Sainteté des lieux en Islam

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Sainteté des lieux en Islam
Quelle maison pour Dieu ?
Les lieux de la rencontre humaine et divine
au cœur des monothéismes abrahamiques
PROF CLAUDIO MONGE
Uni. Fri. - Faculté de Théologie
AA. 2013-2014 – SP
Sainteté des lieux en Islam
L’islam ne connaît, à proprement parler, que trois lieux saints, qu’on peut dénommer de
« pan­islamiques » (déjà reconnus comme tels par Ibn Khaldun) : Jérusalem, Médine et surtout
La Mecque. Chacun de ceux lieux a son histoire et, sauf pour La Mecque, leur sainteté a
rarement été continue1. Ce dernier lieu, en direction duquel prient les musulmans du monde
entier et vers lequel affluent les pèlerins de toutes origines, est sacralisé par la présence de la
Ka’ba. Or bien que le Coran (2 : 115) rappelle « où que vous vous tourniez, là est la Face de
Dieu ». La prière du croyant doit pourtant s’orienter vers un point d’espace déterminé par des
coordonnées géographiques précises : 21° 27’ de latitude nord, 39° 43’ de longitude est. Et
quand il accomplit le pèlerinage, il s’achemine obligatoirement vers ce même point. C’est
évident que le verset coranique qui affirme catégoriquement une indétermination spatiale
absolue semble contredit par d’autres passages coraniques (2 : 142­145) qui imposent à l’orant
une orientation précise vers « la Mosquée sacrée » (al­masjid al­harâm) qui est bayt Allâh,
domus Dei. Le verset cité est­il abrogé par ceux qui instituent la qibla ? C’est le point de vue
de certains exégètes. D’autres jugent que ces données scripturaires, dont l’une énonce un
principe tandis que les autres formulent des règles pratiques, ne sont pas inconciliables. Pour
les uns, le verset « Où que vous vous tourniez, là est la Face de Dieu » est applicable aux
prières surérogatoires (dualar), pour lesquelles l’orientation rituelle n’est pas strictement
obligatoire. Pour d’autres, ce verset a une conséquence légale beaucoup plus large. Il signifie
que, lorsqu’il est impossible de déterminer la qibla, la prière accomplie dans n’importe quelle
direction est valide.
Mais, lorsqu’il s’oriente ainsi vers le Bayt Allâh, le pèlerin ou l’orant vise en réalité un
point qui échappe aux coordonnées du géographe comme aux repères de l’historien car, pour la
tradition musulmane, il est celui­là même d’où se déploient l’espace et le temps. Au
commencement était la Ka’ba : c’est à partir d’elle que la terre fut étalée puis affermie par les
montagnes2. C’est de son argile que furent créés la tête et le front d’Adam 3. Retour à ce que la
tradition désigne comme « le nombril de la terre », « le centre du monde d’ici­bas », « la mère
des cités », le hajj est aussi retour à l’instant ou s’ébranla l’horloge du temps : « Le temps est
revenu à son état premier, celui qui était le sien le jour où Dieu créa les cieux et la terre »,
proclame le prophète lors du Pèlerinage d’adieu4. Par quoi il faut entendre que l’islam restaure
l’ordre originel, la religio perennis (al­dîn al­qayyim, Cor. 12 : 40) dont il est la forme ultime à
l’aube de la consommation des siècles. Cette réintégration rétablit l’homme dans sa « stature
parfaite » (fî ahsani taqwîm), celle qu’il avait avant sa chute « au plus bas degré » (Cor. 95 :
4,5).
1
Dans les trois cas des sanctuaires pan-islamiques, la sainteté du monument s’est étendue à la ville qui l’abrite. La
Mecque, Médine et Jérusalem sont, de manières d’ailleurs fort différentes, des villes saintes génératrices de valeurs
spirituelles variées et créatrices de toute une industrie de souvenirs. Ce qui est également important, c’est que ces trois
monuments sont très différents les uns des autres et, avec une exception partielle pour la Mosquée de Médine, n’ont
pour ainsi dire jamais servi de modèle à suivre.
