et ce sera justice sans notes
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Et ce sera justice Chapitre 1er Punir en démocratie Punir, c’est rappeler la loi Antoine Garapon, Frédéric Gros, Thierry Pech Editions Odile Jacob Le régime expiatoire de la peine Isbn 2738110223 (la « table » est en page 40) LE MODÈLE SACRO-FAMILIAL DE LA PEINE : PURIFICATION ET SACRIFICE INTRODUCTION De la punition ou de l’impunité, quel est le plus grand scandale ? Une conviction centrale : une peine juste est une peine qui régénère les liens blessés par le crime. Préhistoire de la peine : l’enracinement sacré (Mauss) Quand Mauss (en 1896) affirme « punir, ce n’est pas se venger », il polémique avec Steinmetz pour qui, à l’origine aurait régné, dans les sociétés primitives, la vengeance. Mauss s’y oppose. On ne saurait en effet faire dériver la fonction pénale d’un système de vengeance. La vengeance de sang est en effet privée et indéterminée. Privée, parce qu’elle ne défend les intérêts que d’une famille, et pas de la société tout entière. Indéterminée, parce qu’elle tend essentiellement à verser du sang, sans viser de manière absolument prioritaire celui qui s’est rendu coupable du crime. Un parent du criminel pourra faire l’affaire. Mais la peine légale que nos sociétés modernes connaissent est publique et individualisée : elle vise le coupable du crime, et lui seul, et s’exécute sur un espace public. Mauss soutient que la peine légale, la punition d’État a des racines religieuses et sacrées. Son ancêtre véritable, c’est la sanction infligée pour la transgression d’un interdit sacré. Punir ne se comprend pas comme acte de défense –paradigme de la guerre- mais de purification –paradigme du sacré. Première partie LES QUATRE FOYERS DE SENS DE LA PEINE Frédéric Gros - Dans la pensée occidentale, quatre foyers de sens se sont dessinés pour la peine : Un discours sacré ou moral, suspendu à un interdit ou une norme universelle transgressée. Punir, c’est rappeler la loi. Un discours politico-économique qui prétend se régler sur les intérêts immanents d’une communauté menacée. Punir, c’est défendre la société. Un discours psychopédagogique qui voudra obtenir par la peine la transformation du condamné. Punir, c’est éduquer un individu. Un discours juridico-éthique pour penser une justice relationnelle. Punir, c’est transformer la souffrance en malheur. La cité grecque : peine publique et juridiction familiale (Glotz et Gernet) Glotz fait paraître son livre (La solidarité de la famille dans le droit criminel grec) en 1905. Il y développe une opposition fameuse entre la dikê – comme modalité de justice réglant les rapports entre les familles, c’est le système de la vengeance- et la thémis –attachée à poursuivre les actes criminels commis à l’intérieur d’une même famille par un de ses membres, c’est le système de l’expiation. La cité, à travers ses réactions pénales, se voit comme une grande famille qui verrait dans le criminel un adversaire extérieur qui l’offense ou un de ses enfants qui l’outrage. La punition légale prend alors la forme d’une vengeance ou d’une purification. D’un côté, la cité assiste le vengeur (c’est la dikê), et de l’autre, elle garantit l’expiation des crimes (c’est la thémis). La vérité n’est pas dans un de ces discours, elle est dans le mouvement qui nous fait passer d’un discours à l’autre. Avertissement : Ce résumé reformule très peu. La plupart des phrases retenues sortent directement du texte original. Les notes de bas de page également. 1 On pourrait dire que, tant que l’Église s’imposait politiquement comme acteur culturel et social puissant, elle refusait à l’État un certain nombre de tâches, dont celle, précisément, de nouer intérieurement la souffrance et le rachat, la peine et le salut, la punition et l’amendement. L’État contraignait les corps par le châtiment et l’Église sauvait les âmes par la pénitence. D’un côté des mises à mort, des bannissements ou des mutilations : un travail du corps. De l’autre côté, la privation, la réclusion, l’emprisonnement : un travail de l’âme. A l’âge moderne, au grand siècle de la révolution industrielle et des révolutions politiques, on s’émeut soudain des cruautés des châtiments classiques, et la prison commence à s’imposer comme modalité punitive dominante. Et pour la première fois, l’État se propose, en châtiant, d’amender et de régénérer le coupable. La peine publique ne doit plus alors épuiser son sens dans des fonctions de répression du corps : elle a charge d’âme. Un État moderne se met en place qui se donne comme objet inédit l’âme de ses sujets. L’État moderne s’attache, dans un même geste d’incarcération, à neutraliser les corps et à sauver les âmes. C’est pour l’État laïque et républicain que le pénitentiaire relève du pénitentiel. Cependant, il faut bien accorder un privilège au mécanisme de l’expiation. Car si la cité se comprend comme une grande famille, le crime d’un citoyen relève toujours obscurément de la transgression d’un interdit familial. On traite donc le délinquant comme un traître plutôt que comme un ennemi et le délit est un outrage plus qu’une offense. La Grèce pré archaïque distingue deux grandes modalités punitives : l’exclusion infamante et la purification réintégratrice. Le criminel de l’intérieur se retrouve exclu de toute forme de vie commune. Plus qu’une exclusion, c’est un abandon, une mort civile. Mais une modalité moins radicale existe qui impose au criminel des rites purificateurs (on lui inflige les plus grandes souffrances comme condition de réconciliation) ; on ne l’exclut pas définitivement. Dans nos sociétés modernes, on organise pour les criminels et délinquants des espaces clos d’exclusion et d’infamie sociale : les prisons. Et on soutient simultanément que la punition n’a de sens que de régénérer le condamné. Cette dialectique de la faute et de la souffrance porte un nom dans la tradition chrétienne, au moins depuis Tertullien : la pénitence. Quelques lettres seulement séparent le pénitentiel du pénitentiaire. INTÉRIORISATION DE LA FONCTION PUNITIVE LA PEINE SELON L’ÂME ET LE CORPS : LE CARREFOUR DU THÉOLOGICOPOLITIQUE Psychanalyse du système pénal Pour Freud, il existe une catégorie de criminels qui, dans l’acte délinquant, recherchent, plutôt que le profit du crime, la punition qui pourrait s’ensuivre. Ce qui suppose que le sentiment de culpabilité préexiste au crime. Il en est la raison plutôt que la conséquence. On ne doit pas dire qu’on se sent coupable après avoir commis un crime, mais qu’on agit de manière criminelle parce qu’on se sent coupable : « cet obscur sentiment de culpabilité provient du complexe d’Œdipe, il est une réaction aux deux grandes intentions criminelles, celles de tuer le père et d’avoir avec la mère des relations sexuelles ». Dans cette logique, la loi pénale sert de métaphore à l’interdit paternel. On peut dire que le sujet coupable et criminel trouve dans la punition de quoi socialiser sa névrose. Châtiment extérieur et pénitence intérieure : l’âge classique de la séparation Nous avions distingué à propos de la culture grecque deux grandes modalités de la pénalité familiale : l’abandon et la purification. Mais ces deux procédures, à chaque fois, affectaient la totalité de la personne condamnée. Cette dualité sera conservée dans la culture occidentale classique de la peine, mais autrement articulée, puisqu’il s’agira de dissocier deux régimes de pénalité : un registre étatique, marqué par la répression, l’élimination, la mutilation des corps, au nom d’une définition du crime comme violation extérieure de la loi civile ; un registre ecclésiastique, finalisé par la régénération, le rachat, le salut des âmes, depuis une thématique du péché et de la faute comme transgression intérieure du commandement divin (cf, R. Merle, La Pénitence et la Peine). De la loi comme interdit sacré à la loi universelle de la raison Punir, ce serait donc ceci d’abord : rappeler la Loi à celui qui l’a violée. Cette Loi, on a vu qu’elle pouvait recouvrir d’innombrables signifiés : c’était le tabou du clan primitif chez Mauss, la règle familiale et sacrée dans la Grèce archaïque, le commandement divin, l’interdit parental introjecté, etc. Naissance du pénitentiaire à l’âge moderne : le salut des âmes comme finalité d’État C’est au XIXe siècle seulement que le carcéral deviendra du « pénitentiaire ». 2 cet être moral qu’on suppose en tout homme. C’est bien d’humanisme qu’il s’agit, même si ses conséquences nous paraissent un peu raides. A faire rentrer la peine dans des calculs d’utilité, à refuser de la fonder sur le seul crime commis, rien n’interdit plus alors qu’on condamne des innocents, dès que cette peine entraîne un profit supérieur à la condamnation des coupables. A partir du moment où, pour faire tomber la sentence, le juge ne dit plus « jugeons », mais « calculons », on prive le monde de justice et de sens. Le problème n’est pas que la punition n’ait pas à être bénéfique. Mais avant de chercher à être profitable, elle doit d’abord s’attacher à être juste. On doit punir par principe. Kant n’admet que deux exceptions au refus absolu de gracier : quand une mère tue un enfant né hors mariage (l’État peut ignorer son existence…) et quand un officier humilié règle son compte à un supérieur (il s’agit moins de tuer un individu que de défendre une valeur…). Comme quoi Kant n’ignorait pas totalement la casuistique. C’est honorer un assassin que de le mettre à mort. On voit jusqu’où mène la politesse. Jamais affirmation de l’humanité n’a été si inhumaine. Quelle peine appliquer ? Kant répond : pour mesurer la peine, la justice doit se fonder sur le « principe de l’égalité », à savoir « la loi du talion », mais bien entendu à la barre du tribunal (et non dans un jugement privé). Pour Kant, « le mal immérité que tu infliges à un autre dans le peuple, tu le fais à toi-même. Si tu l’outrages, c’est toi-même que tu outrages ; si tu le voles, tu te voles toi-même ». Il ne s’agit même pas, dans la punition comme talion, de faire restituer à la victime ce qu’on lui a ôté, mais de retourner à l’agresseur sa propre justice, de faire retourner contre lui son propre acte. Kant s’explique. « Que signifie cette expression : « si tu le voles, tu te voles toi-même » ? Celui qui vole rend incertaine la propriété de tous les autres ; il se ravit donc à lui-même (d’après la loi du talion) la sécurité pour toute propriété possible ; il n’a rien et ne peut rien acquérir ». Kant avait montré que l’immoralité du mensonge par exemple, se démontrait du fait que la maxime qui recommandait le mensonge n’était pas susceptible de devenir une loi universelle. Je ne peux mentir que sur fond de sincérité partagée. Dans un monde où tous mentiraient, le mensonge même s’abolirait, parce qu’il veut toujours être cru. Mentir alors, c’est faire exception à la règle de sincérité, qu’on suppose valide tout en la transgressant. La moralité d’une maxime d’action s’établissait donc par un passage à la limite : l’épreuve de l’universel : voler, c’est rendre la propriété de tous incertaine. Donc, parce qu’on a volé un œuf, on peut en toute justice être privé de tous ses biens. C’est en prison que l’État nourrira le voleur qui devra travailler pour payer sa nourriture. En effet, le mot d’ordre du talion est restitution, rétribution. Mais si tu voles, tu ne voles pas une chose ou une autre, qu’il te faut rendre Il faut comprendre maintenant ce que devient la peine comme rappel de la Loi, quand cette dernière est comprise comme norme universelle et non plus interdit sacré. Le régime rationnel de la peine KANT : LE FONDEMENT MORAL DE LA PEINE ET LE SUJET DIVISÉ Les propos kantiens sont tout sauf politiquement corrects. A propos de qui se rend coupable de viol, de pédérastie ou de bestialité, Kant écrit : « les deux premiers devraient être punis par la castration […], le dernier par l’expulsion pour toujours de la société civile, parce que le coupable s’est rendu indigne de la société humaine. » Il ne s’agit même pas de dire que Kant défendait la peine de mort : il considérait plutôt sa mise en cause comme une aberration morale. Pour Kant, un individu est puni en tant, d’une part, qu’il est déterminé a priori comme punissable et que, d’autre part, il a effectivement commis un acte punissable. Kant ne dit pas pour autant que la punition ne doit pas s’attacher à amender le criminel ou protéger la société. Il s’agit seulement d’une mise en garde contre une perversion logique qui consisterait à chercher le principe de la peine dans ses effets. Tant mieux si la peine transforme l’individu ou protège la société. Mais, pour bénéfiques qu’ils soient, ces effets ne peuvent, structurellement, justifier la peine. Ce n’est pas le profit qui la fonde, sauf à tomber dans l’immoralité. Et pourtant Sénèque, autrefois, trouvait choquant, déraisonnable et absurde qu’on punisse au seul titre d’une agression passée : « aucun homme raisonnable ne punit parce qu’une faute a été commise, mais pour qu’elle ne le soit plus ; car le passé est irrévocable, l’avenir se prévient » (Entretiens, Lettres à Lucilius). Punir en raison seulement du crime commis, c’est pour Sénèque céder à la colère, ne pas punir par raison, mais par passion. Pour Kant par contre, si l’on ne cherche la raison du châtiment que dans la prévention du crime, on fait sombrer la raison de punir dans de sombres calculs d’utilité. « La Loi pénale est un impératif catégorique ». Kant entend même participer ainsi au respect de l’individu. Faire servir l’individu à des fins de défense sociale ou même de redressement psychologique, c’est lui refuser son statut d’être moral. Quand Sénèque affirme que le juge doit être comme le médecin de la cité, Kant semble lui rétorquer : c’est considérer tout criminel comme un malade, et lui retirer sa dignité d’homme libre et respectable en soi. La punition, se justifiant du seul crime commis, est un hommage rendu à la liberté de 3 maintenant. Si tu voles, tu brises la loi même de la propriété. Alors, toute acquisition te devient impossible. La punition est un devoir d’homme. Car punir, c’est considérer l’autre homme comme responsable et libre. C’est donc aussi le responsabiliser. Refuser de trouver au délinquant des excuses dans son histoire personnelle, dans son environnement social, c’est considérer qu’il est fondamentalement libre, qu’il ne se réduit pas à une somme d’accidents de parcours, mais qu’au-delà de ces conditionnements, il est et demeure libre et responsable de ses actes. Trouver sans cesse à l’autre des excuses pour ne pas le punir, en faire la victime perpétuelle de la société et des drames familiaux, c’est aussi secrètement lui dire qu’on le méprise assez pour ne pas le punir. Pour Hegel, l’absolu ce n’est pas, comme pour Kant, ce qui ne peut jamais trouver de réalisation adéquate dans l’existence, mais ce qui a déjà depuis toujours commencé à exister. Il est la vie même du monde. Second principe : celui de négativité dialectique. Le mouvement par lequel un universel s’accomplit dans l’exister suppose négativité, contradiction et réconciliation finale. Une dernière notion reste à préciser : le « destin ». Le destin, comme le dit Hegel dans une formule magnifique, c’est « la conscience de soi, mais comme d’un ennemi ». Il faut penser la punition comme reconquête de l’amour de la vie ; c’est permettre au criminel de penser son existence antérieure comme ennemie : comme ce qu’il devra, pour se retrouver, sacrifier, sacrifier non pas sur l’autel de la Loi abstraite mais dans un processus dialectique de réconciliation avec la Vie, comme un absolu concret à aimer. Dostoïevski ne dit pas autre chose dans Crime et châtiment. Ne doit-on pas tuer, pour les voler, ceux dont la vie ne compte pas, mais dont la fortune pourrait profiter à des jeunes pleins de promesses historiques ? Alors Raskolnikov tue. Puis, stupéfait de son propre acte, sa vie s’effondre lentement. Hegel avait prédit ce qui seul pouvait le sauver, le transformer : l’acceptation sereine du châtiment et l’amour. La réaction de l’innocent attaqué entraîne soit à la lâcheté, soit à la riposte, c’est-à-dire qu’ici et là elle le condamne à l’impureté de la violence, qu’elle soit lâchement évitée ou courageusement affrontée. Mais le christianisme propose ici une issue, la même que pour le crime : l’amour. Pourtant, c’est amour qu’oppose l’innocence aux violences du monde laisse subsister comme tel le monde et ses injustices. Hegel n’est donc parvenu à dépasser le châtiment selon la loi que par un amour chrétien dont il dénonce aussitôt les limites. Et pourtant demeure cette intuition : une punition qui ne conçoit son sens que dans un rappel de la Loi se condamne à l’abstraction et se trouve incapable de réconcilier le criminel. Punir devrait apprendre autre chose : à aimer la vie. Quand Hegel reprend ce problème du châtiment quelque vingt ans après, dans les Principes de la philosophie du droit en 1821, c’est pour réarticuler le sens de la peine à la notion de loi. Il ne sera plus question dans la punition d’amour chrétien, mais seulement de loi étatique. Ce n’est pas une norme universelle abstraite à la Kant : c’est la loi de l’État hégélien, une incarnation de l’Absolu sur Terre. Penser la punition comme souffrance indigne, absurde, inutile, ou même correctrice, ou même comme agent de prévention et de protection sociales, c’est confondre le juste avec de vagues représentations du Bien ou de l’Utile.. La peine n’a à se justifier que d’être juste. On retrouve le thème, élaboré par Kant, et HEGEL : LA RÉCONCILIATION ÉQUIVOQUE Hegel veut montrer dans ses textes de jeunesse comment toute doctrine de la morale comprise comme obéissance et soumission à une loi universelle rate la vie et se condamne à l’impuissance par trop de formalisme. Il s’agira pour lui de montrer d’abord comment une certaine pensée du châtiment en rapport avec une morale de la loi universelle est aporétique et vouée à l’échec. Le premier travail de Hegel est de relire l’argumentation kantienne, mais depuis une distinction de la forme et du contenu de la loi. On peut reprendre ici l’exemple de Kant : celui qui vole transgresse la loi qui veut que toute propriété soit inviolable. Il y a surgissement, dans l’acte du voleur, d’une nouvelle loi, puisque seul le contenu de la loi a été supprimé, mais pas sa forme (sa prétention à l’universel). Or, cette nouvelle loi, elle, a le contenu inverse de la précédente. Le voleur pose par son acte une nouvelle loi qui autorise qu’on porte atteinte à la propriété d’autrui. Il peut alors se voir retirer tous ses biens, au titre de la loi qu’il a lui-même promulguée. On fera donc obéir le criminel à sa propre loi, en tuant l’assassin ou en dépossédant le voleur. Mais Hegel n’expose cette conception que pour en dénoncer les limites. Parce que le délinquant n’a pas su se soumettre à la loi de tous, on le fait se soumettre à sa propre loi ? Mais se soumettre n’est pas reconnaître. La loi kantienne - norme universelle, exigence idéale - n’est pas d’essence réconciliatrice. Comme on n’obéit jamais assez bien à la morale, nos œuvres sont toujours imparfaites et plus on est moral, plus on devra se trouver soi-même immoral. Hegel critique chez Kant la séparation entre l’être et le devoir-être, le réel et l’idéal, la singularité empirique et la norme universelle, le sujet et l’absolu, etc. 4 autrefois si fortement décrié par le jeune Hegel, selon lequel la peine retournerait contre le criminel la loi qu’il a lui-même posée dans son crime. Ainsi dans la punition, le criminel ne trouve jamais que ce qu’il a cherché dans le crime. Le criminel n’est ni un malade ni un individu dangereux, ni un pécheur : c’est un législateur qui s’ignore et qu’on révèle à lui-même. L’exécution effective de cette peine connaît deux réalisations historiques : la vengeance et la justice d’État. La vengeance, comme disait Hegel, est juste, mais elle n’est pas la justice. Pour Kant, il est évident que punir est un devoir moral et l’impunité un mal radical. La Loi ne peut supporter l’insulte. Le contexte religieux, moral, métaphysique, dans lequel se déployait ce premier faisceau de sens faisait de l’acte de punir un devoir absolu. Dès que la loi se comprenait comme interdit sacré ou exigence d’universel, cette fondation transcendante rendait la punition sourde à tout calcul : il fallait punir, pour rétablir la majesté de la Loi outragée. On punissait par principe. Mais à partir du moment où la peine prend un sens social, s’ouvre une problématique du droit de punir. La punition devient une possibilité sociale dont il s’agit de mesurer les effets avant de la mettre en œuvre. Et l’impunité n’est plus un scandale : c’est un choix politique. La Raison de punir devient une raison d’État MARX : L’HYPOCRISIE PÉNALE La loi comme interdit sacré ou norme universelle, Marx va l’interroger au niveau de ses usages immanents. Il en examine les contenus effectifs. Et elle se révélera être un instrument politique de conservation des rapports de force sociaux, l’expression des intérêts de la minorité dominante. Alors, punir aussi devra changer de sens. Dans un texte d’une rare inspiration, un texte examinant « les débats sur la loi relative aux vols de bois mort », Marx montre que la « loi » d’intérêt général n’est jamais que l’expression d’intérêts privés. Il est hypocrite de poser abstraitement le problème de la peine dans le rapport à une loi dont on supposerait a priori qu’elle est juste. Et si l’idée pure de justice n’était sauvée qu’au prix de l’existence effective d’injustices criantes ? Alors, quel sens nouveau donner à la peine, quel sens lui donner si la loi ne signifie ni un interdit sacré ni une norme universelle, mais un dispositif de conservation des rapports sociaux ? DU DEVOIR SACRÉ AU DROIT SOCIAL DE PUNIR Ce n’est plus la Loi comme clé de voûte d’une morale qui exigera satisfaction, mais la société et l’État, dont les intérêts immanents auront été lésés, qui demanderont des comptes aux criminels. Pour la justice humaine, c’est assez si elle s’attache à tenter de réparer toute atteinte à l’utilité commune. Pour ce nouveau foyer de sens, on ne parlera plus d’expiation, de soumission à la loi, de réconciliation par la souffrance, mais de défense de la paix sociale, de protection des biens et des personnes, de préservation des libertés individuelles. 