you happy?” (sc.51, p.70). Et le critère le plus sûr pour mesurer la valeur d’une action est le bénéfice, l’argent que cela peut rapporter. « Does this stuff make money ? » demande Albert, qui prend la lecture dans son restaurant “as a personal affront”(sc.23, p.44). Dans son opinion, cette occupation – la lecture - est signe de singularité, de solitude, de non-appartenance à un groupe bien défini, de non-intégration dans la société de consommation : « (…) You know I reckon you read because you have no-one to talk to (comme lui il a ! n.a.). (…) Come and join us. That way you won’t have to keep your head in a book” (sc.23, p.45). Comme le remarque Webster, on observe une convergence progressive des deux processes of consumption – artistic and digestive. Michael sera forcé d’ ingurgiter littéralement son livre préféré sur la Révolution française, ce qui le tuera. Etrange métaphore des principes révolutionnaires, du savoir en général, qui étouffent et dont l’assimilation trop profonde devient synonyme de mort. D’autre part, symboliquement « farci » de culture, d’art, de grandes idées et d’idéaux, Michael deviendra indigeste, impossible à consommer. C’est ce que Spica pensait d’ailleurs de la lecture : « Reading gives you indigestion » (sc.23, p.44). Lui, capable pourtant de dévorer tout obstacle, qui avait désiré et organisé la mise à mort (à sa vue très recherchée : « they are going to admire the style – he was stuffed – and Albert liked good food » (sc.55, p.78) de ce rivale inouï, n’arrivera pas à avaler cette nouvelle « recette ». Paradoxalement, as pointed Sinnerbrink, ils vont chacun transgresser cette condition qu’on vient de leur assigner. C’est que Michael sortira vite et facilement de son image éthérée et deviendra en un clin d’œil un Amant très enflammé, who « didn’t need an aphrodisiac » (p.86), prouvant qu’il est un corps tout à fait sexualisé. Quant à Spica, c’est bien le contraire : en dépit de sa présence physique écrasante et de ses à propos incessants, il a une sexualité déviante ou en tout cas incertaine et métaphorique. « He wasn’t really interested in sex – not with me – not with women… » (sc.59, p.83) avouera finalement Georgina devant le cadavre de son amoureux, auquel elle racontera péniblement toutes les pratiques sadiques et malsaines auxquelles la forçait son mari. Finalement, les oppositions binaires Body – Mind, respectivement Nature – Culture, qu’on retrouve dans la Jacobean drama, couvrent dans le film des significations plus étendues, des valeurs différentes, interférentes et partiellement interchangeables, entrant dans une logique of economy of exchange. 3 - Posseder c’est exister – La Propriété et le pouvoir Pour revenir à une idée présentée plus haut (cf. III, 7), la trame et l’enjeu du film pourraient, en gros, se concentrer dans une fable sur le thème du pouvoir. On est les témoins d’une sorte de « ballet », d’une fluctuation des rapports de force qu’entretiennent les personnages, animés en leur grande majorité par le désir de dominer les autres, de les tenir sous contrôle. Le symbole principal de cette volonté de domination absolue, aveugle, est sans doute Albert Spica, image (presque) parfaite du tyran, du despote. Il veut être le maître unique et indiscutable de celle qui est devenue sa femme (Georgina), de ses associés et employés (Richard, les autres employés, tels Alice, Philippe, Pup), de ses acolytes (Cory, Mitchel, Spangler, Harris, etc), de sa concurrence (Roy) et en général, de tout élément nouveau (par ex. Michael) qui pourrait mettre en discussion, donc en danger, son hégémonie. Sa logorrhée et sa voracité traduisent cet instinct proprietorial et la volonté de maîtriser et de posséder tout, quoi que ce soit. Comme l’observe Richard, à un moment où il joue pleinement son rôle de bouffon, : « Maybe you’d like your name on the lavatory paper… in a dye that would transfer itself to the customer’s backside ?… Then Mr Spica you could pretend to own us all » (sc.2, p.20). On pourrait rappeler à ce sujet la métaphore de Cronos (cf. IV, 1), le dieu dévorateur de ses enfants, mutilé et castré, qui avait lui-même tranché les testicules de son père (comme Spica le fera à Michael, en plus de le tuer (sc.55,p.78)). Cronos incarne en fait le souverain incapable de s’adapter à l’évolution de la vie et de la société. Il gouverne en autocrate, rejetant toute idée de partage ou de succession, il ne conçoit pas un autre ordre que le sien. Pour avancer et se transformer, le monde – son monde, à sa vue – doit se révolter et l’expulser. C’est un symbole du pouvoir conservateur obstiné, aveugle et totalitaire, forcément immobile. Sans aucun doute, à l’époque où le film est sorti, à savoir en 1989, après dix longues années de gouvernement thatcherien , cette thématique était ou semblait être