et ce sera justice sans notes

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et ce sera justice sans notes
Et ce sera justice
Chapitre 1er
Punir en démocratie
Punir, c’est rappeler la loi
Antoine Garapon, Frédéric Gros, Thierry Pech
Editions Odile Jacob
Le régime expiatoire de la peine
Isbn 2738110223
(la « table » est en page 40)
LE MODÈLE SACRO-FAMILIAL DE LA PEINE : PURIFICATION ET SACRIFICE
INTRODUCTION
De la punition ou de l’impunité, quel est le plus grand scandale ?
Une conviction centrale : une peine juste est une peine qui régénère
les liens blessés par le crime.
Préhistoire de la peine : l’enracinement sacré (Mauss)
Quand Mauss (en 1896) affirme « punir, ce n’est pas se venger », il polémique
avec Steinmetz pour qui, à l’origine aurait régné, dans les sociétés primitives, la
vengeance.
Mauss s’y oppose. On ne saurait en effet faire dériver la fonction pénale d’un
système de vengeance. La vengeance de sang est en effet privée et indéterminée.
Privée, parce qu’elle ne défend les intérêts que d’une famille, et pas de la société
tout entière. Indéterminée, parce qu’elle tend essentiellement à verser du sang,
sans viser de manière absolument prioritaire celui qui s’est rendu coupable du
crime. Un parent du criminel pourra faire l’affaire.
Mais la peine légale que nos sociétés modernes connaissent est publique et
individualisée : elle vise le coupable du crime, et lui seul, et s’exécute sur un
espace public. Mauss soutient que la peine légale, la punition d’État a des racines
religieuses et sacrées. Son ancêtre véritable, c’est la sanction infligée pour la
transgression d’un interdit sacré. Punir ne se comprend pas comme acte de défense
–paradigme de la guerre- mais de purification –paradigme du sacré.
Première partie
LES QUATRE FOYERS DE SENS DE LA PEINE
Frédéric Gros
-
Dans la pensée occidentale, quatre foyers de sens se sont dessinés pour la
peine :
Un discours sacré ou moral, suspendu à un interdit ou une norme
universelle transgressée. Punir, c’est rappeler la loi.
Un discours politico-économique qui prétend se régler sur les intérêts
immanents d’une communauté menacée. Punir, c’est défendre la société.
Un discours psychopédagogique qui voudra obtenir par la peine la
transformation du condamné. Punir, c’est éduquer un individu.
Un discours juridico-éthique pour penser une justice relationnelle. Punir,
c’est transformer la souffrance en malheur.
La cité grecque : peine publique et juridiction familiale (Glotz et
Gernet)
Glotz fait paraître son livre (La solidarité de la famille dans le droit criminel
grec) en 1905. Il y développe une opposition fameuse entre la dikê – comme
modalité de justice réglant les rapports entre les familles, c’est le système de la
vengeance- et la thémis –attachée à poursuivre les actes criminels commis à
l’intérieur d’une même famille par un de ses membres, c’est le système de
l’expiation.
La cité, à travers ses réactions pénales, se voit comme une grande famille qui
verrait dans le criminel un adversaire extérieur qui l’offense ou un de ses enfants
qui l’outrage. La punition légale prend alors la forme d’une vengeance ou d’une
purification. D’un côté, la cité assiste le vengeur (c’est la dikê), et de l’autre, elle
garantit l’expiation des crimes (c’est la thémis).
La vérité n’est pas dans un de ces discours, elle est dans le mouvement qui
nous fait passer d’un discours à l’autre.
Avertissement :
Ce résumé reformule très peu. La plupart des phrases retenues sortent directement du texte
original. Les notes de bas de page également.
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On pourrait dire que, tant que l’Église s’imposait politiquement comme acteur
culturel et social puissant, elle refusait à l’État un certain nombre de tâches, dont
celle, précisément, de nouer intérieurement la souffrance et le rachat, la peine et le
salut, la punition et l’amendement. L’État contraignait les corps par le châtiment et
l’Église sauvait les âmes par la pénitence. D’un côté des mises à mort, des
bannissements ou des mutilations : un travail du corps. De l’autre côté, la
privation, la réclusion, l’emprisonnement : un travail de l’âme.
A l’âge moderne, au grand siècle de la révolution industrielle et des
révolutions politiques, on s’émeut soudain des cruautés des châtiments classiques,
et la prison commence à s’imposer comme modalité punitive dominante. Et pour
la première fois, l’État se propose, en châtiant, d’amender et de régénérer le
coupable. La peine publique ne doit plus alors épuiser son sens dans des fonctions
de répression du corps : elle a charge d’âme. Un État moderne se met en place qui
se donne comme objet inédit l’âme de ses sujets.
L’État moderne s’attache, dans un même geste d’incarcération, à neutraliser
les corps et à sauver les âmes. C’est pour l’État laïque et républicain que le
pénitentiaire relève du pénitentiel.
Cependant, il faut bien accorder un privilège au mécanisme de l’expiation. Car
si la cité se comprend comme une grande famille, le crime d’un citoyen relève
toujours obscurément de la transgression d’un interdit familial. On traite donc le
délinquant comme un traître plutôt que comme un ennemi et le délit est un outrage
plus qu’une offense.
La Grèce pré archaïque distingue deux grandes modalités punitives :
l’exclusion infamante et la purification réintégratrice.
Le criminel de l’intérieur se retrouve exclu de toute forme de vie commune.
Plus qu’une exclusion, c’est un abandon, une mort civile. Mais une modalité
moins radicale existe qui impose au criminel des rites purificateurs (on lui inflige
les plus grandes souffrances comme condition de réconciliation) ; on ne l’exclut
pas définitivement.
Dans nos sociétés modernes, on organise pour les criminels et délinquants des
espaces clos d’exclusion et d’infamie sociale : les prisons. Et on soutient
simultanément que la punition n’a de sens que de régénérer le condamné.
Cette dialectique de la faute et de la souffrance porte un nom dans la tradition
chrétienne, au moins depuis Tertullien : la pénitence. Quelques lettres seulement
séparent le pénitentiel du pénitentiaire.
INTÉRIORISATION DE LA FONCTION PUNITIVE
LA PEINE SELON L’ÂME ET LE CORPS : LE CARREFOUR DU THÉOLOGICOPOLITIQUE
Psychanalyse du système pénal
Pour Freud, il existe une catégorie de criminels qui, dans l’acte délinquant,
recherchent, plutôt que le profit du crime, la punition qui pourrait s’ensuivre. Ce
qui suppose que le sentiment de culpabilité préexiste au crime. Il en est la raison
plutôt que la conséquence. On ne doit pas dire qu’on se sent coupable après avoir
commis un crime, mais qu’on agit de manière criminelle parce qu’on se sent
coupable : « cet obscur sentiment de culpabilité provient du complexe d’Œdipe, il
est une réaction aux deux grandes intentions criminelles, celles de tuer le père et
d’avoir avec la mère des relations sexuelles ».
Dans cette logique, la loi pénale sert de métaphore à l’interdit paternel. On
peut dire que le sujet coupable et criminel trouve dans la punition de quoi
socialiser sa névrose.
Châtiment extérieur et pénitence intérieure : l’âge classique de la
séparation
Nous avions distingué à propos de la culture grecque deux grandes modalités
de la pénalité familiale : l’abandon et la purification. Mais ces deux procédures, à
chaque fois, affectaient la totalité de la personne condamnée.
Cette dualité sera conservée dans la culture occidentale classique de la peine,
mais autrement articulée, puisqu’il s’agira de dissocier deux régimes de pénalité :
un registre étatique, marqué par la répression, l’élimination, la mutilation des
corps, au nom d’une définition du crime comme violation extérieure de la loi
civile ; un registre ecclésiastique, finalisé par la régénération, le rachat, le salut des
âmes, depuis une thématique du péché et de la faute comme transgression
intérieure du commandement divin (cf, R. Merle, La Pénitence et la Peine).
De la loi comme interdit sacré à la loi universelle de la raison
Punir, ce serait donc ceci d’abord : rappeler la Loi à celui qui l’a violée. Cette
Loi, on a vu qu’elle pouvait recouvrir d’innombrables signifiés : c’était le tabou du
clan primitif chez Mauss, la règle familiale et sacrée dans la Grèce archaïque, le
commandement divin, l’interdit parental introjecté, etc.
Naissance du pénitentiaire à l’âge moderne : le salut des âmes comme
finalité d’État
C’est au XIXe siècle seulement que le carcéral deviendra du « pénitentiaire ».
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cet être moral qu’on suppose en tout homme. C’est bien d’humanisme qu’il s’agit,
même si ses conséquences nous paraissent un peu raides.
A faire rentrer la peine dans des calculs d’utilité, à refuser de la fonder sur le
seul crime commis, rien n’interdit plus alors qu’on condamne des innocents, dès
que cette peine entraîne un profit supérieur à la condamnation des coupables. A
partir du moment où, pour faire tomber la sentence, le juge ne dit plus « jugeons »,
mais « calculons », on prive le monde de justice et de sens.
Le problème n’est pas que la punition n’ait pas à être bénéfique. Mais avant de
chercher à être profitable, elle doit d’abord s’attacher à être juste. On doit punir
par principe. Kant n’admet que deux exceptions au refus absolu de gracier : quand
une mère tue un enfant né hors mariage (l’État peut ignorer son existence…) et
quand un officier humilié règle son compte à un supérieur (il s’agit moins de tuer
un individu que de défendre une valeur…). Comme quoi Kant n’ignorait pas
totalement la casuistique. C’est honorer un assassin que de le mettre à mort. On
voit jusqu’où mène la politesse. Jamais affirmation de l’humanité n’a été si
inhumaine.
Quelle peine appliquer ? Kant répond : pour mesurer la peine, la justice doit se
fonder sur le « principe de l’égalité », à savoir « la loi du talion », mais bien
entendu à la barre du tribunal (et non dans un jugement privé). Pour Kant, « le mal
immérité que tu infliges à un autre dans le peuple, tu le fais à toi-même. Si tu
l’outrages, c’est toi-même que tu outrages ; si tu le voles, tu te voles toi-même ». Il
ne s’agit même pas, dans la punition comme talion, de faire restituer à la victime
ce qu’on lui a ôté, mais de retourner à l’agresseur sa propre justice, de faire
retourner contre lui son propre acte. Kant s’explique. « Que signifie cette
expression : « si tu le voles, tu te voles toi-même » ? Celui qui vole rend incertaine
la propriété de tous les autres ; il se ravit donc à lui-même (d’après la loi du talion)
la sécurité pour toute propriété possible ; il n’a rien et ne peut rien acquérir ». Kant
avait montré que l’immoralité du mensonge par exemple, se démontrait du fait que
la maxime qui recommandait le mensonge n’était pas susceptible de devenir une
loi universelle. Je ne peux mentir que sur fond de sincérité partagée. Dans un
monde où tous mentiraient, le mensonge même s’abolirait, parce qu’il veut
toujours être cru. Mentir alors, c’est faire exception à la règle de sincérité, qu’on
suppose valide tout en la transgressant. La moralité d’une maxime d’action
s’établissait donc par un passage à la limite : l’épreuve de l’universel : voler, c’est
rendre la propriété de tous incertaine.
Donc, parce qu’on a volé un œuf, on peut en toute justice être privé de tous
ses biens. C’est en prison que l’État nourrira le voleur qui devra travailler pour
payer sa nourriture. En effet, le mot d’ordre du talion est restitution, rétribution.
Mais si tu voles, tu ne voles pas une chose ou une autre, qu’il te faut rendre
Il faut comprendre maintenant ce que devient la peine comme rappel de la
Loi, quand cette dernière est comprise comme norme universelle et non plus
interdit sacré.
Le régime rationnel de la peine
KANT : LE FONDEMENT MORAL DE LA PEINE ET LE SUJET DIVISÉ
Les propos kantiens sont tout sauf politiquement corrects. A propos de qui se
rend coupable de viol, de pédérastie ou de bestialité, Kant écrit : « les deux
premiers devraient être punis par la castration […], le dernier par l’expulsion pour
toujours de la société civile, parce que le coupable s’est rendu indigne de la société
humaine. » Il ne s’agit même pas de dire que Kant défendait la peine de mort : il
considérait plutôt sa mise en cause comme une aberration morale.
Pour Kant, un individu est puni en tant, d’une part, qu’il est déterminé a priori
comme punissable et que, d’autre part, il a effectivement commis un acte
punissable. Kant ne dit pas pour autant que la punition ne doit pas s’attacher à
amender le criminel ou protéger la société. Il s’agit seulement d’une mise en garde
contre une perversion logique qui consisterait à chercher le principe de la peine
dans ses effets. Tant mieux si la peine transforme l’individu ou protège la société.
Mais, pour bénéfiques qu’ils soient, ces effets ne peuvent, structurellement,
justifier la peine. Ce n’est pas le profit qui la fonde, sauf à tomber dans
l’immoralité.
Et pourtant Sénèque, autrefois, trouvait choquant, déraisonnable et absurde
qu’on punisse au seul titre d’une agression passée : « aucun homme raisonnable ne
punit parce qu’une faute a été commise, mais pour qu’elle ne le soit plus ; car le
passé est irrévocable, l’avenir se prévient » (Entretiens, Lettres à Lucilius). Punir
en raison seulement du crime commis, c’est pour Sénèque céder à la colère, ne pas
punir par raison, mais par passion.
Pour Kant par contre, si l’on ne cherche la raison du châtiment que dans la
prévention du crime, on fait sombrer la raison de punir dans de sombres calculs
d’utilité. « La Loi pénale est un impératif catégorique ». Kant entend même
participer ainsi au respect de l’individu. Faire servir l’individu à des fins de
défense sociale ou même de redressement psychologique, c’est lui refuser son
statut d’être moral. Quand Sénèque affirme que le juge doit être comme le
médecin de la cité, Kant semble lui rétorquer : c’est considérer tout criminel
comme un malade, et lui retirer sa dignité d’homme libre et respectable en soi. La
punition, se justifiant du seul crime commis, est un hommage rendu à la liberté de
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maintenant. Si tu voles, tu brises la loi même de la propriété. Alors, toute
acquisition te devient impossible.
La punition est un devoir d’homme. Car punir, c’est considérer l’autre homme
comme responsable et libre. C’est donc aussi le responsabiliser. Refuser de trouver
au délinquant des excuses dans son histoire personnelle, dans son environnement
social, c’est considérer qu’il est fondamentalement libre, qu’il ne se réduit pas à
une somme d’accidents de parcours, mais qu’au-delà de ces conditionnements, il
est et demeure libre et responsable de ses actes. Trouver sans cesse à l’autre des
excuses pour ne pas le punir, en faire la victime perpétuelle de la société et des
drames familiaux, c’est aussi secrètement lui dire qu’on le méprise assez pour ne
pas le punir.
Pour Hegel, l’absolu ce n’est pas, comme pour Kant, ce qui ne peut jamais
trouver de réalisation adéquate dans l’existence, mais ce qui a déjà depuis toujours
commencé à exister. Il est la vie même du monde.
Second principe : celui de négativité dialectique. Le mouvement par lequel un
universel s’accomplit dans l’exister suppose négativité, contradiction et
réconciliation finale.
Une dernière notion reste à préciser : le « destin ». Le destin, comme le dit
Hegel dans une formule magnifique, c’est « la conscience de soi, mais comme
d’un ennemi ». Il faut penser la punition comme reconquête de l’amour de la vie ;
c’est permettre au criminel de penser son existence antérieure comme ennemie :
comme ce qu’il devra, pour se retrouver, sacrifier, sacrifier non pas sur l’autel de
la Loi abstraite mais dans un processus dialectique de réconciliation avec la Vie,
comme un absolu concret à aimer.
Dostoïevski ne dit pas autre chose dans Crime et châtiment. Ne doit-on pas
tuer, pour les voler, ceux dont la vie ne compte pas, mais dont la fortune pourrait
profiter à des jeunes pleins de promesses historiques ? Alors Raskolnikov tue.
Puis, stupéfait de son propre acte, sa vie s’effondre lentement. Hegel avait prédit
ce qui seul pouvait le sauver, le transformer : l’acceptation sereine du châtiment et
l’amour.
La réaction de l’innocent attaqué entraîne soit à la lâcheté, soit à la riposte,
c’est-à-dire qu’ici et là elle le condamne à l’impureté de la violence, qu’elle soit
lâchement évitée ou courageusement affrontée. Mais le christianisme propose ici
une issue, la même que pour le crime : l’amour. Pourtant, c’est amour qu’oppose
l’innocence aux violences du monde laisse subsister comme tel le monde et ses
injustices. Hegel n’est donc parvenu à dépasser le châtiment selon la loi que par un
amour chrétien dont il dénonce aussitôt les limites. Et pourtant demeure cette
intuition : une punition qui ne conçoit son sens que dans un rappel de la Loi se
condamne à l’abstraction et se trouve incapable de réconcilier le criminel. Punir
devrait apprendre autre chose : à aimer la vie.
Quand Hegel reprend ce problème du châtiment quelque vingt ans après, dans
les Principes de la philosophie du droit en 1821, c’est pour réarticuler le sens de la
peine à la notion de loi. Il ne sera plus question dans la punition d’amour chrétien,
mais seulement de loi étatique. Ce n’est pas une norme universelle abstraite à la
Kant : c’est la loi de l’État hégélien, une incarnation de l’Absolu sur Terre.
Penser la punition comme souffrance indigne, absurde, inutile, ou même
correctrice, ou même comme agent de prévention et de protection sociales, c’est
confondre le juste avec de vagues représentations du Bien ou de l’Utile.. La peine
n’a à se justifier que d’être juste. On retrouve le thème, élaboré par Kant, et
HEGEL : LA RÉCONCILIATION ÉQUIVOQUE
Hegel veut montrer dans ses textes de jeunesse comment toute doctrine de la
morale comprise comme obéissance et soumission à une loi universelle rate la vie
et se condamne à l’impuissance par trop de formalisme. Il s’agira pour lui de
montrer d’abord comment une certaine pensée du châtiment en rapport avec une
morale de la loi universelle est aporétique et vouée à l’échec.
Le premier travail de Hegel est de relire l’argumentation kantienne, mais
depuis une distinction de la forme et du contenu de la loi. On peut reprendre ici
l’exemple de Kant : celui qui vole transgresse la loi qui veut que toute propriété
soit inviolable. Il y a surgissement, dans l’acte du voleur, d’une nouvelle loi,
puisque seul le contenu de la loi a été supprimé, mais pas sa forme (sa prétention à
l’universel). Or, cette nouvelle loi, elle, a le contenu inverse de la précédente. Le
voleur pose par son acte une nouvelle loi qui autorise qu’on porte atteinte à la
propriété d’autrui. Il peut alors se voir retirer tous ses biens, au titre de la loi qu’il
a lui-même promulguée. On fera donc obéir le criminel à sa propre loi, en tuant
l’assassin ou en dépossédant le voleur.
Mais Hegel n’expose cette conception que pour en dénoncer les limites.
Parce que le délinquant n’a pas su se soumettre à la loi de tous, on le fait se
soumettre à sa propre loi ? Mais se soumettre n’est pas reconnaître. La loi
kantienne - norme universelle, exigence idéale - n’est pas d’essence
réconciliatrice. Comme on n’obéit jamais assez bien à la morale, nos œuvres sont
toujours imparfaites et plus on est moral, plus on devra se trouver soi-même
immoral. Hegel critique chez Kant la séparation entre l’être et le devoir-être, le
réel et l’idéal, la singularité empirique et la norme universelle, le sujet et l’absolu,
etc.
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autrefois si fortement décrié par le jeune Hegel, selon lequel la peine retournerait
contre le criminel la loi qu’il a lui-même posée dans son crime.
Ainsi dans la punition, le criminel ne trouve jamais que ce qu’il a cherché
dans le crime. Le criminel n’est ni un malade ni un individu dangereux, ni un
pécheur : c’est un législateur qui s’ignore et qu’on révèle à lui-même.