5 sélection, d’élimination automatique d’éléments pouvant mettre en péril un équilibre naturel. Cette conception trouvera un épanouissement conceptuel au XIXe siècle, avec l’école positive italienne de criminologie (Lombroso, Ferri, Garofalo). Le système pénal ne doit plus être fondé sur la responsabilité, mais sur la défense sociale. Tout organisme tend naturellement à expulser et éliminer les agents qui le menacent. L’État n’aurait donc qu’à imiter la nature. Mais s’ils considèrent bien la société comme « nature », ces positivistes se donnent de cette nature une conception pauvre, limitée, réductrice. Chapitre II Punir, c’est défendre la société LA SOCIÉTÉ COMME UNITÉ VITALE : DE LA PROTECTION DE L’ÉQUILIBRE ORGANIQUE À LA SYMBOLISATION DE L’ESPRIT COLLECTIF La peine comme jeu de représentations, le criminel comme symbole (école française de sociologie) Durkheim en 1893, dans La Division du travail social (Paris, PUF, 1994) étudie deux formes de solidarité sociale. D’une part, la solidarité mécanique, prédominante dans les sociétés primitives : solidarité de fusion où chaque membre avant d’être lui-même est un membre d’une société donnée et ne tient son identité que d’appartenir au tout. D’autre part dans des sociétés plus évoluées, la solidarité de complémentarité, comme résultat de la division du travail, permettant aux individus de se penser comme distincts et complémentaires, à l’intérieur d’un grand tout fonctionnel. Ces deux formes de solidarité ne sont pas exclusives pour Durkheim : ce qui change, d’une société (primitive) à une autre (civilisée), c’est plutôt la prévalence d’une forme de solidarité sur l’autre. Or, à chaque forme de solidarité correspond pour Durkheim une espèce de sanction. La première, correspondant à la solidarité mécanique, consiste « essentiellement dans une douleur, ou, tout au moins, dans une diminution infligée à l’agent ; elles ont pour objet de l’atteindre dans sa fortune ou dans son honneur, ou dans sa vie, ou dans sa liberté, de le priver de quelque chose dont il jouit. On dit qu’elles sont répressives ». La seconde forme, parente d’une solidarité de complémentarité, consiste dans la restitution. Il s’agit d’une « remise des choses en état, dans le rétablissement des rapports troublés sous leur forme normale ». Il ne s’agit pas du tout d’abandonner le droit répressif aux cauchemars des temps anciens. Car si la conscience collective, dans nos sociétés individualistes, s’est considérablement diluée, le sentiment d’appartenir à un même tout et de partager les mêmes valeurs fondamentales, au-delà des différences individuelles, doit être absolument préservé, pour ne pas faire tomber les sociétés dans l’anomie et l’éclatement indéfini. Il s’agit presque de préserver le droit répressif contre toute La peine comme protection du corps social, le criminel comme monstre (criminologie italienne) Nous avons donc considéré, dans une première partie, un sens de la peine comme rappel de la loi. Il y avait une indéniable grandeur dans cette première pensée de la peine, particulièrement dans sa version kantienne : c’est l’idée qu’une peine doit être juste, et que seule cette justesse peut la justifier comme peine. Toute autre considération, prévenait Kant, tout utilitarisme, si généreux soit-il, si humaniste soit-il, nous entraîne dans une spirale au bout de laquelle la condamnation d’un innocent pourra être jugée préférable à celle d’un coupable, si le profit qu’on en retire est mille fois supérieur. Telle est la grandeur de ce premier foyer de sens : il demeure de bout en bout suspendu à l’idée de justice. Mais là gît aussi sa faiblesse. Le bel édifice s’effondre dès que, avec Marx, on introduit le soupçon : et si les lois publiques, aux termes desquelles la punition est prononcée, n’étaient pas justes, si les lois n’étaient pas aussi universelles qu’on le prétend, et si, loin d’être des incarnations d’un Esprit absolu, elles n’exprimaient que l’intérêt d’une minorité dominante ? Et si la punition n’était que la sanction d’un rapport de forces sociales ? La punition tend alors à redéfinir son sens, non plus d’un côté d’un rappel de la Loi, abstraite et transcendante, mais du côté d’une société vivante, du côté des affaires humaines et de leurs règlements immanents. Mais cette société, comment la concevoir ? Groupement naturel ? Communauté de valeurs ? Union politique encadrée et fondée par un principe de Souveraineté ? Association d’intérêts ? Groupement économique ? Le premier grand mythe, concernant l’origine et la genèse de la société, fut sans doute d’en avoir fait une communauté naturelle. Appelons naturalisme politique cette conception qui fait de la société une entité biologique. Dans cette perspective, le crime est antinaturel et relève du monstrueux. La punition se comprendra alors comme une opération tout aussi naturelle : opération de 6 valeurs- qui ont intérêt à la maintenir intacte. C’est -à-dire qu’on passe tout naturellement d’une symbolique à une politique de la peine. Et voilà à nouveau la peine engagée dans une voie nouvelle : la voie politique. hégémonie du droit restitutif. Car dans le droit répressif une société se soude et se retrouve unie. Il convient de le préserver s’il est vrai que sa disparition signifierait l’extinction de toute conscience collective, laquelle est définie comme « l’ensemble des sentiments et des croyances communs à la moyenne des membres d’une société ». La peine répressive constitue donc, pour nos sociétés menacées d’éclatement, le dernier ferment d’unité et de partage : « sans cette satisfaction nécessaire, ce qu’on appelle la conscience morale ne pourrait être conservé ». Donner une autre fonction à la peine que l’expiation, lui demander d’amender le criminel ou de protéger la société, c’est mal comprendre sa fonction première et ultime : manifester l’unité d’une société et son attachement irréductible à des valeurs sacrées. Ainsi la peine « ne sert pas ou ne sert que très secondairement à corriger le coupable ou à intimider ses imitateurs possibles ; à ce double point de vue, son efficacité est justement douteuse et, en tout cas, médiocre. Sa vraie fonction est de maintenir intact la cohésion sociale en maintenant toute sa vitalité à la conscience commune […] c’est le signe qui atteste que les sentiments collectifs sont toujours collectifs, que la communion des esprits dans la même foi reste entière ». Punir, ce n’est donc pas satisfaire à la Loi comme instance autofondée et surplombante, mais symboliser l’unité morale d’une société. La peine est instituée moins pour châtier le criminel que pour satisfaire à une inquiétude sociale. L’utilité de la peine n’est pas essentiellement dans l’action qu’elle exerce sur les criminels, mais dans l’action qu’elle exerce sur la société elle-même, au niveau des représentations. A la suite de Durkheim, certains de ses continuateurs (Fauconnet) « psychologisent » encore plus. Si étrange que cela paraisse, la société tend à se juger tout entière responsable de chaque crime et une des fonctions de la peine est précisément de décharger chacun de cette responsabilité. On doit se demander si ce que Durkheim appelle conscience collective (c’està-dire ce qui se trouve atteint par le crime) ne recouvre pas surtout la bonne conscience d’une société, l’image idéale qu’elle se donne d’elle-même, plutôt que sa réalité. La punition alors a moins pour sens d’exprimer les valeurs fondamentales d’une société que de les afficher au mépris de la réalité et de se tailler une bonne conscience sur le dos des criminels. Le problème essentiel n’est pas d’exprimer des valeurs, mais d’y faire croire. Est-ce à dire que la punition n’a de sens que de maintenir une société dans la séparation entre une conscience idéale et des pratiques effectives, entre ce qu’elle veut continuer à croire qu’elle est et ce qu’elle est réellement ? Cette séparation, c’est l’État, le Gouvernement, le Souverain -en tant qu’ils sont la garantie des LA SOCIÉTÉ COMME UNITÉ POLITIQUE SÉCURITÉ OU LIBERTÉ : La peine comme défense du corps social, le criminel comme ennemi (Hobbes1) Appelons « politique » toute pensée qui réfléchit la société à partir de trois grands principes : un principe de fondation, un principe de souveraineté, un principe de consentement. Principe de fondation. Avec Hobbes, la société et l’État ne dépendent plus d’un fondement -naturel ou céleste- mais d’une fondation humaine. La société civile est une association fragile, non spontanée, et essentiellement précaire : elle est ce qu’il y a à préserver, à maintenir, à sauvegarder. Principe de souveraineté. L’État, dans sa version moderne, ne fonde alors sa légitimité que sur sa capacité à faire durer cet ordre social fragile, à maintenir une cohésion artificielle. L’État est ce qui fait tenir cet ordre artificiel, et pourtant essentiel à l’homme, s’il est vrai que l’état de nature signifie pour lui et la guerre et la mort. Principe de consentement. La société résulte d’une décision d’union civile, d’un choix délibéré et réfléchi d’être ensemble qui définit pour tous des devoirs, et peut-être des droits. Le droit de punir sera énoncé comme ce qu’il y a de plus nécessaire, essentiel au Souverain, pour qu’il puisse faire tenir la société, cet ordre artificiel. La punition défend prioritairement l’autorité de l’État, l’ordre public qu’il a instauré. Et du salut de l’État dépend le salut de la société. Punir est donc un acte politique avant que d’être un mécanisme social. La violence est devenue monopole d’État, en tant qu’elle s’exerce au nom de la tranquillité de tous. Quand le Souverain use de son droit naturel -dans les limites fixées par la convention- pour me donner les ordres qu’il juge bon pour garantir la sécurité de tous, ce n’est pas un rapport de domination sauvage, mais un rapport juridique. Au fond, on pourrait dire ceci : le citoyen punissable est un ennemi, mais un ennemi paradoxal : un ennemi de l’intérieur. Le rapport du Souverain au 1 7 1588-1679 le criminel comme tricheur (Locke2) Dans son Traité du gouvernement civil, Locke commence par reconnaître à l’homme des droits naturels. Deux sont essentiels : le droit de propriété et le droit de punir. Ces deux droits naturels fondamentaux sont strictement complémentaires en ceci que le second permet au premier de durer, de maintenir les acquis, de les consolider et de les capitaliser. La nécessité et l’urgence de l’État se trouvent là : dans l’articulation nécessaire d’un droit légitime de punir sur un droit légitime d’appropriation. La peine n’est qu’un instrument politique au service de la conservation et du maintien des propriétés. On ne punit plus comme chez Hobbes un ennemi de la cohésion sociale : on punit un tricheur. Le criminel est un tricheur doublé le plus souvent d’un fainéant. punissable est un rapport de guerre, mais c’est une guerre civile. Toute la difficulté de Hobbes à fonder le droit de punir provient de là. La République est grosse de toutes les violences que les hommes ont abandonnées au grand vestiaire de la société. La peine comme minimum requis de contrainte, le criminel comme despote (Beccaria) Hobbes faisait naître l’urgence de l’État de la peur de la mort et de l’obsession de la sécurité. Pour Beccaria (Traité des délits et des peines, 1764) aussi, l’état de nature est une guerre. Mais ce conflit primitif, plutôt que de faire surgir le spectre de la mort conduisant à l’exigence rationnelle d’un État sécuritaire, empêche seulement qu’on soit complètement libre. L’État n’est plus ce qui nous sauve de la mort, mais ce qui nous permet de jouir pleinement d’une liberté dont on aurait concédé, par nécessité sociale, la plus petite part possible au Souverain. La législation juste est celle qui étend au plus de monde possible les avantages de la société ; l’injuste celle qui confisque au profit d’une minorité « la puissance et le bonheur », abandonnant aux autres « la faiblesse et la misère ». En fait, pour Beccaria, les hommes « sacrifièrent une partie de cette liberté pour jouir du reste avec plus de sûreté ». Beccaria est un libéral politique. Il considère en effet que si l’état de société suppose le sacrifice d’une part de liberté, ce sacrifice n’est justifié que parce qu’il permet la jouissance pleine et entière du reste. Et ces parts aliénées de liberté devront être les plus congrues possibles. Le criminel transgresse ces lois, c’est-à-dire qu’il se comporte en despote : il prend seul des libertés que tous ne sauraient prendre ensemble sans aussitôt faire sombrer la société dans le chaos. Comme le contrat suppose la cession au Souverain du minimum requis de libertés, punir au-delà du nécessaire serait injuste. C’est un même raisonnement qui déligitime la peine de mort : « sous le règne tranquille des lois, sous une forme de gouvernement approuvée par la nation entière, dans un État bien défendu au dehors, et soutenu dans l’intérieur […] il ne peut y avoir aucune nécessité d’ôter la vie à un citoyen ». On ne punit que pour autant qu’on préserve le bonheur et la liberté des individus. Au-delà, tout n’est que violence et barbarie. La peine comme prévision des coûts, le criminel comme calculateur (Bentham3) L’homme n’a le sens inné ni de la morale, ni de la justice, et c’est tant mieux parce que ce sont des notions vides de sens : il est un calculateur de plaisirs. Il n’est guidé que par son propre intérêt, et c’est tant mieux parce que la poursuite pour chacun de son intérêt égoïste conduit à l’intérêt général. Il n’y a rien d’autre là que les énoncés fondamentaux de l’utilitarisme libéral, et Bentham, à ce stade, ne dépasse pas Adam Smith. Mais les Principes du code pénal, publiés en 1789, articulent une pensée nouvelle et révolutionnaire de la peine. « On appelle délit tout acte que l’on croit devoir être prohibé à raison de quelque mal qu’il fait naître ou tend à faire naître », non pas évidemment au sens moral de la transgression d’un interdit, pas même au sens politique d’effraction d’une loi civile établie, mais au sens d’un passif, au sens d’une séquence d’événements à ranger du côté des pertes. La gravité du délit sera mesurée selon ses conséquences sociales, telles qu’elles peuvent être quantifiées, comptabilisées : en termes de pertes sèches, de dommages ; en termes de peur publique ; et d’alarme aussi, cette inquiétude diffuse qui suit l’annonce d’un crime et fragilise la vie de tous. Mais que sera la punition ? Rendre le mal pour le mal est absurde : c’est compenser une perte par une perte. Tel est le défit théorique de Bentham : rechercher une combinaison telle que le mal de la peine réduise le mal causé par le crime et même augmente le profit général des intérêts. Cette introduction de la LA SOCIÉTÉ COMME UNITÉ ÉCONOMIQUE : PROPRIÉTÉ DE CHACUN OU UTILITÉ DE TOUS La peine comme garantie publique, 2 3 8 1632-1704 1748-1832 Un nouveau foyer de sens surgit, auquel devra se plier le sens de la peine, et qui n’est ni la Loi ni la Société, mais l’Individu. matière pénale dans une procédure générale de calcul aboutit à un certain nombre de principes affichés par Bentham dans sa théorie pénale. Le principe de proportionnalité idéologique. « Règle n°1 : Faites que le mal de la peine surpasse l’avantage du délit. Règle n°2 : Plus il manque à la peine, du côté de la certitude, plus il faut ajouter du côté de la grandeur. Règle n°3 : Si deux délits viennent en concurrence, le plus nuisible doit être soumis à une peine plus forte, afin que le délinquant ait un motif pour s’arrêter au moindre. » Le principe d’impunité justifiée. Pour Bentham, éloigné de tout fantasme rétributif, la raison de la peine n’est pas dans le crime commis, mais dans le profit qu’on peut en retirer pour le bonheur et l’intérêt communs. Alors, il devient inutile de punir certains crimes, même les plus monstrueux, si la peine est par exemple inefficace (ex : les fous). Tout crime doit demeurer impuni si sa sanction peut entraîner plus de maux que le crime lui-même. C’est une règle dont on fera grand cas pour amnistier les tyrans au nom de la paix civile. Le principe de prévention généralisée. « Le but principal des peines, c’est de prévenir des délits semblables. L’affaire passée n’est qu’un point ; l’avenir est infini ». La perfection du système pénal serait de ne plus punir, parce qu’on sera intervenu avant le crime lui-même. Le rêve de Bentham trouve son épanouissement dans un programme de contrôle généralisé des comportements. La prévention benthamienne se comprend comme utopie d’une société de contrôle, où la loi silencieusement agirait à l’intérieur du sujet pour lui faire préférer l’honnêteté à la délinquance. L’exposé doit ici une nouvelle fois basculer. Jusqu’ici, il a souvent été question du sujet puni : le punissable était considéré soit comme un monstre à éliminer pour préserver l’équilibre vital d’un peuple (criminologie italienne), soit comme un symbole à brûler pour souder l’unité spirituelle d’une nation (école française de sociologie), soit comme un ennemi dont il fallait se défendre parce qu’il mettait en péril l’ordre social (Hobbes), soit comme un despote dont les passions menaçaient la réunion libre des citoyens responsables (Beccaria), soit enfin comme un tricheur qui ne respectait pas les règles du droit naturel et que l’ État-arbitre devait mettre au pas (Locke). Mais ce sujet délinquant ou criminel était toujours pensé dans une dimension d’écart par rapport aux autres sujets obéissants, normaux, travailleurs, etc. L’individu punissable était une pure déviance. Avec Bentham, quelque chose bouge. Le système pénal dans sa version achevée et sublime intervient avant le crime lui-même, par une série d’interventions sournoises et douces. Et prévenir, c’est aller au-devant de l’individu virtuellement criminel pour lui inspirer d’autres inclinations, l’inciter à se faire consommateur de vertus plutôt que de vices. 