profondément symbolique. De là, l’interprétation de Spica en tant qu’allégorie du thatcherisme, son assimilation à un esprit capitaliste rapace, prédateur, d’une vulgarité et d’une ostentation incorrigibles ("This place could do with a respray – too dark. Gold – it needs more gold” (sc.3, p.22)) et d’une agressivité inlassable contre tout ce qui est rattaché à l’esprit, à la culture, à l’intellect. Cet personnage et sa suite ont été censés d’être l’expression d’un état policier, abusif (« a flock of black inquisitors » (Greenaway, p.12)), intolérant et envahissant, bassement matérialiste, qui jugeait everything in terms of immediate material gain, en violent antagonisme avec l’élite intellectuelle, et qui était passé en peu de temps from a deffensive to an offensive accumulation strategy : « ALBERT : (…) If Richard was more interested in slogans he’d do more business and make more money “ (sc.3, p.22). The Thatcherite period est identifiée à une culture of individualism, qui propagate late capitalist values and practices, don’t les traits principaux sont invariablement the consumerism, the nationalism, the managerialism et un esprit féroce de competition : « ALBERT : (with excessive sarcasm) You must know the rules Roy. (…) And pay when I ask you – otherwise next time we make you eat your own shit – after first squeezing it out of you… (…)” (sc.1, p.13). Mais Spica, qui reste une personnalité totémique, n’est pas certainement le seul à permettre ces rapprochements. As pointed Sinnerbrink, on pourrait identifier « The Lover as Enlightenment rationalism, high cultural modernism, a kind of early capitalism (and) the Thief as grotesque embodiment of consumer capitalism (…) » Aux dires de Greenaway, “maybe the only political film (he) ever made was The Cook, which started as a kind of diatribe against Thatcherite Britain, but (his) interest is aesthetics, not politics”. On le croit bien, car ces aspects d’allégorie politique contemporaine sont loin d’épuiser le potentiel symbolique et métaphorique du film. Heureusement pour lui, le personnage de Spica sera emporté par l’action et obligé de sortir de ce patron un peu étroit de « Mme Thatcher, version masculine ». Les notions de propriété, de consommation and exchange, ont des points de convergence en effet avec la relation binaire Body – Mind, dont il a été question plus haut (cf. IV, 1). Ces principes, apparemment antagoniques, interférent dans le film au point de se confondre et se superposer, c’est à dire à s’auto annuler. Le plaisir – soit-il intellectuel, sexuel ou digestif - c’est un acte de consommation et en même temps une aspiration au statut de propriétaire. Le film suggère que le savoir, en tant que nourriture de l’esprit, et la nourriture terrestre, passent par le même trajet digestif pour finir en déchet, en excréments, dans une sorte de recyclage naturel. Dans The Cook…, le sens de chaque élément sera dévié ou transformé en son contraire : le goût en dégoût, la pure contemplation visuelle en épreuve horrifiante, la mesure en charnelle opulence, les aliments en nourriture, celle-ci en langage amoureux, le savant en amant, le plaisir en peine, la nourriture en excréments, ceux-ci de nouveau en nourriture, cette fois-ci à titre de ‘punition’ (sc.1, p.12-13), le plaisir de l’esprit en calvaire physique, le corps en chair, l’amant en sacrifice, le bourreau en victime, le tyran en inculpé, la victime en vainqueur et ainsi de suite. La cuisine et les mains du cuisiner deviennent donc un passage obligatoire pour toute « marchandise », quelle que soit sa nature. C’est un endroit de métamorphose et de general economy of exchange. 4 – Combien nous sommes fragiles – La Nudité Le Cook est une des créations de Greenaway où le corps humain est le moins exposé, et cela en dépit de scènes de nudité et de sexe dont le film semble user abondamment. Comme observe Peter Lehman, ici the use of nudity is quite different from that of the classical narrative cinema, où le corps dénudé est invariablement associé à l’érotisme et exposé, dévoilé de façon de plus en plus gratuite au regard voyeuriste du spectateur. « Nudity is the natural state, but in most cinema people take their clothes off – or rather a woman takes her clothes off – as a prelude to sex » Greenaway restores “a large repertoire of non sexual meanings of the nude, meanings which are not tied to ideal notions of perfect beauty”. Pour lui, c’est plutôt le symbole d’un retour à l’état primordial, où la nudité était symbole d’un état où tout était manifeste et non voilé. En the Cook, the nudity is not only sensual and erotic, but also gives an impression of helplessness, de dépouillement . On a pu remarquer cet aspect plus haut, (sc.48, p.67, cf. III, 2), au moment où les deux amants sont chassés, comme d’Adam et Eve, et