L’exécution effective de cette peine connaît deux réalisations historiques : la
vengeance et la justice d’État. La vengeance, comme disait Hegel, est juste, mais
elle n’est pas la justice.
Pour Kant, il est évident que punir est un devoir moral et l’impunité un mal
radical. La Loi ne peut supporter l’insulte. Le contexte religieux, moral,
métaphysique, dans lequel se déployait ce premier faisceau de sens faisait de l’acte
de punir un devoir absolu. Dès que la loi se comprenait comme interdit sacré ou
exigence d’universel, cette fondation transcendante rendait la punition sourde à
tout calcul : il fallait punir, pour rétablir la majesté de la Loi outragée. On
punissait par principe.
Mais à partir du moment où la peine prend un sens social, s’ouvre une
problématique du droit de punir. La punition devient une possibilité sociale dont il
s’agit de mesurer les effets avant de la mettre en œuvre. Et l’impunité n’est plus un
scandale : c’est un choix politique.
La Raison de punir devient une raison d’État
MARX : L’HYPOCRISIE PÉNALE
La loi comme interdit sacré ou norme universelle, Marx va l’interroger au
niveau de ses usages immanents. Il en examine les contenus effectifs. Et elle se
révélera être un instrument politique de conservation des rapports de force
sociaux, l’expression des intérêts de la minorité dominante. Alors, punir aussi
devra changer de sens.
Dans un texte d’une rare inspiration, un texte examinant « les débats sur la loi
relative aux vols de bois mort », Marx montre que la « loi » d’intérêt général n’est
jamais que l’expression d’intérêts privés. Il est hypocrite de poser abstraitement le
problème de la peine dans le rapport à une loi dont on supposerait a priori qu’elle
est juste.
Et si l’idée pure de justice n’était sauvée qu’au prix de l’existence effective
d’injustices criantes ?
Alors, quel sens nouveau donner à la peine, quel sens lui donner si la loi ne
signifie ni un interdit sacré ni une norme universelle, mais un dispositif de
conservation des rapports sociaux ?
DU DEVOIR SACRÉ AU DROIT SOCIAL DE PUNIR
Ce n’est plus la Loi comme clé de voûte d’une morale qui exigera satisfaction,
mais la société et l’État, dont les intérêts immanents auront été lésés, qui
demanderont des comptes aux criminels.
Pour la justice humaine, c’est assez si elle s’attache à tenter de réparer toute
atteinte à l’utilité commune. Pour ce nouveau foyer de sens, on ne parlera plus
d’expiation, de soumission à la loi, de réconciliation par la souffrance, mais de
défense de la paix sociale, de protection des biens et des personnes, de
préservation des libertés individuelles.
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sélection, d’élimination automatique d’éléments pouvant mettre en péril un
équilibre naturel.
Cette conception trouvera un épanouissement conceptuel au XIXe siècle, avec
l’école positive italienne de criminologie (Lombroso, Ferri, Garofalo). Le système
pénal ne doit plus être fondé sur la responsabilité, mais sur la défense sociale. Tout
organisme tend naturellement à expulser et éliminer les agents qui le menacent.
L’État n’aurait donc qu’à imiter la nature. Mais s’ils considèrent bien la société
comme « nature », ces positivistes se donnent de cette nature une conception
pauvre, limitée, réductrice.
Chapitre II
Punir, c’est défendre la société
LA SOCIÉTÉ COMME UNITÉ VITALE :
DE LA PROTECTION DE L’ÉQUILIBRE ORGANIQUE
À LA SYMBOLISATION DE L’ESPRIT COLLECTIF
La peine comme jeu de représentations,
le criminel comme symbole
(école française de sociologie)
Durkheim en 1893, dans La Division du travail social (Paris, PUF, 1994)
étudie deux formes de solidarité sociale.
D’une part, la solidarité mécanique, prédominante dans les sociétés
primitives : solidarité de fusion où chaque membre avant d’être lui-même est un
membre d’une société donnée et ne tient son identité que d’appartenir au tout.
D’autre part dans des sociétés plus évoluées, la solidarité de complémentarité,
comme résultat de la division du travail, permettant aux individus de se penser
comme distincts et complémentaires, à l’intérieur d’un grand tout fonctionnel.
Ces deux formes de solidarité ne sont pas exclusives pour Durkheim : ce qui
change, d’une société (primitive) à une autre (civilisée), c’est plutôt la prévalence
d’une forme de solidarité sur l’autre. Or, à chaque forme de solidarité correspond
pour Durkheim une espèce de sanction.
La première, correspondant à la solidarité mécanique, consiste
« essentiellement dans une douleur, ou, tout au moins, dans une diminution
infligée à l’agent ; elles ont pour objet de l’atteindre dans sa fortune ou dans son
honneur, ou dans sa vie, ou dans sa liberté, de le priver de quelque chose dont il
jouit. On dit qu’elles sont répressives ».
La seconde forme, parente d’une solidarité de complémentarité, consiste dans
la restitution. Il s’agit d’une « remise des choses en état, dans le rétablissement des
rapports troublés sous leur forme normale ».
Il ne s’agit pas du tout d’abandonner le droit répressif aux cauchemars des
temps anciens. Car si la conscience collective, dans nos sociétés individualistes,
s’est considérablement diluée, le sentiment d’appartenir à un même tout et de
partager les mêmes valeurs fondamentales, au-delà des différences individuelles,
doit être absolument préservé, pour ne pas faire tomber les sociétés dans l’anomie
et l’éclatement indéfini. Il s’agit presque de préserver le droit répressif contre toute
La peine comme protection du corps social,
le criminel comme monstre (criminologie italienne)
Nous avons donc considéré, dans une première partie, un sens de la peine
comme rappel de la loi.
Il y avait une indéniable grandeur dans cette première pensée de la peine,
particulièrement dans sa version kantienne : c’est l’idée qu’une peine doit être
juste, et que seule cette justesse peut la justifier comme peine. Toute autre
considération, prévenait Kant, tout utilitarisme, si généreux soit-il, si humaniste
soit-il, nous entraîne dans une spirale au bout de laquelle la condamnation d’un
innocent pourra être jugée préférable à celle d’un coupable, si le profit qu’on en
retire est mille fois supérieur. Telle est la grandeur de ce premier foyer de sens : il
demeure de bout en bout suspendu à l’idée de justice. Mais là gît aussi sa
faiblesse. Le bel édifice s’effondre dès que, avec Marx, on introduit le soupçon : et
si les lois publiques, aux termes desquelles la punition est prononcée, n’étaient pas
justes, si les lois n’étaient pas aussi universelles qu’on le prétend, et si, loin d’être
des incarnations d’un Esprit absolu, elles n’exprimaient que l’intérêt d’une
minorité dominante ? Et si la punition n’était que la sanction d’un rapport de
forces sociales ?
La punition tend alors à redéfinir son sens, non plus d’un côté d’un rappel de
la Loi, abstraite et transcendante, mais du côté d’une société vivante, du côté des
affaires humaines et de leurs règlements immanents. Mais cette société, comment
la concevoir ? Groupement naturel ? Communauté de valeurs ? Union politique
encadrée et fondée par un principe de Souveraineté ? Association d’intérêts ?
Groupement économique ?
Le premier grand mythe, concernant l’origine et la genèse de la société, fut
sans doute d’en avoir fait une communauté naturelle. Appelons naturalisme
politique cette conception qui fait de la société une entité biologique. Dans cette
perspective, le crime est antinaturel et relève du monstrueux. La punition se
comprendra alors comme une opération tout aussi naturelle : opération de
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valeurs- qui ont intérêt à la maintenir intacte. C’est -à-dire qu’on passe tout
naturellement d’une symbolique à une politique de la peine.
Et voilà à nouveau la peine engagée dans une voie nouvelle : la voie politique.
hégémonie du droit restitutif. Car dans le droit répressif une société se soude et se
retrouve unie. Il convient de le préserver s’il est vrai que sa disparition signifierait
l’extinction de toute conscience collective, laquelle est définie comme
« l’ensemble des sentiments et des croyances communs à la moyenne des
membres d’une société ».
La peine répressive constitue donc, pour nos sociétés menacées d’éclatement,
le dernier ferment d’unité et de partage : « sans cette satisfaction nécessaire, ce
qu’on appelle la conscience morale ne pourrait être conservé ». Donner une autre
fonction à la peine que l’expiation, lui demander d’amender le criminel ou de
protéger la société, c’est mal comprendre sa fonction première et ultime :
manifester l’unité d’une société et son attachement irréductible à des valeurs
sacrées. Ainsi la peine « ne sert pas ou ne sert que très secondairement à corriger
le coupable ou à intimider ses imitateurs possibles ; à ce double point de vue, son
efficacité est justement douteuse et, en tout cas, médiocre. Sa vraie fonction est de
maintenir intact la cohésion sociale en maintenant toute sa vitalité à la conscience
commune […] c’est le signe qui atteste que les sentiments collectifs sont toujours
collectifs, que la communion des esprits dans la même foi reste entière ».
Punir, ce n’est donc pas satisfaire à la Loi comme instance autofondée et
surplombante, mais symboliser l’unité morale d’une société. La peine est instituée
moins pour châtier le criminel que pour satisfaire à une inquiétude sociale.
L’utilité de la peine n’est pas essentiellement dans l’action qu’elle exerce sur les
criminels, mais dans l’action qu’elle exerce sur la société elle-même, au niveau
des représentations.
A la suite de Durkheim, certains de ses continuateurs (Fauconnet)
« psychologisent » encore plus. Si étrange que cela paraisse, la société tend à se
juger tout entière responsable de chaque crime et une des fonctions de la peine est
précisément de décharger chacun de cette responsabilité.
On doit se demander si ce que Durkheim appelle conscience collective (c’està-dire ce qui se trouve atteint par le crime) ne recouvre pas surtout la bonne
conscience d’une société, l’image idéale qu’elle se donne d’elle-même, plutôt que
sa réalité. La punition alors a moins pour sens d’exprimer les valeurs
fondamentales d’une société que de les afficher au mépris de la réalité et de se
tailler une bonne conscience sur le dos des criminels. Le problème essentiel n’est
pas d’exprimer des valeurs, mais d’y faire croire.
Est-ce à dire que la punition n’a de sens que de maintenir une société dans la
séparation entre une conscience idéale et des pratiques effectives, entre ce qu’elle
veut continuer à croire qu’elle est et ce qu’elle est réellement ? Cette séparation,
c’est l’État, le Gouvernement, le Souverain -en tant qu’ils sont la garantie des
LA SOCIÉTÉ COMME UNITÉ POLITIQUE
SÉCURITÉ OU LIBERTÉ
:
La peine comme défense du corps social,
le criminel comme ennemi (Hobbes1)
Appelons « politique » toute pensée qui réfléchit la société à partir de trois grands
principes : un principe de fondation, un principe de souveraineté, un principe de
consentement.
Principe de fondation. Avec Hobbes, la société et l’État ne dépendent plus
d’un fondement -naturel ou céleste- mais d’une fondation humaine. La société
civile est une association fragile, non spontanée, et essentiellement précaire : elle
est ce qu’il y a à préserver, à maintenir, à sauvegarder.
Principe de souveraineté. L’État, dans sa version moderne, ne fonde alors sa
légitimité que sur sa capacité à faire durer cet ordre social fragile, à maintenir une
cohésion artificielle. L’État est ce qui fait tenir cet ordre artificiel, et pourtant
essentiel à l’homme, s’il est vrai que l’état de nature signifie pour lui et la guerre
et la mort.
Principe de consentement. La société résulte d’une décision d’union civile,
d’un choix délibéré et réfléchi d’être ensemble qui définit pour tous des devoirs, et
peut-être des droits.
Le droit de punir sera énoncé comme ce qu’il y a de plus nécessaire, essentiel
au Souverain, pour qu’il puisse faire tenir la société, cet ordre artificiel. La
punition défend prioritairement l’autorité de l’État, l’ordre public qu’il a instauré.
Et du salut de l’État dépend le salut de la société. Punir est donc un acte politique
avant que d’être un mécanisme social. La violence est devenue monopole d’État,
en tant qu’elle s’exerce au nom de la tranquillité de tous.
Quand le Souverain use de son droit naturel -dans les limites fixées par la
convention- pour me donner les ordres qu’il juge bon pour garantir la sécurité de
tous, ce n’est pas un rapport de domination sauvage, mais un rapport juridique.
Au fond, on pourrait dire ceci : le citoyen punissable est un ennemi, mais un
ennemi paradoxal : un ennemi de l’intérieur. Le rapport du Souverain au
1
7
1588-1679
le criminel comme tricheur (Locke2)
Dans son Traité du gouvernement civil, Locke commence par reconnaître à
l’homme des droits naturels. Deux sont essentiels : le droit de propriété et le droit
de punir. Ces deux droits naturels fondamentaux sont strictement complémentaires
en ceci que le second permet au premier de durer, de maintenir les acquis, de les
consolider et de les capitaliser.
La nécessité et l’urgence de l’État se trouvent là : dans l’articulation
nécessaire d’un droit légitime de punir sur un droit légitime d’appropriation. La
peine n’est qu’un instrument politique au service de la conservation et du maintien
des propriétés.
On ne punit plus comme chez Hobbes un ennemi de la cohésion sociale : on
punit un tricheur. Le criminel est un tricheur doublé le plus souvent d’un fainéant.
punissable est un rapport de guerre, mais c’est une guerre civile. Toute la difficulté
de Hobbes à fonder le droit de punir provient de là.
La République est grosse de toutes les violences que les hommes ont
abandonnées au grand vestiaire de la société.
La peine comme minimum requis de contrainte,
le criminel comme despote (Beccaria)
Hobbes faisait naître l’urgence de l’État de la peur de la mort et de l’obsession de
la sécurité. Pour Beccaria (Traité des délits et des peines, 1764) aussi, l’état de
nature est une guerre. Mais ce conflit primitif, plutôt que de faire surgir le spectre
de la mort conduisant à l’exigence rationnelle d’un État sécuritaire, empêche
seulement qu’on soit complètement libre. L’État n’est plus ce qui nous sauve de la
mort, mais ce qui nous permet de jouir pleinement d’une liberté dont on aurait
concédé, par nécessité sociale, la plus petite part possible au Souverain. La
législation juste est celle qui étend au plus de monde possible les avantages de la
société ; l’injuste celle qui confisque au profit d’une minorité « la puissance et le
bonheur », abandonnant aux autres « la faiblesse et la misère ».
En fait, pour Beccaria, les hommes « sacrifièrent une partie de cette liberté
pour jouir du reste avec plus de sûreté ». Beccaria est un libéral politique. Il
considère en effet que si l’état de société suppose le sacrifice d’une part de liberté,
ce sacrifice n’est justifié que parce qu’il permet la jouissance pleine et entière du
reste. Et ces parts aliénées de liberté devront être les plus congrues possibles.
Le criminel transgresse ces lois, c’est-à-dire qu’il se comporte en despote : il
prend seul des libertés que tous ne sauraient prendre ensemble sans aussitôt faire
sombrer la société dans le chaos.
Comme le contrat suppose la cession au Souverain du minimum requis de
libertés, punir au-delà du nécessaire serait injuste. C’est un même raisonnement
qui déligitime la peine de mort : « sous le règne tranquille des lois, sous une forme
de gouvernement approuvée par la nation entière, dans un État bien défendu au
dehors, et soutenu dans l’intérieur […] il ne peut y avoir aucune nécessité d’ôter la
vie à un citoyen ». On ne punit que pour autant qu’on préserve le bonheur et la
liberté des individus. Au-delà, tout n’est que violence et barbarie.
La peine comme prévision des coûts,
le criminel comme calculateur (Bentham3)
L’homme n’a le sens inné ni de la morale, ni de la justice, et c’est tant mieux parce
que ce sont des notions vides de sens : il est un calculateur de plaisirs. Il n’est
guidé que par son propre intérêt, et c’est tant mieux parce que la poursuite pour
chacun de son intérêt égoïste conduit à l’intérêt général. Il n’y a rien d’autre là que
les énoncés fondamentaux de l’utilitarisme libéral, et Bentham, à ce stade, ne
dépasse pas Adam Smith.
Mais les Principes du code pénal, publiés en 1789, articulent une pensée
nouvelle et révolutionnaire de la peine. « On appelle délit tout acte que l’on croit
devoir être prohibé à raison de quelque mal qu’il fait naître ou tend à faire naître »,
non pas évidemment au sens moral de la transgression d’un interdit, pas même au
sens politique d’effraction d’une loi civile établie, mais au sens d’un passif, au
sens d’une séquence d’événements à ranger du côté des pertes. La gravité du délit
sera mesurée selon ses conséquences sociales, telles qu’elles peuvent être
quantifiées, comptabilisées : en termes de pertes sèches, de dommages ; en termes
de peur publique ; et d’alarme aussi, cette inquiétude diffuse qui suit l’annonce
d’un crime et fragilise la vie de tous.
Mais que sera la punition ? Rendre le mal pour le mal est absurde : c’est
compenser une perte par une perte. Tel est le défit théorique de Bentham :
rechercher une combinaison telle que le mal de la peine réduise le mal causé par le
crime et même augmente le profit général des intérêts. Cette introduction de la
LA SOCIÉTÉ COMME UNITÉ ÉCONOMIQUE :
PROPRIÉTÉ DE CHACUN OU UTILITÉ DE TOUS
La peine comme garantie publique,
2
3
8
1632-1704
1748-1832
Un nouveau foyer de sens surgit, auquel devra se plier le sens de la peine, et
qui n’est ni la Loi ni la Société, mais l’Individu.
matière pénale dans une procédure générale de calcul aboutit à un certain nombre
de principes affichés par Bentham dans sa théorie pénale.
Le principe de proportionnalité idéologique. « Règle n°1 : Faites que le mal
de la peine surpasse l’avantage du délit. Règle n°2 : Plus il manque à la peine, du
côté de la certitude, plus il faut ajouter du côté de la grandeur. Règle n°3 : Si deux
délits viennent en concurrence, le plus nuisible doit être soumis à une peine plus
forte, afin que le délinquant ait un motif pour s’arrêter au moindre. »
Le principe d’impunité justifiée. Pour Bentham, éloigné de tout fantasme
rétributif, la raison de la peine n’est pas dans le crime commis, mais dans le profit
qu’on peut en retirer pour le bonheur et l’intérêt communs. Alors, il devient inutile
de punir certains crimes, même les plus monstrueux, si la peine est par exemple
inefficace (ex : les fous). Tout crime doit demeurer impuni si sa sanction peut
entraîner plus de maux que le crime lui-même. C’est une règle dont on fera grand
cas pour amnistier les tyrans au nom de la paix civile.
Le principe de prévention généralisée. « Le but principal des peines, c’est de
prévenir des délits semblables. L’affaire passée n’est qu’un point ; l’avenir est
infini ». La perfection du système pénal serait de ne plus punir, parce qu’on sera
intervenu avant le crime lui-même. Le rêve de Bentham trouve son
épanouissement dans un programme de contrôle généralisé des comportements. La
prévention benthamienne se comprend comme utopie d’une société de contrôle, où
la loi silencieusement agirait à l’intérieur du sujet pour lui faire préférer
l’honnêteté à la délinquance.
L’exposé doit ici une nouvelle fois basculer. Jusqu’ici, il a souvent été
question du sujet puni : le punissable était considéré soit comme un monstre à
éliminer pour préserver l’équilibre vital d’un peuple (criminologie italienne), soit
comme un symbole à brûler pour souder l’unité spirituelle d’une nation (école
française de sociologie), soit comme un ennemi dont il fallait se défendre parce
qu’il mettait en péril l’ordre social (Hobbes), soit comme un despote dont les
passions menaçaient la réunion libre des citoyens responsables (Beccaria), soit
enfin comme un tricheur qui ne respectait pas les règles du droit naturel et que l’
État-arbitre devait mettre au pas (Locke). Mais ce sujet délinquant ou criminel était
toujours pensé dans une dimension d’écart par rapport aux autres sujets obéissants,
normaux, travailleurs, etc. L’individu punissable était une pure déviance.