9 Cela aussi est nécessaire. - Et donc ceux des humains que l’on maltraite, mon ami, il est nécessaire qu’ils deviennent plus injustes. » Il faut, tout en punissant, cultiver en nous cette honte de punir car punir c’est devoir le mal à quelqu’un. De Platon, on peut donc retenir le thème d’une aporie morale de la peine, mais cette position ne joue que pour dénoncer les voluptés de la vengeance et les fausses raisons dont une violence aveugle se pare, et il n’était pas dit que Platon renoncerait à toute justice pénale. Platon s’essaie à un exercice dialectique de justification de la peine. L’argumentation est simple et s’autorise essentiellement du modèle médical : la souffrance du cautère ou de l’incision n’est pas tant un mal en soi que ce qui nous délivre du mal du corps. La peine n’est donc qu’apparemment un mal. Profondément, elle est ce qui nous délivre, nous guérit et nous sauve du pire mal qui soit : l’injustice. Platon est celui qui fait tourner le sens de la peine autour de l’individu et de lui seul. La punition suppose la réparation du dommage, mais ne s’y réduit pas. Platon détermine trois sources principales de fautes : - du côté des passions violentes (colère ou peur) ; - du côté du plaisir et du désir, de cette intempérance de l’âme qui lui fait chercher son bien dans les jouissances, les honneurs et les richesses ; - du côté de l’ignorance. Chapitre III Punir, c’est éduquer un individu INDIVIDUALISER LES PEINES : DE LA RÉADAPTATION SOCIALE À LA RÉGÉNÉRATION INTÉRIEURE (SALEILLES ET TOCQUEVILLE) Saleilles expose le principe de l’individualisation des peines dans un livre phare pour l’histoire de la pénologie : L’individualisation de la peine (Paris, Alcan, 1898). Dans le droit primitif, on ne pose la question ni du degré de liberté ni des motifs du criminel, ni même des circonstances de l’acte. Le crime a un prix objectif. A l’autre extrémité logique, le sujet devra être puni pour ce qu’il est, et non plus pour ce qu’il a fait. On ne condamne plus des actes répréhensibles, mais on neutralise ou élimine des natures dangereuses. Saleilles tente une voie moyenne. On n’est responsable que de ce que l’on fait socialement parlant. C’est par ses actes que l’individu nuit à la société : la société n’a pas de prise sur ce qu’il est, car elle doit respecter sa liberté ; elle ne conquiert de droit sur lui que par ce qu’il a fait : elle n’a de droit que sur ses actes. Et punir serait réinjecter dans l’individu coupable des normes morales ou sociales. Crimes de colère, crimes de concupiscence, crimes d’ignorance sincère. Individualiser la peine, c’est interroger les motifs de l’acte délinquant ou criminel, ses sources psychologiques. Le sujet de la peine est bien ici un sujet psychologique. Punir, c’est guérir. L’INDIVIDU COMME SUJET ÉDUCABLE ET LA JUSTICE COMME SANTÉ DE L’ÂME (PLATON) RECONNAISSANCE ET MÉCONNAISSANCE DE LA VICTIME Dans le paradigme de la Loi, il n’avait été question que de réconciliation de la Loi avec elle-même. Punir, c’était réaffirmer la majesté outragée de la Loi. Dans le paradigme de la Société, punir c’était protéger les intérêts sociaux en neutralisant ceux qui les menaçaient. La punition était prioritairement comprise comme protection de la société. Dans le paradigme de l’Individu, il semble enfin qu’on pose la question du sujet de la peine pris ici dans l’épaisseur d’une existence concrète, d’une personnalité singulière, unique. Punir alors, c’est prendre en compte l’individu pour le transformer sur la base d’une compréhension psychologique. Livre I de La République de Platon, Socrate dit : « Est-ce donc le fait d’un homme juste que de nuire à quelque humain que ce soit ? ». A l’homme en tant qu’homme, on ne peut devoir que le bien, et en aucun cas la souffrance et le mal. Et si la justice est l’art de discerner ce qu’on doit à chaque homme, elle ne peut en aucun cas leur devoir le malheur. « - Mais les chevaux qu’on maltraite en deviennent-ils meilleurs ou pires ? - Pires. - Est-ce par rapport à la qualité des chiens, ou à celle des chevaux ? - A celle des chevaux. - Et des humains, mon camarade, ne devons-nous pas parler ainsi : quand on les maltraite, c’est par rapport à la qualité humaine qu’ils deviennent pires ? - Si, certainement. - Mais la justice, n’est-ce pas la qualité humaine ? - 10 On peut bien affirmer que punir c’est transformer l’individu, mais le transformer en quoi ? S’agit-il de simplement produire des individus obéissants ? La psychologie ne cherche pas à transformer le fond d’un être ou de menacer sa liberté, mais au contraire à l’aider à devenir lui-même. Mais ce devenir-soi visé par la peine va nous faire sombrer dans une spirale d’utopies : l’utopie de l’homme originairement bon, l’utopie de l’introspection forcément rédemptrice, l’utopie du criminel systématiquement victime. Et n’est-il pas contradictoire, n’est-il pas monstrueux de punir une victime ? Ce qui devrait fonder un nouveau droit de punir aboutit à un devoir de ne pas punir. L’exagération même du paradigme psychologique conduit à faire se lever des voix que depuis le début de notre exposé nous n’avions pas voulu entendre : les voix de la victime qui veulent qu’on les reconnaisse dans leur souffrance, qui exigent qu’on fasse tourner le sens de la peine autour de cette souffrance. Chapitre IV Punir, c’est transformer une souffrance en malheur LA VICTIMISATION CONTEMPORAINE DE LA SCÈNE PÉNALE La justice, ou l’oubli des victimes Dans tout ce qui a précédé, l’acte de punir n’a jamais été entendu dans un rapport essentiel à la victime concrète, la victime du crime. Dans le premier paradigme, l’acte délinquant, au-delà d’une personne donnée, insultait d’abord la Loi, interdit familial ou sacré, norme morale ou incarnation de l’Esprit absolu. On ne punissait pas pour réconcilier un criminel et sa victime, mais pour satisfaire à la Loi. Même chose pour notre second foyer de sens : la Société. La victime n’est jamais qu’une occasion ou un levier propres à mettre en place des politiques de protection qui outrepassent largement la considération de sa souffrance pour s’intéresser à l’équilibre vital d’un État (criminologie italienne), sa sûreté politique (Hobbes), la protection de ses propriétés (Locke), l’harmonie réglée de ses libertés (Beccaria) ou la maximisation de ses profits (Bentham). Quant au foyer de sens tournant autour de la transformation de l’Individu, il tournait tout entier autour de la personne du criminel qu’il fallait aider, transformer, amender. Le renversement des valeurs Aujourd’hui pourtant des énoncés autres commencent à poindre. Le procès, dit-on, permet à la victime de faire son deuil. Ce mouvement est comme facilité aujourd’hui par un relatif effritement des concepts fondamentaux qui nourrissaient les trois premiers foyers de sens. Le sens de la Loi comme autorité transcendante se perd. L’idée d’une société unie et rassemblée autour d’elle-même est fragilisée par la constitution d’espaces économiques et politiques tellement vastes qu’ils en deviennent abstraits. Enfin, notre culture ne croit plus immédiatement au progrès du sujet éducable. Ce qui paraît aujourd’hui immédiat et parlant, ce qui cristallise l’opinion publique, ce n’est plus la transcendance d’une Loi, l’organisation d’un bien-être ensemble, l’éducabilité des individus. C’est le refus absolu de la souffrance. La menace éthique de la victime 11 Mais une difficulté surgit dès qu’on évoque les droits de la victime à structurer le sens de la peine : le spectre noir de la vengeance. Penser la participation active de la victime au processus pénal, c’est risquer alors de réactiver la vengeance, c’est-à-dire mettre en œuvre une violence destructrice et qui mène au chaos. De plus, à force de poser le problème de la peine dans les termes de la victime et de la souffrance, il faut bien constater qu’on aboutit à une difficulté majeure : on veut soulager la souffrance de la victime en faisant souffrir à son tour l’agresseur. Et c’est ce dernier à son tour qui pourra invoquer sa souffrance et son statut de victime. Un univers de contradiction haineuse se tisse, où l’on revendique le plus de souffrances possible pour appuyer son droit de faire souffrir le plus possible. de former une communauté élargie, une plus grande famille. (rien de mieux que des fiançailles ou un mariage pour faire cesser une vendetta) Les leçons d’un récit Rien de moins instinctif, rien de moins naturel, rien de plus ritualisé que la vengeance. Ce n’est pas un mouvement désordonné de fureur. La colère sans doute ne s’y annule pas, mais elle prend forme et se fixe des règles. Dans ce récit ainsi reconstitué de la vengeance primitive, la vengeance se donne à penser comme obligation rituelle et non comme mécanisme psychologique de compensation. Par ailleurs, ce qui se trame entre les êtres n’est pas tout à fait de l’ordre de la haine, mais se comprend plutôt dans les termes de l’échange. Il s’agit de rendre. Rendre coup pour coup sans doute, mais rendre et non pas détruire. La vengeance se comprend depuis un système d’échange qui lui donne sa place. Dans le système de don et contre-don, on échange des cadeaux, des biens, des richesses. On échange aussi des morts et des insultes, des blasphèmes et des blessures. Le système de la vengeance n’est pas une logique de guerre, c’est une logique de rivalité. Le délit, le crime contraignent à l’échange. Mais ce n’est pas un échange libre, ce n’est pas un échange commercial. Et on se venge aussi pour oublier. Un oubli qui se décide, se proclame, qui est une décision éthique. On se souvenait qu’on avait oublié. Mais il y a peu de textes, dans notre tradition occidentale, qui tentent de réfléchir un sens du juste depuis l’éclairage de la vengeance. LE RÉCIT ARCHAÏQUE DE LA VENGEANCE Un sens perdu de la vengeance Mais peut-être est-ce l’État qui, contraignant la vengeance à la clandestinité, la condamne en même temps au paroxysme et à l’informe. D’être tenue secrète, la vengeance se prive peut-être de puissants mécanismes de régulation de telle sorte que ce qu’on appelle vengeance aujourd’hui serait une forme dégradée d’un système archaïque de vengeance, lui, régulateur et créateur de solidarités, à défaut sans doute d’être foncièrement pacificateur. A partir de 1974, Raymond Verdier et G. Courtois ont lancé une série de recherches transdisciplinaires autour de la vengeance, et tenté ce pari de penser une vengeance qui solidariserait plutôt que de déchirer, qui ordonnerait plutôt que de détruire, qui fixerait des rôles et des mesures, plutôt que de livrer ses acteurs à l’immédiateté sauvage et impure de la violence aveugle.4 Un récit idéal du processus vindicatoire Dans un temps très ancien, en Grèce, un meurtre est perpétré contre le membre d’une famille par celui d’une autre. Cet acte « enclenche la vengeance du sang ». La famille entière désigne le champion de la vengeance. Mais une famille peut renoncer à la vengeance du sang et demander alors une « compensation ». Et ce sont de vraies fortunes que les héros d’Homère proposent aux vengeurs pour épargner leur vie. Mais est-ce le prix du sang versé ou du sang épargné ? Dans le premier cas, il y a un prix du crime et dans l’autre un prix du pardon. Ces transactions se terminaient par un traité de paix publique. On se promettait publiquement d’oublier. La guerre privée des familles cesse à condition 4 PHILOSOPHIE ÉTHIQUE DE LA VENGEANCE La colère et l’honneur (Aristote) ; l’adversaire comme égal (Nietzsche) Pour Aristote, l’acte criminel manifeste un mépris public de l’agresseur en tant que, nous attaquant, il tient notre puissance pour rien. C’est ce jugement de valeur implicite, attenant au forfait, que la vengeance entend renverser, bien audelà du simple dommage matériel. La colère de la vengeance répond à ce mépris et tend à restaurer une image extérieure de soi mise à mal par l’agression. C’est La Vengeance, 4 tomes, Paris, Cujas, 1984 12 n’y a de droit qu’entre les individus : le droit, c’est ce qui, entre les personnes, définit une juste distance, un accord possible et réglé de leurs possibilités d’action. Il n’y a droit que depuis et par une reconnaissance mutuelle, une limitation réciproque des libertés. Quand l’État fait exister ce droit, en utilisant ce que Fichte appelle « un droit de contrainte » contre ceux qui ne le respectent pas, il se doit d’insister sur cette dimension relationnelle. C’est-à-dire qu’à partir du moment où on parle d’un « droit de punir », immédiatement il faut parler d’un « droit d’être puni ». Parler du droit d’être puni, c’est considérer que l’objet de la peine juridique demeure de bout en bout un sujet. Dans le fait de punir, il s’agit aussi de faire confiance au coupable auquel on accorde une peine. Ce qui se joue dans la peine n’est donc pas seulement une reconnaissance de soi, comme restauration de la confiance en soi de la victime, mais encore une reconnaissance de l’autre, comme sujet digne d’être puni . pourquoi l’absence de colère est fortement condamnée : celui qui demeure indifférent à l’offense la justifie. Cela dit, le premier venu ne peut pas nous offenser ainsi. Leibniz dira que « les souverains souffriront l’insolence d’un étourdi pour n’avoir pas la honte de s’emporter ». Montesquieu rapporte de son côté le mot de Charles II, roi d’Angleterre : « il vit, en passant, un homme au pilori ; il demanda pourquoi il était là. ‘Sire, lui dit-on, c’est parce qu’il a fait des libelles contre vos ministres. – Le grand sot ! dit le roi : que ne les écrivait-il contre moi ? On ne lui aurait rien fait’ » (Esprit des Lois, VI-16). La vengeance suppose donc l’égalité des termes : on se venge de son égal. Pour Nietzsche, « il y a dans la vendetta un fond d’honneur et d’égalité de rang ». Mais il ne faut pas oublier, quelque exaltant que puisse paraître ce modèle, qu’il repose sur une dissymétrie première, une séparation structurelle : l’individu libre et l’esclave, le fort et le faible. La reconnaissance d’une égalité s’opère sur fond d’une inégalité première, jamais questionnée. De la souffrance au malheur : l’événement et le temps Le terme même de souffrance n’est pas assez élucidé. Le distinguer de la douleur sur la base moral/physique nous entraîne dans les méandres de la séparation âme/corps qui est très théorique. Appelons souffrance, simplement et indifféremment, toute diminution de l’énergie à vivre, tout affaiblissement du désir d’exister. Ce déficit de mes capacités d’affirmation et d’action, dans le cas du crime, m’est imposé de l’extérieur, par un autre. L’image que j’ai de moi-même en est inquiétée, troublée. L’acte criminel, en tant peut-être surtout qu’il est imprévu, soudain, brutal, plonge la victime dans le désarroi. Et une part du sens de ma souffrance m’échappe, puisqu’elle m’a été imposée par un autre, ce criminel auquel mon destin éthique est désormais lié. Or, la souffrance est indicible parce qu’elle est indéfinie. Il n’y a pas de raison de souffrir plus ou de souffrir moins, de souffrir comme ceci ou comme cela : c’est comme une vague informe qui envahit. Punir, c’est faire exister publiquement la souffrance de la victime, en tentant de lui articuler un équivalent chez son agresseur, de provoquer pour le criminel un malheur comparable. C’est en tant qu’elle est institution du malheur que la justice pénale nous sauve de la souffrance. Le malheur est défini, contournable. Il a un nom, une étendue, une mesure et une usure. Au lyrisme terrible de la souffrance, la justice permet de substituer le récit prosaïque du malheur. C’est pourquoi, au passage, la peine de mort est une aberration, ou plutôt elle n’est pas une peine : elle réintroduit de l’irréparable, du non-mesurable, de l’indicible. La structuration éthique du soi Il s’agit bien, dans cette mise en scène publique de la peine vindicative, de restituer à la victime une estime de soi brisée par l’agression. Car sans vengeance, sans riposte, le mépris dont a fait preuve l’offenseur en s’attaquant à nous semble justifié et tourne en mépris de soi-même. On ne se venge pas par cruauté morbide, plaisir suspect ou colère déchaînée, mais pour reconquérir l’estime de soi, prévenir le dégoût de soi-même. En punissant, il ne s’agit pas d’humilier l’autre ni de le rabaisser où il nous avait rabaissés. On humilie si peu l’autre que, d’offenseur, on le promeut à la dignité d’adversaire. Il ne s’agit pas de rendre offense pour offense, mépris pour mépris, humiliation pour humiliation. Il s’agit, dans la vengeance, de reconquérir le soi au point où il était affaibli. L’IDÉE D’UNE JUSTICE RELATIONNELLE Le droit : reconnaître la distance (Fichte) Dans cette philosophie éthique de la vengeance, chez Nietzsche et Aristote, il ne s’agissait pas de dire que la vengeance était la justice, mais que la vengeance était juste. On comprend bien en quoi l’exercice d’un droit de punir restaure l’image de soi de la victime. Mais qu’en est-il de l’individu puni ? C’est ici qu’il faut proposer un détour par Fichte (« Fondement du droit naturel », 1797). Pour lui, il 13 Punir, pourrait-on dire, c’est oublier la souffrance. Oublier, c’est le travail du temps. Ce qui temporalise nos vies, c’est de prendre sur les actes passés la revanche du futur. Pour la victime, il s’agirait de faire du traumatisme de l’agression un événement de vie. Le traumatisme nous affaiblit et nous diminue. L’événement nous transforme et nous renforce. La justice pénale est ce qui doit pouvoir permettre, depuis une reconnaissance publique, de faire d’un traumatisme un événement. Comme elle avait transformé la souffrance en malheur. Deuxième partie NEUTRALISER LA PEINE Thierry Pech On n’a jamais autant parlé de la prison et si peu de la peine. Sidéré par le scandale des conditions de détention, on en oublie de s’interroger sur les fondements du droit de punir : le « comment » recouvre régulièrement le « pourquoi ». Du maquis des réformes entreprises ou annoncées ces dernières années, émerge une nouvelle utopie : celle de la peine neutre, débarrassée de toute référence au sacré, de toute violence, de toute passion vindicative, de toute intention morale et de tout arbitraire dans son exécution. Le nouveau rêve pénitentiaire ne fait pas mystère de ses aspirations : éradiquer les souffrances carcérales, contrôler la prison, soumettre ses décisions à des procédures impartiales et contradictoires, solliciter les capacités du détenu… Ces ambitions s’organisent autour de trois composantes complémentaires : le pacte humanitaire, le consensus procédural et l’ethos de la performance. Parmi ces lignes de force, figure le recours quasi systématique au droit, grand producteur de neutralité Mais cette montée en puissance du droit ne se suffit pas à elle-même. En réalité, elle prend place à l’intérieur d’un champ problématique beaucoup plus vaste : celui de l’argumentation libérale valorisant l’autonomie individuelle, la balance des pouvoirs et dont l’idéal type est offert par la théorie de l’harmonie des intérêts, mieux connu dans la réflexion économique sous le nom de théorie de « la main invisible » (Adam Smith). L’utopie de la peine neutre n’est peut-être que l’autre nom de la peine libérale. Appliquée à l’univers pénitentiaire, la logique libérale exigera ainsi la primauté des droits fondamentaux de la personne humaine sur toute décision administrative ou politique, la mise en place de contre-pouvoirs opposables au pouvoir pénitentiaire, la garantie d’un libre accès au tiers de justice et la promotion d’un sujet entreprenant et responsable. Il revient de plus en plus au droit -c’est-à-dire à des règles explicites et générales plutôt qu’à des valeurs morales communes- d’assurer la coexistence de tous dans le respect des ambitions de chacun. En cela, la peine neutre est exemplaire de ces « démocraties d’individus » où, « parce qu’il n’est plus possible de faire fond sur un implicite commun, nos relations avec les autres doivent être 14 Chapitre 1er régulées par la loi5. Après « la main invisible du marché » se dessine ici quelque chose comme « la main invisible du droit ». Cette utopie est porteuse de progrès sensibles pour une démocratie fondée sur le respect de la personne humaine et sur les valeurs attachées à l’individu. Il faudra aussi en montrer les limites. Genèse de la peine neutre De nouvelles exigences se portent sur la peine : on la veut moins violente, moins stigmatisante et, d’une manière générale, plus rare. La nouvelle utopie pénitentiaire réside d’abord dans un éloignement du sacré longtemps attaché à la peine étatique. Cette désacralisation ouvre la voie aussi bien au rejet de la souffrance personnelle comme carburant de la sanction qu’à celui d’une stigmatisation morale des condamnés. Toutefois, ces nouvelles représentations prennent également leurs distances à l’égard d’un certain angélisme et des rêves abolitionnistes qu’il a fait naître dans le passé. LA CRISE DE LA PÉNALITÉ CLASSIQUE En s’arrogeant le monopole de la violence pénale, l’État moderne se hissait en même temps au rang d’ « éminente victime » du crime. En témoigne l’amende honorable des condamnés (« Pardon à Dieu, au roi et à la justice ») qui, trois cents ans durant, du XVIe au XVIIIe, ne mentionna pas la victime privée, mais uniquement l’ordre de délégation du droit de punir6. La Révolution et l’adoption d’un nouveau modèle pénal (celui de Beccaria) n’ont pas fondamentalement modifié cette justification du droit de punir : elles l’ont surtout sécularisée. Elles l’ont également réorientée vers le souci de l’homme-criminel et de sa transformation : il fallait se préoccuper de corriger ces condamnés voués à réintégrer la société. La pénalité classique en fut certes affectée dans ses formes et ses moyens, mais point dans son fondement politique : lorsque le criminel frappe, c’est encore et toujours la cité qui pleure, et recouvre de sa plainte la plainte de la victime. C’est aujourd’hui seulement que cette construction vacille : - d’abord parce que la conception traditionnelle de la souveraineté de l’État est elle-même bousculée. L’État a des contre-pouvoirs internes : séparation de l’exécutif et du judiciaire (le juge pénal peut aujourd’hui être 5 6 L’amende honorable est la formule que les condamnés devaient prononcer publiquement avant leur exécution. Au Moyen Âge, elle comptait souvent la victime dans l’ordre des excuses. Joël Roman, Les Démocraties d’individus, Paris, Calman-Lévy, 1998, p.59. 