Secret(self)défense

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Secret(self)défense
à moi de jouer
SPORT & FORME
0123
Samedi 26 octobre 2013
7
Secret (self)défense
Notrereporter a testé le systema, art martial russe réservé
aux forces spéciales du tempsde l’URSS. Un conseil de son maître
face à un adversaire tropcostaud? Partir en courant
Emmanuel Versace
S
i la trilogie « Matrix » des frères
Wachowski – désormais frère
et sœur – n’était pas un fantasme hollywoodien, oseriezvous suivre le lapin blanc? Ne
cherchez pas plus loin, la pilule rouge s’appelle « systema ». Rien d’illégal, rassurez-vous, le systema est un art
martial russe, et après un simple cours,
vous vous prendrez pour le héros de la saga
interprétée par Keanu Reeves. Non, pas dans
le rôle de Thomas A. Anderson, geek australien, informaticien le jour et hacker la nuit.
Vous serez Neo, « the One », « l’Elu ». Votre respiration ne sera plus un fardeau pour votre enveloppe charnelle, vous anticiperez l’agent Smith
de votre quotidien une fraction de seconde
avant qu’il ne vous porte un coup d’épaule dans
les transports en commun. Enfin, qui sait, peutêtre sauverez-vous la race humaine de la matrice, plus communément appelée « stress au travail» ? Si vous êtes perdu, lecteur, il est temps de
regarder l’un des chefs-d’œuvre de science-fiction des années 2000. Les autres, je vous propose de rencontrerJérôme Kadian alias Morpheus,
maître de l’école Systema France à Paris.
Expert en différents sports de combat (karaté
contact, dit kyokushinkai, full-contact, kickboxing,boxe thaïlandaise,kung-fu,kali,art martial philippin….), Jérôme Kadian tombe un peu
par hasard sur le systema en 1997. « J’ai regardé
des vidéos par curiosité et j’ai voulu rencontrer
les grands maîtres russes Vladimir Vassiliev et
Mikhaïl Ryabko, en tournée à Toronto, se souvient-il. Leur gentillesse et leur pacifisme m’ont
beaucoup marqué. Ces personnes n’avaient pas
une once de haine ni d’agressivité.» « Ce qui était
vraiment surprenant, c’est qu’absolument rien
de ce que j’ai pu essayer contre eux n’a marché»,
sourit-il aujourd’hui, comme s’il s’y revoyait.
Depuis cette rencontre, Jérôme Kadian a
délaissé les autres arts martiaux et s’est entièrement dévoué au systema et à d’autres disciplines de méditation qu’il enseigne, dont le reîki,
une méthode de soins non conventionnelle
d’origine japonaise, l’hypnose éricksonienne et
le ho’oponopono, relaxation hawaïenne. « Le
systema est avant tout un regard sur soi, insiste-t-il. Il est plus important de se connaître et de
savoir comment se comporter en cas d’attaque
que de répéter à l’infini les mêmes gestes. Les personnesqui ne continuent pas les cours sont généralementcelles qui ne veulent pas regarder à l’intérieur d’elles-mêmes et celles qui sont déjà trop
formatées par un sport de combat. Ces dernières
ne comprennent pas qu’au systema l’esprit dirige le corps, et non le contraire.» Du Laurence Fishburne dans le texte.
Alors, qu’est donc cet art martial? Ce sport fut
classé secret-défense par le régime soviétique
jusqu’à la chute de l’URSS, d’où les difficultés
pour identifier ses inventeurs. Une première
version romantique renvoie au Xe siècle. Une
époque où les différentes techniques de guerre
à mains nues traditionnelles inspirées des luttes mongoles n’étaient pas encore codifiées.
Une fois démobilisés, ces guerriers entretenaient secrètement leur art dans les monastères orthodoxes, où ils développèrent une
méthode de respiration, base du systema.
Une autre piste, plus crédible, mène derrière
les murs épais du Dynamo Moscou, club créé
par le fondateur de la Tchéka (police politique),
Félix Dzerjinski (1877-1926). Les bases techniques y auraient été élaborées au début du
XXe siècle à partir du sambo, autre art martial
russeinspiré du judo etdu ju-jitsudont les origines orientales ont été usurpées (supplément
« Sport & forme» du 13 octobre 2012).
Si la population était autorisée à pratiquer le
sambo, le systema, lui, était strictement réservé
aux forces spéciales russes, les Spetsnaz. Au fil
des années, les instructeurs ont fait évoluer le
systema en trois branches : autodéfense, attaque létale et neutralisation discrète et efficace.
Jérôme Kadian serait-il un psychopathe fan du
défunt KGB, le service de renseignement russe ?
De sa voix douce et monocorde qui détonne
avec son physique râblé de lutteur géorgien, il
m’assure que non. « Le but est de maîtriser son
adversaire, de lui montrer qu’il ne faut pas qu’il
continue de nous embêter », m’explique-t-il
d’un sourire énigmatique qui se veut rassurant.
Rendez-vous est pris le jeudi 12 septembre,
dans une salle au sous-sol de la maison de l’Arménie (Paris 9e), pour enfin découvrir l’envers
d’une autre réalité qui s’écrit en cyrillique.
Autour de moi, si certains arborent fièrement
leur treillis militaire, d’autres en tee-shirt à
fleurs me réconcilient avec l’image que j’avais
des pratiquants.