Avec Bentham, quelque chose bouge. Le système pénal dans sa version
achevée et sublime intervient avant le crime lui-même, par une série
d’interventions sournoises et douces. Et prévenir, c’est aller au-devant de
l’individu virtuellement criminel pour lui inspirer d’autres inclinations, l’inciter à
se faire consommateur de vertus plutôt que de vices.
9
Cela aussi est nécessaire. - Et donc ceux des humains que l’on maltraite, mon ami,
il est nécessaire qu’ils deviennent plus injustes. »
Il faut, tout en punissant, cultiver en nous cette honte de punir car punir c’est
devoir le mal à quelqu’un.
De Platon, on peut donc retenir le thème d’une aporie morale de la peine, mais
cette position ne joue que pour dénoncer les voluptés de la vengeance et les
fausses raisons dont une violence aveugle se pare, et il n’était pas dit que Platon
renoncerait à toute justice pénale. Platon s’essaie à un exercice dialectique de
justification de la peine. L’argumentation est simple et s’autorise essentiellement
du modèle médical : la souffrance du cautère ou de l’incision n’est pas tant un mal
en soi que ce qui nous délivre du mal du corps. La peine n’est donc
qu’apparemment un mal. Profondément, elle est ce qui nous délivre, nous guérit et
nous sauve du pire mal qui soit : l’injustice. Platon est celui qui fait tourner le sens
de la peine autour de l’individu et de lui seul.
La punition suppose la réparation du dommage, mais ne s’y réduit pas. Platon
détermine trois sources principales de fautes :
- du côté des passions violentes (colère ou peur) ;
- du côté du plaisir et du désir, de cette intempérance de l’âme qui lui fait
chercher son bien dans les jouissances, les honneurs et les richesses ;
- du côté de l’ignorance.
Chapitre III
Punir, c’est éduquer un individu
INDIVIDUALISER LES PEINES :
DE LA RÉADAPTATION SOCIALE À LA RÉGÉNÉRATION INTÉRIEURE
(SALEILLES ET TOCQUEVILLE)
Saleilles expose le principe de l’individualisation des peines dans un livre
phare pour l’histoire de la pénologie : L’individualisation de la peine (Paris,
Alcan, 1898).
Dans le droit primitif, on ne pose la question ni du degré de liberté ni des
motifs du criminel, ni même des circonstances de l’acte. Le crime a un prix
objectif. A l’autre extrémité logique, le sujet devra être puni pour ce qu’il est, et
non plus pour ce qu’il a fait. On ne condamne plus des actes répréhensibles, mais
on neutralise ou élimine des natures dangereuses. Saleilles tente une voie
moyenne.
On n’est responsable que de ce que l’on fait socialement parlant. C’est par ses
actes que l’individu nuit à la société : la société n’a pas de prise sur ce qu’il est,
car elle doit respecter sa liberté ; elle ne conquiert de droit sur lui que par ce qu’il a
fait : elle n’a de droit que sur ses actes. Et punir serait réinjecter dans l’individu
coupable des normes morales ou sociales.
Crimes de colère, crimes de concupiscence, crimes d’ignorance sincère.
Individualiser la peine, c’est interroger les motifs de l’acte délinquant ou criminel,
ses sources psychologiques. Le sujet de la peine est bien ici un sujet
psychologique. Punir, c’est guérir.
L’INDIVIDU COMME SUJET ÉDUCABLE
ET LA JUSTICE COMME SANTÉ DE L’ÂME (PLATON)
RECONNAISSANCE ET MÉCONNAISSANCE DE LA VICTIME
Dans le paradigme de la Loi, il n’avait été question que de réconciliation de la Loi
avec elle-même. Punir, c’était réaffirmer la majesté outragée de la Loi. Dans le
paradigme de la Société, punir c’était protéger les intérêts sociaux en neutralisant
ceux qui les menaçaient. La punition était prioritairement comprise comme
protection de la société. Dans le paradigme de l’Individu, il semble enfin qu’on
pose la question du sujet de la peine pris ici dans l’épaisseur d’une existence
concrète, d’une personnalité singulière, unique. Punir alors, c’est prendre en
compte l’individu pour le transformer sur la base d’une compréhension
psychologique.
Livre I de La République de Platon, Socrate dit : « Est-ce donc le fait d’un homme
juste que de nuire à quelque humain que ce soit ? ». A l’homme en tant
qu’homme, on ne peut devoir que le bien, et en aucun cas la souffrance et le mal.
Et si la justice est l’art de discerner ce qu’on doit à chaque homme, elle ne peut en
aucun cas leur devoir le malheur.
« - Mais les chevaux qu’on maltraite en deviennent-ils meilleurs ou pires ? - Pires.
- Est-ce par rapport à la qualité des chiens, ou à celle des chevaux ? - A celle des
chevaux. - Et des humains, mon camarade, ne devons-nous pas parler ainsi :
quand on les maltraite, c’est par rapport à la qualité humaine qu’ils deviennent
pires ? - Si, certainement. - Mais la justice, n’est-ce pas la qualité humaine ? -
10
On peut bien affirmer que punir c’est transformer l’individu, mais le
transformer en quoi ? S’agit-il de simplement produire des individus obéissants ?
La psychologie ne cherche pas à transformer le fond d’un être ou de menacer sa
liberté, mais au contraire à l’aider à devenir lui-même. Mais ce devenir-soi visé
par la peine va nous faire sombrer dans une spirale d’utopies : l’utopie de l’homme
originairement bon, l’utopie de l’introspection forcément rédemptrice, l’utopie du
criminel systématiquement victime. Et n’est-il pas contradictoire, n’est-il pas
monstrueux de punir une victime ? Ce qui devrait fonder un nouveau droit de
punir aboutit à un devoir de ne pas punir.
L’exagération même du paradigme psychologique conduit à faire se lever des
voix que depuis le début de notre exposé nous n’avions pas voulu entendre : les
voix de la victime qui veulent qu’on les reconnaisse dans leur souffrance, qui
exigent qu’on fasse tourner le sens de la peine autour de cette souffrance.
Chapitre IV
Punir, c’est transformer
une souffrance en malheur
LA VICTIMISATION CONTEMPORAINE DE LA SCÈNE PÉNALE
La justice, ou l’oubli des victimes
Dans tout ce qui a précédé, l’acte de punir n’a jamais été entendu dans un
rapport essentiel à la victime concrète, la victime du crime. Dans le premier
paradigme, l’acte délinquant, au-delà d’une personne donnée, insultait d’abord la
Loi, interdit familial ou sacré, norme morale ou incarnation de l’Esprit absolu. On
ne punissait pas pour réconcilier un criminel et sa victime, mais pour satisfaire à la
Loi. Même chose pour notre second foyer de sens : la Société. La victime n’est
jamais qu’une occasion ou un levier propres à mettre en place des politiques de
protection qui outrepassent largement la considération de sa souffrance pour
s’intéresser à l’équilibre vital d’un État (criminologie italienne), sa sûreté politique
(Hobbes), la protection de ses propriétés (Locke), l’harmonie réglée de ses libertés
(Beccaria) ou la maximisation de ses profits (Bentham). Quant au foyer de sens
tournant autour de la transformation de l’Individu, il tournait tout entier autour de
la personne du criminel qu’il fallait aider, transformer, amender.
Le renversement des valeurs
Aujourd’hui pourtant des énoncés autres commencent à poindre. Le procès,
dit-on, permet à la victime de faire son deuil.
Ce mouvement est comme facilité aujourd’hui par un relatif effritement des
concepts fondamentaux qui nourrissaient les trois premiers foyers de sens. Le sens
de la Loi comme autorité transcendante se perd. L’idée d’une société unie et
rassemblée autour d’elle-même est fragilisée par la constitution d’espaces
économiques et politiques tellement vastes qu’ils en deviennent abstraits. Enfin,
notre culture ne croit plus immédiatement au progrès du sujet éducable. Ce qui
paraît aujourd’hui immédiat et parlant, ce qui cristallise l’opinion publique, ce
n’est plus la transcendance d’une Loi, l’organisation d’un bien-être ensemble,
l’éducabilité des individus. C’est le refus absolu de la souffrance.
La menace éthique de la victime
11
Mais une difficulté surgit dès qu’on évoque les droits de la victime à structurer
le sens de la peine : le spectre noir de la vengeance. Penser la participation active
de la victime au processus pénal, c’est risquer alors de réactiver la vengeance,
c’est-à-dire mettre en œuvre une violence destructrice et qui mène au chaos.
De plus, à force de poser le problème de la peine dans les termes de la victime
et de la souffrance, il faut bien constater qu’on aboutit à une difficulté majeure : on
veut soulager la souffrance de la victime en faisant souffrir à son tour l’agresseur.
Et c’est ce dernier à son tour qui pourra invoquer sa souffrance et son statut de
victime. Un univers de contradiction haineuse se tisse, où l’on revendique le plus
de souffrances possible pour appuyer son droit de faire souffrir le plus possible.
de former une communauté élargie, une plus grande famille. (rien de mieux que
des fiançailles ou un mariage pour faire cesser une vendetta)
Les leçons d’un récit
Rien de moins instinctif, rien de moins naturel, rien de plus ritualisé que la
vengeance. Ce n’est pas un mouvement désordonné de fureur. La colère sans
doute ne s’y annule pas, mais elle prend forme et se fixe des règles. Dans ce récit
ainsi reconstitué de la vengeance primitive, la vengeance se donne à penser
comme obligation rituelle et non comme mécanisme psychologique de
compensation.
Par ailleurs, ce qui se trame entre les êtres n’est pas tout à fait de l’ordre de la
haine, mais se comprend plutôt dans les termes de l’échange. Il s’agit de rendre.
Rendre coup pour coup sans doute, mais rendre et non pas détruire. La vengeance
se comprend depuis un système d’échange qui lui donne sa place. Dans le système
de don et contre-don, on échange des cadeaux, des biens, des richesses. On
échange aussi des morts et des insultes, des blasphèmes et des blessures. Le
système de la vengeance n’est pas une logique de guerre, c’est une logique de
rivalité. Le délit, le crime contraignent à l’échange. Mais ce n’est pas un échange
libre, ce n’est pas un échange commercial. Et on se venge aussi pour oublier. Un
oubli qui se décide, se proclame, qui est une décision éthique. On se souvenait
qu’on avait oublié.
Mais il y a peu de textes, dans notre tradition occidentale, qui tentent de
réfléchir un sens du juste depuis l’éclairage de la vengeance.
LE RÉCIT ARCHAÏQUE DE LA VENGEANCE
Un sens perdu de la vengeance
Mais peut-être est-ce l’État qui, contraignant la vengeance à la clandestinité, la
condamne en même temps au paroxysme et à l’informe. D’être tenue secrète, la
vengeance se prive peut-être de puissants mécanismes de régulation de telle sorte
que ce qu’on appelle vengeance aujourd’hui serait une forme dégradée d’un
système archaïque de vengeance, lui, régulateur et créateur de solidarités, à défaut
sans doute d’être foncièrement pacificateur. A partir de 1974, Raymond Verdier et
G. Courtois ont lancé une série de recherches transdisciplinaires autour de la
vengeance, et tenté ce pari de penser une vengeance qui solidariserait plutôt que de
déchirer, qui ordonnerait plutôt que de détruire, qui fixerait des rôles et des
mesures, plutôt que de livrer ses acteurs à l’immédiateté sauvage et impure de la
violence aveugle.4
Un récit idéal du processus vindicatoire
Dans un temps très ancien, en Grèce, un meurtre est perpétré contre le
membre d’une famille par celui d’une autre. Cet acte « enclenche la vengeance du
sang ». La famille entière désigne le champion de la vengeance. Mais une famille
peut renoncer à la vengeance du sang et demander alors une « compensation ». Et
ce sont de vraies fortunes que les héros d’Homère proposent aux vengeurs pour
épargner leur vie. Mais est-ce le prix du sang versé ou du sang épargné ? Dans le
premier cas, il y a un prix du crime et dans l’autre un prix du pardon.
Ces transactions se terminaient par un traité de paix publique. On se
promettait publiquement d’oublier. La guerre privée des familles cesse à condition
4
PHILOSOPHIE ÉTHIQUE DE LA VENGEANCE
La colère et l’honneur (Aristote) ;
l’adversaire comme égal (Nietzsche)
Pour Aristote, l’acte criminel manifeste un mépris public de l’agresseur en
tant que, nous attaquant, il tient notre puissance pour rien. C’est ce jugement de
valeur implicite, attenant au forfait, que la vengeance entend renverser, bien audelà du simple dommage matériel. La colère de la vengeance répond à ce mépris et
tend à restaurer une image extérieure de soi mise à mal par l’agression. C’est
La Vengeance, 4 tomes, Paris, Cujas, 1984
12
n’y a de droit qu’entre les individus : le droit, c’est ce qui, entre les personnes,
définit une juste distance, un accord possible et réglé de leurs possibilités d’action.
Il n’y a droit que depuis et par une reconnaissance mutuelle, une limitation
réciproque des libertés. Quand l’État fait exister ce droit, en utilisant ce que Fichte
appelle « un droit de contrainte » contre ceux qui ne le respectent pas, il se doit
d’insister sur cette dimension relationnelle. C’est-à-dire qu’à partir du moment où
on parle d’un « droit de punir », immédiatement il faut parler d’un « droit d’être
puni ». Parler du droit d’être puni, c’est considérer que l’objet de la peine juridique
demeure de bout en bout un sujet. Dans le fait de punir, il s’agit aussi de faire
confiance au coupable auquel on accorde une peine. Ce qui se joue dans la peine
n’est donc pas seulement une reconnaissance de soi, comme restauration de la
confiance en soi de la victime, mais encore une reconnaissance de l’autre, comme
sujet digne d’être puni .
pourquoi l’absence de colère est fortement condamnée : celui qui demeure
indifférent à l’offense la justifie.
Cela dit, le premier venu ne peut pas nous offenser ainsi. Leibniz dira que
« les souverains souffriront l’insolence d’un étourdi pour n’avoir pas la honte de
s’emporter ». Montesquieu rapporte de son côté le mot de Charles II, roi
d’Angleterre : « il vit, en passant, un homme au pilori ; il demanda pourquoi il
était là. ‘Sire, lui dit-on, c’est parce qu’il a fait des libelles contre vos ministres. –
Le grand sot ! dit le roi : que ne les écrivait-il contre moi ? On ne lui aurait rien
fait’ » (Esprit des Lois, VI-16).
La vengeance suppose donc l’égalité des termes : on se venge de son égal.
Pour Nietzsche, « il y a dans la vendetta un fond d’honneur et d’égalité de rang ».
Mais il ne faut pas oublier, quelque exaltant que puisse paraître ce modèle,
qu’il repose sur une dissymétrie première, une séparation structurelle : l’individu
libre et l’esclave, le fort et le faible. La reconnaissance d’une égalité s’opère sur
fond d’une inégalité première, jamais questionnée.
De la souffrance au malheur : l’événement et le temps
Le terme même de souffrance n’est pas assez élucidé. Le distinguer de la
douleur sur la base moral/physique nous entraîne dans les méandres de la
séparation âme/corps qui est très théorique. Appelons souffrance, simplement et
indifféremment, toute diminution de l’énergie à vivre, tout affaiblissement du désir
d’exister.
Ce déficit de mes capacités d’affirmation et d’action, dans le cas du crime,
m’est imposé de l’extérieur, par un autre. L’image que j’ai de moi-même en est
inquiétée, troublée. L’acte criminel, en tant peut-être surtout qu’il est imprévu,
soudain, brutal, plonge la victime dans le désarroi. Et une part du sens de ma
souffrance m’échappe, puisqu’elle m’a été imposée par un autre, ce criminel
auquel mon destin éthique est désormais lié.
Or, la souffrance est indicible parce qu’elle est indéfinie. Il n’y a pas de raison
de souffrir plus ou de souffrir moins, de souffrir comme ceci ou comme cela : c’est
comme une vague informe qui envahit.
Punir, c’est faire exister publiquement la souffrance de la victime, en tentant
de lui articuler un équivalent chez son agresseur, de provoquer pour le criminel un
malheur comparable. C’est en tant qu’elle est institution du malheur que la justice
pénale nous sauve de la souffrance. Le malheur est défini, contournable. Il a un
nom, une étendue, une mesure et une usure. Au lyrisme terrible de la souffrance, la
justice permet de substituer le récit prosaïque du malheur.
C’est pourquoi, au passage, la peine de mort est une aberration, ou plutôt elle
n’est pas une peine : elle réintroduit de l’irréparable, du non-mesurable, de
l’indicible.
La structuration éthique du soi
Il s’agit bien, dans cette mise en scène publique de la peine vindicative, de
restituer à la victime une estime de soi brisée par l’agression. Car sans vengeance,
sans riposte, le mépris dont a fait preuve l’offenseur en s’attaquant à nous semble
justifié et tourne en mépris de soi-même. On ne se venge pas par cruauté morbide,
plaisir suspect ou colère déchaînée, mais pour reconquérir l’estime de soi, prévenir
le dégoût de soi-même.
En punissant, il ne s’agit pas d’humilier l’autre ni de le rabaisser où il nous
avait rabaissés. On humilie si peu l’autre que, d’offenseur, on le promeut à la
dignité d’adversaire. Il ne s’agit pas de rendre offense pour offense, mépris pour
mépris, humiliation pour humiliation. Il s’agit, dans la vengeance, de reconquérir
le soi au point où il était affaibli.
L’IDÉE D’UNE JUSTICE RELATIONNELLE
Le droit : reconnaître la distance (Fichte)
Dans cette philosophie éthique de la vengeance, chez Nietzsche et Aristote, il
ne s’agissait pas de dire que la vengeance était la justice, mais que la vengeance
était juste.
On comprend bien en quoi l’exercice d’un droit de punir restaure l’image de
soi de la victime. Mais qu’en est-il de l’individu puni ? C’est ici qu’il faut
proposer un détour par Fichte (« Fondement du droit naturel », 1797). Pour lui, il
13
Punir, pourrait-on dire, c’est oublier la souffrance. Oublier, c’est le travail du
temps. Ce qui temporalise nos vies, c’est de prendre sur les actes passés la
revanche du futur. Pour la victime, il s’agirait de faire du traumatisme de
l’agression un événement de vie. Le traumatisme nous affaiblit et nous diminue.
L’événement nous transforme et nous renforce. La justice pénale est ce qui doit
pouvoir permettre, depuis une reconnaissance publique, de faire d’un traumatisme
un événement. Comme elle avait transformé la souffrance en malheur.
Deuxième partie
NEUTRALISER LA PEINE
Thierry Pech
On n’a jamais autant parlé de la prison et si peu de la peine. Sidéré par le
scandale des conditions de détention, on en oublie de s’interroger sur les
fondements du droit de punir : le « comment » recouvre régulièrement le
« pourquoi ».
Du maquis des réformes entreprises ou annoncées ces dernières années,
émerge une nouvelle utopie : celle de la peine neutre, débarrassée de toute
référence au sacré, de toute violence, de toute passion vindicative, de toute
intention morale et de tout arbitraire dans son exécution. Le nouveau rêve
pénitentiaire ne fait pas mystère de ses aspirations : éradiquer les souffrances
carcérales, contrôler la prison, soumettre ses décisions à des procédures
impartiales et contradictoires, solliciter les capacités du détenu…
Ces ambitions s’organisent autour de trois composantes complémentaires : le
pacte humanitaire, le consensus procédural et l’ethos de la performance.
Parmi ces lignes de force, figure le recours quasi systématique au droit, grand
producteur de neutralité Mais cette montée en puissance du droit ne se suffit pas à
elle-même. En réalité, elle prend place à l’intérieur d’un champ problématique
beaucoup plus vaste : celui de l’argumentation libérale valorisant l’autonomie
individuelle, la balance des pouvoirs et dont l’idéal type est offert par la théorie de
l’harmonie des intérêts, mieux connu dans la réflexion économique sous le nom de
théorie de « la main invisible » (Adam Smith).
L’utopie de la peine neutre n’est peut-être que l’autre nom de la peine libérale.