15 amené à se retourner contre l’État. Et aussi des contre-pouvoirs externes : organes internationaux comme la Cour européenne de Strasbourg. - ensuite apparaissent des solutions alternatives aux peines classiques, voire à l’action publique elle-même. Dans certains cas, l’État ne sert que de stimulateur dans un processus axé sur la négociation et la conciliation. serait bonne pour l’individu lui-même, elle le ferait « réfléchir », lui donnerait une « leçon ». Pourtant, ces représentations ont vieilli8. Si l’opinion publique est plus charitable aujourd’hui qu’hier, ses soucis restent ambigus. Alimentée par une pression médiatique continue, elle pleure successivement sur les victimes d’agressions et sur la détresse des condamnés. Elle juxtapose plutôt qu’elle ne hiérarchise. En fait, la compassion pour le détenu et le souci de la sûreté individuelle ne sont peut-être que les deux versants d’une même phobie de la violence. C’est ce que René Girard9 nomme la « crise du sacrifice » : une incapacité croissante à distinguer entre « violence impure » et « violence purificatrice », entre violence criminelle et violence légitime. Les médecins exerçant en détention n’ont pas à tenir compte des intérêts propres de l’administration pénitentiaire10. Sous l’œil du praticien, la souffrance est sans destination : elle n’est a priori jamais « méritée » ni utile. Le tableau contemporain de « l’enfer carcéral » est alimenté par deux autres phénomènes complémentaires : l’abaissement des seuils de la violence morale et la psychologisation des représentations sociales de la souffrance11 : apparition dans le Code pénal du délit de harcèlement sexuel, interdiction du bizutage, harcèlement moral, etc. Outre les violences carcérales traditionnelles, on stigmatise aujourd’hui les facteurs d’angoisse, d’anxiété, de détresse, voire de destruction de la personnalité ou d’effondrement intérieur qui s’exercent sur les détenus. En somme, les représentations collectives de la peine ont intériorisé la définition de la santé selon l’OMS : « La santé est un état complet de bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». L’utopie ne serait plus du côté d’un monde sans prison, mais du côté d’une prison sans peine. De là ce mélange de durcissement et d’adoucissement qui caractérise les pratiques pénales actuelles : accroissement des longues peines mais mise en place d’alternatives aux poursuites, souci de neutraliser mais traitement humain des délinquants. IL N’Y A PLUS DE BONNE SOUFFRANCE Mais le sacré ne meurt pas : il se déplace. La montée en puissance des victimes et l’attention portée aux vies brisées, aux traumatismes personnels, d’un côté, la dramatisation du désespoir carcéral et la publicité accordée depuis quelques temps aux souffrances physiques, psychiques ou éthiques (humiliation, dégradation de la personne) des condamnés, de l’autre, sont autant de témoignages de cette migration. Emile Durkheim : « A mesure que toutes les autres croyances […] prennent un caractère de moins en moins religieux, l’individu devient l’objet d’une sorte de religion. Nous avons pour la dignité de la personne un culte qui, comme tout culte fort, a déjà ses superstitions. » L’ordre supérieur qu’il faut défendre désormais ne réside plus dans le repos de la cité conçue comme une totalité organique, mais dans l’intégrité physique et morale des individus pris un à un : la sécurité de tous préoccupe moins que la sûreté de chacun. Du même coup, le crime lui-même change de signification: son scandale consiste moins dans la perturbation d’un ordonnancement collectif que dans le dommage causé à un sujet et à un corps propre; la plus haute dignité n’a plus son siège dans le corps politique mais dans chaque être humain, comme le stipule le premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948)7. C’est donc la qualité d’être humain qui est centrale. Elle n’est en rien diminuée, ni par le crime, ni par la sanction, ni par l’exécution de la peine : on ne punit pas un animal mais un être autonome et raisonnable. Mais il faut alors s’élever contre tout ce qui, dans l’exécution de la peine, nuirait inutilement à la sûreté et au bien-être des condamnés. Ce souci ne va pas de soi. Il prend à revers l’idée selon laquelle la violence de la peine procède d’une « contre-souffrance ». D’où le traditionnel procès des « prisons quatre étoiles » : une détention confortable ne serait plus une peine. Peine et pénibilité seraient sœurs. Mieux : la souffrance pénitentiaire 7 Y A-T-IL ENCORE UNE FRONTIÈRE MORALE ? 8 Selon un sondage publié par le journal Libération à l’hiver 2000 , 17% seulement des personnes interrogées considèrent encore que les détenus sont « trop bien traités ». 9 La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1973. 10 Du moins en France où, depuis 1994, ils ne dépendent plus de l’Administration pénitentiaire mais de l’Assistance publique. 11 Voir Georges Vigarello, Histoire du viol, Paris, , Le Seuil, 1998. « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » 16 Les représentations contemporaines de la peine s’attaquent aussi à une frontière morale : atténuer les marqueurs de relégation, réduire la distance entre le monde des justes et celui des réprouvés. Parce que, comme moi, il peut être atteint par le sida, parce que, comme sa victime, il peut être l’objet de violences traumatisantes, le détenu a réintégré la sphère des semblables. Il s’est progressivement installé dans la conscience collective comme un possible moi-même, et non plus seulement comme cet « autre que moi ». Le placement sous surveillance électronique (« bracelet électronique ») va dans le sens de cette recherche d’une moindre stigmatisation, d’un progressif effacement de la frontière symbolique entre condamnés et innocents. Aux États-Unis, au contraire, le recours aux peines infamantes (shame sanctions), au port du costume pénitentiaire, voire aux chaînes, à la publicité des fichiers judiciaires, marque le retour de formes archaïques d’exclusion pénale. La distinction entre condamnés et innocents porte directement sur une différence de nature morale qui non seulement brise toute aspiration à l’égalité, mais rompt définitivement les solidarités les plus élémentaires. Rien à voir avec les pratiques européennes qui sont hantées par les souvenirs de l’expérience totalitaire12. La réduction de l’inégalité entre les condamnés et les autres citoyens, en Europe continentale notamment, révèle une conception ascendante de l’égalité, la recherche d’un nivellement par le haut qui a déserté le paysage américain. Il faut aller chercher dans l’anthropologie politique les raisons de cette divergence. Celleci porte en effet sur la conception même de l’égalité. Dans les sociétés démocratiques qui ont connu l’Ancien Régime, la revendication égalitaire a consisté à faire des statuts jadis les plus privilégiés l’horizon du progrès social, à permettre à chacun d’imiter l’ancien supérieur, d’accéder à son honneur et à sa dignité. L’égalité dont parlait Sieyès, par exemple, procédait moins de l’humilité que de cette prétention résumée sous la formule : « Vous serez tous des maîtres ». Au contraire, dans les démocraties qui n’ont pas cet héritage hiérarchique, la conception de l’égalité ne prend pas la même dimension progressiste et ascendante. Il s’agit d’une égalité à la fois plus neutre et plus formelle, et non de l’imitation des statuts les plus privilégiés. LE « PUNIR PUR » ET LE « PUNIR POUR » Il faut revenir brièvement sur les instruments traditionnels de justification de la peine dont Frédéric Gros a présenté une étiologie plus approfondie. On peut les regrouper schématiquement en deux familles : celle du « punir pur » qui néglige, voire récuse toute utilité de la peine, et celle du « punir pour » qui, au contraire, la justifie pour les fins poursuivies. D’un côté, des auteurs comme Kant ou même Beccaria (tel qu’interprété aujourd’hui par les rétributistes américains13), de l’autre des auteurs comme Bentham, mais aussi tous les partisans d’un humanisme pénal guidé par le souci de réinsertion des condamnés. Les partisans du « punir pour » pensent la peine en termes d’effets escomptés et revendiquent des critères descendants, qui visent soit l’avenir du sujet puni (corriger, normaliser, soigner, resocialiser ou réinsérer), soit l’avenir du monde extérieur (dissuader les uns, sécuriser les autres). Les doctrines du traitement et de la défense sociale se retrouvent dans cette même enveloppe. Les premières, issues du XIXe siècle, aspirent à la rédemption du coupable par l’isolement, la discipline et le travail. Les secondes, elles, naissent au début du XXe siècle : il s’agit de réserver l’enfermement au traitement de la dangerosité. Autrement dit, il est inutile de fixer à l’avance une durée précise de détention. Celle-ci doit tout simplement s’étendre d’un diagnostic à un autre : du diagnostic de dangerosité au diagnostic de non-dangerosité14. Pour la doctrine de la défense sociale, on punit prioritairement pour la société. Poussée à son terme, la logique utilitariste risque de faire bon marché d’une utilité individuelle de la peine qui n’aurait pas pour horizon son utilité collective. Il pourrait même y avoir un grand intérêt collectif à punir parfois un innocent plutôt de laisser se répandre dans l’opinion un dangereux sentiment de peur ou d’impunité. En somme, il faut distinguer, parmi les partisans du « punir pour », entre les défenseurs d’une utilité collective et extérieure et les partisans d’une action humaniste, orientée vers la rédemption du sujet. A l’inverse, les partisans du « punir pur » s’appuient sur des critères remontants qui portent sur l’acte lui-même (expier, rétribuer, sanctionner) ou sur le dommage occasionné (réparer). 13 De Beccaria, ils ne retiennent que son modèle mathématique fondé sur les principes de légalité et de proportionnalité. Ils oublient volontiers que, saisies dans leur contexte historique, les propositions de Beccaria avaient d’abord vocation à mettre fin à la cruauté et aux excès des peines d’Ancien Régime et partant à les adoucir. En somme, leur « beccarianisme » est le produit d’une lecture anhistorique qui occulte les perspectives humanistes du Traité des délits et des peines. 14 Ces politiques butent sur la fragilité des instruments de mesure de la dangerosité. 12 Les souvenirs de détention dans les prisons de l’Occupation. De la même manière, on pourrait se demander si la sensibilisation de la classe politique actuelle à la prison n’est pas liée à l’expérience personnelle qu’en firent tout récemment certains de ses membres. 17 Les partisans du « punir pour » considèrent l’acte échu comme irréversible et se tournent délibérément vers l’avenir. Ils sont habités par l’espoir d’un monde meilleur toujours à venir, dont la peine est un instrument parmi d’autres. Leur logique est profondément politique, c’est-à-dire tournée vers une action collective qui entend transformer le monde et éventuellement le sujet : ils aspirent à la fois à produire de l’avenir et à libérer d’un passé douloureux. Inversement, les partisans du « punir pur » cherchent avant tout le juste prix de la faute. S’il reste du politique ici, ce ne peut être que sous la forme d’un souci d’égalité devant la loi. Ce modèle revient aux États-Unis depuis la fin des années 1970 sous le nom de justice model ou encore de théorie du « juste dû » (just desert). au « punir pur », ni au « punir pour », mais au « punir neutre ». Elle ne se focalise ni sur le passé de l’acte et son tarif, ni sur l’avenir du délinquant et la protection à tout prix de la société, mais sur le présent d’une continuelle balance des intérêts. LA CONVERSION DES MILITANTS L’histoire intellectuelle du débat sur la prison à l’époque contemporaine naît des travaux de Michel Foucault (Surveiller et punir. Naissance de la prison, 1975). Et réfléchir sur la peine, ce fut longtemps militer contre la prison qui incarnait à la fois le paradigme de la punition et celui de la domination sociale. La fin des grandes fièvres idéologiques ne laisse que peu de choses aujourd’hui. Un courant critique radical, incarné en sociologie par des auteurs comme Loïc Wacquant, continue à dénoncer le retour de l’État pénal en lieu et place de l’État social, ainsi que le « traitement différentiel des illégalismes » et la montée des institutions répressives comme instrument de gestion de masse de l’exclusion générée par le système libéral. Mais ce qui reste surtout, c’est un tropisme intellectuel assez général dont la finalité ultime est de limiter autant que faire se peut la violence institutionnelle. Le dernier mot d’ordre consiste à faire le moins de mal possible et donc à enfermer le moins possible, à faire sortir de prison tous ceux qui n’ont apparemment rien à y faire : prévenus, petits délinquants (pour lesquels on a promu des solutions alternatives à l’enfermement), toxicomanes, personnes atteintes de psychoses ou de graves maladies mentales. Et il s’agira probablement demain des auteurs d’atteintes aux biens pour lesquels une peine dans le registre du mal commis (amende, confiscation…) peut être jugée plus pertinente. Ce programme d’évacuation conduit à se poser la question : à quoi et pour qui la prison est-elle bonne ? Les militants ne répondent pas à cette question. Puisqu’on ne peut pas s’attaquer de front à la prison, vidons-la progressivement : un enfer vide vaudra toujours mieux qu’un enfer plein ; au moins continuera-t-il à manifester une limite, à opposer un « signe-obstacle » à la délinquance. Seules quelques voix osent suggérer publiquement que la prison ne sert à rien et qu’elle n’est bonne à personne15. Punir sans peiner, punir sans dégrader, punir sans s’humilier soi-même, punir sans blesser le pluralisme raisonnable des sociétés démocratiques, punir, enfin, le LE « PUNIR NEUTRE » DU DROIT Les textes légaux parlent de sécuriser, punir, amender et réinsérer. C’est une position très formelle : d’une part parce qu’elle se contente d’additionner des fonctions sans préciser leur articulation ; d’autre part, parce que ces finalités sont, dans la pratique, en tension, voire en contradiction.. Tout est comme si, dans un climat d’apaisement progressif des clivages politiques, toute option claire (sécuritaire, rétributive, corrective, éducative…) était devenue tout simplement injustifiable. Une bonne pleine serait désormais une peine rigoureusement mixte plaçant les institutions chargées de l’exécuter dans l’obligation de nouer le meilleur compromis possible entre la société qui exige la sécurité, la loi qui veut une juste rétribution et l’individu crédité d’une capacité d’amendement et de réinsertion dont la peine lui donnera les moyens. Il manque encore un terme à cette équation pénale : la victime. Si les trois premiers foyers de sens identifiés par Frédéric Gros se retrouvent clairement ici, le quatrième fait défaut. Il n’est pas impossible que la victime joue un rôle croissant dans l’exécution des peines dans un avenir prochain, comme le montrera Antoine Garapon. Toutefois, exception faite de cette victime, on fonctionne sur une logique d’agrégation. De sorte que la mise en concurrence de principes également respectables induit un discours général sur la peine qui se vide de toute substance spécifique et en appelle à la recherche continue du meilleur compromis. L’accumulation et le nivellement des missions dévolues à la peine expriment un non-choix, lui-même emblématique d’une démocratie qui cherche à concilier des intérêts multiples plutôt qu’à les fondre dans un même et unique « intérêt général », d’ailleurs frappé d’incertitudes. Cette démocratie n’adhère finalement ni 15 Ainsi l’Observatoire international des prisons (OIP) s’interroge aujourd’hui sur la pertinence d’une institution carcérale. 18 moins possible. Telles sont les aspirations qui préparent le terrain à la peine neutre. Chapitre II Le pacte humanitaire Les discours humanitaires peuvent être appréhendés à partir d’une idée simple : la valeur de l’être humain transcende les frontières et les raisons d’État, excède les enjeux politiques et les intérêts collectifs de tel ou tel groupe et adresse à chacun une injonction de solidarité16. Le conflit passe entre une logique déontologique – soucieuse de la personne humaine et des devoirs qu’elle assigne à chacun - et une logique téléologique – celle du politique, soucieuse d’intérêts collectifs à court ou moyen terme. DE LA PITIÉ PHILANTHROPIQUE À LA DÉMOCRATIE COMPASSIONNELLE On a le sentiment d’une histoire qui bégaie ses indignations. La dénonciation de la vétusté des locaux, du manque d’hygiène, du surpeuplement des prisons, du recours abusif à l’isolement disciplinaire se trouve dans la revue Esprit en 1971. Mais la Société royale pour l’amélioration des prisons (France) dénonce la même chose en 1819 et Voltaire avant la Révolution déjà. Bref, les protestations humanitaires sur la prison sont aussi anciennes que la prison elle-même. En fait, il faut réajuster périodiquement la peine aux seuils de tolérance en vigueur. On a connu dans l’histoire récente la fermeture des quartiers de haute sécurité, la suppression des dortoirs collectifs, du costume pénitentiaire, de l’interdiction de fumer, la fin du travail forcé, l’arrivée de la télévision, etc Mais c’est l’apparent soutien collectif à cette évolution qui constitue l’événement. Au fond, l’émergence de la problématique humanitaire est aussi le signal d’une nouvelle démocratie : la démocratie compassionnelle. C’est la réhabilitation de la pitié comme concept politique. Une pitié qui n’est plus un mot d’ordre spirituel ou l’étendard d’un projet de civilisation, mais plutôt le liant élémentaire de la communauté politique : ne trouvant plus à se fonder sur les grandes fictions d’immortalité collective (la Patrie, la Nation…), la solidarité se replie sur des affects élémentaires et des passions tristes. 16 L’humanitarisme se distingue de l’humanisme ; ce dernier aspire à tirer les sujets vers l’autonomie et la responsabilité et non seulement à les protéger, à les défendre. 19 Cette empathie est aujourd’hui favorisée par l’ouverture de la prison au regard public. QU’EST-CE QU’UNE « PEINE INHUMAINE OU DÉGRADANTE » ? La nouveauté du pacte humanitaire est aussi d’ignorer les frontières des États : Convention européenne des droits de l’homme17, Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)18, Cour européenne des droits de l’homme. Selon l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) : « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains et dégradants ». Le juge européen distingue entre les traitements inhumains et les traitements dégradants. Les premiers consistent dans des « traitements qui provoquent volontairement des souffrances mentales ou physiques d’une intensité particulière », liés à un usage organisé de la violence. Les seconds visent des traitements qui « humilient l’individu grossièrement devant autrui ou le poussent à agir contre sa volonté ou sa conscience ». La cour de Strasbourg apprécie chaque cas dans son contexte et laisse une grande latitude au juge dans la qualification des faits. Sous son regard , toute brutalité, quelle que soit sa gravité intrinsèque, si faible en soit le dommage physique ou mental, peut être jugée contraire à l’article 3. L’appréciation circonstanciée d’un cas quelque part en Europe est susceptible de résonner en chacun des points du nouveau continent juridique. En même temps qu’il tranche un litige entre des parties, le juge européen dit le droit pour les autres. C’est là son caractère sismique ou, si l’on préfère, son « effet papillon »19. La publicité peut constituer un élément pertinent pour apprécier si une peine est dégradante, mais il peut fort bien suffire que la victime soit humiliée à ses propres yeux, même si elle ne l’est pas aux yeux d’autrui. L’atteinte portée à la dignité humaine est à double détente : elle consiste à la fois dans la blessure de la relation à autrui et dans celle de la relation à soi. Le pacte humanitaire ne résulte pas seulement de l’émergence d’une démocratie compassionnelle : c’est aussi un pacte avec le droit, c’est-à-dire avec LA PEINE JUSTE, C’EST LA JUSTE PEINE On en arrive à s’interroger : que doit-il rester de pénible dans la peine ? Rien ne justifie que l’on contraigne autrui à s’ennuyer si l’on ne s’est engagé qu’à l’empêcher d’aller et venir à sa guise. Du reste, toute une partie du travail quotidien de l’institution pénitentiaire est consacrée à gérer le désœuvrement et ses conséquences néfastes. C’est là le principal intérêt que certaines équipes de surveillants trouvent au suivi de cours ou de formations par les détenus : assurer un temps la tranquillité de la détention. L’objet de réinsertion est bien souvent secondaire dans la pratique. Et s’il n’en fallait qu’une preuve, il suffirait d’évoquer les nombreux cas de transferts subits de détenus, qui ne prennent guère en compte la continuité de leurs efforts. Mais une autre question se cache derrière la précédente : si l’on enlève à la peine de prison tout ce qui pourrait être en excès sur la privation de liberté, en quoi consistera l’action de l’institution, sinon en une mission de maintenance et de sécurité ? Seule la mission proclamée de réinsertion pourra venir s’ajouter à la privation de liberté, mais sur un mode contractuel et non pénible : à l’initiative des condamnés eux-mêmes, ou plus exactement de ceux d’entre eux qui ont l’énergie et les capacités d’un projet. LE PACTE HUMANITAIRE ET LA LOGIQUE LIBÉRALE Qui oserait s’élever contre une poussée humanitaire soutenue non seulement par de puissants ressorts affectifs (logique compassionnelle, phobie générale de la souffrance, équivalence progressive des violences), mais également par une conception du droit naturel déclinée sur le mode libéral des droits fondamentaux de l’individu ? L’hypothèse libérale fait de la primauté des droits fondamentaux et de l’indépendance de la justice l’une des chevilles ouvrières de son projet politique : celle-ci introduit, entre gouvernants et gouvernés, une distance impersonnelle et infranchissable, elle maintient un écart sans lequel le politique risque à tout moment de s’effondrer sur lui-même. Le droit n’est plus un moyen de gouverner entre les mains du prince, mais une instance langagière, une autorité sans auteur, une syntaxe collective préalable. Il s’impose au politique par son extraterritorialité qui est la condition même de la justice. 