s’enfuient nus dans un camion de viande pourrissante. Leur apparence physique est loin de l’idéal de la beauté parfaite et athlétique, véhiculée par l’héritage artistique grec. Les images stéréotypées et préconçues, du genre : lui, l’Amant, symbole d’une virilité insatiable et de la force conquérante, elle, la Femme, par ailleurs adultère, objet de convoitise, de désir, séductrice et provocatrice - ces notions sont tout à fait désacralisées et démystifiées par l’aspect banal, quelconque et cruellement marqué par le temps des deux protagonistes, Michael et Georgina. Etrangement, les scènes de sexe assez nombreuses - mais jamais gratuites dans l’économie du scénario - entre Georgina et Michael ne sont pas vraiment érotiques, mais sensuelles, pleines de tendresse et très touchantes. On y sent une bonne dose de désespoir, le désir de combler une solitude et de se purifier dans cette union. C’est la raison pour laquelle Georgina tient absolument à ce que tous les deux soient totalement nus pendant leurs ébats amoureux (« she has insisted on taking off all their clothes » (Greenaway, p.42)). Elle veut se sentir libre, débarrassée de ses vêtements qui représentent l’autre partie d’elle et de sa vie, qui appartient à Albert, une facette d’elle même qu’elle déteste et dont elle a honte. La nudité absolue ici est synonyme de liberté et pureté, d’une aspiration vers l’absolu et l’oubli. Le silence qu’elle lui impose aussi, car elle recherche tout à fait l’opposé de son quotidien. Toutefois, au fur et au mesure que leur romance sexuelle avance, Michael is « looking anxious » et Georgina devient de plus en plus osée et sûre d’elle même, de ses capacités de séduction. She « is looking more sexy and exciting than she ever has before » (Greenaway, p.59), son visage est « flushed and excited », elle prend des allures de femme fatale, d’Ange bleu, oubliant toute précaution, défiant tout danger, toute contrainte : « GEORGINA : (…)’ besides I’m learning fast – how to cut corners and save time…(…) I’m getting good at it – aren’t I ?…aren’t I…aren’t I, Michael ?’ She dramatically opens up her fur coat to show him exuberantly that she’s unbuttoned her thin dress underneath and is not wearing any underwear ” (sc.37, p.60). La nudité de la femme est considérée depuis toujours une arme, un pouvoir redoutable et un piège. La fascination avec laquelle les hommes peuvent la contempler rend ceux-ci vulnérables. Un guerrier éblouit, séduit, médusé par la vision d’un corps nu de femme sera sans doute une proie plus facile à abattre pour ses ennemis. Finalement, c’est l’attraction pour Georgina qui sera fatale à l’homme « modeste » et posé qu’était Michael. Il sera une victime de plus à compter dans la longue liste de héros de Greenaway détruits ou éliminés physiquement à cause d’une femme ou par une femme. L’Homme, surtout en hypostase d’amant, représente l’élément passif, celui qui suit et qui subit l’action de la femme, en quelque sorte un moyen, un « outil » pour celle-ci d’arriver à ses fins ; ce sont les femmes - épouses, maîtresses - qui agissent, qui prennent l’initiative et deviennent le vrai moteur de l’action, la source d’un changement d’état, d’une métamorphose. Dans le Cook…, un paisible libraire humaniste sera sacrifié et transformé en plat meurtrier par une femme avide de vengeance. Chez Greenaway, même si elle éprouve quelques états d’âme ou se trouve au début en position de soumission par rapport à l’homme, la femme sortira bientôt de sa léthargie et trouvera un moyen - toujours rusé - pour se venger et prendre le dessus. A l’image du pouvoir personnifié par le modèle thatcherien dont il a été question plus haut (cf. IV, 3), la femme se révèle toujours dominatrice et castratrice. En ce qui concerne la représentation de la nudité, on sait que dans la peinture et l’art en général la nudité est toujours enveloppée dans un alibi mythologique, historique ou allégorique. Mais, nuance : Woods, cited by Lehman, remarks that there is a profound difference between male and female nudity in art history : “all those female nudes waiting for their men, all those male nudes waiting for their death” or already dead. Ce schéma est reproduit aussi dans le Cook…, où le corps masculin nu, celui de Michael, subira un massacre, un supplice, et restera seul et mutilé au centre de l’image, pareil à un tableau de saint martyrisé (sc.57, p.78). L’apothéose de ce état est l’image de Michael gisant cuit devant un monde qui n’était pas le sien, un sacrifice transformé en arme de vengeance. Un autre corps masculin nu est celui de Roy, le concurrent humilié au début , dans une scène emblématique (sc.1, p.10) du film. Là aussi, l’homme nu est la victime qui subit une agression, l’incarnation de la honte et du désarroi. Sa silhouette recroquevillée évoque la faiblesse, la