Appliquée à l’univers pénitentiaire, la logique libérale exigera ainsi la primauté
des droits fondamentaux de la personne humaine sur toute décision administrative
ou politique, la mise en place de contre-pouvoirs opposables au pouvoir
pénitentiaire, la garantie d’un libre accès au tiers de justice et la promotion d’un
sujet entreprenant et responsable.
Il revient de plus en plus au droit -c’est-à-dire à des règles explicites et
générales plutôt qu’à des valeurs morales communes- d’assurer la coexistence de
tous dans le respect des ambitions de chacun. En cela, la peine neutre est
exemplaire de ces « démocraties d’individus » où, « parce qu’il n’est plus possible
de faire fond sur un implicite commun, nos relations avec les autres doivent être
14
Chapitre 1er
régulées par la loi5. Après « la main invisible du marché » se dessine ici quelque
chose comme « la main invisible du droit ».
Cette utopie est porteuse de progrès sensibles pour une démocratie fondée sur
le respect de la personne humaine et sur les valeurs attachées à l’individu. Il faudra
aussi en montrer les limites.
Genèse de la peine neutre
De nouvelles exigences se portent sur la peine : on la veut moins violente,
moins stigmatisante et, d’une manière générale, plus rare. La nouvelle utopie
pénitentiaire réside d’abord dans un éloignement du sacré longtemps attaché à
la peine étatique. Cette désacralisation ouvre la voie aussi bien au rejet de la
souffrance personnelle comme carburant de la sanction qu’à celui d’une
stigmatisation morale des condamnés. Toutefois, ces nouvelles représentations
prennent également leurs distances à l’égard d’un certain angélisme et des
rêves abolitionnistes qu’il a fait naître dans le passé.
LA CRISE DE LA PÉNALITÉ CLASSIQUE
En s’arrogeant le monopole de la violence pénale, l’État moderne se hissait en
même temps au rang d’ « éminente victime » du crime. En témoigne l’amende
honorable des condamnés (« Pardon à Dieu, au roi et à la justice ») qui, trois
cents ans durant, du XVIe au XVIIIe, ne mentionna pas la victime privée, mais
uniquement l’ordre de délégation du droit de punir6.
La Révolution et l’adoption d’un nouveau modèle pénal (celui de
Beccaria) n’ont pas fondamentalement modifié cette justification du droit de
punir : elles l’ont surtout sécularisée. Elles l’ont également réorientée vers le
souci de l’homme-criminel et de sa transformation : il fallait se préoccuper de
corriger ces condamnés voués à réintégrer la société.
La pénalité classique en fut certes affectée dans ses formes et ses moyens,
mais point dans son fondement politique : lorsque le criminel frappe, c’est
encore et toujours la cité qui pleure, et recouvre de sa plainte la plainte de la
victime.
C’est aujourd’hui seulement que cette construction vacille :
- d’abord parce que la conception traditionnelle de la souveraineté de
l’État est elle-même bousculée. L’État a des contre-pouvoirs internes :
séparation de l’exécutif et du judiciaire (le juge pénal peut aujourd’hui être
5
6
L’amende honorable est la formule que les condamnés devaient prononcer publiquement avant leur
exécution. Au Moyen Âge, elle comptait souvent la victime dans l’ordre des excuses.
Joël Roman, Les Démocraties d’individus, Paris, Calman-Lévy, 1998, p.59.
15
amené à se retourner contre l’État. Et aussi des contre-pouvoirs externes :
organes internationaux comme la Cour européenne de Strasbourg.
- ensuite apparaissent des solutions alternatives aux peines classiques,
voire à l’action publique elle-même. Dans certains cas, l’État ne sert que de
stimulateur dans un processus axé sur la négociation et la conciliation.
serait bonne pour l’individu lui-même, elle le ferait « réfléchir », lui donnerait
une « leçon ».
Pourtant, ces représentations ont vieilli8. Si l’opinion publique est plus
charitable aujourd’hui qu’hier, ses soucis restent ambigus. Alimentée par une
pression médiatique continue, elle pleure successivement sur les victimes
d’agressions et sur la détresse des condamnés. Elle juxtapose plutôt qu’elle ne
hiérarchise.
En fait, la compassion pour le détenu et le souci de la sûreté individuelle
ne sont peut-être que les deux versants d’une même phobie de la violence.
C’est ce que René Girard9 nomme la « crise du sacrifice » : une incapacité
croissante à distinguer entre « violence impure » et « violence purificatrice »,
entre violence criminelle et violence légitime.
Les médecins exerçant en détention n’ont pas à tenir compte des intérêts
propres de l’administration pénitentiaire10. Sous l’œil du praticien, la
souffrance est sans destination : elle n’est a priori jamais « méritée » ni utile.
Le tableau contemporain de « l’enfer carcéral » est alimenté par deux
autres phénomènes complémentaires : l’abaissement des seuils de la violence
morale et la psychologisation des représentations sociales de la souffrance11 :
apparition dans le Code pénal du délit de harcèlement sexuel, interdiction du
bizutage, harcèlement moral, etc. Outre les violences carcérales traditionnelles,
on stigmatise aujourd’hui les facteurs d’angoisse, d’anxiété, de détresse, voire
de destruction de la personnalité ou d’effondrement intérieur qui s’exercent sur
les détenus. En somme, les représentations collectives de la peine ont
intériorisé la définition de la santé selon l’OMS : « La santé est un état complet
de bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une
absence de maladie ou d’infirmité ». L’utopie ne serait plus du côté d’un
monde sans prison, mais du côté d’une prison sans peine. De là ce mélange de
durcissement et d’adoucissement qui caractérise les pratiques pénales
actuelles : accroissement des longues peines mais mise en place d’alternatives
aux poursuites, souci de neutraliser mais traitement humain des délinquants.
IL N’Y A PLUS DE BONNE SOUFFRANCE
Mais le sacré ne meurt pas : il se déplace. La montée en puissance des
victimes et l’attention portée aux vies brisées, aux traumatismes personnels,
d’un côté, la dramatisation du désespoir carcéral et la publicité accordée depuis
quelques temps aux souffrances physiques, psychiques ou éthiques
(humiliation, dégradation de la personne) des condamnés, de l’autre, sont
autant de témoignages de cette migration. Emile Durkheim : « A mesure que
toutes les autres croyances […] prennent un caractère de moins en moins
religieux, l’individu devient l’objet d’une sorte de religion. Nous avons pour la
dignité de la personne un culte qui, comme tout culte fort, a déjà ses
superstitions. »
L’ordre supérieur qu’il faut défendre désormais ne réside plus dans le
repos de la cité conçue comme une totalité organique, mais dans l’intégrité
physique et morale des individus pris un à un : la sécurité de tous préoccupe
moins que la sûreté de chacun. Du même coup, le crime lui-même change de
signification: son scandale consiste moins dans la perturbation d’un
ordonnancement collectif que dans le dommage causé à un sujet et à un corps
propre; la plus haute dignité n’a plus son siège dans le corps politique mais
dans chaque être humain, comme le stipule le premier article de la Déclaration
universelle des droits de l’homme (1948)7.
C’est donc la qualité d’être humain qui est centrale. Elle n’est en rien
diminuée, ni par le crime, ni par la sanction, ni par l’exécution de la peine : on
ne punit pas un animal mais un être autonome et raisonnable. Mais il faut alors
s’élever contre tout ce qui, dans l’exécution de la peine, nuirait inutilement à la
sûreté et au bien-être des condamnés.
Ce souci ne va pas de soi. Il prend à revers l’idée selon laquelle la violence
de la peine procède d’une « contre-souffrance ». D’où le traditionnel procès
des « prisons quatre étoiles » : une détention confortable ne serait plus une
peine. Peine et pénibilité seraient sœurs. Mieux : la souffrance pénitentiaire
7
Y A-T-IL ENCORE UNE FRONTIÈRE MORALE ?
8
Selon un sondage publié par le journal Libération à l’hiver 2000 , 17% seulement des personnes
interrogées considèrent encore que les détenus sont « trop bien traités ».
9
La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1973.
10
Du moins en France où, depuis 1994, ils ne dépendent plus de l’Administration pénitentiaire mais de
l’Assistance publique.
11
Voir Georges Vigarello, Histoire du viol, Paris, , Le Seuil, 1998.
« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits »
16
Les représentations contemporaines de la peine s’attaquent aussi à une
frontière morale : atténuer les marqueurs de relégation, réduire la distance
entre le monde des justes et celui des réprouvés.
Parce que, comme moi, il peut être atteint par le sida, parce que, comme sa
victime, il peut être l’objet de violences traumatisantes, le détenu a réintégré la
sphère des semblables. Il s’est progressivement installé dans la conscience
collective comme un possible moi-même, et non plus seulement comme cet
« autre que moi ». Le placement sous surveillance électronique (« bracelet
électronique ») va dans le sens de cette recherche d’une moindre
stigmatisation, d’un progressif effacement de la frontière symbolique entre
condamnés et innocents.
Aux États-Unis, au contraire, le recours aux peines infamantes (shame
sanctions), au port du costume pénitentiaire, voire aux chaînes, à la publicité
des fichiers judiciaires, marque le retour de formes archaïques d’exclusion
pénale. La distinction entre condamnés et innocents porte directement sur une
différence de nature morale qui non seulement brise toute aspiration à l’égalité,
mais rompt définitivement les solidarités les plus élémentaires. Rien à voir
avec les pratiques européennes qui sont hantées par les souvenirs de
l’expérience totalitaire12.
La réduction de l’inégalité entre les condamnés et les autres citoyens, en
Europe continentale notamment, révèle une conception ascendante de l’égalité, la
recherche d’un nivellement par le haut qui a déserté le paysage américain. Il faut
aller chercher dans l’anthropologie politique les raisons de cette divergence. Celleci porte en effet sur la conception même de l’égalité. Dans les sociétés
démocratiques qui ont connu l’Ancien Régime, la revendication égalitaire a
consisté à faire des statuts jadis les plus privilégiés l’horizon du progrès social, à
permettre à chacun d’imiter l’ancien supérieur, d’accéder à son honneur et à sa
dignité. L’égalité dont parlait Sieyès, par exemple, procédait moins de l’humilité
que de cette prétention résumée sous la formule : « Vous serez tous des maîtres ».
Au contraire, dans les démocraties qui n’ont pas cet héritage hiérarchique, la
conception de l’égalité ne prend pas la même dimension progressiste et
ascendante. Il s’agit d’une égalité à la fois plus neutre et plus formelle, et non de
l’imitation des statuts les plus privilégiés.
LE « PUNIR PUR » ET LE « PUNIR POUR »
Il faut revenir brièvement sur les instruments traditionnels de justification de
la peine dont Frédéric Gros a présenté une étiologie plus approfondie.
On peut les regrouper schématiquement en deux familles : celle du « punir
pur » qui néglige, voire récuse toute utilité de la peine, et celle du « punir pour »
qui, au contraire, la justifie pour les fins poursuivies. D’un côté, des auteurs
comme Kant ou même Beccaria (tel qu’interprété aujourd’hui par les rétributistes
américains13), de l’autre des auteurs comme Bentham, mais aussi tous les partisans
d’un humanisme pénal guidé par le souci de réinsertion des condamnés.
Les partisans du « punir pour » pensent la peine en termes d’effets
escomptés et revendiquent des critères descendants, qui visent soit l’avenir du
sujet puni (corriger, normaliser, soigner, resocialiser ou réinsérer), soit l’avenir
du monde extérieur (dissuader les uns, sécuriser les autres). Les doctrines du
traitement et de la défense sociale se retrouvent dans cette même enveloppe. Les
premières, issues du XIXe siècle, aspirent à la rédemption du coupable par
l’isolement, la discipline et le travail. Les secondes, elles, naissent au début du
XXe siècle : il s’agit de réserver l’enfermement au traitement de la dangerosité.
Autrement dit, il est inutile de fixer à l’avance une durée précise de détention.
Celle-ci doit tout simplement s’étendre d’un diagnostic à un autre : du diagnostic
de dangerosité au diagnostic de non-dangerosité14.
Pour la doctrine de la défense sociale, on punit prioritairement pour la société.
Poussée à son terme, la logique utilitariste risque de faire bon marché d’une utilité
individuelle de la peine qui n’aurait pas pour horizon son utilité collective. Il
pourrait même y avoir un grand intérêt collectif à punir parfois un innocent plutôt
de laisser se répandre dans l’opinion un dangereux sentiment de peur ou
d’impunité. En somme, il faut distinguer, parmi les partisans du « punir pour »,
entre les défenseurs d’une utilité collective et extérieure et les partisans d’une
action humaniste, orientée vers la rédemption du sujet.
A l’inverse, les partisans du « punir pur » s’appuient sur des critères
remontants qui portent sur l’acte lui-même (expier, rétribuer, sanctionner) ou sur
le dommage occasionné (réparer).
13
De Beccaria, ils ne retiennent que son modèle mathématique fondé sur les principes de légalité et de
proportionnalité. Ils oublient volontiers que, saisies dans leur contexte historique, les propositions de
Beccaria avaient d’abord vocation à mettre fin à la cruauté et aux excès des peines d’Ancien Régime et
partant à les adoucir. En somme, leur « beccarianisme » est le produit d’une lecture anhistorique qui
occulte les perspectives humanistes du Traité des délits et des peines.
14
Ces politiques butent sur la fragilité des instruments de mesure de la dangerosité.
12
Les souvenirs de détention dans les prisons de l’Occupation. De la même manière, on pourrait se
demander si la sensibilisation de la classe politique actuelle à la prison n’est pas liée à l’expérience
personnelle qu’en firent tout récemment certains de ses membres.
17
Les partisans du « punir pour » considèrent l’acte échu comme irréversible et
se tournent délibérément vers l’avenir. Ils sont habités par l’espoir d’un monde
meilleur toujours à venir, dont la peine est un instrument parmi d’autres. Leur
logique est profondément politique, c’est-à-dire tournée vers une action collective
qui entend transformer le monde et éventuellement le sujet : ils aspirent à la fois à
produire de l’avenir et à libérer d’un passé douloureux.
Inversement, les partisans du « punir pur » cherchent avant tout le juste prix
de la faute. S’il reste du politique ici, ce ne peut être que sous la forme d’un souci
d’égalité devant la loi. Ce modèle revient aux États-Unis depuis la fin des années
1970 sous le nom de justice model ou encore de théorie du « juste dû » (just
desert).
au « punir pur », ni au « punir pour », mais au « punir neutre ». Elle ne se focalise
ni sur le passé de l’acte et son tarif, ni sur l’avenir du délinquant et la protection à
tout prix de la société, mais sur le présent d’une continuelle balance des intérêts.
LA CONVERSION DES MILITANTS
L’histoire intellectuelle du débat sur la prison à l’époque contemporaine naît
des travaux de Michel Foucault (Surveiller et punir. Naissance de la prison,
1975). Et réfléchir sur la peine, ce fut longtemps militer contre la prison qui
incarnait à la fois le paradigme de la punition et celui de la domination sociale.
La fin des grandes fièvres idéologiques ne laisse que peu de choses
aujourd’hui. Un courant critique radical, incarné en sociologie par des auteurs
comme Loïc Wacquant, continue à dénoncer le retour de l’État pénal en lieu et
place de l’État social, ainsi que le « traitement différentiel des illégalismes » et la
montée des institutions répressives comme instrument de gestion de masse de
l’exclusion générée par le système libéral.
Mais ce qui reste surtout, c’est un tropisme intellectuel assez général dont la
finalité ultime est de limiter autant que faire se peut la violence institutionnelle. Le
dernier mot d’ordre consiste à faire le moins de mal possible et donc à enfermer le
moins possible, à faire sortir de prison tous ceux qui n’ont apparemment rien à y
faire : prévenus, petits délinquants (pour lesquels on a promu des solutions
alternatives à l’enfermement), toxicomanes, personnes atteintes de psychoses ou
de graves maladies mentales. Et il s’agira probablement demain des auteurs
d’atteintes aux biens pour lesquels une peine dans le registre du mal commis
(amende, confiscation…) peut être jugée plus pertinente.
Ce programme d’évacuation conduit à se poser la question : à quoi et pour qui
la prison est-elle bonne ? Les militants ne répondent pas à cette question.
Puisqu’on ne peut pas s’attaquer de front à la prison, vidons-la progressivement :
un enfer vide vaudra toujours mieux qu’un enfer plein ; au moins continuera-t-il à
manifester une limite, à opposer un « signe-obstacle » à la délinquance.
Seules quelques voix osent suggérer publiquement que la prison ne sert à rien
et qu’elle n’est bonne à personne15.
Punir sans peiner, punir sans dégrader, punir sans s’humilier soi-même, punir
sans blesser le pluralisme raisonnable des sociétés démocratiques, punir, enfin, le
LE « PUNIR NEUTRE » DU DROIT
Les textes légaux parlent de sécuriser, punir, amender et réinsérer. C’est une
position très formelle : d’une part parce qu’elle se contente d’additionner des
fonctions sans préciser leur articulation ; d’autre part, parce que ces finalités sont,
dans la pratique, en tension, voire en contradiction.. Tout est comme si, dans un
climat d’apaisement progressif des clivages politiques, toute option claire
(sécuritaire, rétributive, corrective, éducative…) était devenue tout simplement
injustifiable. Une bonne pleine serait désormais une peine rigoureusement mixte
plaçant les institutions chargées de l’exécuter dans l’obligation de nouer le
meilleur compromis possible entre la société qui exige la sécurité, la loi qui veut
une juste rétribution et l’individu crédité d’une capacité d’amendement et de
réinsertion dont la peine lui donnera les moyens.
Il manque encore un terme à cette équation pénale : la victime. Si les trois
premiers foyers de sens identifiés par Frédéric Gros se retrouvent clairement ici, le
quatrième fait défaut. Il n’est pas impossible que la victime joue un rôle croissant
dans l’exécution des peines dans un avenir prochain, comme le montrera Antoine
Garapon.
Toutefois, exception faite de cette victime, on fonctionne sur une logique
d’agrégation. De sorte que la mise en concurrence de principes également
respectables induit un discours général sur la peine qui se vide de toute substance
spécifique et en appelle à la recherche continue du meilleur compromis.
L’accumulation et le nivellement des missions dévolues à la peine expriment
un non-choix, lui-même emblématique d’une démocratie qui cherche à concilier
des intérêts multiples plutôt qu’à les fondre dans un même et unique « intérêt
général », d’ailleurs frappé d’incertitudes. Cette démocratie n’adhère finalement ni
15
Ainsi l’Observatoire international des prisons (OIP) s’interroge aujourd’hui sur la pertinence d’une
institution carcérale.
18
moins possible. Telles sont les aspirations qui préparent le terrain à la peine
neutre.
Chapitre II
Le pacte humanitaire
Les discours humanitaires peuvent être appréhendés à partir d’une idée
simple : la valeur de l’être humain transcende les frontières et les raisons d’État,
excède les enjeux politiques et les intérêts collectifs de tel ou tel groupe et adresse
à chacun une injonction de solidarité16.
Le conflit passe entre une logique déontologique – soucieuse de la personne
humaine et des devoirs qu’elle assigne à chacun - et une logique téléologique –
celle du politique, soucieuse d’intérêts collectifs à court ou moyen terme.
DE LA PITIÉ PHILANTHROPIQUE
À LA DÉMOCRATIE COMPASSIONNELLE
On a le sentiment d’une histoire qui bégaie ses indignations. La dénonciation
de la vétusté des locaux, du manque d’hygiène, du surpeuplement des prisons, du
recours abusif à l’isolement disciplinaire se trouve dans la revue Esprit en 1971.
Mais la Société royale pour l’amélioration des prisons (France) dénonce la même
chose en 1819 et Voltaire avant la Révolution déjà. Bref, les protestations
humanitaires sur la prison sont aussi anciennes que la prison elle-même.
En fait, il faut réajuster périodiquement la peine aux seuils de tolérance en
vigueur.