17 Le droit européen est aujourd’hui le principal moteur du renouveau de la réglementation pénitentiaire. Créé en 1989. Dispose déjà de pouvoirs de contrôle étendus. Les États signataires de la Convention européenne des droits de l’homme dont les administrations refuseraient de coopérer avec les membres du CPT, pourraient ainsi faire l’objet d’une procédure de déclaration publique et être menacés d’exclusion. 19 Les physiciens nomment ainsi la chaîne des causes et des conséquences qui permet de reconstituer le lien entre un papillon qui bat de l’aile à Mexico un 18 mai à 15h et un orage qui s’abat sur Paris quelques mois plus tard. 18 20 un instrument de médiation et de modération qui prémunit contre la montée aux extrêmes des émotions. L’humanitarisme n’a pas vocation à jeter les bases d’un monde meilleur, mais d’abord à prémunir chacun du pire. Son autorité ne descend pas d’une conception du bien : elle remonte d’une expérience du mal. On peut le regretter, mais c’était là la première exigence de la peine neutre. Si l’humanitarisme a perdu en intransigeance, il a gagné en efficacité. Les États ont désormais intérêt à composer avec ses principes et à les intégrer dans leur politique pénitentiaire. Le souci de la personne humaine s’introduit peu à peu au cœur de l’exécution des peines et concurrence, voire excède celui de l’ordre public et de la sécurité intérieure. SURVEILLER LA PRISON La prison s’est considérablement ouverte ces dernières années. Elle est loin maintenant du modèle de « l’institution totale » vulgarisée à partir des travaux de Goffman (1961) : elle s’offre désormais au premier contrôle qui vaille en démocratie : celui de l’opinion et de la publicité. De plus, l’institution pénitentiaire n’est plus conçue comme un monolithe administratif qui agrège toutes les fonctions, mais de plus en plus comme un « nœud de réseaux », un opérateur de liaison entre des acteurs indépendants les uns des autres (soignants, formateurs, travailleurs sociaux, bénévoles, associations…). L’exemple de l’organisation des soins en détention est symptomatique. Depuis la loi du 18 janvier 199420, les praticiens qui exercent en prison ne dépendent plus directement de l’Administration pénitentiaire, mais de l’Assistance publique. Cette réforme a une signification qui dépasse largement la seule question des soins. En cela, elle pourrait servir de modèle formel à la mise en place de véritables contrepouvoirs par le biais de nouveaux dispositifs d’externalisation. Il n’empêche qu’encore aujourd’hui, au centre d’un état de droit gît une institution en partie livrée à un régime de non-droit. Paradoxe d’une République qui place au cœur de la cité la loi, au cœur de la loi la prison, mais qui, au cœur de la prison tolère l’arbitraire, voire la violence et les arrangements avec la loi21. Il s’agit donc d’introduire du tiers dans les relations bilatérales de la prison et des détenus de sorte que nul ne puisse demeurer seul face à l’institution, dans un rapport de force disproportionné. Responsabiliser la prison, c’est créer des instances de contrôle, non seulement supranationales, mais également nationales. Cette stratégie est typique du libéralisme politique : persuadé que tout détenteur du pouvoir est porté à en abuser, il mise moins sur la vertu des fonctionnaires prétendus dévoués à l’intérêt général que sur un système de contrepoids. Le nouveau pacte humanitaire n’est pas loin d’avoir réussi son pari : transformer son énergie affective en une force politique et institutionnelle contraignante. Certes, il n’aide pas davantage à imaginer ce que pourrait être une peine juste. 20 Attention, il s’agit bien de la France et non de la Belgique. Voir les Règles minima pour le traitement des détenus des Nations unies de 1955. Voir aussi la recommandation n°R(87)3 sur les règles pénitentiaires européennes (Conseil de l’Europe). 21 21 jusqu’à une époque récente, l’objet d’aucune codification rigoureuse et n’offraient guère de garanties pour les droits de la défense. Chapitre III Le consensus procédural LA PEINE DANS LA PEINE Dans un monde où les choix ne peuvent plus être guidés par le religieux, le souverain ou la considération des normes unifiées et partagées par tous, la détermination du bien devient indécidable. Dès lors, il s’agit de donner la priorité au juste plutôt qu’au bien, toujours incertain. Le procéduralisme serait la morale de provision de sociétés acquises au pluralisme, c’est-à-dire de sociétés qui se sont résolues à l’incertitude des valeurs, au polythéisme des normes et à la multiplicité des opinions, non pour les condamner toutes et les renvoyer dos à dos comme autant de positions fragiles et relatives, mais au contraire pour organiser leur coexistence et les placer, au moins formellement, sur un pied d’équivalence morale. Ne sachant plus très bien ce qu’est une bonne peine, on valide toutes les positions représentées (sécuriser, rétribuer, amender, réinsérer). Mais une fois satisfaite cette première exigence du pluralisme, tout reste à faire. Le procéduralisme répond aux exigences d’équité, de publicité, d’efficacité, d’indépendance, d’impartialité et de légalité, auxquelles il faut ajouter celles de la présomption d’innocence et des droits de la défense. A ses yeux, toute décision qui réunira ces qualités pourra donc être réputée correcte. Sous le regard procédural, l’exécution pénale rêve de se métamorphoser en délibération permanente. Si le droit humanitaire pouvait être symbolisé par le fléau d’une justice qui raisonne l’ État de l’extérieur, le procéduralisme trouve son symbole le plus juste dans les rouages anonymes d’une horloge perpétuelle. Ce lourd héritage donne tout son poids à la soudaine irruption de l’argumentation procédurale dans le champ de la peine. On a proposé à la fois de juridiciser et de procéduraliser les sanctions disciplinaires, ce qui introduit une sorte de « légalité réglementaire ». Les voies de recours offertes aux condamnés ont été ouvertes en 1995 par le Conseil d’État et son « arrêt Marie », du nom d’un détenu qui contestait devant la haute juridiction la sanction prise contre lui : il s’était vu infliger une peine de cellule de punition avec sursis pour s’être plaint auprès d’une autorité extérieure du fonctionnement du service médical de l’établissement. Le Conseil d’État a reconnu là un excès de pouvoir. En deux cent ans d’existence de la prison et de la haute juridiction, c’était la première fois qu’un détenu obtenait gain de cause dans un contentieux l’opposant à l’Administration pénitentiaire. Autre événement : l’avocat peut maintenant entrer dans le prétoire de la prison ce qui est une manière de reconnaître que la sanction disciplinaire ne constitue pas seulement un instrument livré à la discrétion du chef d’établissement, mais une véritable peine dans la peine qui exige en tant que telle la mise en mouvement de certains principes juridictionnels élémentaires, à commencer par le débat contradictoire et le respect des droits de la défense. Mais ces réformes ne constituent-elles pas en même temps un dangereux désarmement de la prison ? Ne vont-elles pas affaiblir ses capacités de maintien de l’ordre et ses moyens d’assurer la sécurité, non seulement de la société, mais d’abord, en l’occurrence, de la collectivité carcérale ? De telles interrogations, les chefs d’établissement eux-mêmes n’osent pas les formuler publiquement. Elles ne sont pourtant pas sans fondement : l’institution carcérale ne gère pas uniquement des individus, mais aussi des groupes où se tissent des stratégies d’organisation interne, des rapports de domination, des échanges, des hiérarchies, des systèmes de négociation, voire de corruption. Que le temps procédural et l’extraordinaire lourdeur de ses mécanismes grèvent l’action pénitentiaire et l’empêchent de répondre efficacement et avec souplesse aux urgences n’inquiète que modérément la nouvelle utopie libérale : elle ne voit pas au-delà des individus. L’ ÉTAT ADMINISTRATIF ET LE MÉPRIS DU DROIT Cette procéduralisation n’avait rien d’évident dans le contexte national où la peine avait été longtemps confisquée par la bureaucratie pénitentiaire. La représentation nationale n’a jamais témoigné un grand intérêt pour le monde pénitentiaire et toutes les mesures de modernisation, comme l’entrée des travailleurs sociaux ou l’arrivée de la télévision dans les cellules, ont été prises quasi clandestinement. On a abandonné la prison au règne de la circulaire, de la technique et de la gestion, au risque de voir un jour la technique tenir lieu d’autorité. Ainsi, les sanctions disciplinaires en milieu carcéral ne faisaient, LE JUGE LIBÉRATEUR 22 L’INDIVIDUALISATION PROCÉDURALE Si l’exemple des sanctions disciplinaires a montré comment le procéduralisme pouvait affaiblir l’arbitraire administratif, celui de la libération conditionnelle montrera comment peut être écarté, par les mêmes moyens, le jugement politique. Annie Kensey et Pierre Tournier22 avaient montré dès 1991, en suivant une cohorte de détenus libérés en 1982, que le taux de retour en prison variait au bout de cinq ans du simple au double en fonction du mode de libération : 23% en cas de libération conditionnelle contre 40% pour les libérations en fin de peine. Désormais, les décisions relatives à l’application des peines sont prises au terme d’un débat contradictoire, motivées et susceptibles d’appel. Les juges de l’application des peines sont ainsi placés en principe à l’abri des logiques administratives. La véritable innovation consiste dans le transfert de compétence du politique au judiciaire. En effet, les libérations conditionnelles des détenus condamnés à des peines supérieures à cinq ans étaient auparavant du ressort discrétionnaire du ministre de la Justice : la décision en revient désormais au juge de l’application des peines. Ainsi, une prérogative qui relevait traditionnellement de la souveraineté politique est désormais transférée à l’autorité judiciaire et à ses mécanismes procéduraux. Les dispositions procédurales récentes risquent de fragiliser cette conception de l’individualisation. Le condamné n’est plus considéré comme le patient d’un traitement à connotation thérapeutique, mais comme un agent, un sujet de droit capable de comparaître, de formuler des requêtes, de s’engager, de se défendre et de contester. Il ne s’agit plus d’agir « pour son bien », fût-ce à son corps défendant, mais de lui donner la parole. Le souci de la personne l’emporte ici sur celui des finalités poursuivies. Le procéduralisme se règle sur l’idéal du sujet de droit et non sur la réalité du sujet de chair, proie des passions, des processus d’exclusion sociale et des perturbations psychiques. Au-delà des réformes récentes, qui sont plutôt de bonnes nouvelles pour l’état de droit, se profile une difficulté que nous n’apercevons pas toujours : la judiciarisation déporte l’action collective vers l’intervention individuelle. Pour le moment, les décisions judiciaires ignorent superbement l’économie de la prison que pourtant elles contribuent à remplir. Il faudra sans doute tempérer la logique juridictionnelle par des éléments d’économie politique pour y faire pénétrer le souci des réalités collectives. Sinon, l’individualisation telle que le pense le consensus procédural risque de réduire les marges de l’action collective, elle risque aussi de mutiler l’individu réel au profit d’un individu rêvé, enfermé dans son reflet juridique. Et à l’horizon de ces excès procéduraux, nous avons le cas des États-Unis. Ils sont aux côtés de la Chine et de la Russie pour le taux d’incarcération, proches des Talibans pour les pratiques des peines infamantes, du Yémen et du Nigeria pour le traitement de la délinquance juvénile et des pires régimes totalitaires pour leur systématicité répressive et leur idéologie rétributive. Mais nous ferons un commentaire sur la peine de mort qui mérite d’être appréhendée, non seulement sous l’angle humanitaire, mais encore sous l’angle procédural, car elle en révèle la cruelle asepsie. INDIVIDUALISATION ET ACTION COLLECTIVE Ces mutations scandent peut-être aussi la fin de la politique pénitentiaire ellemême. Comment pourrait-on contraindre le juge, qui ne connaît que des causes individuelles, à tenir compte des réalités collectives ? Non seulement des réalités microsociologiques liées à la vie quotidienne d’une communauté pénitentiaire, mais également des réalités macropolitiques comme la surpopulation ou l’inflation carcérales, lesquelles ne sont pas sans conséquences sur les individus. En fait, il est à craindre qu’il n’y ait bientôt plus rien à débattre collectivement dans l’exécution des peines, que toute la conflictualité politique inhérente et même nécessaire à la vie démocratique soit progressivement épongée par la délibération juridictionnelle et la casuistique judiciaire. LA PEINE SANS AUTEUR : LE CAS AMÉRICAIN Les modalités d’application de la peine de mort sont le cas limite où l’ambition libérale de procéduralisation révèle sa profonde inconsistance morale. 22 Annie Kensey, Pierre Tournier, Libération sans retour ? Devenir judiciaire d’une cohorte de sortants de prison condamnés à une peine de trois ans et plus, Travaux et documents, n°47, 1994. 23 La procédure enveloppe le processus d’une rationalité formelle qui désinhibe les participants. Elle permet à chacun de se convaincre que ce n’est pas à lui de faire le choix décisif, mais, à travers lui, au droit lui-même au moyen d’une arithmétique des preuves et des circonstances susceptibles d’être prises en compte23. Les procureurs s’enhardissent à demander la peine de mort ; les Cours suprêmes des États se rassurent du fait de l’existence du contrôle judiciaire fédéral, les cours fédérales du fait de l’existence du contrôle de la Cour suprême, et les gouvernants se disent que chaque sentence qui aura passé toutes ces étapes ne peut être qu’appropriée. Cette atomisation des responsabilités se prolonge de manière significative jusque dans l’exécution elle-même. Plusieurs personnes appuient en même temps chacune sur un des trois ou quatre boutons, mais une seule actionne, sans le savoir, le mécanisme fatal. Le cas de la peine de mort illustre l’une des pathologies possibles du procéduralisme, une philosophie qui n’est pas guidée par le souci de l’action pénale bonne, mais de la bonne forme de cette action : la neutralité déshumanisée. Finalement, ce qui s’impose, c’est l’image du mécanisme permettant d’éviter toute délibération démocratique et dont on pourrait dire, comme l’officier au voyageur de La colonie pénitentiaire de Kafka : « Regardez-moi cette machine […]. Jusqu’à présent, il fallait la servir, maintenant, elle fonctionne toute seule ».24 L’utopie de la peine neutre est un tout problématique : humanitarisme et procéduralisme n’y sont pas juxtaposés, mais appelés à se juguler mutuellement et à se compléter. Chapitre IV L’ethos de la performance Les objectifs proclamés d’amendement et de réinsertion appellent manifestement une action positive ou tout au moins une influence constructive sur les détenus : il faudrait les rendre plus responsables, accoucher leur sentiment de culpabilité, les éduquer, les ouvrir à la culture, les former… Mais les stratégies humanitaires et procédurales, qui militent en faveur d’une défense du sujet de droit, interdisent de s’immiscer dans sa sphère privée, de lui faire violence, de le soumettre de force à des valeurs qui ne seraient pas les siennes ou de lui imposer d’autres obligations qu’une simple assignation à résidence. La logique libérale qui est en voie de reconfigurer les politiques pénitentiaires semble avoir délaissé l’utopie d’une transformation des sujets de la peine. Avec la peine neutre, les détenus auraient gagné le droit que l’on ne s’intéresse plus à eux. Gain amer et ambigu. C’est cette difficulté que le présent chapitre aimerait examiner. L’IMPOSSIBLE ACTION SUR AUTRUI Dans certains centres de détention, tout est organisé pour raréfier les occasions de faire face entre surveillants et détenus. Ceux-ci disposent de badges électroniques leur permettant d’accéder aux différents locaux autorisés dans le créneau horaire qui leur est imparti. Nous sommes en plein dans les ambiguïtés de l’individualisme moderne. Les relations entre sujets doivent prendre la forme de relations entre égaux, pas sur le mode de la répartition des biens, de la participation à la vie collective ou même du droit commun (égalité devant la loi) ; ce n’est pas l’égalité des travailleurs ou des citoyens, ni même celle des chances, mais l’égalité des semblables. Et cette pure forme égalitaire se glisse y compris dans les institutions (famille ou école) qui supposaient une asymétrie des places, des rapports d’autorité admis, des supérieurs et des subalternes, des « sachants » et des ignorants. Cette lecture du droit a tellement déteint sur la prison que celle-ci doit désormais s’interdire toute immixtion dans l’univers intérieur des sujets qui lui sont confiés. 23 Contrairement au droit français actuel, le système américain dispose d’un droit de la preuve engageant une arithmétique très subtile, comparable à celle dont se moquait jadis Voltaire (DW : voir la description de ce droit médiéval dans Foucault). Ainsi, au nom de la règle conventionnelle de la « prépondérance de la preuve », « aucune preuve ne peut être admise si les possibilités qu’elle soit matériellement établie ne dépassent pas le taux de 0,5 (50%). Ainsi, si le prévenu avance trois circonstances atténuantes dont chacune est établie à une probabilité de 25%, aucune de ces preuves ne pourra être prise en compte par le jury, bien que la probabilité globale d’une culpabilité atténuée du prévenu en cause soit plus grande que 50%. 24 Franz Kafka, La colonie pénitentiaire, in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1980, t.II, p. 305. 24 L’IMPORTANT, C’EST DE PARTICIPER LA PROCÉDURE A-T-ELLE DES VERTUS ÉDUCATIVES ? Une autre condition se mêle maintenant à la logique procédurale : une peine ne peut être fructueuse que si elle est investie par le condamné lui-même, s’il se l’approprie et la reconnaît comme juste. Cet idéal du condamné acteur de sa peine est en même temps celui d’un libéralisme qui ne peut justifier une action légitime sur autrui sans obtenir au préalable son adhésion, voire son consentement formel. Le condamné est appelé à « transcender sa peine », à « passer d’une attitude passive et négative à une attitude active et positive », et par la même occasion à donner raison à la peine comme à l’institution. Cette construction exerce une séduction sans précédent sur la politique pénitentiaire et donne leur architecture intellectuelle à ses nouveaux dispositifs de réinsertion. Même lorsqu’elle se fixe encore un objectif thérapeutique, la peine recherche aujourd’hui la participation du condamné.25 D’une certaine manière l’institution fait un marché avec le délinquant. Même si son consentement est obtenu « dans l’ombre de la force », ce n’est plus un pouvoir pur dont les décrets s’abattent sur le condamné sans lui demander son avis. Rappelons, pour ce qui suit, que nous sommes en France. Le Code de procédure pénale dispose que, sauf avis contraire du juge de l’application des peines, « les personnes condamnées à un suivi socio-judiciaire comprenant une injonction de soins, et qui refusent de suivre un traitement pendant leur incarcération, ne sont pas considérées comme manifestant des efforts sérieux de réadaptation sociale » ; autrement dit, ces personnes ne pourront pas bénéficier d’une réduction de peine. Ces dispositifs sont guidés par la recherche d’une conjonction du dialogue et de l’injonction, par la volonté d’intéresser le condamné au déroulé de sa peine, de le mettre en situation de faire des choix. Qu’il les fasse en conscience ou par calcul est ici secondaire (on ne juge pas prioritairement l’intériorité, mais les gages de motivation) : l’important est qu’il soit invité à prendre part à la décision, et par là même habilité comme un être responsable, capable de s’orienter lui-même. On aperçoit ici la pointe d’un autre argument : les procédures judiciaires auraient des vertus pédagogiques naturelles susceptibles d’économiser le recours à la force. Cette représentation repose sur un fondement largement partagé aujourd’hui : la légitimité de la peine est d’autant plus grande qu’elle est autorisée par le détenu lui-même et qu’elle n’agit sur lui qu’avec son concours, en lui offrant des situations propices au réveil de sa conscience, des occasions de renaissance à soi. LE NOUVEAU PARADIGME ÉDUCATIF C’est au fond la même logique qui anime la conception de l’acte éducatif en prison. Ici, éduquer, ce sera proposer, offrir, étayer, inciter, stimuler, et non forcer, dresser ou discipliner. En se substituant au paradigme du traitement comme soin pur, l’éducatif pousse en même temps l’action institutionnelle à se situer clairement dans le registre de la coopération, de l’assistance , de l’aide sociale, et non de la cure. A tel point que les missions authentiquement thérapeutiques, on vient de le voir, tentent elles-mêmes d’épouser ce modèle en impliquant le plus possible les condamnés. Excepté les missions de garde et de sécurité, la prison fait de moins en moins elle-même et organise plutôt des partenariats multiformes avec des acteurs extérieurs issus du milieu associatif bénévole. Les prestations d’enseignement sont confiées à l’Education nationale26 depuis une convention du 19 janvier 1995 entre les ministères de la Justice et de l’Education nationale.27 L’éducation et la formation, les connaissances et les compétences, ce sera pour ceux qui le demandent, et dans la mesure des places disponibles. Voilà qui se démarque d’une longue tradition philosophique qui voyait dans l’éducation un concept intermédiaire entre la contrainte et la liberté ou, plus exactement, un cheminement de l’un à l’autre. De même que Hannah Arendt disait de l’autorité qu’elle est moins qu’un ordre et plus qu’un avis, de même on pourrait dire de l’éducation qu’elle est moins qu’une contrainte et plus qu’un contrat. 