blessure et l’impuissance du travail honnête face à la force brute incarnée par le gang déchaîné. Comme on l’a déjà remarqué plus haut (cf. II, 3), dans ce film on ne perçoit jamais l’extérieur et là où on a l’impression de l’apercevoir, il fait nuit ou sombre. Il n’y a aucune fenêtre vers une découverte extérieure. Sauf une, dans le book depository, qui est un endroit humain, où l’air circule. Là, derrière les amants, on a une énorme fenêtre ronde, – un jeux de formes, un cadre dans le cadre – par laquelle on perçoit une magnifique nuit étoilée, au milieu de laquelle trône une lune pleine dorée. La nuit entre tout à fait dans la logique symbolique du film à ce momentlà, où les deux amants, dont la romance a été découverte par le mari trompé, se sont échappés. Car la nuit c’est le commencement de la journée, le temps de gestation, de germination, des conspirations, elle est riche de toutes les virtualités de l’existence. C’est le mystère, la peur, la sensualité, le moment où tous les démons se libèrent et nous guettent. Les étoiles sont autant de symboles de la force de l’esprit et de sa lumière, un rappel du conflit perpétuel qui la sépare des forces de la matière, des ténèbres. La lune, elle, est « le premier mort », le passage de la vie à la mort et de la mort à la vie, d’une nouvelle modalité de vie. C’est un principe passif, mais fécond, le subconscient et le rêve, le principe féminin avec tout ce qu’il a d’instable, transitoire et influençable. Derrière les amants, elle est un œil immense qui les surveille, difficile à cerner pour le moment si de bon ou de mauvais augure. Côté cadrage, c’est un magnifique jeu de proportions, de formes et de perspectives : dans la forme rectangulaire du cadre est insérée la fenêtre ronde, sorte d’œil d’une instance supérieure (ou deuxième œil de la caméra ?). Sur cette surface, de fines lignes verticales et horizontales, comme une échelle vers l’infini. A l’intérieur de ce deuxième cadre, encore plus éloignée, la lune, pareille à une pupille blanche. Pour y arriver, l’œil du spectateur doit embrasser tout le décor du book depository. Construite en profondeur, jalonnée de colonnes et de plus en plus étroite, la pièce converge vers la fenêtre et attire le regard vers ce point central lumineux dans une parfaite composition scénique baroque. Une métaphore de l’espace infini, immatériel, spirituel, en guise de solution. L’ouverture est donc possible, on aperçoit le monde extérieur, sinon meilleur, au moins différent ; l’échelle est là, la lumière, quoique nocturne, aussi, si grande qu’elle semble à portée de main. Georgina ne s’était pas trompée en pensant que Michael était pour elle la bonne voie pour s’échapper : chez lui, il y avait le choix et un horizon. Sauf que, une fois ensemble, nos deux héros tournent le dos à ce spectacle, ils l’ignorent. Ils vont rester otages de leur condition, ou plutôt c’est Georgina qui va attirer le malheur dans ce coin de paradis et la perte de Michael. 5 - Car tu es poussière … - La Chair “I think it is really important to be in some way provocative – either intellectually or viscerally”. PeterGreenaway Depuis la première scène du film, la chair, symboliquement considérée comme adversaire de l’esprit, est constamment présente, d’une manière ou d’une autre, dans tous les cadres du film. Les camions du parking sont bourrés de morceaux d’animaux et de poissons sans vie, verdâtres, en train de pourrir, la cuisine et les plucking rooms remplies à craquer de gibier de toute sorte, ainsi que les décorations du restaurant, somptueuses natures mortes composées d’objets, de fruits et d’animaux et d’oiseaux. Ces références à des icônes of high-European art ne représentent finalement que des cadavres de bêtes abattues, chassées par l’homme, qui attendent leur tour pour être cuisinées et mangées : métaphores d’un des aspects les plus puissants du film - la chasse à l’homme qui personnifie le savoir. Le corps humain suivra le même trajet de la transformation du corps en chair et de la chair en viande, menant jusqu’à la scène finale où se mêlent cannibalisme et revenge killing (sc.62, p.89). Cette métamorphose, opérée par le Cuisinier et commanditée par une épouse avide de vengeance, devient un sacrifice. Le corps meurtri de Michael est ainsi rendu « sacré », c’est à dire séparé de celui qui offre, de Georgina, de luimême, de tout le monde profane. Censé être une offrande à Dieu, le corps de l’Amant est en fait offert aux autres en pâturage, sublimé dans une nourriture d’essence divine, en guise de punition. Devant le trouble d’Albert, Georgina enlève toute ambiguïté : « ALBERT : God ! GEORGINA : (ice cool) No Albert – it’s not God – it’s Michael. My lover. You vowed you would kill him – and you did. And you vowed you would eat him. Now eat him” (sc.62, p.92). Suivant