On a connu dans l’histoire récente la fermeture des quartiers de haute sécurité,
la suppression des dortoirs collectifs, du costume pénitentiaire, de l’interdiction de
fumer, la fin du travail forcé, l’arrivée de la télévision, etc
Mais c’est l’apparent soutien collectif à cette évolution qui constitue
l’événement. Au fond, l’émergence de la problématique humanitaire est aussi le
signal d’une nouvelle démocratie : la démocratie compassionnelle. C’est la
réhabilitation de la pitié comme concept politique. Une pitié qui n’est plus un mot
d’ordre spirituel ou l’étendard d’un projet de civilisation, mais plutôt le liant
élémentaire de la communauté politique : ne trouvant plus à se fonder sur les
grandes fictions d’immortalité collective (la Patrie, la Nation…), la solidarité se
replie sur des affects élémentaires et des passions tristes.
16
L’humanitarisme se distingue de l’humanisme ; ce dernier aspire à tirer les sujets vers l’autonomie et
la responsabilité et non seulement à les protéger, à les défendre.
19
Cette empathie est aujourd’hui favorisée par l’ouverture de la prison au regard
public.
QU’EST-CE QU’UNE « PEINE INHUMAINE OU DÉGRADANTE » ?
La nouveauté du pacte humanitaire est aussi d’ignorer les frontières des États :
Convention européenne des droits de l’homme17, Comité européen pour la
prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants
(CPT)18, Cour européenne des droits de l’homme.
Selon l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme
(CEDH) : « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements
inhumains et dégradants ». Le juge européen distingue entre les traitements
inhumains et les traitements dégradants. Les premiers consistent dans des
« traitements qui provoquent volontairement des souffrances mentales ou
physiques d’une intensité particulière », liés à un usage organisé de la violence.
Les seconds visent des traitements qui « humilient l’individu grossièrement devant
autrui ou le poussent à agir contre sa volonté ou sa conscience ». La cour de
Strasbourg apprécie chaque cas dans son contexte et laisse une grande latitude au
juge dans la qualification des faits. Sous son regard , toute brutalité, quelle que soit
sa gravité intrinsèque, si faible en soit le dommage physique ou mental, peut être
jugée contraire à l’article 3. L’appréciation circonstanciée d’un cas quelque part en
Europe est susceptible de résonner en chacun des points du nouveau continent
juridique. En même temps qu’il tranche un litige entre des parties, le juge
européen dit le droit pour les autres. C’est là son caractère sismique ou, si l’on
préfère, son « effet papillon »19.
La publicité peut constituer un élément pertinent pour apprécier si une peine
est dégradante, mais il peut fort bien suffire que la victime soit humiliée à ses
propres yeux, même si elle ne l’est pas aux yeux d’autrui. L’atteinte portée à la
dignité humaine est à double détente : elle consiste à la fois dans la blessure de la
relation à autrui et dans celle de la relation à soi.
Le pacte humanitaire ne résulte pas seulement de l’émergence d’une
démocratie compassionnelle : c’est aussi un pacte avec le droit, c’est-à-dire avec
LA PEINE JUSTE, C’EST LA JUSTE PEINE
On en arrive à s’interroger : que doit-il rester de pénible dans la peine ? Rien
ne justifie que l’on contraigne autrui à s’ennuyer si l’on ne s’est engagé qu’à
l’empêcher d’aller et venir à sa guise. Du reste, toute une partie du travail
quotidien de l’institution pénitentiaire est consacrée à gérer le désœuvrement et ses
conséquences néfastes. C’est là le principal intérêt que certaines équipes de
surveillants trouvent au suivi de cours ou de formations par les détenus : assurer
un temps la tranquillité de la détention. L’objet de réinsertion est bien souvent
secondaire dans la pratique. Et s’il n’en fallait qu’une preuve, il suffirait d’évoquer
les nombreux cas de transferts subits de détenus, qui ne prennent guère en compte
la continuité de leurs efforts.
Mais une autre question se cache derrière la précédente : si l’on enlève à la
peine de prison tout ce qui pourrait être en excès sur la privation de liberté, en quoi
consistera l’action de l’institution, sinon en une mission de maintenance et de
sécurité ? Seule la mission proclamée de réinsertion pourra venir s’ajouter à la
privation de liberté, mais sur un mode contractuel et non pénible : à l’initiative des
condamnés eux-mêmes, ou plus exactement de ceux d’entre eux qui ont l’énergie
et les capacités d’un projet.
LE PACTE HUMANITAIRE ET LA LOGIQUE LIBÉRALE
Qui oserait s’élever contre une poussée humanitaire soutenue non seulement
par de puissants ressorts affectifs (logique compassionnelle, phobie générale de la
souffrance, équivalence progressive des violences), mais également par une
conception du droit naturel déclinée sur le mode libéral des droits fondamentaux
de l’individu ?
L’hypothèse libérale fait de la primauté des droits fondamentaux et de
l’indépendance de la justice l’une des chevilles ouvrières de son projet politique :
celle-ci introduit, entre gouvernants et gouvernés, une distance impersonnelle et
infranchissable, elle maintient un écart sans lequel le politique risque à tout
moment de s’effondrer sur lui-même. Le droit n’est plus un moyen de gouverner
entre les mains du prince, mais une instance langagière, une autorité sans auteur,
une syntaxe collective préalable. Il s’impose au politique par son extraterritorialité qui est la condition même de la justice.
17
Le droit européen est aujourd’hui le principal moteur du renouveau de la réglementation
pénitentiaire.
Créé en 1989. Dispose déjà de pouvoirs de contrôle étendus. Les États signataires de la Convention
européenne des droits de l’homme dont les administrations refuseraient de coopérer avec les membres
du CPT, pourraient ainsi faire l’objet d’une procédure de déclaration publique et être menacés
d’exclusion.
19
Les physiciens nomment ainsi la chaîne des causes et des conséquences qui permet de reconstituer le
lien entre un papillon qui bat de l’aile à Mexico un 18 mai à 15h et un orage qui s’abat sur Paris
quelques mois plus tard.
18
20
un instrument de médiation et de modération qui prémunit contre la montée aux
extrêmes des émotions.
L’humanitarisme n’a pas vocation à jeter les bases d’un monde meilleur, mais
d’abord à prémunir chacun du pire. Son autorité ne descend pas d’une conception
du bien : elle remonte d’une expérience du mal. On peut le regretter, mais c’était
là la première exigence de la peine neutre.
Si l’humanitarisme a perdu en intransigeance, il a gagné en efficacité. Les
États ont désormais intérêt à composer avec ses principes et à les intégrer dans leur
politique pénitentiaire. Le souci de la personne humaine s’introduit peu à peu au
cœur de l’exécution des peines et concurrence, voire excède celui de l’ordre public
et de la sécurité intérieure.
SURVEILLER LA PRISON
La prison s’est considérablement ouverte ces dernières années. Elle est loin
maintenant du modèle de « l’institution totale » vulgarisée à partir des travaux de
Goffman (1961) : elle s’offre désormais au premier contrôle qui vaille en
démocratie : celui de l’opinion et de la publicité. De plus, l’institution pénitentiaire
n’est plus conçue comme un monolithe administratif qui agrège toutes les
fonctions, mais de plus en plus comme un « nœud de réseaux », un opérateur de
liaison entre des acteurs indépendants les uns des autres (soignants, formateurs,
travailleurs sociaux, bénévoles, associations…).
L’exemple de l’organisation des soins en détention est symptomatique. Depuis
la loi du 18 janvier 199420, les praticiens qui exercent en prison ne dépendent plus
directement de l’Administration pénitentiaire, mais de l’Assistance publique. Cette
réforme a une signification qui dépasse largement la seule question des soins. En
cela, elle pourrait servir de modèle formel à la mise en place de véritables contrepouvoirs par le biais de nouveaux dispositifs d’externalisation.
Il n’empêche qu’encore aujourd’hui, au centre d’un état de droit gît une
institution en partie livrée à un régime de non-droit. Paradoxe d’une République
qui place au cœur de la cité la loi, au cœur de la loi la prison, mais qui, au cœur de
la prison tolère l’arbitraire, voire la violence et les arrangements avec la loi21.
Il s’agit donc d’introduire du tiers dans les relations bilatérales de la prison et
des détenus de sorte que nul ne puisse demeurer seul face à l’institution, dans un
rapport de force disproportionné. Responsabiliser la prison, c’est créer des
instances de contrôle, non seulement supranationales, mais également nationales.
Cette stratégie est typique du libéralisme politique : persuadé que tout détenteur du
pouvoir est porté à en abuser, il mise moins sur la vertu des fonctionnaires
prétendus dévoués à l’intérêt général que sur un système de contrepoids.
Le nouveau pacte humanitaire n’est pas loin d’avoir réussi son pari :
transformer son énergie affective en une force politique et institutionnelle
contraignante. Certes, il n’aide pas davantage à imaginer ce que pourrait être une
peine juste.
20
Attention, il s’agit bien de la France et non de la Belgique.
Voir les Règles minima pour le traitement des détenus des Nations unies de 1955. Voir aussi la
recommandation n°R(87)3 sur les règles pénitentiaires européennes (Conseil de l’Europe).
21
21
jusqu’à une époque récente, l’objet d’aucune codification rigoureuse et n’offraient
guère de garanties pour les droits de la défense.
Chapitre III
Le consensus procédural
LA PEINE DANS LA PEINE
Dans un monde où les choix ne peuvent plus être guidés par le religieux, le
souverain ou la considération des normes unifiées et partagées par tous, la
détermination du bien devient indécidable. Dès lors, il s’agit de donner la priorité
au juste plutôt qu’au bien, toujours incertain. Le procéduralisme serait la morale
de provision de sociétés acquises au pluralisme, c’est-à-dire de sociétés qui se sont
résolues à l’incertitude des valeurs, au polythéisme des normes et à la multiplicité
des opinions, non pour les condamner toutes et les renvoyer dos à dos comme
autant de positions fragiles et relatives, mais au contraire pour organiser leur
coexistence et les placer, au moins formellement, sur un pied d’équivalence
morale. Ne sachant plus très bien ce qu’est une bonne peine, on valide toutes les
positions représentées (sécuriser, rétribuer, amender, réinsérer). Mais une fois
satisfaite cette première exigence du pluralisme, tout reste à faire.
Le procéduralisme répond aux exigences d’équité, de publicité, d’efficacité,
d’indépendance, d’impartialité et de légalité, auxquelles il faut ajouter celles de la
présomption d’innocence et des droits de la défense. A ses yeux, toute décision qui
réunira ces qualités pourra donc être réputée correcte.
Sous le regard procédural, l’exécution pénale rêve de se métamorphoser en
délibération permanente.
Si le droit humanitaire pouvait être symbolisé par le fléau d’une justice qui
raisonne l’ État de l’extérieur, le procéduralisme trouve son symbole le plus juste
dans les rouages anonymes d’une horloge perpétuelle.
Ce lourd héritage donne tout son poids à la soudaine irruption de
l’argumentation procédurale dans le champ de la peine. On a proposé à la fois de
juridiciser et de procéduraliser les sanctions disciplinaires, ce qui introduit une
sorte de « légalité réglementaire ».
Les voies de recours offertes aux condamnés ont été ouvertes en 1995 par le
Conseil d’État et son « arrêt Marie », du nom d’un détenu qui contestait devant la
haute juridiction la sanction prise contre lui : il s’était vu infliger une peine de
cellule de punition avec sursis pour s’être plaint auprès d’une autorité extérieure
du fonctionnement du service médical de l’établissement. Le Conseil d’État a
reconnu là un excès de pouvoir. En deux cent ans d’existence de la prison et de la
haute juridiction, c’était la première fois qu’un détenu obtenait gain de cause dans
un contentieux l’opposant à l’Administration pénitentiaire.
Autre événement : l’avocat peut maintenant entrer dans le prétoire de la prison
ce qui est une manière de reconnaître que la sanction disciplinaire ne constitue pas
seulement un instrument livré à la discrétion du chef d’établissement, mais une
véritable peine dans la peine qui exige en tant que telle la mise en mouvement de
certains principes juridictionnels élémentaires, à commencer par le débat
contradictoire et le respect des droits de la défense.
Mais ces réformes ne constituent-elles pas en même temps un dangereux
désarmement de la prison ? Ne vont-elles pas affaiblir ses capacités de maintien de
l’ordre et ses moyens d’assurer la sécurité, non seulement de la société, mais
d’abord, en l’occurrence, de la collectivité carcérale ? De telles interrogations, les
chefs d’établissement eux-mêmes n’osent pas les formuler publiquement. Elles ne
sont pourtant pas sans fondement : l’institution carcérale ne gère pas uniquement
des individus, mais aussi des groupes où se tissent des stratégies d’organisation
interne, des rapports de domination, des échanges, des hiérarchies, des systèmes
de négociation, voire de corruption. Que le temps procédural et l’extraordinaire
lourdeur de ses mécanismes grèvent l’action pénitentiaire et l’empêchent de
répondre efficacement et avec souplesse aux urgences n’inquiète que modérément
la nouvelle utopie libérale : elle ne voit pas au-delà des individus.
L’ ÉTAT ADMINISTRATIF ET LE MÉPRIS DU DROIT
Cette procéduralisation n’avait rien d’évident dans le contexte national où la
peine avait été longtemps confisquée par la bureaucratie pénitentiaire.
La représentation nationale n’a jamais témoigné un grand intérêt pour le
monde pénitentiaire et toutes les mesures de modernisation, comme l’entrée des
travailleurs sociaux ou l’arrivée de la télévision dans les cellules, ont été prises
quasi clandestinement. On a abandonné la prison au règne de la circulaire, de la
technique et de la gestion, au risque de voir un jour la technique tenir lieu
d’autorité. Ainsi, les sanctions disciplinaires en milieu carcéral ne faisaient,
LE JUGE LIBÉRATEUR
22
L’INDIVIDUALISATION PROCÉDURALE
Si l’exemple des sanctions disciplinaires a montré comment le procéduralisme
pouvait affaiblir l’arbitraire administratif, celui de la libération conditionnelle
montrera comment peut être écarté, par les mêmes moyens, le jugement politique.
Annie Kensey et Pierre Tournier22 avaient montré dès 1991, en suivant une
cohorte de détenus libérés en 1982, que le taux de retour en prison variait au bout
de cinq ans du simple au double en fonction du mode de libération : 23% en cas de
libération conditionnelle contre 40% pour les libérations en fin de peine.
Désormais, les décisions relatives à l’application des peines sont prises au
terme d’un débat contradictoire, motivées et susceptibles d’appel. Les juges de
l’application des peines sont ainsi placés en principe à l’abri des logiques
administratives.
La véritable innovation consiste dans le transfert de compétence du politique
au judiciaire. En effet, les libérations conditionnelles des détenus condamnés à des
peines supérieures à cinq ans étaient auparavant du ressort discrétionnaire du
ministre de la Justice : la décision en revient désormais au juge de l’application
des peines. Ainsi, une prérogative qui relevait traditionnellement de la
souveraineté politique est désormais transférée à l’autorité judiciaire et à ses
mécanismes procéduraux.
Les dispositions procédurales récentes risquent de fragiliser cette conception
de l’individualisation. Le condamné n’est plus considéré comme le patient d’un
traitement à connotation thérapeutique, mais comme un agent, un sujet de droit
capable de comparaître, de formuler des requêtes, de s’engager, de se défendre et
de contester. Il ne s’agit plus d’agir « pour son bien », fût-ce à son corps
défendant, mais de lui donner la parole.
Le souci de la personne l’emporte ici sur celui des finalités poursuivies. Le
procéduralisme se règle sur l’idéal du sujet de droit et non sur la réalité du sujet de
chair, proie des passions, des processus d’exclusion sociale et des perturbations
psychiques.
Au-delà des réformes récentes, qui sont plutôt de bonnes nouvelles pour l’état
de droit, se profile une difficulté que nous n’apercevons pas toujours : la
judiciarisation déporte l’action collective vers l’intervention individuelle. Pour le
moment, les décisions judiciaires ignorent superbement l’économie de la prison
que pourtant elles contribuent à remplir. Il faudra sans doute tempérer la logique
juridictionnelle par des éléments d’économie politique pour y faire pénétrer le
souci des réalités collectives.
Sinon, l’individualisation telle que le pense le consensus procédural risque de
réduire les marges de l’action collective, elle risque aussi de mutiler l’individu réel
au profit d’un individu rêvé, enfermé dans son reflet juridique.
Et à l’horizon de ces excès procéduraux, nous avons le cas des États-Unis. Ils
sont aux côtés de la Chine et de la Russie pour le taux d’incarcération, proches des
Talibans pour les pratiques des peines infamantes, du Yémen et du Nigeria pour le
traitement de la délinquance juvénile et des pires régimes totalitaires pour leur
systématicité répressive et leur idéologie rétributive. Mais nous ferons un
commentaire sur la peine de mort qui mérite d’être appréhendée, non seulement
sous l’angle humanitaire, mais encore sous l’angle procédural, car elle en révèle la
cruelle asepsie.
INDIVIDUALISATION ET ACTION COLLECTIVE
Ces mutations scandent peut-être aussi la fin de la politique pénitentiaire ellemême.
Comment pourrait-on contraindre le juge, qui ne connaît que des causes
individuelles, à tenir compte des réalités collectives ? Non seulement des réalités
microsociologiques liées à la vie quotidienne d’une communauté pénitentiaire,
mais également des réalités macropolitiques comme la surpopulation ou l’inflation
carcérales, lesquelles ne sont pas sans conséquences sur les individus.
En fait, il est à craindre qu’il n’y ait bientôt plus rien à débattre collectivement
dans l’exécution des peines, que toute la conflictualité politique inhérente et même
nécessaire à la vie démocratique soit progressivement épongée par la délibération
juridictionnelle et la casuistique judiciaire.
LA PEINE SANS AUTEUR : LE CAS AMÉRICAIN
Les modalités d’application de la peine de mort sont le cas limite où
l’ambition libérale de procéduralisation révèle sa profonde inconsistance morale.
22
Annie Kensey, Pierre Tournier, Libération sans retour ? Devenir judiciaire d’une cohorte de
sortants de prison condamnés à une peine de trois ans et plus, Travaux et documents, n°47, 1994.
23
La procédure enveloppe le processus d’une rationalité formelle qui désinhibe
les participants. Elle permet à chacun de se convaincre que ce n’est pas à lui de
faire le choix décisif, mais, à travers lui, au droit lui-même au moyen d’une
arithmétique des preuves et des circonstances susceptibles d’être prises en
compte23. Les procureurs s’enhardissent à demander la peine de mort ; les Cours
suprêmes des États se rassurent du fait de l’existence du contrôle judiciaire fédéral,
les cours fédérales du fait de l’existence du contrôle de la Cour suprême, et les
gouvernants se disent que chaque sentence qui aura passé toutes ces étapes ne peut
être qu’appropriée.
Cette atomisation des responsabilités se prolonge de manière significative
jusque dans l’exécution elle-même. Plusieurs personnes appuient en même temps
chacune sur un des trois ou quatre boutons, mais une seule actionne, sans le savoir,
le mécanisme fatal.
Le cas de la peine de mort illustre l’une des pathologies possibles du
procéduralisme, une philosophie qui n’est pas guidée par le souci de l’action
pénale bonne, mais de la bonne forme de cette action : la neutralité déshumanisée.
Finalement, ce qui s’impose, c’est l’image du mécanisme permettant d’éviter
toute délibération démocratique et dont on pourrait dire, comme l’officier au
voyageur de La colonie pénitentiaire de Kafka : « Regardez-moi cette machine
[…]. Jusqu’à présent, il fallait la servir, maintenant, elle fonctionne toute seule ».24
L’utopie de la peine neutre est un tout problématique : humanitarisme et
procéduralisme n’y sont pas juxtaposés, mais appelés à se juguler mutuellement et
à se compléter.