2
Tabarî, Ta’rîkh, Le Caire, s.d. p. 49. Cette donnée traditionnelle est reprise par Ibn Arabî.
Tha’labî, Qisas al-anbiyâ, Le Caire, 1371h., p. 17.
4
Bukhârî, tafsîr, IX, 8.
3
Quelle maison pour Dieu ?
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Selon le Coran – car, cette fois, la référence au Livre est indiscutable – c’est Abraham,
assisté de son fils Ismâ’il, qui sur ordre divin (Cor. 2 :125­131) construira la première Ka’ba
faite de main d’homme à l’emplacement sacré où le conduit la sakîna, la Présence divine,
manifestée sous la forme d’un nuage dont l’ombre dessine les contours de l’édifice à bâtir.
L’ange Gabriel lui apportera la pierre angulaire, dont les péchés des hommes vont bientôt
ternir l’éclat paradisiaque et qui deviendra la Pierre noire (qu’un revêtement vitrifié protège
maintenant des excès du zèle pieux). La Maison achevée, Abraham, monté sur une pierre où
l’on vénère encore la trace de ses pieds, convoquera tous les hommes présents et à venir à
l’accomplissement du pèlerinage (22 : 27). Mais l’idolâtrie va, de nouveau, envahir la terre.
Sera le Prophète, au terme de sa mission5, trois mois avant sa mort, à emmener les croyants
depuis Médine jusqu’à La Mecque reconquise sur les impies pour le Pèlerinage d’adieu,
instituant ainsi en sa forme définitive, le cinquième et dernier « pilier » (rukn) de l’islam.
Ce territoire sacré vers lequel s’oriente le cœur de l’orant, vers lequel se dirigent les pas
du pèlerin, quelles en sont les limites ? On peut, autour de la ka’ba, tracer sur une carte
plusieurs cercles concentriques dont le premier correspondrait à la mosquée proprement dite
(considérablement agrandie par étapes successives depuis quelques dizaines d’années), le
deuxième à la ville de La Mecque, le troisième à la zone dont l’accès est interdit aux
non­musulmans (pour le voyageur arrivant de Djedda, c’est à Hudaybiyya qu’il se voit
rappeler cette interdiction). Mais faut­il aussi tracer un quatrième cercle qui engloberait la
péninsule arabique tout entière ? Ces limites sont les limites de l’ihrâm (état de consécration
rituelle; sacralisation; vêtement de pèlerinage) symbolise l’entrée dans l'univers sacré.
C’est dans l’œuvre d’Ibn Arabî – et plus particulièrement dans le récit de son arrivée à La
Mecque en 1202 – qu’on cherchera une interprétation de ce paradoxe qui fait de la ka’ba le
« lieu du Sans­lieu », le temple vide. « Le temple qui Me contient, c’est ton cœur » : cette parole,
c’est Dieu qui la prononce. Comment celui qui l’a entendue pourrait­il douter qu’elle soit
Parole de vérité ? Et comment s’étonner que les tournées autour de la ka’ba lui apparaissent
dès lors comme « la prière sur un cadavre » ? Mais ce Dieu que « ni le ciel ni la terre ne
peuvent contenir » a fait pourtant élection d’une maison terrestre. Ce Dieu qui transcende
toute forme désigne une pierre comme « Sa main droite » et institue pour les croyants le devoir
de lui rendre hommage.
La mosquée, au sens général du terme, n’a pas connu le processus de sacralisation de
l’église catholique. Elle n’est, le plus souvent, qu’un lieu, non exclusif d’ailleurs, de réunion et
de prière. Il s’agit d’un espace séparé physiquement de ce qui l’entoure, dont l’accès peut être
contrôlé selon des modalités qui ont varié dans le passé comme elles varient encore
aujourd’hui. Cet espace est, la plupart du temps, réservé aux croyants pour leurs activités
religieuses, mais ce n’est pas un espace dont les non­Musulmans sont exclus, malgré certaines
pratiques contemporaines. L’intérieur comprend en général une cour et un espace couvert et
un certain nombre de points fixes et constants aux valeurs pratiques ou symboliques (parfois
les deux) : minbar (escalier vers le siège de la prédication), mihrab (niche indiquant la qibla,
5
Né en 570, Hegire à Yatrib, al Medina, 400km Nord, le 622, le 632 le « pèlerinage d’Adieu » à la Mecque.