le principe de « do ut des », la notion de sacrifice est pourtant étroitement liée à la notion d’échange, de récompense. Plus le sacrifice, le don, est grand et précieux, plus on attend en contrepartie une énergie spirituelle, vitale ou créatrice importante. C’est dans cette vision et dans ce but que dans diverses traditions et cultures le sacrifice humain se trouve à la base de toute grande entreprise, dont il est censé assurer un fondement stable et la perpétuité. Bien que la parole se soit installée avant entre les deux amants – grâce à Spica, d’ailleurs, qui fait les présentations (sc.23, p.44), dans une poussée d’orgueil de propriétaire – ce n’est qu’après la mort et le sacrifice de Michael que Georgina émerge en tant qu’identité autonome et speaking subject. Devant le cadavre de son amant, elle prend la parole et raconte – à Michael, à elle-même, au spectateur ? – sa vie traumatisante aux côtés de son mari et les raisons pour lesquelles elle y est restée si longtemps : « GEORGINA : It’s important I tell you – and then I can have done with it. Albert beat me.(…) I’ve left him four times. (…) He brought me back. (…) » (sc.59, p.82). Si à côté du cadavre de son amant elle commence timidement à parler, tout de suite après on la verra prendre l’initiative de convaincre Richard de l’aider dans son entreprise. Mais ce sera devant le corps transformé de Michael, devant ce qui est devenu un sacrifice, qu’elle passera à l’acte, en tuant son mari. Elle accomplira ainsi un désir qu’elle couvait depuis longtemps déjà : « I took a lover – a boxer – I had a crazy idea I could get him to kill Albert. (…) I didn’t take you as a lover to kill Albert. I bought rat poison – he found it » (sc.59, p.83). C’est que le pouvoir libérateur de ce sacrifice a porté ses fruits : Georgina, comme les autres, a retrouvé un langage propre et une identité autonome, nouvelle. Consciente à présent que ce n’est pas l’amour ou une autre personne qui vont la sauver, elle est passée de la position de victime consentante à celle d’une personne maîtresse de son destin. C’est un passage à valeur initiatique, dans lequel Georgina, ressuscitée grâce au sacrifice de Michael, arrive à récupérer sa propre force et à retrouver son moi profond. Pourtant, une des conditions d’un sacrifice « profitable » et valable est que l’offrande doit être innocente et le donateur dépourvu de toute arrière-pensée perverse. Dans notre cas, Michael était tout de même un pécheur consentant, ayant entretenu des relations sexuelles avec une femme mariée ; il n’a pas été sacrifié, mais violemment assassiné par le mari trompé. Georgina, quant à elle, veut tirer de cette situation un profit personnel, qui donnera un coup de fouet à sa vanité assoupie : la conversion du cadavre en sacrifice lui servira d’outil pour obtenir vengeance. Ce sacrifice « forcé » brise un énorme tabou, celui du cannibalisme, et représente en égale mesure une transgression de tous les codes moraux et éthiques, de la « loi », ce qui mène à une « collision of the sacred and the profane”. Car le sacrifice de l’Amant est en même temps « both murder, and the sign of interdiction against murder ». Comme on a pu remarquer plus haut (cf. IV, 1), le film est construit sur l’axe : fabrication - consommation – expulsion – décomposition. L’hypostase finale du circuit de la matière, les excréments, soi-disant déchets humains, des ordures, sont omniprésents dans le film et utilisés comme signe d’humiliation suprême par Spica, qui pense ainsi stigmatiser ses adversaires. Pourtant, signalée par Greenaway comme faisant partie de ses intentions métaphoriques, la couleur des crottes – animales ou humaines – est souvent marron-dorée. Les significations de l’or et des excréments se rejoignent dans différentes traditions. Ceux-ci sont signes et symboles de richesse matérielle, terrestre, mais aussi d’épanouissement et d’aboutissement dans une quête spirituelle. Ils sont chargés d’une partie de la force vitale de celui qui les a expulsés et il est souhaitable que celui-ci – homme ou animal – puisse les réintégrer. C’est ce que font, de manière inconsciente, bien évidemment, mais poussés par un fort instinct naturel, les enfants très jeunes qui jouent avec et avalent allégrement leurs propres excréments et les mères-animaux, qui ingurgitent les placentas et les crottes de leurs petits, car pour les uns comme pour les autres les tabous et la notion culturelle de dégoût n’existent pas. La fréquence et l’importance symbolique de la coprophagie rituelle, perpétrée dans certaines cultures jusqu’à nos jours , est indéniable. Dans cette optique, Albert, qui pense et espère blesser profondément Roy en le salissant et lui faisant avaler des crottes de chien, rend en réalité un grand service à ce dernier, vu les vertus revitalisantes