Chapitre IV
L’ethos de la performance
Les objectifs proclamés d’amendement et de réinsertion appellent
manifestement une action positive ou tout au moins une influence constructive sur
les détenus : il faudrait les rendre plus responsables, accoucher leur sentiment de
culpabilité, les éduquer, les ouvrir à la culture, les former… Mais les stratégies
humanitaires et procédurales, qui militent en faveur d’une défense du sujet de
droit, interdisent de s’immiscer dans sa sphère privée, de lui faire violence, de le
soumettre de force à des valeurs qui ne seraient pas les siennes ou de lui imposer
d’autres obligations qu’une simple assignation à résidence. La logique libérale qui
est en voie de reconfigurer les politiques pénitentiaires semble avoir délaissé
l’utopie d’une transformation des sujets de la peine. Avec la peine neutre, les
détenus auraient gagné le droit que l’on ne s’intéresse plus à eux. Gain amer et
ambigu.
C’est cette difficulté que le présent chapitre aimerait examiner.
L’IMPOSSIBLE ACTION SUR AUTRUI
Dans certains centres de détention, tout est organisé pour raréfier les occasions
de faire face entre surveillants et détenus. Ceux-ci disposent de badges
électroniques leur permettant d’accéder aux différents locaux autorisés dans le
créneau horaire qui leur est imparti.
Nous sommes en plein dans les ambiguïtés de l’individualisme moderne. Les
relations entre sujets doivent prendre la forme de relations entre égaux, pas sur le
mode de la répartition des biens, de la participation à la vie collective ou même du
droit commun (égalité devant la loi) ; ce n’est pas l’égalité des travailleurs ou des
citoyens, ni même celle des chances, mais l’égalité des semblables. Et cette pure
forme égalitaire se glisse y compris dans les institutions (famille ou école) qui
supposaient une asymétrie des places, des rapports d’autorité admis, des supérieurs
et des subalternes, des « sachants » et des ignorants.
Cette lecture du droit a tellement déteint sur la prison que celle-ci doit
désormais s’interdire toute immixtion dans l’univers intérieur des sujets qui lui
sont confiés.
23
Contrairement au droit français actuel, le système américain dispose d’un droit de la preuve
engageant une arithmétique très subtile, comparable à celle dont se moquait jadis Voltaire (DW : voir
la description de ce droit médiéval dans Foucault). Ainsi, au nom de la règle conventionnelle de la
« prépondérance de la preuve », « aucune preuve ne peut être admise si les possibilités qu’elle soit
matériellement établie ne dépassent pas le taux de 0,5 (50%). Ainsi, si le prévenu avance trois
circonstances atténuantes dont chacune est établie à une probabilité de 25%, aucune de ces preuves ne
pourra être prise en compte par le jury, bien que la probabilité globale d’une culpabilité atténuée du
prévenu en cause soit plus grande que 50%.
24
Franz Kafka, La colonie pénitentiaire, in Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, 1980, t.II, p. 305.
24
L’IMPORTANT, C’EST DE PARTICIPER
LA PROCÉDURE A-T-ELLE DES VERTUS ÉDUCATIVES ?
Une autre condition se mêle maintenant à la logique procédurale : une peine
ne peut être fructueuse que si elle est investie par le condamné lui-même, s’il se
l’approprie et la reconnaît comme juste. Cet idéal du condamné acteur de sa peine
est en même temps celui d’un libéralisme qui ne peut justifier une action légitime
sur autrui sans obtenir au préalable son adhésion, voire son consentement formel.
Le condamné est appelé à « transcender sa peine », à « passer d’une attitude
passive et négative à une attitude active et positive », et par la même occasion à
donner raison à la peine comme à l’institution. Cette construction exerce une
séduction sans précédent sur la politique pénitentiaire et donne leur architecture
intellectuelle à ses nouveaux dispositifs de réinsertion. Même lorsqu’elle se fixe
encore un objectif thérapeutique, la peine recherche aujourd’hui la participation du
condamné.25
D’une certaine manière l’institution fait un marché avec le délinquant. Même
si son consentement est obtenu « dans l’ombre de la force », ce n’est plus un
pouvoir pur dont les décrets s’abattent sur le condamné sans lui demander son
avis.
Rappelons, pour ce qui suit, que nous sommes en France.
Le Code de procédure pénale dispose que, sauf avis contraire du juge de
l’application des peines, « les personnes condamnées à un suivi socio-judiciaire
comprenant une injonction de soins, et qui refusent de suivre un traitement
pendant leur incarcération, ne sont pas considérées comme manifestant des efforts
sérieux de réadaptation sociale » ; autrement dit, ces personnes ne pourront pas
bénéficier d’une réduction de peine. Ces dispositifs sont guidés par la recherche
d’une conjonction du dialogue et de l’injonction, par la volonté d’intéresser le
condamné au déroulé de sa peine, de le mettre en situation de faire des choix.
Qu’il les fasse en conscience ou par calcul est ici secondaire (on ne juge pas
prioritairement l’intériorité, mais les gages de motivation) : l’important est qu’il
soit invité à prendre part à la décision, et par là même habilité comme un être
responsable, capable de s’orienter lui-même.
On aperçoit ici la pointe d’un autre argument : les procédures judiciaires
auraient des vertus pédagogiques naturelles susceptibles d’économiser le recours à
la force. Cette représentation repose sur un fondement largement partagé
aujourd’hui : la légitimité de la peine est d’autant plus grande qu’elle est autorisée
par le détenu lui-même et qu’elle n’agit sur lui qu’avec son concours, en lui
offrant des situations propices au réveil de sa conscience, des occasions de
renaissance à soi.
LE NOUVEAU PARADIGME ÉDUCATIF
C’est au fond la même logique qui anime la conception de l’acte éducatif en
prison. Ici, éduquer, ce sera proposer, offrir, étayer, inciter, stimuler, et non forcer,
dresser ou discipliner.
En se substituant au paradigme du traitement comme soin pur, l’éducatif
pousse en même temps l’action institutionnelle à se situer clairement dans le
registre de la coopération, de l’assistance , de l’aide sociale, et non de la cure. A
tel point que les missions authentiquement thérapeutiques, on vient de le voir,
tentent elles-mêmes d’épouser ce modèle en impliquant le plus possible les
condamnés.
Excepté les missions de garde et de sécurité, la prison fait de moins en moins
elle-même et organise plutôt des partenariats multiformes avec des acteurs
extérieurs issus du milieu associatif bénévole.
Les prestations d’enseignement sont confiées à l’Education nationale26 depuis
une convention du 19 janvier 1995 entre les ministères de la Justice et de
l’Education nationale.27
L’éducation et la formation, les connaissances et les compétences, ce sera
pour ceux qui le demandent, et dans la mesure des places disponibles. Voilà qui se
démarque d’une longue tradition philosophique qui voyait dans l’éducation un
concept intermédiaire entre la contrainte et la liberté ou, plus exactement, un
cheminement de l’un à l’autre. De même que Hannah Arendt disait de l’autorité
qu’elle est moins qu’un ordre et plus qu’un avis, de même on pourrait dire de
l’éducation qu’elle est moins qu’une contrainte et plus qu’un contrat.
25
26
Cette logique « implicative » touche également l’exercice de la médecine qui a compris ces dernières
décennies qu’elle ne devait pas se soucier que des corps, mais de la personne dans son ensemble. C’est
l’effet du développement des connaissances psychosomatiques, mais aussi d’une éthique du
consentement qui n’a jamais été aussi puissante.
On est toujours en France.
Certes, l’indépendance du service éducatif n’est pas garantie ; certains enseignants demandent à ce
que l’éducation en prison fasse l’objet d’une réforme comparable à celle des soins en prison avec la loi
de 1994.
27
25
Tout l’art de l’éducateur consiste à s’installer dans cette tension entre
l’injonction et le respect du choix autonome. Cette éducation à la responsabilité y
est décrite comme un paradoxe, ce que Locke appelle les contradictions de
l’éducation. En effet, peut-on éduquer sans contraindre ? Qu’est-ce qui, en dehors
de la contrainte extérieure, pourrait pousser un être à apprendre alors que, du fait
même de son ignorance, il ne peut appréhender les bénéfices ou les raisons de ses
apprentissages ? Et, en même temps, si le but de cette éducation consiste dans la
liberté, l’autonomie et la responsabilité, ne faut-il pas renoncer à contraindre ? N’y
a-t-il pas une contradiction frontale entre la fin poursuivie et les moyens engagés ?
C’est pour sortir de cette difficulté que Locke propose de valoriser tous les
moyens intermédiaires entre la contrainte pure et l’absence d’intervention : de la
récompense à la désapprobation, en passant par l’estime, le conseil, l’émulation, le
reproche… Mais ces stratégies supposent du même coup des relations
interpersonnelles, un partenaire -l’éducateur- sur lequel puissent venir se
cristalliser ces affects, et non seulement des procédures, des dispositifs et des tiers
de plus en plus désincarnés.
Valoriser ces moyens intermédiaires ne revient pas à postuler une quelconque
égalité de fait entre éduqué et éducateur. Pour Locke, le premier n’est pas l’égal du
second, mais celui-ci doit s’efforcer de « jouer l’égalité » pour inviter l’éduqué à
devenir son égal. Pour le dire d’une formule, le temps du processus éducatif est un
temps de « feintes sérieuses » où la comédie finit par devenir réalité.
que le détenu est moralement meilleur, mais simplement qu’il sait ou ne sait pas se
situer dans un système d’échanges.
Intéresser le détenu à sa peine, lui faire miroiter que ses efforts de réadaptation
et de réinsertion peuvent conduire à d’importants aménagements (semi-liberté,
réduction de peine, etc), ne peut être efficace qu’à la condition de prendre au
sérieux la logique de marché enclenchée par ces dispositifs. On ne peut pas, d’un
côté, affirmer que ces efforts sont le prix d’une libération anticipée et, de l’autre,
livrer cette libération à la seule discrétion du juge et de la commission
d’application des peines. On risquerait alors de pervertir toute l’économie du
système qui repose en dernière analyse -comme tout marché- sur la confiance
mutuelle que se portent les acteurs et sur la prévisibilité de leurs choix.
LE MYTHE DE LA PERFORMANCE
Les représentations de la prison mettent à nu les fondements normatifs du
social : elles renvoyaient hier l’image d’une société structurée par des rapports
d’autorité et des systèmes d’intériorisation des interdits ; elles réfléchissent
aujourd’hui celle d’une « société d’individus » condamnés à se gouverner euxmêmes et à faire preuve de leur puissance.
L’être dont rêvent les partisans de la peine neutre est un athlète du soi :
souverain de lui-même, capable d’élaborer des calculs d’intérêt, de se conjuguer
au futur, de se projeter dans un avenir aussi lointain qu’incertain, bref, de se
transformer lui-même. On voit poindre ici le nez de l’homo economicus :
l’individu est considéré comme un calculateur perpétuel sur lequel les politiques
publiques doivent régler leurs bonifications et leurs amendes. Son souci n’est pas
celui du bien commun ou de l’intérêt général, mais celui du profit personnel qu’il
peut tirer des situations et des choix qui s’offrent à lui. C’est une hypothèse
libérale économique.
LA TENTATION DU CONTRAT
Ces conceptions n’ont plus vraiment cours dans le cadre de la philosophie
pénitentiaire néolibérale où personne ne semble plus vouloir jouer le rôle du
passeur. On ne veut plus « faire l’égal » pour fabriquer de l’égalité : on la postule.
Dans ces conditions, l’acte éducatif disparaît au profit d’une offre éducative.
La participation du condamné à la peine dont il fait l’objet au travers d’une
forme de contractualisation de celle-ci est aujourd’hui un concept majeur de la
pénologie.
Le discours affiché prétend que la permission de sortir a été accordée au
détenu parce qu’il a accepté de rencontrer le psychiatre et qu’il a donné par là un
témoignage de sa volonté de réinsertion ; la pratique, elle, montre que le détenu a
accepté de rencontrer le psychiatre pour obtenir une permission de sortir. La
récompense suppose la reconnaissance d’un effort préalable et sincère ; le marché,
lui, suppose simplement une concordance d’intérêts entre l’offre et la demande.
De ce point de vue, le marché manque peut-être de « vérité » : il ne garantit pas
LE PROJET D’EXÉCUTION DES PEINES ET LE TEMPS CARCÉRAL
Cette nouvelle culture pénitentiaire s’incarne pleinement dans le récent Projet
d’exécution des peines (PEP) mis en place en 1996 (en France…). L’ambition du
PEP est d’impliquer tous les acteurs du monde pénitentiaire dans une politique qui
offre au détenu la possibilité de « repérer les étapes » qui marqueront son parcours
carcéral et de « s’inscrire dans une perspective plus dynamique ». Il situe la peine
26
résolument du côté du « punir pour », la tourne vers l’avenir : non pas un avenir
rêvé, mais un avenir programmé, prévisible, planifié par le sujet lui-même.
Aujourd’hui, l’emploi du temps, c’est du temps qu’il faut employer : il ne
s’agit plus de « faire son temps », selon l’inusable vocabulaire de la « quille »,
mais de le rentabiliser, de se l’approprier et de le remplir.
De plus, en détention, les discours d’autonomie et de self-control ont bien
souvent un revers cafardeux : psychotropes, stupéfiants, usage anxiolytique de la
télévision, etc. Plus on accable de responsabilités un sujet affaibli, plus il risque de
solliciter les instruments d’une sérénité artificielle, de rechercher tous les moyens
de se déposséder de soi-même.
Certains ont la capacité de se couler dans le moule normatif du temps utile
(jusqu’aux hyperactifs), d’autres, plus nombreux, s’effondrent littéralement (ce
sont les végétatifs). Penser son intérêt à moyen ou long terme n’est pas donné à
tout le monde : c’est le fruit d’une éducation qui ne réussit pas toujours. Du reste,
son échec est souvent l’une des composantes essentielles de la trajectoire qui
conduit en prison.
Le plus souvent, les sujets réels ne doivent pas être « réinsérés », mais
« insérés », car ils ne l’ont jamais été. Autrement dit, le contractualisme doit viser
la progressivité et aller chercher les hommes là où ils se trouvent, dans l’état où ils
se trouvent, s’il veut les aider à se relever.
L’idéologie du temps utile se heurte régulièrement dans la pratique à la
longueur des peines et notamment à celle des mesures de sûreté qui interdisent
tout aménagement de la peine.
La confrontation des nouvelles politiques pénitentiaires avec la réalité
sociologique de la prison dévoile toute l’ambiguïté des logiques de
responsabilisation mises en place depuis quelques années. Deux critiques peuvent
leur être adressées. La première est de nature pragmatique et s’enracine dans la
dualisation progressive des parcours pénitentiaires entre les « hyperactifs » et les
« végétatifs », plus largement entre ceux qui entrent en prison relativement armés
et ceux qui sont incapables de se projeter dans le temps. De ce point de vue, les
politiques d’incitation risquent de s’avérer profondément inéquitables, car elles ne
prêtent qu’aux riches, à ceux qui vont plutôt bien et sont en bonne santé. A viser
trop haut, elles laissent sur la touche les plus démunis, tous ceux qui n’ont pas
immédiatement les moyens d’entrer dans le jeu de l’échange, qui ne participent
même pas de ce monde-là.
Mais alors que faire ? Faut-il jeter aux orties les stratégies de
responsabilisation et d’incitation mises au point ces dernières années ou bien les
repenser à hauteur des hommes, c’est-à-dire les régler sur des individus situés ?
Cette seconde solution est sans doute la voie d’une véritable individualisation,
désireuse de s’adapter non seulement aux sujets forts, mais également aux sujets
faibles, et d’organiser des parcours différenciés. Ainsi modulées, les politiques
d’incitation conserveraient un avantage théorique et éthique sur leurs devancières,
car elles continueraient d’honorer les plus hautes qualités du sujet humain, à parier
sur son aptitude à l’autonomie sans la présumer acquise. Avec elles, les
SUJETS RÉELS, SUJETS RÊVÉS
Quelques rappels s’imposent pour souligner le décalage entre les ambitions
affichées et la réalité carcérale. Ainsi, les prisons françaises abritaient en 1997
quelque 6 700 illettrés sur une population incarcérée de 50 744 personnes. Plus de
la moitié d’entre eux atteignait à peine le niveau d’entrée au collège28. Seuls 89
détenus se présentèrent cette année-là au baccalauréat où 42 furent admis. Même à
des examens plus modestes comme le certificat de formation générale, on ne
compta que 2000 admis, tandis que 17 522 personnes suivaient un enseignement
primaire. Ce n’est pas tellement l’envie de se projeter dans un avenir meilleur qui
manque, que les moyens de le faire et de conjurer la spirale de l’exclusion par
l’accès à une formation qualifiante, voire à un emploi.
Certains psychiatres prétendent que 20% des détenus souffriraient d’une
pathologie mentale (sévère dans la moitié des cas). Envisagée sous l’angle des
troubles de la personnalité, c’est 50% de cette population qui serait concernée.
Enfin, 5% seraient atteints de véritables psychoses, la prévalence de ce type
d’affections en prison étant deux à trois fois supérieure à celle de la population
générale29.
Ces éléments de réalité ne suffisent pas à invalider l’argumentation des
nouvelles politiques pénitentiaires, mais ils permettent de souligner la distance qui
les sépare des sujets réels. Pour jouer le jeu des dispositifs procéduraux et incitatifs
des nouvelles politiques pénitentiaires, il vaut mieux -cela va sans dire- savoir
écrire une lettre, être capable de se situer dans un débat contradictoire, de discerner
son intérêt à moyen ou long terme et de transcender l’affrontement avec
l’institution. Autant de compétences jugées élémentaires qui ne sont pas toujours
réunies par les détenus, loin s’en faut, mais qui sont le plus souvent postulées en
principe par les nouvelles politiques pénitentiaires.
28
Annuaire statistique de la justice, Ministère de la Justice, 1999. Voir aussi sur ce sujet la récente
enquête de l’INSEE, L’Histoire familiale des hommes détenus (avril 2000) qui note qu’un quart des
personnes incarcérées a quitté l’école avant l’âge de 16 ans.
29
B. Dauver, « La folie en prison », Libération, 7-8 avril 2001. Voir également les propos du
psychiatre Evry Archer, recueillis par Dedans Dehors, revue de l’OIP, n°24, mars 2001.
27
prisonniers sont pris au sérieux en tant qu’êtres humains respectueux d’euxmêmes.
Une peine décente, ce serait donc une peine capable d’appeler ou de rappeler
au respect de soi en s’interdisant de traiter les condamnés comme des êtres
inférieurs, malades ou simplement victimes impuissantes de déterminismes qui les
dépassent (sociaux, familiaux, généalogiques, psychiques, etc.). Les politiques
d’incitation reposent sur le même optimisme, le même pari qu’il y a encore du
sujet et de la volonté sous la réalité sociologique.
L’utopie de la peine neutre est habitée par le mythe libéral. Sa religion est
celle du self control décliné sous les trois figures d’une régulation par l’extérieur,
par l’intérieur et finalement par le sujet lui-même : autocontrôle de l’État pénal
poussé par le pacte humanitaire et stimulé par le juge européen ; autocontrôle du
monde pénitentiaire soutenu par le consensus procédural et le redéploiement des
missions du tiers dans la prison ; autocontrôle du détenu soumis à l’ethos de la
performance et de la maîtrise de soi.
Les bénéfices de ce modèle sont nombreux. Le reliquat de violence et de
souffrance inhérent à la contrainte pénale y est tenu à la portion congrue. La part
de l’arbitraire y est considérablement réduite. L’ambition transformatrice de la
peine passe moins par l’assujettissement du condamné que par l’appel à un sujet
propriétaire de lui-même.
La prison est encore appréhendée par certains libéraux américains comme une
pure ceinture de force de la société libérale, son négatif indispensable. Mais ces
pensées du dehors achoppent aujourd’hui sur l’universalisme radical des droits de
l’homme et sur le culte sans partage de l’individu autonome. Du même coup,
l’utopie libérale est poussée à l’intérieur même de la peine. C’est l’histoire de cette
rencontre que nous avons voulu raconter.
Ces progrès ont encore des insuffisances, et notamment leur inaptitude à
penser l’être social derrière le sujet de droit. Comment retrouver le chemin de
l’être social, de la rencontre avec cet individu situé sans blesser la neutralité
revendiquée des institutions répressives ?