O miracle
de la mécanique
appliquée : sans forcer,
j’arrive à jeter à terre
mon partenaire
bûcheron
L’échauffement consiste à enchaîner des
pompes sur les poings, puis des abdominaux et
des fléchissements-extensions. Ensuite, les
mêmes exercices doivent être répétés, mais cette fois en apnée. « Imaginez que vous êtes dans
une pièce en feu. Que pouvez-vousfaire dans cette situation de stress extrême ? Connaissez vos
limites. Pour retrouver votre souffle, utilisez la
respiration artificielle, des petites inspirations et
expirations. Ressentez votre corps. Ecoutez-le »,
ressasse le maître. Le souffle coupé, les muscles
brûlants, difficile de ressentir autre chose que
de la douleur. Doucement, la souffrance physique devient moins difficile, puis supportable.
On imagine que la prochaine étape sera de la
joie sadomasochiste, mais, à mon niveau
de néophyte, impossible de m’y projeter.
Le premier atelier consiste à déséquilibrer son partenaire en désaxant l’alignement horizontal de ses épaules.
Pour celui qui reçoit l’« attaque », il
faut apprendre à tomber. Ou plutôtchoir.« Siquelqu’un vousagresse dans la rue, vous n’allez jamais
faire naturellement une chute
de judo sur le bitume, explique
Jérôme Kadian. Si vous devez
tomber, fléchissez au maximum vos jambes en expirant.
Plus bas vous serez, de moins haut
vous chuterez. Et s’il est plus costaud
quevous, eh bien échappez-vous. Le systema,
c’est d’abord l’art de survivre. »
Face à moi, Peter. Le gaillard fait son petit
quintal, et son tee-shirt floqué d’un logo en russe ne me dit rien qui vaille. Cette fois, il doit me
ceinturer au niveau des coudes. En écartant
mes bras, je dois relâcher son emprise et avancer sur lui pour le mettre à terre. Ou lui donner
un coup de tête. Ou un coup d’épaule. Au choix.
« Contrairement aux autres arts martiaux, il n’y
a pas de techniques, m’explique Jérôme Kadian.
C’est un concept difficile à comprendre, mais ici
il n’y a pas d’enchaînementsà répéter. Tu es libre
de faire ce qui te semble le plus adapté à la situation. Tu n’as pas à te formater au systema, c’est
au systema de se fondre en toi. Plus on est relâché, mieux on sentira les tensions de notre agresseur et plus il sera simple d’anticiper ses gestes et
de le déstabiliser.»
O miracle de la mécanique appliquée : sans
forcer, j’arrive à jeter à terre mon partenaire
bûcheron. Une victoire en trompe-l’œil : au systema tel qu’il est enseigné par Jérôme Kadian, le
but n’est pas d’annihiler notre agresseur mais
de se sentir en contrôle. « Toujours en inspirant
et en expirant calmement, me répète-t-il encore. La fondation de cet art martial repose avant
tout sur la respiration.»
A l’issue de ce cours initiatique, j’ai l’étrange
impression de pouvoir contrôler les énergies
et les forces qui m’entourent. Et je ne suis pas le
seul à le ressentir. « On ne vit simplement plus
de la même manière. On a comme la certitude
de pouvoir réagir à n’importe quelle situation », explique Thibault, 35 ans, qui participe
aux cours depuis cinq ans. « Le monde extérieur nous paraît moins hostile. Je n’appréhende plus du tout le contact des autres dans la rue
ou dans le métro », raconte Raphaël, 34 ans, initié l’an dernier. Il n’a pas suffi de beaucoup
plus d’explications pour convaincre Neo d’entrer dans la matrice. A vous de prendre en main
votre destinée. p
pratique
la tenue
Rien d’obligatoire
Le systema étant pensé pour être
pratiqué dans la vie
de tous les jours,
aucune tenue type
kimono n’est
imposée, mais un
minimum
d’équipement est
recommandé
pour éviter
quelques
déconvenues. Les
chutes au sol et
les roulades étant
fréquentes, il est
conseillé de
porter un bas de
survêtement
pendant les cours.
Utile mais pas
obligatoire, un
protège-dents permet d’éviter les
mouvements trop brusques de la
mâchoire en cas de projection.
Pour une meilleure
assise au sol, des
chaussures de sport
sont également
recommandées. Les
chaussures
minimalistes, en
forme de pied, sont
encore les mieux
adaptées.
où pratiquer
Une pléiade de
stages
Plusieurs clubs
existent en France.
Dans la capitale, on
en recense trois,
dont celui de
Jérôme Kadian
(Systemafrance.com). En région,
de nombreuses grandes villes ont
leur club (Nantes, Colmar, Rennes,
Nîmes…) et plusieurs stages,
notamment l’été, y sont proposés.
Autre possibilité, se rendre en
Russie. Un stage est organisé à
Moscou les 16 et 17février
prochains par l’école Kadochnikov
Systema (Combat.rukopashka1.ru,
en russe).
à lire
Avis aux plumes fans de cet art
martial: aucun ouvrage n’a
encore été rédigé en langue
française. Cependant,
plusieurs livres existent
en russe, mais également
en anglais. Systema. The
Russian Martial System
(CreateSpace, 2011), de
l’Italien Giuseppe Filotto,
fait une synthèse
complète de tous les
aspects de la discipline (histoire,
méthodes d’apprentissage).
Toujours en anglais, Systema
Revelations. Lessons of the Russian
Martial Art (Outskirts Press, 2012),
de l’Américain Brad Scornavacco,
premier instructeur adoubé par
les maîtres Vassiliev et Ryabko,
met en scène sa vie à travers la
discipline pour inspirer des
pratiquants potentiels.
Plus complet mais en cyrillique,
The Russian hand-to-hand
combat. The Kadochnikov
Systema (« Le combat
rapproché russe. Le
systema Kadochnikov»),
du maître Alexeï
Alexeïevitch
Kadochnikov, dissèque
toutes les techniques à
l’aide de formules
mathématiques et
physiques. A défaut de lire le
russe, vous pouvez toujours
admirer de curieux croquis
vintage.