des excréments. Sans s’en douter, à un niveau métaphorique, Spica est l’artisan de sa propre perte, car il met les autres en condition de l’attaquer. En croyant les anéantir, ils les rend plus forts encore. C’est lui qui attise à petit feu la haine de sa femme et c’est toujours lui qui, en assassinant Michael, donne même à celle-ci l’outil pour assouvir son désir de vengeance. La violence et le mépris perpétrés sur les autres, collaborateurs ou employés, se cristallisent et deviennent le moteur d’une action et attitude communes, qui font que ceux-ci se retrouvent tous du même côté de la barricade, à savoir contre Spica, au moment final. Dans la mort de Michael – mort intellectuelle et métaphorique, car elle réalise une synthèse entre corps et texte – ce qui choque le plus c’est la confusion entre le côté nourriture et le côté sacrifice, d’où un sentiment puissant de dégoût et de répulsion. C’est Albert devant ce rôti de viande humaine, la fourchette à la main, son dégoût à lui, son horreur, son refus, son vomissement qui donnent au spectateur ce sentiment insupportable d’abjection. A ce point, le rapprochement avec Titus Andronnicus de Shakespeare se présente à l’esprit à propos de cette scène de banquet antropophagique. Georgina, jouissant de son pouvoir et de son entité retrouvée, suggère à son mari de commencer par le phallus : « Try the cock Albert. It’s a delicacy. And you know where it’s been” (sc.62, p.92). Elle est si à l’aise dans cette nouvelle hypostase, tellement déterminée et maîtresse de soi que « even RICHARD has to look at (her) in surprise – at her raw, provocative, ice cool antagonism » (sc.62, p.92). Elle joue son rôle et jouit pleinement de cette parodie de vengeance, avec un sadisme étudié et bien dosé : « GEORGINA : Go on Albert – eat. Bon appétit./ As he looks bewildered./ GEORGINA : It’s French. / He takes the meat on his fork to his lips. Just as the meat touches his lips, GEORGINA fires the gun into ALBERT’S head./ GEORGINA: Cannibal.” (sc.62, p.92). L’ironie noire, sarcastique, de cette situation c’est qu’on pourrait déduire qu’Albert est puni, respectivement tué, parce qu’il se prête à des actes de cannibalisme. La transgression atteint son point final avec ce nouveau meurtre, soigneusement et théâtralement mis en scène au cours d’un « banquet », comme dans une revenge tragedy. Le restaurant, « closed for a Private Function », baigne dans une lumière rouge de Purgatoire. Les gens « are dressed up as though for a special celebratory occasion » (Greenaway, p.89), avec Georgina parée de plumes, en guise d’oiseau Phoenix. xxx Entre toutes les notions dont il a été question plus haut, on remarque que celle qui tient le rôle de catalyseur de l’histoire est la notion de propriété, largement connotée avec l’idée de pouvoir. Les actions des personnages n’ont pour but, déclaré ou non, conscient ou non, que l’acquisition de quelque chose – que ce soit un bien, un être ou un nouvel état/étape dans leur devenir personnel. La compétition est farouche et ouverte, chacun usant de ses propres moyens et guettant les fautes des adversaires. Le pouvoir – qui traduit un instinct foncier de propriétaire - se galvanise autour des centres de force, tels Albert et Georgina. Ce sont eux les deux principales parties adverses de ce combat et, en tant que ‘chef d’armée’, chacun va essayer de concentrer autour de lui une coalition. La balance du pouvoir et l’équilibre des forces étant fluctuant, un d’entre eux – Georgina, la femme bien évidemment, puisqu’on est dans un film de Greenaway – réussira à renverser l’état des choses et à récupérer les énergies errantes pour les retourner contre son mari-ennemi. Seulement, une question s’impose : pour quoi faire après ? Le rideau de velours qui tombe à la fin du film est symbolique de ce point de vue. Au cinéma, sous-entendant le cinéma ‘traditionnel’, la fin d’un film signifie ou propose généralement une ouverture. Une étape de la vie des personnages, à laquelle on a été témoins en tant que spectateurs, prend fin, tandis qu’une autre, qu’on nous laisse deviner, commencera sans faute. En revanche, au théâtre, la tombée du rideau ne signifie pas toujours qu’on est arrivé au bout du chemin, que les personnages changeront de vie, de condition, de partenaire ou de quoi que ce soit. Le rideau peut tomber sur une situation qui n’est pas foncièrement autre par rapport au début de la pièce. Le cas du Cook…, œuvre volontairement hybride entre le théâtre et le cinéma, est ambigu. Après la réplique finale on sent qu’il ne peut plus rien se passer. C’est une fable qui prend fin dans un tableau figé. CONCLUSION Au moment de faire le point et conclure sur ce film, on se rend compte que cette étude pourrait se développer et s’enrichir, qu’on pourrait continuer indéfiniment, à la manière