Troisième partie
LA JUSTICE RECONSTRUCTIVE
Antoine Garapon
Les nouvelles utopies pénales veulent substituer, à la négativité de la peine, la
perspective d’une reconstruction. D’où le nom de justice reconstructive.
Les expériences faites dans ce sens font preuve d’une commune sensibilité au
contexte, d’un même souci de souplesse, qui les rapproche plus de la diplomatie
que de l’art juridique, un même souci de placer l’homme au centre de leur
préoccupation, et plus particulièrement la victime, et la volonté affichée de
s’émanciper du cadre rigide de la procédure.
Ce n’est plus la terreur sacrée qui anime mais le postulat -peut-être angéliqueque l’homme est bon, que l’harmonie politique est possible et qu’il faut donc faire
confiance à la capacité des personnes en cause pour trouver elles-mêmes des
solutions.
28
Les frontières artificielles qui ont été dressées, dans les sociétés modernes
sécularisées, entre les justices civile et pénale, sont appelées à disparaître.
Le droit pénal décrit un certain nombre de comportements qu’il réprouve et
auxquels il fait correspondre une peine encourue. Le travail du juge consiste alors
à vérifier la réunion des éléments constitutifs décrits par ce catalogue d’actions
interdites. Le droit civil, à l’inverse, recherche une faute a posteriori, en réaction à
la découverte d’un préjudice.
Dans un cas, le monde est moralement anticipé par un accord préalable sur ce
qui est condamnable alors que dans l’autre, en matière civile, le juge recherche des
comportements fautifs, révélés en quelque sorte par leurs conséquences
préjudiciables, et oblige ceux qu’il en estime responsables à les réparer. Si pour le
droit pénal l’illégalité précède l’acte, pour le droit civil elle est révélée par lui.
Dans un cas, c’est le procureur qui fait respecter un certain ordre préétabli, dans
l’autre, c’est la victime qui réclame réparation.
Chapitre I
Une justice pour la victime
Le postulat central de la philosophie reconstructive consiste à placer au cœur
de la justice la victime et non plus la loi, l’ordre public ou le criminel.
Nous sommes passés, en quelques décennies, d’un droit pénal que nous
pourrions qualifier d’ « adamique », parce que constitué d’interdictions qui
n’avaient pas besoin d’être justifiées (Adam ne sait pas pourquoi il ne doit pas
toucher au fruit défendu), à un droit pénal « abélique », où le mal se confond avec
le préjudice causé à un autre homme.
En témoigne a contrario le dépérissement progressif des délits sans victimes,
comme en matière de toxicomanie. Si l’on ne porte préjudice qu’à soi, à quoi bon,
en effet, poursuivre ?
C’est un renversement complet par rapport au droit classique pour lequel la
violation de la loi paraît infiniment plus grave que la souffrance imposée à la
victime30. Dans un monde incertain de ses références, seule la certitude de la
souffrance qu’éprouve la victime révèle le mal.
Faire procéder toute justice des attentes des victimes amène à remettre en
cause le lien qui paraissait indissoluble entre la justice pénale et la punition. Les
victimes portent des attentes nouvelles comme la réparation ou la reconnaissance,
pour lesquelles la peine peut être aussi bien un instrument qu’un obstacle31
Le retour des délits « objectifs » ?
La migration du centre de gravité du droit pénal de l’auteur vers la victime
risque de reléguer l’intention criminelle au second plan. Il ne peut exister de crime
ou de délit pour la théorie pénale classique que s’il y a conscience de transgresser,
ce que le droit appelle l’élément intentionnel. Or, l’élément intentionnel tend à
devenir secondaire dans certaines affaires, notamment lors des catastrophes
collectives. On parle alors de délits objectifs dans lesquels la seule participation
objective à la réalisation de l’événement dommageable suffit à justifier une mise
en cause pénale.
MAL FAIRE, C’EST FAIRE MAL
UNE INVERSION DE PERSPECTIVE
Ce n’est plus la faute qui cause un préjudice mais, au contraire, le préjudice
qui signale l’existence d’une faute.
On a assisté ces dernières décennies, dans toutes les démocraties, à une
montée en puissance des victimes. Les conséquences psychologiques du trauma
furent élevées à la dignité de « syndrome » (« syndrome de la femme battue » par
exemple). Dans le même temps, les travailleurs sociaux du secteur judiciaire se
sont vu assigner, en plus de la prise en charge des délinquants, un rôle de soutien
aux victimes. Même les libérations conditionnelles vont devoir prendre en compte
leur impact sur les victimes.
Du point de vue des victimes, faute et préjudice se confondent
Qu’y a-t-il de plus réel que la souffrance ? Elle est en train de se substituer à
un discours, celui de la loi transgressée.
De l’individualisation de la peine
à la prise en charge individualisée de la victime
30
Georges Vigarello montre comment, sous l’Ancien Régime, la victime s’efface devant l’horreur de la
transgression sexuelle, assimilée moins à une violence qu’à une impudeur, voire à un blasphème. La
victime est « enveloppée » dans l’indignité du crime, corrompue par lui au même titre que son auteur.
31
L’emprisonnement, par exemple, qui prive le détenu quasiment de toute ressource
29
Il n’est pas très surprenant de voir revenir aujourd’hui une dynamique de
l’échange intersubjectif -jusque dans le droit pénal- à un moment où les valeurs
communes tendent à s’affaiblir du fait du pluralisme démocratique, et que le
contrat concurrence de plus en plus la loi.
La vengeance est un paiement. Elle se situe aux antipodes du caractère sacré
de la souillure. Le but n’est pas l’expiation mais le retour au statu quo ante par la
recherche d’une compensation. L’important est la réalité du préjudice causé à la
victime. Le mal à réparer n’est pas celui qui existerait chez l’agresseur, ni le mal
social qui se manifeste à travers lui, mais le mal qui a été causé à la victime.
Cette nouvelle préoccupation se traduisit dans les catégories pénales par
l’introduction de circonstances aggravantes en fonction de la situation particulière
de la victime (viol aggravé s’il a été commis sur mineur « par personne ayant
autorité »).
Un droit d’intervenir dans le procès
La victime passe insensiblement du statut d’objet d’études et de sujet
d’attention législatif à celui d’acteur à part entière de la procédure. Loin
d’apparaître comme ennemie de la sérénité des débats, cette touche d’émotion
apportée est reçue comme preuve d’humanité.
Le principe de prévisibilité de la peine est tempéré non plus seulement en
fonction de la personnalité du délinquant mais aussi en fonction de celle de la
victime.
Et après le prononcé de la peine ? La circulaire du 13 juillet 1998 rappelle
solennellement que « les efforts faits par le condamné pour le remboursement des
victimes doivent être retenus par les autorités judiciaires comme l’un des
principaux critères d’octroi des mesures d’aménagement de peine ».
Et l’idée que les victimes pourraient se voir reconnaître le droit d’être
informées de l’exécution de la peine, fait son chemin, elle aussi.
D’UN INFINI À L’AUTRE ?
L’entrée en scène des victimes est si récente et si déroutante qu’il est difficile
d’échapper soit à une méfiance de principe, en disqualifiant a priori leur demande
en désir de vengeance, soit, au contraire, à une identification totale à leur point de
vue.
La souffrance ne peut pas fonder de système de justification de peine. La
souffrance est une expérience intime, à la limite de l’incommunicable, le
sentiment d’être diminué, entravé, obstrué.
UNE REMISE EN CAUSE DU MONOPOLE ÉTATIQUE SUR LA PEINE ?
D’une psychologisation à l’autre
La victime joue le rôle de trouble-fête dans les équilibres instables de la peine.
On redoute qu’elle ne fasse flamber les peines, ce qui n’est pas établi. Il n’est pas
certain, en effet, que l’irruption des victimes dans le processus pénal contribue au
durcissement des peines. Si certains chercheurs estiment que les victimes ont
alimenté une idéologie sécuritaire, d’autres le contestent. Beaucoup de victimes ne
veulent pas voir des têtes tomber mais seulement que leur drame serve à quelque
chose, à l’épargner à d’autres par exemple.
Que la justice cherche à soigner la psychologie perturbée du délinquant ou à
consoler la conscience douloureuse de la victime, elle s’aventure à chaque fois
dans un univers subjectif, qui n’est pas le sien.
Il ne suffit pas de changer d’objet de compassion, de passer d’une
commisération pour le délinquant à une compassion exclusive pour la victime.
La victime casse le face-à-face séculaire entre le criminel et le prince dans
lequel elle faisait figure d’invitée, et lui en superpose un autre entre elle et le
criminel. Elle oblige ainsi à repenser la justice comme le lieu d’articulation non
plus entre deux (le criminel et le prince) mais trois protagonistes.
Un retour au temps archaïque de la vengeance ?
Pour saisir les enjeux de la justice reconstructive, il faut accepter que le droit
de punir n’appartient pas nécessairement à l’État et qu’il peut être détenu par des
tiers non étatiques, à commencer par l’offensé lui-même. Cela suppose de
congédier, le temps de la réflexion, la caricature dont souffre généralement la
vengeance, assimilée à la haine, à une violence débridée, injuste et sans limite.
La vengeance est en fait une modalité de l’échange ; son vocabulaire est
moins celui de la violence que celui de la dette.
L’actuelle montée en puissance des victimes semble confirmer la revanche
d’une logique vindicatoire du face-à-face, au détriment d’une logique expiatoire
de la confrontation au sacré.
SORTIR DU « TRAGIQUE DE LA PEINE » ?
30
Le rejet absolu de nos contemporains pour toute forme de souffrance ne peut
s’arrêter aux portes de la prison.
Parce que la souffrance est indivisible, elle ne peut pas incarner ici le mal et là
le bien. Le tragique de la peine apparaît lorsqu’elle se montre dans sa nudité,
déshabillée de tout discours. Lorsque toute référence à la faute disparaît, et qu’elle
se résume à de la souffrance administrée par l’État. Et ce dernier ne peut endosser
ce rôle sauf à se rendre à son tour coupable. La souffrance comme seul fondement
du droit pénal condamne à terme le droit pénal.
Chapitre II
Les figures modernes du mépris
Il n’est pas possible de comprendre la demande moderne de reconnaissance si
l’on ne voit pas, avec Aristote, dans l’injure du crime, le signe d’un mépris. Le
mal du crime, ce qui justifie l’intervention de la justice, n’est pas à chercher dans
la perturbation de l’esprit de l’auteur mais dans une inégalité injustifiable créée
entre deux individus. L’injustice est une relation déséquilibrée, nouée par un
affront entre deux égaux.
La justice reconstructive -c’est là son irréductible nouveauté- combine la
logique ancienne de la vengeance avec les défis typiquement modernes, à la fois
technologiques et politiques, des sociétés démocratiques. Si elle partage les mêmes
prémisses que la logique vindicatoire, à savoir une perception du mal du crime
comme une égalité rompue et comme une capacité entravée, elle y ajoute une
nouvelle dimension, radicalement moderne celle-là, celle de l’identité menacée.
Une justice qui se refonde dans la rencontre
entre la victime et son agresseur
Peut-être faut-il repartir de l’événement du crime, considéré comme une
rencontre illégitime génératrice d’une triple dette de justice pesant sur l’auteur luimême, sur l’institution de justice et, ce qui est plus inattendu, sur la victime ellemême.
UNE ÉGALITÉ ROMPUE, UNE CAPACITÉ CONTESTÉE, UNE IDENTITÉ NIÉE
Le droit pénal ne peut plus être le sergent des valeurs bourgeoises mais se doit
de pourchasser toutes les inégalités subsistantes dans la vie sociale, entre parents
et enfants, entre hommes et femmes, entre hétérosexuels et homosexuels. Il n’est
plus le gardien de l’ordre moral : il devient l’instrument actif des valeurs libérales,
dussent-elles aller contre les mœurs.
Le sujet démocratique, émancipé de toute transcendance, paie sa liberté en
difficulté d’être soi. La demande de reconnaissance ne peut que s’accroître au fur
et à mesure que les hiérarchies sociales se défont, que les places se font plus
incertaines.
La perte de l’estime de soi
Tous les crimes ne causent pas le même type de préjudice, et l’on gagnerait à
distinguer selon les violences, et notamment entre celles qui portent un préjudice à
l’avoir et celles qui menacent l’être.
Les récits de victimes insistent souvent sur les ravages invisibles, sur le
saccage intérieur, que cause chez elles le crime. L’agression provoque des
catastrophes privées, que l’on ne peut raconter sous peine d’offrir son intimité en
31
pâture. Une personne humiliée est tentée de ne plus se respecter elle-même, et de
se conformer plus ou moins consciemment à la mauvaise image qu’on lui renvoie.
froideur bureaucratique indiquaient un inquiétant fossé entre le peuple et ses
dirigeants qui ne partageaient pas une même échelle des valeurs. Partager des
émotions témoigne, en effet, d’une même compréhension des événements de la
vie, d’une commune perception de l’humanité.
Une capacité entravée
Dans l’ancien modèle de la rétribution, c’est une intériorisation de la loi qui
est attendue de la peine. Dans le modèle reconstructif, la culpabilisation est inutile,
voire délicate dans un monde où les systèmes de valeur peuvent différer. Plus qu’à
un examen de conscience, c’est à un calcul coûts/avantages que devra se livrer
l’auteur des faits pour y adapter son comportement.
La restitution à la victime de sa « puissance d’agir » est l’horizon de la justice
reconstructive.
Les relations qu’il s’agit de renouer ne sont pas nécessairement celles de
l’auteur et de la victime (ce qui se produira, à vrai dire, fort rarement). Il s’agit de
restaurer la capacité d’entretenir des relations normales, ordinaires avec autrui. En
effet, la violence du crime ne bloque pas seulement la relation entre la victime et
son bourreau mais la capacité d’entrer en relation normale avec autrui. La vraie
« victimité » n’est-elle pas d’être inaccessible à l’inattendu de la vie, faute de
pouvoir surmonter le passé ?
Si tout crime peut être ramené in fine à un dérèglement de la juste distance
qu’instaure le droit entre les membres d’une cité, on peut cerner le mépris
contemporain par ses deux extrêmes, à savoir celui qui naît d’un trop grand
éloignement d’une part (le crime « de labo » : sang contaminé, responsabilité
médicale, ou crime « de bureau » : crime contre l’humanité, discours de haine), et
celui qui vient d’une trop grande proximité de l’autre (viol, inceste).
De l’intention coupable à l’indifférence criminelle
Il n’est plus possible de réserver la faute à ceux dont on peut prouver que la
volonté de mal faire a précédé l’acte engendrant un dommage. Souvent (sang
contaminé, vache folle…), on est en présence d’hommes ordinaires à qui l’on ne
peut imputer d’intention coupable, mais plutôt une indifférence criminelle.
La division du travail social, et plus encore du travail moral, des sociétés
techniques a dilué le souci du prochain. La technique éloigne l’acte de ses
conséquences. Le mal ne se loge plus dans le désir mauvais mais dans un
dommage scandaleux.
La revendication d’un visage
Il est désormais possible de commettre des fautes graves sans s’en rendre
compte, de très loin, par simple manque d’anticipation.
La justice doit satisfaire la revendication d’un visage pour les victimes. La
situation du procès oblige à passer de l’indifférence à une relation contrainte, à un
face-à-face obligé à l’audience.
UNE PROXIMITÉ MENAÇANTE
Le paradigme du viol
Le viol représente le mal suprême dans un monde constitué d’égaux, qui
sacralise l’autonomie de la volonté.
Le droit pénal ne protège plus seulement des menaces que les classes
laborieuses et dangereuses font planer sur la tranquillité bourgeoise, il n’a plus
uniquement pour fonction d’assurer un quadrillage social au bénéfice du pouvoir :
il a le souci désormais d’éviter la sauvagerie entre égaux, de traquer les rapports
de force illégitimes jusque dans les derniers recoins des relations familiales,
professionnelles, religieuses voire amoureuses. Les rapports entre gens au travail
ou certaines traditions comme le bizutage, qui étaient hors d’atteinte du droit pénal
autrefois, se voient saisies par des incriminations nouvelles. L’égalité
démocratique ne supporte plus l’exception au nom des mœurs.
UNE DISTANCE DANGEREUSE
L’indifférence révèle que la détresse de certains d’entre nous, notamment les
plus vulnérables, ne réveille plus rien chez d’autres. Par absence d’identification
ou, plus simplement, en raison du grand éloignement qu’introduisent la technique
et la bureaucratie. Le vrai danger des sociétés contemporaines est que les
structures bureaucratiques, technocratiques et dépolitisées de la vie moderne
encouragent l’indifférence et amoindrissent finalement le discernement des
hommes, leur aptitude à penser critique et leur propension à prendre des
responsabilités.
Si le crime de Marc Dutroux ou le sort funeste des victimes du sang
contaminé ont suscité tant d’indignation dans l’opinion, c’est qu’ils ne semblaient
pas en avoir soulevé parmi les décideurs publics. Cette insensibilité politique, cette
32
De la transgression d’une loi à la perversion de la relation
Ces nouvelles infractions constituent moins une transgression délibérée de la
loi qu’une perversion insidieuse de la relation, elles traduisent moins une révolte
contre l’ordre établi que le détournement d’un pouvoir particulier sur autrui.
Si dans le modèle de la transgression l’enjeu est l’établissement de la
matérialité des faits ou leur imputabilité, dans l’hypothèse de la perversion, c’est
l’existence même du délit qui fait débat. Le violeur ne conteste pas la relation
sexuelle, mais affirme que sa partenaire était consentante ; le fonctionnaire trop
zélé ne nie pas la déportation mais n’a fait qu’appliquer les ordres, etc.
Chapitre III
La reconnaissance
Un crime est toujours in fine le signe d’un mépris de la victime. Ce qui est
attendu de la justice est la négation de cette humiliation, c’est-à-dire la
manifestation d’une reconnaissance.
Enfermer quelqu’un pendant des années ne met pas nécessairement un terme à
la solitude morale qu’éprouve la victime. La peine se voit détrônée en tant que
réponse classique à la violence du crime, au profit d’un dire de justice, d’un acte
de discours.
RESTITUER À LA VICTIME SA PLÉNITUDE
La justice reconstructive introduit deux termes nouveaux dans le vocabulaire
de nos institutions pénales : la reconnaissance censée compenser le mépris et la
réparation d’une relation interrompue.
La souffrance n’est plus le ressort principal comme pour la peine. Elle n’est
pas absente mais elle devient secondaire.
Pour la justice reconstructive, la peine -si toutefois on peut encore l’appeler
ainsi- est tout entière tournée vers le rétablissement de la relation, et ce de
multiples manières. En faisant de la confrontation entre l’auteur et la victime sa
principale scène, en se centrant sur un dire de justice qui peut s’avérer plus
important que les conséquences, en cherchant la réparation plutôt que la punition.
LA CONSIDÉRATION DE LA PLAINTE
La première reconnaissance pour la victime, c’est de pouvoir agir en justice :
désigner son agresseur, c’est redevenir actif.
Le désir de reconnaissance devient ressentiment surtout lorsque l’impuissance
de la victime est redoublée en quelque sorte par celle de la cité, à l’égard de l’État
qui se montre inefficace.
Le paradoxe de la dramatisation et de l’inaction
La paresse des parquets ne s’explique pas que par l’encombrement ou
l’embarras, mais aussi parce qu’un certain nombre de « nouvelles infractions »
(comme le harcèlement sexuel ou moral, ou le délit d’abus de sujétion physique ou
psychologique) ne sont constituées que lorsque cesse le consentement, et donc ne
peuvent être poursuivies qu’au vu de la plainte des victimes.
Renverser le mépris en défi
Il y a un mal supérieur à celui de l’humiliation : celui d’y acquiescer
tacitement en ne relevant pas l’outrage. La victime est liée par une obligation de
répondre, ce qui ne doit pas nécessairement aboutir à une plainte en justice ; la
réponse peut aussi être le pardon ou d’autres moyens de recours. Mais ne rien
faire, ni plainte, ni colère, ni pardon, est signe de lâcheté à l’égard de soi.
La plainte est un des moyens pour retrouver l’estime de soi.