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la direction vers La Mekke), minaret, maqsura (pièce privée, de petite taille, qui désigne la
zone privée réservée au souverain pour sa prière. Cette dernière peut­être ou non close) et
divers éléments de moindre importance. Aucun de ces éléments, sauf le mihrab, n’a eu une
histoire continue et aucune de ces histoires n’a encore été écrite.
L’intensité de la pratique musulmane dans les mosquées varie d’heure en heure et de
place en place. On peut prier tout seul n’importe où et à n’importe quel moment, ou bien c’est
la communauté tout entière qui prie ensemble. Non seulement le décor est fonctionnel à la
prière mas aussi la présence de l’autre ! Il y aurait ainsi dans chaque mosquée quatre
éléments constitutifs – l’espace, la décoration, les activités, le sens symbolique. Aucun de ces
éléments n’est saint ou sacré en soi, mais tous peuvent être transformés en chose sainte ou
sacrée par le temps ou par des événements extérieurs.
Fondamentalement, pour les mosquées, on ne peut pas parler de la sainteté des
lieux parce qu’il n’y avait pas d’organisation para­ecclésiastique pour maintenir la
sainteté. Des actes pieux ne sont pas garants de la sainteté de l’espace dans lesquels ils se
produisent.
Mais d’autres lieux (maqâm) répondent, dans un large consensus que seuls rejettent les
docteurs les plus rigoristes, à l’irrépressible besoin des fidèles de localiser le sacré,
d’inscrire dans l’espace, au travers de rites, l’expression de la piété : ce sont les mashahid,
généralement des sépultures, dotées de mausolées, et, le cas échéant, d’un complexe de
bâtiments, dont des mosquées, que sanctifie la présence des restes d’un saint et à travers
lesquels se diffuse sa baraka (bénédiction). Quant aux mausolées, il n’y en a plusieurs catégories. Tout d’abord, nous avons ceux des
imams shi’ites (Kerbela, Najaf en Iraq, Qum ou Mashad en Iran) qui ont souvent reçu, avec
leurs coupoles dorées, un développement particulièrement spectaculaire. Et puis nous
trouvons les fondateurs d’écoles de jurisprudence ou de fraternités sectaires (celui de Jelal
al­Din Rumi à Konya) ou bien encore les grands prophètes bibliques (sanctuaire de Jonas à
Ninive près de Mossoul ou bien d’Abraham à Urfa et ailleurs).
Deux caractéristiques générales peuvent être appliquées à ces lieux de témoignage. 1) Tout d’abord, ce sont des lieux qui agissent, qui vivent, qui répondent aux demandes des
fidèles, auxquels on apporte des dons, autour desquels on se rencontre. Par la présence des
morts au milieu des vivants, ils démontrent en fait la vie éternelle possible pour tous. 2) L’autre caractéristique est que ce sont des lieux autour desquels, bien plus que dans les
mosquées, se sont cristallisées trois des quatre fonctions religieuses typiques. Ce sont des
lieux de mémoire avec des souvenirs rappelés collectivement ou individuellement. Ce sont des
lieux de pèlerinage, parfois panislamiques, bien plus souvent purement locaux. Ce sont des
lieux de réunion pour un vaste ensemble d’activités possibles, y compris des fonctions
éducatrices ou de santé publique. Seule la fonction rituelle est peu claire, dans le sens qu’il ne
semble pas que des rites communs aient été élaborés pour ces mashahid. À la différence du
christianisme, des religions de l’Inde ou du bouddhisme, l’Islam n’a pas eu de grand
programme liturgique. En dehors du pèlerinage à La Mecque, la seule exception possible
serait autour des grands sanctuaires shi’ites d’Iraq et d’Iran.