25 26 Cette logique « implicative » touche également l’exercice de la médecine qui a compris ces dernières décennies qu’elle ne devait pas se soucier que des corps, mais de la personne dans son ensemble. C’est l’effet du développement des connaissances psychosomatiques, mais aussi d’une éthique du consentement qui n’a jamais été aussi puissante. On est toujours en France. Certes, l’indépendance du service éducatif n’est pas garantie ; certains enseignants demandent à ce que l’éducation en prison fasse l’objet d’une réforme comparable à celle des soins en prison avec la loi de 1994. 27 25 Tout l’art de l’éducateur consiste à s’installer dans cette tension entre l’injonction et le respect du choix autonome. Cette éducation à la responsabilité y est décrite comme un paradoxe, ce que Locke appelle les contradictions de l’éducation. En effet, peut-on éduquer sans contraindre ? Qu’est-ce qui, en dehors de la contrainte extérieure, pourrait pousser un être à apprendre alors que, du fait même de son ignorance, il ne peut appréhender les bénéfices ou les raisons de ses apprentissages ? Et, en même temps, si le but de cette éducation consiste dans la liberté, l’autonomie et la responsabilité, ne faut-il pas renoncer à contraindre ? N’y a-t-il pas une contradiction frontale entre la fin poursuivie et les moyens engagés ? C’est pour sortir de cette difficulté que Locke propose de valoriser tous les moyens intermédiaires entre la contrainte pure et l’absence d’intervention : de la récompense à la désapprobation, en passant par l’estime, le conseil, l’émulation, le reproche… Mais ces stratégies supposent du même coup des relations interpersonnelles, un partenaire -l’éducateur- sur lequel puissent venir se cristalliser ces affects, et non seulement des procédures, des dispositifs et des tiers de plus en plus désincarnés. Valoriser ces moyens intermédiaires ne revient pas à postuler une quelconque égalité de fait entre éduqué et éducateur. Pour Locke, le premier n’est pas l’égal du second, mais celui-ci doit s’efforcer de « jouer l’égalité » pour inviter l’éduqué à devenir son égal. Pour le dire d’une formule, le temps du processus éducatif est un temps de « feintes sérieuses » où la comédie finit par devenir réalité. que le détenu est moralement meilleur, mais simplement qu’il sait ou ne sait pas se situer dans un système d’échanges. Intéresser le détenu à sa peine, lui faire miroiter que ses efforts de réadaptation et de réinsertion peuvent conduire à d’importants aménagements (semi-liberté, réduction de peine, etc), ne peut être efficace qu’à la condition de prendre au sérieux la logique de marché enclenchée par ces dispositifs. On ne peut pas, d’un côté, affirmer que ces efforts sont le prix d’une libération anticipée et, de l’autre, livrer cette libération à la seule discrétion du juge et de la commission d’application des peines. On risquerait alors de pervertir toute l’économie du système qui repose en dernière analyse -comme tout marché- sur la confiance mutuelle que se portent les acteurs et sur la prévisibilité de leurs choix. LE MYTHE DE LA PERFORMANCE Les représentations de la prison mettent à nu les fondements normatifs du social : elles renvoyaient hier l’image d’une société structurée par des rapports d’autorité et des systèmes d’intériorisation des interdits ; elles réfléchissent aujourd’hui celle d’une « société d’individus » condamnés à se gouverner euxmêmes et à faire preuve de leur puissance. L’être dont rêvent les partisans de la peine neutre est un athlète du soi : souverain de lui-même, capable d’élaborer des calculs d’intérêt, de se conjuguer au futur, de se projeter dans un avenir aussi lointain qu’incertain, bref, de se transformer lui-même. On voit poindre ici le nez de l’homo economicus : l’individu est considéré comme un calculateur perpétuel sur lequel les politiques publiques doivent régler leurs bonifications et leurs amendes. Son souci n’est pas celui du bien commun ou de l’intérêt général, mais celui du profit personnel qu’il peut tirer des situations et des choix qui s’offrent à lui. C’est une hypothèse libérale économique. LA TENTATION DU CONTRAT Ces conceptions n’ont plus vraiment cours dans le cadre de la philosophie pénitentiaire néolibérale où personne ne semble plus vouloir jouer le rôle du passeur. On ne veut plus « faire l’égal » pour fabriquer de l’égalité : on la postule. Dans ces conditions, l’acte éducatif disparaît au profit d’une offre éducative. La participation du condamné à la peine dont il fait l’objet au travers d’une forme de contractualisation de celle-ci est aujourd’hui un concept majeur de la pénologie. Le discours affiché prétend que la permission de sortir a été accordée au détenu parce qu’il a accepté de rencontrer le psychiatre et qu’il a donné par là un témoignage de sa volonté de réinsertion ; la pratique, elle, montre que le détenu a accepté de rencontrer le psychiatre pour obtenir une permission de sortir. La récompense suppose la reconnaissance d’un effort préalable et sincère ; le marché, lui, suppose simplement une concordance d’intérêts entre l’offre et la demande. De ce point de vue, le marché manque peut-être de « vérité » : il ne garantit pas LE PROJET D’EXÉCUTION DES PEINES ET LE TEMPS CARCÉRAL Cette nouvelle culture pénitentiaire s’incarne pleinement dans le récent Projet d’exécution des peines (PEP) mis en place en 1996 (en France…). L’ambition du PEP est d’impliquer tous les acteurs du monde pénitentiaire dans une politique qui offre au détenu la possibilité de « repérer les étapes » qui marqueront son parcours carcéral et de « s’inscrire dans une perspective plus dynamique ». Il situe la peine 26 résolument du côté du « punir pour », la tourne vers l’avenir : non pas un avenir rêvé, mais un avenir programmé, prévisible, planifié par le sujet lui-même. Aujourd’hui, l’emploi du temps, c’est du temps qu’il faut employer : il ne s’agit plus de « faire son temps », selon l’inusable vocabulaire de la « quille », mais de le rentabiliser, de se l’approprier et de le remplir. De plus, en détention, les discours d’autonomie et de self-control ont bien souvent un revers cafardeux : psychotropes, stupéfiants, usage anxiolytique de la télévision, etc. Plus on accable de responsabilités un sujet affaibli, plus il risque de solliciter les instruments d’une sérénité artificielle, de rechercher tous les moyens de se déposséder de soi-même. Certains ont la capacité de se couler dans le moule normatif du temps utile (jusqu’aux hyperactifs), d’autres, plus nombreux, s’effondrent littéralement (ce sont les végétatifs). Penser son intérêt à moyen ou long terme n’est pas donné à tout le monde : c’est le fruit d’une éducation qui ne réussit pas toujours. Du reste, son échec est souvent l’une des composantes essentielles de la trajectoire qui conduit en prison. Le plus souvent, les sujets réels ne doivent pas être « réinsérés », mais « insérés », car ils ne l’ont jamais été. Autrement dit, le contractualisme doit viser la progressivité et aller chercher les hommes là où ils se trouvent, dans l’état où ils se trouvent, s’il veut les aider à se relever. L’idéologie du temps utile se heurte régulièrement dans la pratique à la longueur des peines et notamment à celle des mesures de sûreté qui interdisent tout aménagement de la peine. La confrontation des nouvelles politiques pénitentiaires avec la réalité sociologique de la prison dévoile toute l’ambiguïté des logiques de responsabilisation mises en place depuis quelques années. Deux critiques peuvent leur être adressées. La première est de nature pragmatique et s’enracine dans la dualisation progressive des parcours pénitentiaires entre les « hyperactifs » et les « végétatifs », plus largement entre ceux qui entrent en prison relativement armés et ceux qui sont incapables de se projeter dans le temps. De ce point de vue, les politiques d’incitation risquent de s’avérer profondément inéquitables, car elles ne prêtent qu’aux riches, à ceux qui vont plutôt bien et sont en bonne santé. A viser trop haut, elles laissent sur la touche les plus démunis, tous ceux qui n’ont pas immédiatement les moyens d’entrer dans le jeu de l’échange, qui ne participent même pas de ce monde-là. Mais alors que faire ? Faut-il jeter aux orties les stratégies de responsabilisation et d’incitation mises au point ces dernières années ou bien les repenser à hauteur des hommes, c’est-à-dire les régler sur des individus situés ? Cette seconde solution est sans doute la voie d’une véritable individualisation, désireuse de s’adapter non seulement aux sujets forts, mais également aux sujets faibles, et d’organiser des parcours différenciés. Ainsi modulées, les politiques d’incitation conserveraient un avantage théorique et éthique sur leurs devancières, car elles continueraient d’honorer les plus hautes qualités du sujet humain, à parier sur son aptitude à l’autonomie sans la présumer acquise. Avec elles, les SUJETS RÉELS, SUJETS RÊVÉS Quelques rappels s’imposent pour souligner le décalage entre les ambitions affichées et la réalité carcérale. Ainsi, les prisons françaises abritaient en 1997 quelque 6 700 illettrés sur une population incarcérée de 50 744 personnes. Plus de la moitié d’entre eux atteignait à peine le niveau d’entrée au collège28. Seuls 89 détenus se présentèrent cette année-là au baccalauréat où 42 furent admis. Même à des examens plus modestes comme le certificat de formation générale, on ne compta que 2000 admis, tandis que 17 522 personnes suivaient un enseignement primaire. Ce n’est pas tellement l’envie de se projeter dans un avenir meilleur qui manque, que les moyens de le faire et de conjurer la spirale de l’exclusion par l’accès à une formation qualifiante, voire à un emploi. Certains psychiatres prétendent que 20% des détenus souffriraient d’une pathologie mentale (sévère dans la moitié des cas). Envisagée sous l’angle des troubles de la personnalité, c’est 50% de cette population qui serait concernée. Enfin, 5% seraient atteints de véritables psychoses, la prévalence de ce type d’affections en prison étant deux à trois fois supérieure à celle de la population générale29. Ces éléments de réalité ne suffisent pas à invalider l’argumentation des nouvelles politiques pénitentiaires, mais ils permettent de souligner la distance qui les sépare des sujets réels. Pour jouer le jeu des dispositifs procéduraux et incitatifs des nouvelles politiques pénitentiaires, il vaut mieux -cela va sans dire- savoir écrire une lettre, être capable de se situer dans un débat contradictoire, de discerner son intérêt à moyen ou long terme et de transcender l’affrontement avec l’institution. Autant de compétences jugées élémentaires qui ne sont pas toujours réunies par les détenus, loin s’en faut, mais qui sont le plus souvent postulées en principe par les nouvelles politiques pénitentiaires. 28 Annuaire statistique de la justice, Ministère de la Justice, 1999. Voir aussi sur ce sujet la récente enquête de l’INSEE, L’Histoire familiale des hommes détenus (avril 2000) qui note qu’un quart des personnes incarcérées a quitté l’école avant l’âge de 16 ans. 29 B. Dauver, « La folie en prison », Libération, 7-8 avril 2001. Voir également les propos du psychiatre Evry Archer, recueillis par Dedans Dehors, revue de l’OIP, n°24, mars 2001. 27 prisonniers sont pris au sérieux en tant qu’êtres humains respectueux d’euxmêmes. Une peine décente, ce serait donc une peine capable d’appeler ou de rappeler au respect de soi en s’interdisant de traiter les condamnés comme des êtres inférieurs, malades ou simplement victimes impuissantes de déterminismes qui les dépassent (sociaux, familiaux, généalogiques, psychiques, etc.). Les politiques d’incitation reposent sur le même optimisme, le même pari qu’il y a encore du sujet et de la volonté sous la réalité sociologique. L’utopie de la peine neutre est habitée par le mythe libéral. Sa religion est celle du self control décliné sous les trois figures d’une régulation par l’extérieur, par l’intérieur et finalement par le sujet lui-même : autocontrôle de l’État pénal poussé par le pacte humanitaire et stimulé par le juge européen ; autocontrôle du monde pénitentiaire soutenu par le consensus procédural et le redéploiement des missions du tiers dans la prison ; autocontrôle du détenu soumis à l’ethos de la performance et de la maîtrise de soi. Les bénéfices de ce modèle sont nombreux. Le reliquat de violence et de souffrance inhérent à la contrainte pénale y est tenu à la portion congrue. La part de l’arbitraire y est considérablement réduite. L’ambition transformatrice de la peine passe moins par l’assujettissement du condamné que par l’appel à un sujet propriétaire de lui-même. La prison est encore appréhendée par certains libéraux américains comme une pure ceinture de force de la société libérale, son négatif indispensable. Mais ces pensées du dehors achoppent aujourd’hui sur l’universalisme radical des droits de l’homme et sur le culte sans partage de l’individu autonome. Du même coup, l’utopie libérale est poussée à l’intérieur même de la peine. C’est l’histoire de cette rencontre que nous avons voulu raconter. Ces progrès ont encore des insuffisances, et notamment leur inaptitude à penser l’être social derrière le sujet de droit. Comment retrouver le chemin de l’être social, de la rencontre avec cet individu situé sans blesser la neutralité revendiquée des institutions répressives ? Troisième partie LA JUSTICE RECONSTRUCTIVE Antoine Garapon Les nouvelles utopies pénales veulent substituer, à la négativité de la peine, la perspective d’une reconstruction. D’où le nom de justice reconstructive. Les expériences faites dans ce sens font preuve d’une commune sensibilité au contexte, d’un même souci de souplesse, qui les rapproche plus de la diplomatie que de l’art juridique, un même souci de placer l’homme au centre de leur préoccupation, et plus particulièrement la victime, et la volonté affichée de s’émanciper du cadre rigide de la procédure. Ce n’est plus la terreur sacrée qui anime mais le postulat -peut-être angéliqueque l’homme est bon, que l’harmonie politique est possible et qu’il faut donc faire confiance à la capacité des personnes en cause pour trouver elles-mêmes des solutions. 28 Les frontières artificielles qui ont été dressées, dans les sociétés modernes sécularisées, entre les justices civile et pénale, sont appelées à disparaître. Le droit pénal décrit un certain nombre de comportements qu’il réprouve et auxquels il fait correspondre une peine encourue. Le travail du juge consiste alors à vérifier la réunion des éléments constitutifs décrits par ce catalogue d’actions interdites. Le droit civil, à l’inverse, recherche une faute a posteriori, en réaction à la découverte d’un préjudice. Dans un cas, le monde est moralement anticipé par un accord préalable sur ce qui est condamnable alors que dans l’autre, en matière civile, le juge recherche des comportements fautifs, révélés en quelque sorte par leurs conséquences préjudiciables, et oblige ceux qu’il en estime responsables à les réparer. Si pour le droit pénal l’illégalité précède l’acte, pour le droit civil elle est révélée par lui. Dans un cas, c’est le procureur qui fait respecter un certain ordre préétabli, dans l’autre, c’est la victime qui réclame réparation. Chapitre I Une justice pour la victime Le postulat central de la philosophie reconstructive consiste à placer au cœur de la justice la victime et non plus la loi, l’ordre public ou le criminel. Nous sommes passés, en quelques décennies, d’un droit pénal que nous pourrions qualifier d’ « adamique », parce que constitué d’interdictions qui n’avaient pas besoin d’être justifiées (Adam ne sait pas pourquoi il ne doit pas toucher au fruit défendu), à un droit pénal « abélique », où le mal se confond avec le préjudice causé à un autre homme. En témoigne a contrario le dépérissement progressif des délits sans victimes, comme en matière de toxicomanie. Si l’on ne porte préjudice qu’à soi, à quoi bon, en effet, poursuivre ? C’est un renversement complet par rapport au droit classique pour lequel la violation de la loi paraît infiniment plus grave que la souffrance imposée à la victime30. Dans un monde incertain de ses références, seule la certitude de la souffrance qu’éprouve la victime révèle le mal. Faire procéder toute justice des attentes des victimes amène à remettre en cause le lien qui paraissait indissoluble entre la justice pénale et la punition. Les victimes portent des attentes nouvelles comme la réparation ou la reconnaissance, pour lesquelles la peine peut être aussi bien un instrument qu’un obstacle31 Le retour des délits « objectifs » ? La migration du centre de gravité du droit pénal de l’auteur vers la victime risque de reléguer l’intention criminelle au second plan. Il ne peut exister de crime ou de délit pour la théorie pénale classique que s’il y a conscience de transgresser, ce que le droit appelle l’élément intentionnel. Or, l’élément intentionnel tend à devenir secondaire dans certaines affaires, notamment lors des catastrophes collectives. On parle alors de délits objectifs dans lesquels la seule participation objective à la réalisation de l’événement dommageable suffit à justifier une mise en cause pénale. MAL FAIRE, C’EST FAIRE MAL UNE INVERSION DE PERSPECTIVE Ce n’est plus la faute qui cause un préjudice mais, au contraire, le préjudice qui signale l’existence d’une faute. On a assisté ces dernières décennies, dans toutes les démocraties, à une montée en puissance des victimes. Les conséquences psychologiques du trauma furent élevées à la dignité de « syndrome » (« syndrome de la femme battue » par exemple). Dans le même temps, les travailleurs sociaux du secteur judiciaire se sont vu assigner, en plus de la prise en charge des délinquants, un rôle de soutien aux victimes. Même les libérations conditionnelles vont devoir prendre en compte leur impact sur les victimes. Du point de vue des victimes, faute et préjudice se confondent Qu’y a-t-il de plus réel que la souffrance ? Elle est en train de se substituer à un discours, celui de la loi transgressée. De l’individualisation de la peine à la prise en charge individualisée de la victime 30 Georges Vigarello montre comment, sous l’Ancien Régime, la victime s’efface devant l’horreur de la transgression sexuelle, assimilée moins à une violence qu’à une impudeur, voire à un blasphème. La victime est « enveloppée » dans l’indignité du crime, corrompue par lui au même titre que son auteur. 