de Greenaway, qui reste intarissable au sujet de ses œuvres. C’est que les ouvertures et les références sont si nombreuses, que le film devient un point de départ, un prétexte et un support pour une réflexion ultérieure. En fait, le débat que The Cook… soulève touche ce qu’il y a de plus basique et fondamental dans l’homme, ses ressorts les plus ‘bas’, mais les plus authentiques. Tout y est primaire : les pulsions et leur expression. Ce qui apporte un cachet unique au film, c’est que cette fable qui met en scène – donc en discussion – des aspects aussi telluriques de l’âme humaine utilise à ce but des moyens d’une sophistication artistique extrême. Il y a donc dans ce film, à notre avis, un étonnant décalage entre l’essence et l’apparence, entre la forme et le contenu. Difficile d’affirmer lequel de ces aspects a emporté. Car The Cook… est avant tout un spectacle et notre conviction est que ses réalisateurs l’ont pensé d’abord comme un exercice de style, comme une prouesse esthétique. De ce fait il s’adresse beaucoup moins à l’intellect du spectateur qu’à ses sens, en premier lieu à sa vue, à son ouïe et à son goût. Avant de réfléchir et de juger, on est invité à suivre, à sentir et à ressentir, ce qui est déjà en soi une démarche peu typique pour Greenaway, qui impose d’habitude un parcours hautement intellectuel à ses spectateurs. Cette étude devrait apporter, nous l’espérons, la confirmation que ce film existe par lui-même et tient debout en tant que produit cinématographique devant le public, qu’il soit intégré ou non dans le contexte plus large de l’œuvre de son auteur. Ce qui, il faut le dire, n’est pas le cas de toutes productions de Greenaway, difficilement ‘lisibles’ pour un spectateur non avisé. Versatile, The Cook… offre des facettes multiples, des axes de lecture et de compréhension diverses, qui peuvent s’emboîter telles des poupées russes. Comme il a déjà été précisé dans l’introduction de cette étude, notre intérêt principal ne portait pas sur l’intégralité de la production artistique de Greenaway, qui est de toute manière extrêmement vaste, et, sans aucun doute, difficile à saisir dans le cadre d’un mémoire de maîtrise. Ni, d’ailleurs, sur les innombrables rapprochements qu’on a fait jusqu’à cette date entre son œuvre et divers courants de pensée, linguistiques, artistiques ou autres. Le sujet déclaré de cette étude était donc une analyse autant complète que possible du film The Cook…, avec ce qu’il propose par lui-même au spectateur ‘laïque’, ‘non-greenawaysé’. Malgré les intentions de saisir le sujet dans sa totalité, à un regard plus proche ce film s’est avéré d’une si grande richesse de sens, de références et de moyens d’expression artistique que beaucoup de points en sont restés mal ou insuffisamment traités. Certes, quoiqu’il s’agisse d’un « simple film » et non d’une grande et illustre œuvre littéraire, les ouvertures et les interprétations proposées ou possibles sont multiples. Il y a donc encore des éléments à approfondir et à intégrer à cette étude, afin de la rendre plus complète. C’est le cas des personnages secondaires, parmi lesquels on pourrait nommer en premier lieu les acolytes d’Albert Spica - la bande de Cory, Mitchel, Harris, Turpin etc -, très nombreux, perpétuellement à ses côtés, le suivant tels une ombre. En symétrie, il y a le staff de la cuisine, composé principalement de Pup, Alice, Philippe, Eden, Troy, Adèle, à savoir la ‘suite’ personnelle de Richard, le Cuisinier. A partir de cette ‘faune’, on pourrait se pencher plus attentivement sur les intrigues secondaires dont ils sont les héros, intrigues parallèles au fil conducteur de l’action principale, et tenter de déchiffrer leur portée et le choix opéré par l’auteur. Sans doute, une étude plus minutieuse des schémas de la Revenge Tragedy pourrait s’avérer très révélatrice à ce sujet. Un autre filon à exploiter serait certainement l’héritage shakespearean et son écho dans ce film de Greenaway, avec notamment le personnage de Pup qui renvoie à Night’s summer dream, et une étude plus étendue du rôle assigné au personnage du bouffon à travers l’œuvre shakespearienne. Enfin, il y aurait encore à réfléchir et à puiser dans le thème du cannibalisme et dans l’iconographie chrétienne, qui n’ont été qu’effleurés dans la présente étude. A ce point, il est évident que dans son travail de metteur en scène Greenaway a trop d’ambition et veut tout faire, tout dire, si possible dans un seul film. Parfois le résultat donne le tournis et laisse un goût confus, comme un plat cuisiné avec trop d’épices différentes. Avant d’aller au cinéma, son public devrait revoir les films antérieurs de l’auteur, réviser l’histoire du cinéma, de l’art et de la littérature européenne (asiatique aussi, si possible), se remémorer la Bible, feuilleter un bon