31 L’emprisonnement, par exemple, qui prive le détenu quasiment de toute ressource 29 Il n’est pas très surprenant de voir revenir aujourd’hui une dynamique de l’échange intersubjectif -jusque dans le droit pénal- à un moment où les valeurs communes tendent à s’affaiblir du fait du pluralisme démocratique, et que le contrat concurrence de plus en plus la loi. La vengeance est un paiement. Elle se situe aux antipodes du caractère sacré de la souillure. Le but n’est pas l’expiation mais le retour au statu quo ante par la recherche d’une compensation. L’important est la réalité du préjudice causé à la victime. Le mal à réparer n’est pas celui qui existerait chez l’agresseur, ni le mal social qui se manifeste à travers lui, mais le mal qui a été causé à la victime. Cette nouvelle préoccupation se traduisit dans les catégories pénales par l’introduction de circonstances aggravantes en fonction de la situation particulière de la victime (viol aggravé s’il a été commis sur mineur « par personne ayant autorité »). Un droit d’intervenir dans le procès La victime passe insensiblement du statut d’objet d’études et de sujet d’attention législatif à celui d’acteur à part entière de la procédure. Loin d’apparaître comme ennemie de la sérénité des débats, cette touche d’émotion apportée est reçue comme preuve d’humanité. Le principe de prévisibilité de la peine est tempéré non plus seulement en fonction de la personnalité du délinquant mais aussi en fonction de celle de la victime. Et après le prononcé de la peine ? La circulaire du 13 juillet 1998 rappelle solennellement que « les efforts faits par le condamné pour le remboursement des victimes doivent être retenus par les autorités judiciaires comme l’un des principaux critères d’octroi des mesures d’aménagement de peine ». Et l’idée que les victimes pourraient se voir reconnaître le droit d’être informées de l’exécution de la peine, fait son chemin, elle aussi. D’UN INFINI À L’AUTRE ? L’entrée en scène des victimes est si récente et si déroutante qu’il est difficile d’échapper soit à une méfiance de principe, en disqualifiant a priori leur demande en désir de vengeance, soit, au contraire, à une identification totale à leur point de vue. La souffrance ne peut pas fonder de système de justification de peine. La souffrance est une expérience intime, à la limite de l’incommunicable, le sentiment d’être diminué, entravé, obstrué. UNE REMISE EN CAUSE DU MONOPOLE ÉTATIQUE SUR LA PEINE ? D’une psychologisation à l’autre La victime joue le rôle de trouble-fête dans les équilibres instables de la peine. On redoute qu’elle ne fasse flamber les peines, ce qui n’est pas établi. Il n’est pas certain, en effet, que l’irruption des victimes dans le processus pénal contribue au durcissement des peines. Si certains chercheurs estiment que les victimes ont alimenté une idéologie sécuritaire, d’autres le contestent. Beaucoup de victimes ne veulent pas voir des têtes tomber mais seulement que leur drame serve à quelque chose, à l’épargner à d’autres par exemple. Que la justice cherche à soigner la psychologie perturbée du délinquant ou à consoler la conscience douloureuse de la victime, elle s’aventure à chaque fois dans un univers subjectif, qui n’est pas le sien. Il ne suffit pas de changer d’objet de compassion, de passer d’une commisération pour le délinquant à une compassion exclusive pour la victime. La victime casse le face-à-face séculaire entre le criminel et le prince dans lequel elle faisait figure d’invitée, et lui en superpose un autre entre elle et le criminel. Elle oblige ainsi à repenser la justice comme le lieu d’articulation non plus entre deux (le criminel et le prince) mais trois protagonistes. Un retour au temps archaïque de la vengeance ? Pour saisir les enjeux de la justice reconstructive, il faut accepter que le droit de punir n’appartient pas nécessairement à l’État et qu’il peut être détenu par des tiers non étatiques, à commencer par l’offensé lui-même. Cela suppose de congédier, le temps de la réflexion, la caricature dont souffre généralement la vengeance, assimilée à la haine, à une violence débridée, injuste et sans limite. La vengeance est en fait une modalité de l’échange ; son vocabulaire est moins celui de la violence que celui de la dette. L’actuelle montée en puissance des victimes semble confirmer la revanche d’une logique vindicatoire du face-à-face, au détriment d’une logique expiatoire de la confrontation au sacré. SORTIR DU « TRAGIQUE DE LA PEINE » ? 30 Le rejet absolu de nos contemporains pour toute forme de souffrance ne peut s’arrêter aux portes de la prison. Parce que la souffrance est indivisible, elle ne peut pas incarner ici le mal et là le bien. Le tragique de la peine apparaît lorsqu’elle se montre dans sa nudité, déshabillée de tout discours. Lorsque toute référence à la faute disparaît, et qu’elle se résume à de la souffrance administrée par l’État. Et ce dernier ne peut endosser ce rôle sauf à se rendre à son tour coupable. La souffrance comme seul fondement du droit pénal condamne à terme le droit pénal. Chapitre II Les figures modernes du mépris Il n’est pas possible de comprendre la demande moderne de reconnaissance si l’on ne voit pas, avec Aristote, dans l’injure du crime, le signe d’un mépris. Le mal du crime, ce qui justifie l’intervention de la justice, n’est pas à chercher dans la perturbation de l’esprit de l’auteur mais dans une inégalité injustifiable créée entre deux individus. L’injustice est une relation déséquilibrée, nouée par un affront entre deux égaux. La justice reconstructive -c’est là son irréductible nouveauté- combine la logique ancienne de la vengeance avec les défis typiquement modernes, à la fois technologiques et politiques, des sociétés démocratiques. Si elle partage les mêmes prémisses que la logique vindicatoire, à savoir une perception du mal du crime comme une égalité rompue et comme une capacité entravée, elle y ajoute une nouvelle dimension, radicalement moderne celle-là, celle de l’identité menacée. Une justice qui se refonde dans la rencontre entre la victime et son agresseur Peut-être faut-il repartir de l’événement du crime, considéré comme une rencontre illégitime génératrice d’une triple dette de justice pesant sur l’auteur luimême, sur l’institution de justice et, ce qui est plus inattendu, sur la victime ellemême. UNE ÉGALITÉ ROMPUE, UNE CAPACITÉ CONTESTÉE, UNE IDENTITÉ NIÉE Le droit pénal ne peut plus être le sergent des valeurs bourgeoises mais se doit de pourchasser toutes les inégalités subsistantes dans la vie sociale, entre parents et enfants, entre hommes et femmes, entre hétérosexuels et homosexuels. Il n’est plus le gardien de l’ordre moral : il devient l’instrument actif des valeurs libérales, dussent-elles aller contre les mœurs. Le sujet démocratique, émancipé de toute transcendance, paie sa liberté en difficulté d’être soi. La demande de reconnaissance ne peut que s’accroître au fur et à mesure que les hiérarchies sociales se défont, que les places se font plus incertaines. La perte de l’estime de soi Tous les crimes ne causent pas le même type de préjudice, et l’on gagnerait à distinguer selon les violences, et notamment entre celles qui portent un préjudice à l’avoir et celles qui menacent l’être. Les récits de victimes insistent souvent sur les ravages invisibles, sur le saccage intérieur, que cause chez elles le crime. L’agression provoque des catastrophes privées, que l’on ne peut raconter sous peine d’offrir son intimité en 31 pâture. Une personne humiliée est tentée de ne plus se respecter elle-même, et de se conformer plus ou moins consciemment à la mauvaise image qu’on lui renvoie. froideur bureaucratique indiquaient un inquiétant fossé entre le peuple et ses dirigeants qui ne partageaient pas une même échelle des valeurs. Partager des émotions témoigne, en effet, d’une même compréhension des événements de la vie, d’une commune perception de l’humanité. Une capacité entravée Dans l’ancien modèle de la rétribution, c’est une intériorisation de la loi qui est attendue de la peine. Dans le modèle reconstructif, la culpabilisation est inutile, voire délicate dans un monde où les systèmes de valeur peuvent différer. Plus qu’à un examen de conscience, c’est à un calcul coûts/avantages que devra se livrer l’auteur des faits pour y adapter son comportement. La restitution à la victime de sa « puissance d’agir » est l’horizon de la justice reconstructive. Les relations qu’il s’agit de renouer ne sont pas nécessairement celles de l’auteur et de la victime (ce qui se produira, à vrai dire, fort rarement). Il s’agit de restaurer la capacité d’entretenir des relations normales, ordinaires avec autrui. En effet, la violence du crime ne bloque pas seulement la relation entre la victime et son bourreau mais la capacité d’entrer en relation normale avec autrui. La vraie « victimité » n’est-elle pas d’être inaccessible à l’inattendu de la vie, faute de pouvoir surmonter le passé ? Si tout crime peut être ramené in fine à un dérèglement de la juste distance qu’instaure le droit entre les membres d’une cité, on peut cerner le mépris contemporain par ses deux extrêmes, à savoir celui qui naît d’un trop grand éloignement d’une part (le crime « de labo » : sang contaminé, responsabilité médicale, ou crime « de bureau » : crime contre l’humanité, discours de haine), et celui qui vient d’une trop grande proximité de l’autre (viol, inceste). De l’intention coupable à l’indifférence criminelle Il n’est plus possible de réserver la faute à ceux dont on peut prouver que la volonté de mal faire a précédé l’acte engendrant un dommage. Souvent (sang contaminé, vache folle…), on est en présence d’hommes ordinaires à qui l’on ne peut imputer d’intention coupable, mais plutôt une indifférence criminelle. La division du travail social, et plus encore du travail moral, des sociétés techniques a dilué le souci du prochain. La technique éloigne l’acte de ses conséquences. Le mal ne se loge plus dans le désir mauvais mais dans un dommage scandaleux. La revendication d’un visage Il est désormais possible de commettre des fautes graves sans s’en rendre compte, de très loin, par simple manque d’anticipation. La justice doit satisfaire la revendication d’un visage pour les victimes. La situation du procès oblige à passer de l’indifférence à une relation contrainte, à un face-à-face obligé à l’audience. UNE PROXIMITÉ MENAÇANTE Le paradigme du viol Le viol représente le mal suprême dans un monde constitué d’égaux, qui sacralise l’autonomie de la volonté. Le droit pénal ne protège plus seulement des menaces que les classes laborieuses et dangereuses font planer sur la tranquillité bourgeoise, il n’a plus uniquement pour fonction d’assurer un quadrillage social au bénéfice du pouvoir : il a le souci désormais d’éviter la sauvagerie entre égaux, de traquer les rapports de force illégitimes jusque dans les derniers recoins des relations familiales, professionnelles, religieuses voire amoureuses. Les rapports entre gens au travail ou certaines traditions comme le bizutage, qui étaient hors d’atteinte du droit pénal autrefois, se voient saisies par des incriminations nouvelles. L’égalité démocratique ne supporte plus l’exception au nom des mœurs. UNE DISTANCE DANGEREUSE L’indifférence révèle que la détresse de certains d’entre nous, notamment les plus vulnérables, ne réveille plus rien chez d’autres. Par absence d’identification ou, plus simplement, en raison du grand éloignement qu’introduisent la technique et la bureaucratie. Le vrai danger des sociétés contemporaines est que les structures bureaucratiques, technocratiques et dépolitisées de la vie moderne encouragent l’indifférence et amoindrissent finalement le discernement des hommes, leur aptitude à penser critique et leur propension à prendre des responsabilités. Si le crime de Marc Dutroux ou le sort funeste des victimes du sang contaminé ont suscité tant d’indignation dans l’opinion, c’est qu’ils ne semblaient pas en avoir soulevé parmi les décideurs publics. Cette insensibilité politique, cette 32 De la transgression d’une loi à la perversion de la relation Ces nouvelles infractions constituent moins une transgression délibérée de la loi qu’une perversion insidieuse de la relation, elles traduisent moins une révolte contre l’ordre établi que le détournement d’un pouvoir particulier sur autrui. Si dans le modèle de la transgression l’enjeu est l’établissement de la matérialité des faits ou leur imputabilité, dans l’hypothèse de la perversion, c’est l’existence même du délit qui fait débat. Le violeur ne conteste pas la relation sexuelle, mais affirme que sa partenaire était consentante ; le fonctionnaire trop zélé ne nie pas la déportation mais n’a fait qu’appliquer les ordres, etc. Chapitre III La reconnaissance Un crime est toujours in fine le signe d’un mépris de la victime. Ce qui est attendu de la justice est la négation de cette humiliation, c’est-à-dire la manifestation d’une reconnaissance. Enfermer quelqu’un pendant des années ne met pas nécessairement un terme à la solitude morale qu’éprouve la victime. La peine se voit détrônée en tant que réponse classique à la violence du crime, au profit d’un dire de justice, d’un acte de discours. RESTITUER À LA VICTIME SA PLÉNITUDE La justice reconstructive introduit deux termes nouveaux dans le vocabulaire de nos institutions pénales : la reconnaissance censée compenser le mépris et la réparation d’une relation interrompue. La souffrance n’est plus le ressort principal comme pour la peine. Elle n’est pas absente mais elle devient secondaire. Pour la justice reconstructive, la peine -si toutefois on peut encore l’appeler ainsi- est tout entière tournée vers le rétablissement de la relation, et ce de multiples manières. En faisant de la confrontation entre l’auteur et la victime sa principale scène, en se centrant sur un dire de justice qui peut s’avérer plus important que les conséquences, en cherchant la réparation plutôt que la punition. LA CONSIDÉRATION DE LA PLAINTE La première reconnaissance pour la victime, c’est de pouvoir agir en justice : désigner son agresseur, c’est redevenir actif. Le désir de reconnaissance devient ressentiment surtout lorsque l’impuissance de la victime est redoublée en quelque sorte par celle de la cité, à l’égard de l’État qui se montre inefficace. Le paradoxe de la dramatisation et de l’inaction La paresse des parquets ne s’explique pas que par l’encombrement ou l’embarras, mais aussi parce qu’un certain nombre de « nouvelles infractions » (comme le harcèlement sexuel ou moral, ou le délit d’abus de sujétion physique ou psychologique) ne sont constituées que lorsque cesse le consentement, et donc ne peuvent être poursuivies qu’au vu de la plainte des victimes. Renverser le mépris en défi Il y a un mal supérieur à celui de l’humiliation : celui d’y acquiescer tacitement en ne relevant pas l’outrage. La victime est liée par une obligation de répondre, ce qui ne doit pas nécessairement aboutir à une plainte en justice ; la réponse peut aussi être le pardon ou d’autres moyens de recours. Mais ne rien faire, ni plainte, ni colère, ni pardon, est signe de lâcheté à l’égard de soi. La plainte est un des moyens pour retrouver l’estime de soi. Peut-être la justice pénale gagnerait-elle à mieux assurer ce caractère symbolique et à inventer des sanctions plus intelligentes que les peines classiques, fussent-elles assorties du sursis. 33 Remettre chacun à sa place Pour les « nouveaux délits », qui accordent une telle importance à la reconnaissance, le préjudice ne vient pas de la violence du harcèlement, du bizutage ou du viol mais aussi, voire davantage, de sa dénégation. Le viol ? Elle était d’accord. L’inceste ? Elle affabule. Le harcèlement sexuel ? Elle se venge de son licenciement. Mais à l’audience, tous voient, entendent les mêmes choses et devant témoins. La reconnaissance passe ainsi par une épreuve de réalité aussi bénéfique pour l’auteur des faits pour qui la victime a été « déréalisée », comme disent les psychanalystes, que pour la victime pour qui le crime lui-même était devenu irréel à force d’être nié. Une tribune pour publier sa souffrance Le procès, avant d’être l’instrument d’une répression ou le moyen paradoxal d’une éducation, est un moyen de communication au sens fort du terme. La médiatisation du procès l’emporte sur la répression. On songe par exemple à la mère d’un enfant assassiné qui se présenta à l’audience avec sur les genoux un portrait de son fils, et qui sera d’ailleurs expulsée du prétoire32. La plainte est un cri qui s’articule en récit public. Il s’agit là d’une fonction essentielle, que l’État avait peut-être négligée. Les victimes ont des questions qui ne sont pas nécessairement celles de la justice33. Provoquer un déclic, un réveil de la conscience Pour la justice reconstructive, dans certains procès, la durée de la peine devient tout-à-coup secondaire, comme en témoigne le récent débat sur la libération de Papon. La peine véritable, c’est le procès. Si le modèle rétributif compte sur la durée pour que s’installe un salvateur sentiment de culpabilité, la justice reconstructive mise sur l’instant du face-à-face : une logique symbolique qui cherche à annuler les signes du mépris. LE FACE-À-FACE COMME MOMENT DE RECONNAISSANCE La justice reconstructive préfère la rencontre directe entre l’auteur et la victime qui se retrouvent ainsi à nouveau mais dans un rapport inversé. L’accusation inverse les places entre l’actif et le passif. Non seulement la passivité mais la solitude ont changé de camp : elles étaient du côté de la victime, les voici du côté de l’auteur qui se retrouve sans bande, chefs, amis, camarades de parti, etc. La peine commence avec ce face-à-face imposé. La violence institutionnelle, car il y en a une, naît dans cette confrontation contrainte. Peut-être faut-il interpréter la longueur de certains procès, comme celui de Maurice Papon, à la fois comme une catharsis et comme une exposition publique de l’accusé. L’occasion de « retrouver sa plénitude » La justice reconstructive met la victime en position d’influer sur le sort procédural de l’accusé, ce qui peut inclure le retrait de la plainte (pour les petits délits) ou même le pardon, qui remet la victime en position de force : personne ne peut se substituer à elle pour l’accorder. C’est désormais l’agresseur qui se trouve symboliquement suspendu à la bonne volonté de sa victime. Se venger, c’est-à-dire chercher à imposer à son agresseur une violence équivalente, voire supérieure, peut apparaître comme un signe de faiblesse. Peutêtre faudrait-il réfléchir à la possibilité d’autoriser la victime à exercer non plus uniquement sa vindicte, mais sa grâce à l’encontre de son agresseur, et donc de lui fournir l’occasion de se montrer éthiquement supérieur à lui. Contrairement à une idée reçue, les victimes d’infractions ne souhaitent pas toutes se venger : Dominique Dray rapporte que, si elles se montrent extrêmement répressives pour les délinquants en général, très nombreuses sont celles qui ont le souci de se montrer justes pour celui qui leur a causé du tort. 34 Les bienfaits de la confrontation Il faut désormais répondre de ses actes non plus devant Dieu ou devant les hommes mais devant une victime en chair et en os. Ce qui se montre le plus propre à responsabiliser nos contemporains est moins la Loi abstraite que le face-à-face avec la victime. Il est plus facile de se révolter devant un juge ou tout autre représentant de l’ordre social que de soutenir le regard de quelqu’un à qui l’on a fait du mal. 32 Affaire du petit Adrien (Le Monde du 3 février 2001). Une affaire identique se présenta au Japon à propos du procès d’un homme accusé de l’assassinat de la femme d’un juge. Ce dernier prétendit assister à l’audience en portant une grande photo de son épouse, ce qui fut, après un vif débat, accordé. 33 Cristina Cuesta Corostidi montre que 74% des parents de victimes du terrorisme basque auraient aimé avoir un contact direct avec le meurtrier de leur proche. 34 D. Dray, Victimes en souffrance, une ethnographie de l’agression à Aulnay-sous-Bois, Paris, LGDJ, 1999. 34 Mais en devenant simple signifiant, pur acte de discours, et abdiquant son monopole sur la violence légitime, le discours pénal se trouve en concurrence avec le discours politique. Au nom de quoi la justice pénale aurait-elle l’exclusivité du maniement des catégories du bien et du mal ? L’AVEU L’aveu joue un rôle central dans la justice reconstructive qui en fait souvent une condition sine qua non de sa mise en mouvement. La commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud opérait une sorte d’échange entre l’aveu public et détaillé des forfaits et l’amnistie. Un tel troc (l’aveu contre l’abandon des poursuites) a pu choquer. On peut l’être, mais à la condition de ne pas oublier toutefois les conditions dans lesquelles étaient avoués ces crimes : à la face des victimes précisément. Dans cet exemple extrême, si l’aveu public dispense de peine, c’est peut-être parce qu’il en constitue déjà une. Revient-il bien à la justice d’assurer ce rôle de reconnaissance et encore plus au procès pénal ? Ce dernier est-il équipé pour cela ? Les obstacles sont nombreux. La peine de l’aveu public Le mépris dont souffre la victime trouve une compensation dans la perte, sinon de l’estime de soi, au moins de sa réputation à laquelle s’expose celui qui accepte de comparaître publiquement. La peine de la comparution se situe alors dans le même registre que le mal causé. Un dépassement de la dimension conflictuelle du procès ? Le rôle du juge pénal qui est d’arbitrer deux prétentions concurrentes est perturbé par cette attente de reconnaissance : une chose est d’attester la souffrance d’une victime ; autre chose est de l’imputer à l’accusé. La souffrance peut être réelle sans que la personne debout dans le box des accusés en soit l’auteur. Une réassurance morale L’acte d’avouer change de nature en fonction de la personne devant qui on avoue. L’aveu à proprement parler est une capitulation face au pouvoir alors que la confession amène à se diminuer soi-même publiquement. La justice doit-elle se préoccuper des sujets de chair ? Cette attente de reconnaissance oblige la justice à s’intéresser à la vie concrète de la victime alors qu’elle ne doit, en principe, qu’arbitrer des différents entre des sujets de droit. LA RECONNAISSANCE EST-ELLE ANTINOMIQUE DU DÉBAT JUDICIAIRE ? La spécificité de la reconnaissance juridique La justice reconstructive marque la réaffirmation d’un droit qui ne cherche plus ses appuis sur la religion comme le modèle rétributif, ni sur les sciences humaines et plus particulièrement la psychologie comme le modèle réhabilitatif, pas plus qu’il ne met en position ancillaire par rapport à l’État. L’idée de reconnaissance, loin de dénaturer la justice, permet peut-être de rappeler la place particulière du juridique par rapport aux discours théologique, politique et psychologique. UN DIRE DE JUSTICE Certains voient dans l’entrée en scène de la victime la fin de toute perspective universelle que voulait atteindre le système des peines fixes. Il n’y aurait plus alors de solution juste que contextualisée et reconnue comme telle par les victimes. Plus de place pensable pour le bien commun, plus que des perceptions subjectives. Dire sans peine ? La commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud écartait toute idée de peine pour se concentrer sur les débats. La proscription de toute idée de peine fut jugée utile pour permettre une meilleure communication entre les auteurs et leurs victimes. 