dictionnaire des symboles et ne rien manger. Le cinéma de Peter Greenaway est un cinéma volontairement sélectif, élitiste, de cinéphile, qui éveille le spectateur, l’incite à collaborer, à se poser des questions (et à trouver vite les réponses, s’il veut suivre et tirer un majeur profit du film), à se souvenir des tableaux, des livres, de la mythologie antique et chrétienne. Le spectateur visé par les films de Greenaway devrait avoir, comme l’auteur, une culture de type renascentiste , encyclopédique, un goût prononcé pour le côté expérimental du cinéma, un esprit innovateur et très perméable. On ne saurait conclure ce mémoire sans rendre hommage à l’exigence et au travail soigné, abouti et maîtrisé, non seulement du metteur en scène, mais de toute son équipe, car le ‘ produit’ final dont il a été question est un fin bijou policé et une prouesse de technique et d’expression cinématographique. Avec ce film, le débat soulevé par Greenaway et son credo principal, qui consiste à nier au cinéma ses facultés narratives et à renier sa ‘carcasse ‘ traditionnelle, se trouvent quelque peu bousculés et contredits. L’ironie du sort, les lois du marché et la nature humaine veulent que ce soit The Cook…, - sa production la plus commerciale, la plus traditionnelle et la plus narrative – qui a apporté une vraie notoriété internationale et un succès de « masse » à son auteur. Quant à la capacité narrative de l’expression cinématographique, elle a beau être contestée ou reniée, elle a été, à notre opinion, déjà magistralement prouvée lors de ces longues « 105 years of illustrated text », pour reprendre l’expression de Greenaway. Pour preuve, des romans fleuves portés à l’écran de manière parfaitement subtile et réussie, comme, par exemple, la prestigieuse série télévisée anglaise The Forsyte Saga, tirée de John Galswotrhy. De nos jours - on devrait dire en réalité depuis toujours - la « bonne histoire » est une condition sine qua non d’une réussite cinématographique. De plus en plus de films sont en fait des adaptations de romans ou de nouvelles et, phénomène assez récent, on assiste à l’opération inverse : l’histoire d’un film à succès est retranscrite tout de suite et reconvertie en roman. On pourrait affirmer qu’avec le temps la position de Greenaway, qui couve depuis plusieurs années un grand projet multimédia intitulé Tulse Luper Suitcase, s’est ‘radicalisée’. Les soi-disant compromis qu’il pense (peut-être) avoir fait avec ses derniers films (qui remontent à 1999 avec 8 ½ Women) ne se sont pas avérés inspirés de point de vue marketing. Jugés trop éloignés du vrai esprit Greenaway par les amateurs, ils ont été considérés trop peu cinématographiques et trop intellectuels par le ‘large’ public. Le chemin qu’il s’est frayé, ses aptitudes et ses convictions intimes font que le parcours futur de Greenaway semble être du domaine de l’évidence. S’il veut garder sa place, il faut qu’il suive le chemin qui va dans le sens de l’attente de son public. Un créateur à succès - dans notre cas cinématographique, qu’il fasse partie de l’école ‘classique’ de type hollywoodien ou qu’il soit classé ‘indépendant’ et ‘révolutionnaire’-, finit tôt ou tard par être victime de son succès et de l’étiquette qu’on lui colle. Dans cette lumière, Greenaway est quasiment obligé de se positionner aux antipodes de la ‘mode’ cinématographique mondiale. Un parcours certainement intéressant à suivre de près dans l’avenir. Toujours fidèle à soi-même et fort de sa couverture médiatique, Greenaway se place donc vaillamment à contre courant, défiant les tendances, le goût du grand public et les lois du marketing. Il aimerait que sa place soit celle d’un éclaireur, d’un précurseur, d’un chercheur qui pousse toujours plus loin ses expérimentes et finit par éveiller la curiosité. La magie opère, l’engouement de ses fans inconditionnels reste inébranlable ; le désir de nouveauté, de recherche, de participation plus active à l’acte de consommation artistique assurent à Greenaway un public restreint, mais averti. La différence a toujours su se frayer son chemin. De toute manière, cette place légèrement marginale ne devrait pas trop déranger Greenaway, car ce qu’il lui importe à tout prix c’est de ne pas d’être “cinematographically correct”, mais unique. Works cited Aumont, Jacques, and Michel Marie. L’Analyse des films. 2ème éd. Paris : Nathan, 1988. Betton, Gérard. Esthétique du cinéma. Paris : Presses Universitaires de France, 1983. Bradbrook, M.C. Themes and Conventions of Elizabethan Tragedy. 2nd ed. Cambridge: Cambridge University Press, 1980. Chaucer, Geoffrey. The Canterbury Tales Chevalier, Jean, and Alain Gheerbrant. Dictionnaire des symboles. Paris : Robert Laffont, 1982. The Cook, The Thief, His Wife and Her Lover. 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