35 de détenus sortent de prison après de longues années sans avoir le sentiment d’avoir payé quoi que ce soit. Il faudrait commencer par mettre directement en contact les intéressés, les inciter à trouver une solution concrète, plutôt que de les renvoyer à ce symbolisme obsolète de la peine qui ne signifie plus beaucoup. Ainsi pourrait s’instaurer une sorte de symétrie entre le pouvoir recouvré des victimes et la responsabilisation de l’auteur qui n’était pas assurée par le modèle de la prison, qui, à l’inverse, déresponsabilisait. Chapitre IV La réparation L’idée centrale de la justice reconstructive ne varie pas : elle prétend rendre aux principaux intéressés (victime, auteur et groupe social directement affecté par le crime) les ressources internes pour réagir à une infraction en offrant la possibilité à l’auteur d’une infraction de réparer lui-même le tort qu’il a fait. La réparation se situe dans le prolongement de la reconnaissance dont elle est à la fois la condition et la finalité. La mise en scène de deux sujets éthiques Les parties en conflit (on évite de recourir au vocabulaire pénal auteur/victime trop chargé moralement) ne sont-elles pas les mieux placées pour dénouer des situations complexes ? Pourquoi l’État devrait-il accaparer les conflits privés ? En se retirant (ou plus exactement en se repositionnant comme médiateur), l’État autorise à nouveau des sentiments moraux comme la colère ou la pitié, et des gestes comme le pardon. UNE ATTENTION CONCRÈTE AUX VICTIMES La justice reconstructive tire argument du fait que la peine classique ne satisfait ni l’accusé (on le savait depuis longtemps), ni, c’est plus nouveau, la victime. Une attention plus grande portée aux demandes réelles de la victime permettra peut-être de sortir de cette fiction de la peine. Il faut se donner le moyen de répondre de la manière la plus adaptée aux besoins des victimes. D’où l’impression de disparité que donnent parfois les différentes expériences de la justice reconstructive. Il faut créer les conditions d’une authentique reconstruction et non se contenter d’appliquer un traitement unique à tous, irrespectueux des cas particuliers. Un accord de volontés Dans la réparation, deux volontés se rencontrent à nouveau, non véritablement pour contracter, ni pour nier le crime, mais pour en annuler les conséquences pour la victime et démontrer, au-delà, la possibilité d’un lien social malgré tout. D’un équivalent quantitatif à un moment reconstructif La justice reconstructive s’éloigne de la logique pénale qui cherche à rétribuer un acte, pour rejoindre une logique civile de réparation d’un préjudice. Elle parie que la reprise de contact entre l’agresseur et la victime, le moment vif de la rencontre, peuvent dispenser de quantifier le crime en temps ou en argent. LE MOMENT RECONSTRUCTIF La philosophie reconstructive parie que c’est en responsabilisant l’auteur d’une infraction que l’on développera chez lui le sens de la responsabilité. Terminer l’échange resté en suspens La justice reconstructive considère que l’injure du crime est comparable à un échange qui resterait suspendu faute de paiement. La réparation est assimilée à un paiement en nature pour éteindre la dette ouverte par l’infraction. Elle doit donc moins s’analyser comme une réparation concrète du dommage que comme un contre-don. Le travail d’intérêt général offre un bon exemple de cette nouvelle philosophie reconstructive. Responsabiliser La justice reconstructive dénonce la contradiction interne au modèle de la peine : comment, en effet, dans le cas de la prison, permettre à des personnes de faire l’apprentissage de l’autonomie en les soumettant à une dépendance totale ? Au Rwanda, les détenus - forts nombreux - suspectés de génocide n’ont aucune conscience de la gravité de ce qu’ils ont fait, tant la culture carcérale a pris le pas sur la conscience de la tragédie historique. C’est ainsi que partout, beaucoup 36 UNE AUTRE SYMBOLISATION DE LA PAIX Ce n’est plus au réel de se mouler dans les catégories de la loi mais à l’inverse, à la justice de s’adapter à la réalité. Quitte à imaginer des équivalents symboliques si la réparation n’est pas possible. Ce n’est pas tant la matérialité qui compte que la volonté qu’elle exprime. La peine est un signe social d’infamie alors que la réparation anoblit celui qui s’y engage. Le passage de la justice punitive à la justice reconstructive marque une réorganisation des systèmes d’équivalence, dans le sens où il ne s’agit plus de répondre à une faute par une peine mais à un préjudice concret par une prestation matérielle et morale. UNE EXPÉRIENCE INÉDITE DE LA LOI La « composition pénale » est une nouvelle mesure36 qui permet au procureur d’offrir au délinquant reconnaissant les faits, d’exécuter une mesure ou de payer une amende contre l’extinction de l’action publique, le tout sous le contrôle du juge. L’engagement pris par l’auteur n’est pas que formel et l’extinction de l’action publique dépendra de son comportement : a-t-il véritablement indemnisé la victime ? Cette mesure de composition ne sera pas inscrite au casier judiciaire puisque formellement il ne s’agit pas d’une condamnation. La force de cette mesure est de s’appuyer sur la menace d’une application de la loi ; la peine continue d’agir de manière indirecte, comme repoussoir, non plus pour décourager de commettre des délits, mais pour inciter à composer. Une panne symbolique de la loi L’idée de substituer une peine générale, rationnelle et proportionnée à l’acte, aux anciennes peines qui se situaient dans le même registre que le mal causé, fut ressentie comme un progrès. Et cela en était un par rapport à l’arbitraire des peines de l’Ancien Régime. Ce fut l’œuvre de Beccaria. L’argent ou le temps prirent valeur d’équivalents universels pour évaluer la gravité du crime, et ainsi la purger. La médiation de la loi était d’autant plus compréhensible que le crime mettait une personne en chair et en os - le délinquant - aux prises avec une entité abstraite : l’ordre public. Tout se complique lorsque, comme aujourd’hui, la justice doit aussi prendre en considération une relation entre deux personnes. Si la durée de la peine ou le montant de l’amende ont aujourd’hui encore du sens pour dédommager la Loi, il n’est pas évident qu’ils en conservent un pour la victime. Un ordre social régénéré ? Après la justice, l’ordre n’est pas seulement réparé, remis en état, mais aussi régénéré. Ainsi en va-t-il de la justice reconstructive. Le conflit devient une source de socialisation, l’occasion de réaffirmer le pacte initial, d’éprouver la compétence citoyenne. Une régression de l’économie fiduciaire vers le troc ? La peine rangeait le système pénal du côté de l’économie fiduciaire. Elle ne pouvait faire sens qu’à la condition que chacun croie non seulement aux institutions pénales mais aussi à l’équivalent universel de la Loi. Le temps et l’argent sont en quelque sorte la « monnaie de la peine ». Dans ce sens, la réparation marquerait une régression, à l’image d’une économie qui abandonnerait progressivement le système de la monnaie pour revenir au troc, c’est-à-dire l’échange en nature. Elle reviendrait de manière insidieuse à la loi du talion, tout du moins à l’idée que l’on s’en fait35. UNE NOUVELLE PLACE POUR L’ÉTAT Cette nouvelle philosophie manifeste un remaniement des représentations non seulement du mal du crime et de ses remèdes, mais aussi du rôle de l’État. Une perspective téléologique La justice reconstructive ne perd pas de vue toute perspective universelle mais nourrit l’ambition de réparer le monde directement par le consensus des parties ; non plus en restaurant symboliquement la loi, mais en cherchant à apaiser un conflit particulier. La hantise de la régression La justice reconstructive suscite chez certains une inquiétude : déclin de l’universalisme de la loi ? Régression démocratique ? Retour de la vengeance, donc de l’archaïque, qui serait concomitant du déclin de l’État ? Le retrait de l’autorité publique livrerait les parties à la jungle sociale, aux rapports de force. 35 36 Raphaël Draï, Le Mythe de la loi du talion, Aix-en-Provence, Alinéa, 1990. 37 En France, loi du 23 juin 1999. Mais l’État ne disparaît pas de la justice reconstructive. Il autorise que se tiennent en amont ou parallèlement au procès d’autres rencontres entre l’auteur et la victime. Justice reconstructive et justice rétributive sont appelées à cohabiter. La peine traditionnelle a perdu son ambition universelle. Elle se présente désormais pour ce qu’elle est : un pis-aller. L’idée reconstructive a également aidé à relire le travail ordinaire de la justice. Elle nous a invités à reconsidérer le moment du procès, qui ne se limite pas à un échange procédural d’arguments, mais exerce aussi une épuration des passions. La justice reconstructive a besoin d’un vis-à-vis répressif, voire d’un enfer contre lequel se construire. Guérir de la division ? L’idée de justice cède la place à celle de réconciliation, voire de « guérison ». La guérison est incompatible avec l’exclusion du délinquant, la guérison ne pouvant se produire que dans une relation et non dans l’isolement. L’important est que les citoyens aient le sentiment que justice a été rendue. Dans le modèle reconstructif, la justice risque de se confondre avec le sentiment de justice. Satisfait ou assigné : si les parties tombent d’accord sur une solution, ce sera justice. Sinon, il faudra en référer à un juge selon les voies du droit. Prenons garde alors à ce que cette nouvelle utopie ne débouche sur une justice trop affective. N’est-ce pas une des faiblesses de ce modèle que d’envisager l’harmonie de la communauté sans assumer la division ? Deux philosophies reconstructives La première est marquée par un refus, voire un déni, de la violence qui confine à un certain angélisme. Les pères fondateurs ne font pas mystère de leur foi chrétienne. Ils postulent un citoyen vertueux, un agresseur repentant et une victime compatissante, qui a su faire taire en elle tout désir de vengeance. De telles personnes se rencontrent, mais peut-on fonder sur elles une alternative à la peine ? Est-il possible de faire ainsi bon marché de ce qui résiste le plus dans la peine, à savoir la cruauté ? Est-ce un hasard si, en même temps que prospérait ce rêve de la justice reconstructive, on a vu se développer, dans les mêmes pays, des campagnes de « guerre au crime » ? La seconde philosophie reconstructive, qui se range sous l’autorité d’Aristote tel que relu par Gérard Courtois et Frédéric Gros, souligne la parenté de la justice reconstructive avec la vengeance. Ce qui les réunit, c’est leur rapport à la violence. La justice reconstructive n’exclut pas la violence mais se réserve le choix des armes. Ce n’est plus la violence physique du champ de bataille mais la violence symbolique de la joute oratoire ou celle du mépris public. On n’est plus dans le corps à corps mais dans le face-à-face. 38 d’une souffrance ajoutée. C’est pourquoi, nous avons voulu en éprouver les idéesforces : la reconnaissance d’une part, la réparation de l’autre. CONCLUSION Le nouveau vocabulaire de la peine *** Quel serait le lieu spécifique de ce droit nouveau ? Celui de la constitution de la cité précisément, en tant qu’elle doit régler des rapports entre les hommes et non seulement protéger des monades. La justice reconstructive s’enracine dans une modernité qui se méfie des transcendances. Désenchantée mais pas découragée. Une modernité dont le langage préféré est juridique plutôt que religieux, politique ou psychologique, mais un juridique irréductible à un ensemble de lois, de textes qui veut réaffirmer que le droit articule les rapports entre les personnes. Nous avons entendu une autre voix, celle de la victime. Et cela nous a paru plus neuf que les rengaines de la Loi outragée, de la Société menacée, de l’Individu éducable. C’est dans l’immémorial de la vengeance que nous avons trouvé de quoi réinventer l’avenir de la peine. La juridicisation de la peine se présentait comme une voie d’avenir pour les politiques pénitentiaires. 1. Le droit humanitaire fait son entrée dans la prison, pour marquer des limites, pour interdire les traitements dégradants et inhumains. Les violences de l’univers carcéral exigent ce rappel et ce respect des droits fondamentaux de la personne. Mais le danger serait de croire qu’on se donne les moyens d’une peine juste en transformant les prisons en de gigantesques salles d’attente où l’on est prié de patienter poliment. 2. Deuxième visage de cette entrée du droit dans la peine : la procéduralisation. Il ne s’agit plus de se demander si telle ou telle mesure est bonne mais seulement si elle est conforme aux standards du procès équitable. Le risque est la disparition de toute éthique. 3. Troisième temps logique de cette montée en puissance du droit : l’appel au sujet performant. Mais une chose est de parier sur l’autonomie du sujet, une autre de la présupposer partout et de la considérer comme a priori acquise. *** Comment prévenir le risque d’une peine s’adressant à un sujet abstrait, sinon en réinvestissant la dimension juridique dans le cadre d’une anthropologie concrète ? Il fallait repartir du plus archaïque, de la vengeance, pour repenser un droit de la relation, qui ne condamne plus le sujet à sa solitude juridique. Il ne s’agit surtout pas de réhabiliter la vengeance. Cette nouvelle ambition a pris pour nom ces dernières années celui de justice reconstructive. C’est le rêve d’une justice pénale débarrassée de la perspective 39 INTRODUCTION Première partie 1 LES QUATRE FOYERS DE SENS DE LA PEINE Frédéric Gros Chapitre 1er Punir, c’est rappeler la loi Le régime expiatoire de la peine LE MODÈLE SACRO-FAMILIAL DE LA PEINE : PURIFICATION ET SACRIFICE Préhistoire de la peine : l’enracinement sacré (Mauss) La cité grecque : peine publique et juridiction familiale (Glotz et Gernet) LA PEINE SELON L’ÂME ET LE CORPS : LE CARREFOUR DU THÉOLOGICO-POLITIQUE Châtiment extérieur et pénitence intérieure : l’âge classique de la séparation Naissance du pénitentiaire à l’âge moderne : le salut des âmes comme finalité État INTÉRIORISATION DE LA FONCTION PUNITIVE Psychanalyse du système pénal De la loi comme interdit sacré à la loi universelle de la raison 1 2 2 Le régime rationnel de la peine KANT : LE FONDEMENT MORAL DE LA PEINE ET LE SUJET DIVISÉ HEGEL : LA RÉCONCILIATION ÉQUIVOQUE MARX : L’HYPOCRISIE PÉNALE Chapitre II ² 3 4 5 Punir, c’est défendre la société LA SOCIÉTÉ COMME UNITÉ VITALE : DE LA PROTECTION DE L’ÉQUILIBRE ORGANIQUE À LA SYMBOLISATION DE L’ESPRIT COLLECTIF La peine comme protection du corps social, le criminel comme monstre (criminologie italienne) La peine comme jeu de représentations, le criminel comme symbole (école française de sociologie) 40 6 LA SOCIÉTÉ COMME UNITÉ POLITIQUE : SÉCURITÉ OU LIBERTÉ La peine comme défense du corps social, le criminel comme ennemi (Hobbes37) La peine comme minimum requis de contrainte, le criminel comme despote (Beccaria) LA SOCIÉTÉ COMME UNITÉ ÉCONOMIQUE : PROPRIÉTÉ DE CHACUN OU UTILITÉ DE TOUS La peine comme garantie publique, le criminel comme tricheur (Locke38) La peine comme prévision des coûts, le criminel comme calculateur (Bentham39) Chapitre III 8 Punir, c’est éduquer un individu INDIVIDUALISER LES PEINES : DE LA RÉADAPTATION SOCIALE À LA RÉGÉNÉRATION INTÉRIEURE (SALEILLES ET TOCQUEVILLE) L’INDIVIDU COMME SUJET ÉDUCABLE ET LA JUSTICE COMME SANTÉ DE L’ÂME (PLATON) RECONNAISSANCE ET MÉCONNAISSANCE DE LA VICTIME Chapitre IV 7 10 10 10 Punir, c’est transformer une souffrance en malheur LA VICTIMISATION CONTEMPORAINE DE LA SCÈNE PÉNALE La justice, ou l’oubli des victimes Le renversement des valeurs La menace éthique de la victime LE RÉCIT ARCHAÏQUE DE LA VENGEANCE Un sens perdu de la vengeance Un récit idéal du processus vindicatoire Les leçons d’un récit PHILOSOPHIE ÉTHIQUE DE LA VENGEANCE La colère et l’honneur (Aristote) l’adversaire comme égal (Nietzsche) La structuration éthique du soi L’IDÉE D’UNE JUSTICE RELATIONNELLE Le droit : reconnaître la distance (Fichte) De la souffrance au malheur : l’événement et le temps 11 12 13 13 37 1588-1679 1632-1704 39 1748-1832 38 41 Deuxième partie 14 NEUTRALISER LA PEINE Thierry Pech Chapitre 1er Genèse de la peine neutre LA CRISE DE LA PÉNALITÉ CLASSIQUE IL N’Y A PLUS DE BONNE SOUFFRANCE Y A-T-IL ENCORE UNE FRONTIÈRE MORALE ? LE « PUNIR PUR » ET LE « PUNIR POUR » LE « PUNIR NEUTRE » DU DROIT LA CONVERSION DES MILITANTS 15 16 17 17 18 18 Chapitre II Le pacte humanitaire DE LA PITIÉ PHILANTHROPIQUE À LA DÉMOCRATIE COMPASSIONNELLE LA PEINE JUSTE, C’EST LA JUSTE PEINE LE PACTE HUMANITAIRE ET LA LOGIQUE LIBÉRALE QU’EST-CE QU’UNE « PEINE INHUMAINE OU DÉGRADANTE » ? SURVEILLER LA PRISON Chapitre III 19 20 20 20 21 Le consensus procédural L’ETAT ADMINISTRATIF ET LE MÉPRIS DU DROIT LA PEINE DANS LA PEINE LE JUGE LIBÉRATEUR INDIVIDUALISATION ET ACTION COLLECTIVE L’INDIVIDUALISATION PROCÉDURALE LA PEINE SANS AUTEUR : LE CAS AMÉRICAIN 22 22 23 23 23 24 Chapitre IV L’ethos de la performance L’IMPOSSIBLE ACTION SUR AUTRUI L’IMPORTANT, C’EST DE PARTICIPER LA PROCÉDURE A-T-ELLE DES VERTUS ÉDUCATIVES ? LE NOUVEAU PARADIGME ÉDUCATIF LA TENTATION DU CONTRAT LE MYTHE DE LA PERFORMANCE LE PROJET D’EXÉCUTION DES PEINES ET LE TEMPS CARCÉRAL SUJETS RÉELS, SUJETS RÊVÉS 24 25 25 25 26 26 26 27 42 Troisième partie 28 LA JUSTICE RECONSTRUCTIVE Antoine Garapon Chapitre I Une justice pour la victime MAL FAIRE, C’EST FAIRE MAL Du point de vue des victimes, faute et préjudice se confondent Le retour des délits « objectifs » ? UNE INVERSION DE PERSPECTIVE De l’individualisation de la peine à la prise en charge individualisée de la victime Un droit d’intervenir dans le procès UNE REMISE EN CAUSE DU MONOPOLE ÉTATIQUE SUR LA PEINE ? Un retour au temps archaïque de la vengeance ? D’UN INFINI À L’AUTRE ? D’une psychologisation à l’autre SORTIR DU « TRAGIQUE DE LA PEINE » ? Une justice qui se refonde dans la rencontre entre la victime et son agresseur Chapitre II 29 29 30 30 31 Les figures modernes du mépris UNE ÉGALITÉ ROMPUE, UNE CAPACITÉ CONTESTÉE, UNE IDENTITÉ NIÉE La perte de l’estime de soi Une capacité entravée UNE DISTANCE DANGEREUS De l’intention coupable à l’indifférence criminelle La revendication d’un visage UNE PROXIMITÉ MENAÇANTE Le paradigme du viol De la transgression d’une loi à la perversion de la relation RESTITUER À LA VICTIME SA PLÉNITUDE 31 32E 32 33 43 Chapitre III La reconnaissance LA CONSIDÉRATION DE LA PLAINTE Le paradoxe de la dramatisation et de l’inaction Renverser le mépris en défi Une tribune pour publier sa souffrance LE FACE-À-FACE COMME MOMENT DE RECONNAISSANCE Les bienfaits de la confrontation Remettre chacun à sa place Provoquer un déclic, un réveil de la conscience L’occasion de « retrouver sa plénitude » L’AVEU La peine de l’aveu public Une réassurance morale UN DIRE DE JUSTICE Dire sans peine ? LA RECONNAISSANCE EST-ELLE ANTINOMIQUE DU DÉBAT JUDICIAIRE ? Un dépassement de la dimension conflictuelle du procès ? La justice doit-elle se préoccuper des sujets de chair ? La spécificité de la reconnaissance juridique 33 34 35 35 35 Chapitre IV La réparation UNE ATTENTION CONCRÈTE AUX VICTIMES LE MOMENT RECONSTRUCTIF Responsabiliser La mise en scène de deux sujets éthiques Un accord de volontés D’un équivalent quantitatif à un moment reconstructif Terminer l’échange resté en suspens UNE AUTRE SYMBOLISATION DE LA PAIX Une panne symbolique de la loi Une régression de l’économie fiduciaire vers le troc ? Une perspective téléologique UNE EXPÉRIENCE INÉDITE DE LA LOI Un ordre social régénéré ? UNE NOUVELLE PLACE POUR L’ÉTAT La hantise de la régression Guérir de la division ? Deux philosophies reconstructives 36 36 37 37 37 CONCLUSION : Le nouveau vocabulaire de la peine 39 44