Peut-être la justice pénale gagnerait-elle à mieux assurer ce caractère
symbolique et à inventer des sanctions plus intelligentes que les peines classiques,
fussent-elles assorties du sursis.
33
Remettre chacun à sa place
Pour les « nouveaux délits », qui accordent une telle importance à la
reconnaissance, le préjudice ne vient pas de la violence du harcèlement, du
bizutage ou du viol mais aussi, voire davantage, de sa dénégation. Le viol ? Elle
était d’accord. L’inceste ? Elle affabule. Le harcèlement sexuel ? Elle se venge de
son licenciement.
Mais à l’audience, tous voient, entendent les mêmes choses et devant témoins.
La reconnaissance passe ainsi par une épreuve de réalité aussi bénéfique pour
l’auteur des faits pour qui la victime a été « déréalisée », comme disent les
psychanalystes, que pour la victime pour qui le crime lui-même était devenu irréel
à force d’être nié.
Une tribune pour publier sa souffrance
Le procès, avant d’être l’instrument d’une répression ou le moyen paradoxal
d’une éducation, est un moyen de communication au sens fort du terme. La
médiatisation du procès l’emporte sur la répression.
On songe par exemple à la mère d’un enfant assassiné qui se présenta à
l’audience avec sur les genoux un portrait de son fils, et qui sera d’ailleurs
expulsée du prétoire32.
La plainte est un cri qui s’articule en récit public. Il s’agit là d’une fonction
essentielle, que l’État avait peut-être négligée. Les victimes ont des questions qui
ne sont pas nécessairement celles de la justice33.
Provoquer un déclic, un réveil de la conscience
Pour la justice reconstructive, dans certains procès, la durée de la peine
devient tout-à-coup secondaire, comme en témoigne le récent débat sur la
libération de Papon. La peine véritable, c’est le procès.
Si le modèle rétributif compte sur la durée pour que s’installe un salvateur
sentiment de culpabilité, la justice reconstructive mise sur l’instant du face-à-face :
une logique symbolique qui cherche à annuler les signes du mépris.
LE FACE-À-FACE COMME MOMENT DE RECONNAISSANCE
La justice reconstructive préfère la rencontre directe entre l’auteur et la
victime qui se retrouvent ainsi à nouveau mais dans un rapport inversé.
L’accusation inverse les places entre l’actif et le passif. Non seulement la passivité
mais la solitude ont changé de camp : elles étaient du côté de la victime, les voici
du côté de l’auteur qui se retrouve sans bande, chefs, amis, camarades de parti, etc.
La peine commence avec ce face-à-face imposé. La violence institutionnelle,
car il y en a une, naît dans cette confrontation contrainte. Peut-être faut-il
interpréter la longueur de certains procès, comme celui de Maurice Papon, à la fois
comme une catharsis et comme une exposition publique de l’accusé.
L’occasion de « retrouver sa plénitude »
La justice reconstructive met la victime en position d’influer sur le sort
procédural de l’accusé, ce qui peut inclure le retrait de la plainte (pour les petits
délits) ou même le pardon, qui remet la victime en position de force : personne ne
peut se substituer à elle pour l’accorder. C’est désormais l’agresseur qui se trouve
symboliquement suspendu à la bonne volonté de sa victime.
Se venger, c’est-à-dire chercher à imposer à son agresseur une violence
équivalente, voire supérieure, peut apparaître comme un signe de faiblesse. Peutêtre faudrait-il réfléchir à la possibilité d’autoriser la victime à exercer non plus
uniquement sa vindicte, mais sa grâce à l’encontre de son agresseur, et donc de lui
fournir l’occasion de se montrer éthiquement supérieur à lui.
Contrairement à une idée reçue, les victimes d’infractions ne souhaitent pas
toutes se venger : Dominique Dray rapporte que, si elles se montrent extrêmement
répressives pour les délinquants en général, très nombreuses sont celles qui ont le
souci de se montrer justes pour celui qui leur a causé du tort. 34
Les bienfaits de la confrontation
Il faut désormais répondre de ses actes non plus devant Dieu ou devant les
hommes mais devant une victime en chair et en os. Ce qui se montre le plus propre
à responsabiliser nos contemporains est moins la Loi abstraite que le face-à-face
avec la victime. Il est plus facile de se révolter devant un juge ou tout autre
représentant de l’ordre social que de soutenir le regard de quelqu’un à qui l’on a
fait du mal.
32
Affaire du petit Adrien (Le Monde du 3 février 2001). Une affaire identique se présenta au Japon à
propos du procès d’un homme accusé de l’assassinat de la femme d’un juge. Ce dernier prétendit
assister à l’audience en portant une grande photo de son épouse, ce qui fut, après un vif débat, accordé.
33
Cristina Cuesta Corostidi montre que 74% des parents de victimes du terrorisme basque auraient
aimé avoir un contact direct avec le meurtrier de leur proche.
34
D. Dray, Victimes en souffrance, une ethnographie de l’agression à Aulnay-sous-Bois, Paris, LGDJ,
1999.
34
Mais en devenant simple signifiant, pur acte de discours, et abdiquant son
monopole sur la violence légitime, le discours pénal se trouve en concurrence avec
le discours politique. Au nom de quoi la justice pénale aurait-elle l’exclusivité du
maniement des catégories du bien et du mal ?
L’AVEU
L’aveu joue un rôle central dans la justice reconstructive qui en fait souvent
une condition sine qua non de sa mise en mouvement.
La commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud opérait une sorte
d’échange entre l’aveu public et détaillé des forfaits et l’amnistie. Un tel troc
(l’aveu contre l’abandon des poursuites) a pu choquer. On peut l’être, mais à la
condition de ne pas oublier toutefois les conditions dans lesquelles étaient avoués
ces crimes : à la face des victimes précisément. Dans cet exemple extrême, si
l’aveu public dispense de peine, c’est peut-être parce qu’il en constitue déjà une.
Revient-il bien à la justice d’assurer ce rôle de reconnaissance et encore plus
au procès pénal ? Ce dernier est-il équipé pour cela ? Les obstacles sont
nombreux.
La peine de l’aveu public
Le mépris dont souffre la victime trouve une compensation dans la perte,
sinon de l’estime de soi, au moins de sa réputation à laquelle s’expose celui qui
accepte de comparaître publiquement. La peine de la comparution se situe alors
dans le même registre que le mal causé.
Un dépassement de la dimension conflictuelle du procès ?
Le rôle du juge pénal qui est d’arbitrer deux prétentions concurrentes est
perturbé par cette attente de reconnaissance : une chose est d’attester la souffrance
d’une victime ; autre chose est de l’imputer à l’accusé. La souffrance peut être
réelle sans que la personne debout dans le box des accusés en soit l’auteur.
Une réassurance morale
L’acte d’avouer change de nature en fonction de la personne devant qui on
avoue. L’aveu à proprement parler est une capitulation face au pouvoir alors que la
confession amène à se diminuer soi-même publiquement.
La justice doit-elle se préoccuper des sujets de chair ?
Cette attente de reconnaissance oblige la justice à s’intéresser à la vie concrète
de la victime alors qu’elle ne doit, en principe, qu’arbitrer des différents entre des
sujets de droit.
LA RECONNAISSANCE EST-ELLE ANTINOMIQUE DU DÉBAT JUDICIAIRE ?
La spécificité de la reconnaissance juridique
La justice reconstructive marque la réaffirmation d’un droit qui ne cherche
plus ses appuis sur la religion comme le modèle rétributif, ni sur les sciences
humaines et plus particulièrement la psychologie comme le modèle réhabilitatif,
pas plus qu’il ne met en position ancillaire par rapport à l’État. L’idée de
reconnaissance, loin de dénaturer la justice, permet peut-être de rappeler la place
particulière du juridique par rapport aux discours théologique, politique et
psychologique.
UN DIRE DE JUSTICE
Certains voient dans l’entrée en scène de la victime la fin de toute perspective
universelle que voulait atteindre le système des peines fixes. Il n’y aurait plus alors
de solution juste que contextualisée et reconnue comme telle par les victimes. Plus
de place pensable pour le bien commun, plus que des perceptions subjectives.
Dire sans peine ?
La commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud écartait toute idée
de peine pour se concentrer sur les débats. La proscription de toute idée de peine
fut jugée utile pour permettre une meilleure communication entre les auteurs et
leurs victimes.
35
de détenus sortent de prison après de longues années sans avoir le sentiment
d’avoir payé quoi que ce soit.
Il faudrait commencer par mettre directement en contact les intéressés, les
inciter à trouver une solution concrète, plutôt que de les renvoyer à ce symbolisme
obsolète de la peine qui ne signifie plus beaucoup. Ainsi pourrait s’instaurer une
sorte de symétrie entre le pouvoir recouvré des victimes et la responsabilisation de
l’auteur qui n’était pas assurée par le modèle de la prison, qui, à l’inverse,
déresponsabilisait.
Chapitre IV
La réparation
L’idée centrale de la justice reconstructive ne varie pas : elle prétend rendre
aux principaux intéressés (victime, auteur et groupe social directement affecté par
le crime) les ressources internes pour réagir à une infraction en offrant la
possibilité à l’auteur d’une infraction de réparer lui-même le tort qu’il a fait.
La réparation se situe dans le prolongement de la reconnaissance dont elle est
à la fois la condition et la finalité.
La mise en scène de deux sujets éthiques
Les parties en conflit (on évite de recourir au vocabulaire pénal auteur/victime
trop chargé moralement) ne sont-elles pas les mieux placées pour dénouer des
situations complexes ? Pourquoi l’État devrait-il accaparer les conflits privés ? En
se retirant (ou plus exactement en se repositionnant comme médiateur), l’État
autorise à nouveau des sentiments moraux comme la colère ou la pitié, et des
gestes comme le pardon.
UNE ATTENTION CONCRÈTE AUX VICTIMES
La justice reconstructive tire argument du fait que la peine classique ne
satisfait ni l’accusé (on le savait depuis longtemps), ni, c’est plus nouveau, la
victime. Une attention plus grande portée aux demandes réelles de la victime
permettra peut-être de sortir de cette fiction de la peine. Il faut se donner le moyen
de répondre de la manière la plus adaptée aux besoins des victimes.
D’où l’impression de disparité que donnent parfois les différentes expériences
de la justice reconstructive. Il faut créer les conditions d’une authentique
reconstruction et non se contenter d’appliquer un traitement unique à tous,
irrespectueux des cas particuliers.
Un accord de volontés
Dans la réparation, deux volontés se rencontrent à nouveau, non véritablement
pour contracter, ni pour nier le crime, mais pour en annuler les conséquences pour
la victime et démontrer, au-delà, la possibilité d’un lien social malgré tout.
D’un équivalent quantitatif à un moment reconstructif
La justice reconstructive s’éloigne de la logique pénale qui cherche à rétribuer
un acte, pour rejoindre une logique civile de réparation d’un préjudice. Elle parie
que la reprise de contact entre l’agresseur et la victime, le moment vif de la
rencontre, peuvent dispenser de quantifier le crime en temps ou en argent.
LE MOMENT RECONSTRUCTIF
La philosophie reconstructive parie que c’est en responsabilisant l’auteur
d’une infraction que l’on développera chez lui le sens de la responsabilité.
Terminer l’échange resté en suspens
La justice reconstructive considère que l’injure du crime est comparable à un
échange qui resterait suspendu faute de paiement. La réparation est assimilée à un
paiement en nature pour éteindre la dette ouverte par l’infraction. Elle doit donc
moins s’analyser comme une réparation concrète du dommage que comme un
contre-don.
Le travail d’intérêt général offre un bon exemple de cette nouvelle philosophie
reconstructive.
Responsabiliser
La justice reconstructive dénonce la contradiction interne au modèle de la
peine : comment, en effet, dans le cas de la prison, permettre à des personnes de
faire l’apprentissage de l’autonomie en les soumettant à une dépendance totale ?
Au Rwanda, les détenus - forts nombreux - suspectés de génocide n’ont
aucune conscience de la gravité de ce qu’ils ont fait, tant la culture carcérale a pris
le pas sur la conscience de la tragédie historique. C’est ainsi que partout, beaucoup
36
UNE AUTRE SYMBOLISATION DE LA PAIX
Ce n’est plus au réel de se mouler dans les catégories de la loi mais à
l’inverse, à la justice de s’adapter à la réalité. Quitte à imaginer des équivalents
symboliques si la réparation n’est pas possible. Ce n’est pas tant la matérialité qui
compte que la volonté qu’elle exprime.
La peine est un signe social d’infamie alors que la réparation anoblit celui qui
s’y engage. Le passage de la justice punitive à la justice reconstructive marque une
réorganisation des systèmes d’équivalence, dans le sens où il ne s’agit plus de
répondre à une faute par une peine mais à un préjudice concret par une prestation
matérielle et morale.
UNE EXPÉRIENCE INÉDITE DE LA LOI
La « composition pénale » est une nouvelle mesure36 qui permet au procureur
d’offrir au délinquant reconnaissant les faits, d’exécuter une mesure ou de payer
une amende contre l’extinction de l’action publique, le tout sous le contrôle du
juge. L’engagement pris par l’auteur n’est pas que formel et l’extinction de
l’action publique dépendra de son comportement : a-t-il véritablement indemnisé
la victime ? Cette mesure de composition ne sera pas inscrite au casier judiciaire
puisque formellement il ne s’agit pas d’une condamnation. La force de cette
mesure est de s’appuyer sur la menace d’une application de la loi ; la peine
continue d’agir de manière indirecte, comme repoussoir, non plus pour décourager
de commettre des délits, mais pour inciter à composer.
Une panne symbolique de la loi
L’idée de substituer une peine générale, rationnelle et proportionnée à l’acte,
aux anciennes peines qui se situaient dans le même registre que le mal causé, fut
ressentie comme un progrès. Et cela en était un par rapport à l’arbitraire des peines
de l’Ancien Régime. Ce fut l’œuvre de Beccaria. L’argent ou le temps prirent
valeur d’équivalents universels pour évaluer la gravité du crime, et ainsi la purger.
La médiation de la loi était d’autant plus compréhensible que le crime mettait une
personne en chair et en os - le délinquant - aux prises avec une entité abstraite :
l’ordre public. Tout se complique lorsque, comme aujourd’hui, la justice doit aussi
prendre en considération une relation entre deux personnes. Si la durée de la peine
ou le montant de l’amende ont aujourd’hui encore du sens pour dédommager la
Loi, il n’est pas évident qu’ils en conservent un pour la victime.
Un ordre social régénéré ?
Après la justice, l’ordre n’est pas seulement réparé, remis en état, mais aussi
régénéré. Ainsi en va-t-il de la justice reconstructive. Le conflit devient une source
de socialisation, l’occasion de réaffirmer le pacte initial, d’éprouver la compétence
citoyenne.
Une régression de l’économie fiduciaire vers le troc ?
La peine rangeait le système pénal du côté de l’économie fiduciaire. Elle ne
pouvait faire sens qu’à la condition que chacun croie non seulement aux
institutions pénales mais aussi à l’équivalent universel de la Loi. Le temps et
l’argent sont en quelque sorte la « monnaie de la peine ».
Dans ce sens, la réparation marquerait une régression, à l’image d’une
économie qui abandonnerait progressivement le système de la monnaie pour
revenir au troc, c’est-à-dire l’échange en nature. Elle reviendrait de manière
insidieuse à la loi du talion, tout du moins à l’idée que l’on s’en fait35.
UNE NOUVELLE PLACE POUR L’ÉTAT
Cette nouvelle philosophie manifeste un remaniement des représentations non
seulement du mal du crime et de ses remèdes, mais aussi du rôle de l’État.
Une perspective téléologique
La justice reconstructive ne perd pas de vue toute perspective universelle mais
nourrit l’ambition de réparer le monde directement par le consensus des parties ;
non plus en restaurant symboliquement la loi, mais en cherchant à apaiser un
conflit particulier.
La hantise de la régression
La justice reconstructive suscite chez certains une inquiétude : déclin de
l’universalisme de la loi ? Régression démocratique ? Retour de la vengeance,
donc de l’archaïque, qui serait concomitant du déclin de l’État ? Le retrait de
l’autorité publique livrerait les parties à la jungle sociale, aux rapports de force.
35
36
Raphaël Draï, Le Mythe de la loi du talion, Aix-en-Provence, Alinéa, 1990.
37
En France, loi du 23 juin 1999.
Mais l’État ne disparaît pas de la justice reconstructive. Il autorise que se
tiennent en amont ou parallèlement au procès d’autres rencontres entre l’auteur et
la victime.
Justice reconstructive et justice rétributive sont appelées à cohabiter.
La peine traditionnelle a perdu son ambition universelle. Elle se présente
désormais pour ce qu’elle est : un pis-aller.
L’idée reconstructive a également aidé à relire le travail ordinaire de la justice.
Elle nous a invités à reconsidérer le moment du procès, qui ne se limite pas à un
échange procédural d’arguments, mais exerce aussi une épuration des passions.
La justice reconstructive a besoin d’un vis-à-vis répressif, voire d’un enfer
contre lequel se construire.
Guérir de la division ?
L’idée de justice cède la place à celle de réconciliation, voire de « guérison ».
La guérison est incompatible avec l’exclusion du délinquant, la guérison ne
pouvant se produire que dans une relation et non dans l’isolement. L’important est
que les citoyens aient le sentiment que justice a été rendue.
Dans le modèle reconstructif, la justice risque de se confondre avec le
sentiment de justice. Satisfait ou assigné : si les parties tombent d’accord sur une
solution, ce sera justice. Sinon, il faudra en référer à un juge selon les voies du
droit. Prenons garde alors à ce que cette nouvelle utopie ne débouche sur une
justice trop affective.
N’est-ce pas une des faiblesses de ce modèle que d’envisager l’harmonie de la
communauté sans assumer la division ?
Deux philosophies reconstructives
La première est marquée par un refus, voire un déni, de la violence qui
confine à un certain angélisme. Les pères fondateurs ne font pas mystère de leur
foi chrétienne. Ils postulent un citoyen vertueux, un agresseur repentant et une
victime compatissante, qui a su faire taire en elle tout désir de vengeance. De telles
personnes se rencontrent, mais peut-on fonder sur elles une alternative à la peine ?
Est-il possible de faire ainsi bon marché de ce qui résiste le plus dans la peine, à
savoir la cruauté ? Est-ce un hasard si, en même temps que prospérait ce rêve de la
justice reconstructive, on a vu se développer, dans les mêmes pays, des campagnes
de « guerre au crime » ?
La seconde philosophie reconstructive, qui se range sous l’autorité d’Aristote
tel que relu par Gérard Courtois et Frédéric Gros, souligne la parenté de la justice
reconstructive avec la vengeance. Ce qui les réunit, c’est leur rapport à la violence.
La justice reconstructive n’exclut pas la violence mais se réserve le choix des
armes. Ce n’est plus la violence physique du champ de bataille mais la violence
symbolique de la joute oratoire ou celle du mépris public. On n’est plus dans le
corps à corps mais dans le face-à-face.
38
d’une souffrance ajoutée. C’est pourquoi, nous avons voulu en éprouver les idéesforces : la reconnaissance d’une part, la réparation de l’autre.
CONCLUSION
Le nouveau vocabulaire de la peine
***
Quel serait le lieu spécifique de ce droit nouveau ? Celui de la constitution de
la cité précisément, en tant qu’elle doit régler des rapports entre les hommes et non
seulement protéger des monades.
La justice reconstructive s’enracine dans une modernité qui se méfie des
transcendances. Désenchantée mais pas découragée. Une modernité dont le
langage préféré est juridique plutôt que religieux, politique ou psychologique,
mais un juridique irréductible à un ensemble de lois, de textes qui veut réaffirmer
que le droit articule les rapports entre les personnes.
Nous avons entendu une autre voix, celle de la victime. Et cela nous a paru
plus neuf que les rengaines de la Loi outragée, de la Société menacée, de
l’Individu éducable. C’est dans l’immémorial de la vengeance que nous avons
trouvé de quoi réinventer l’avenir de la peine.
La juridicisation de la peine se présentait comme une voie d’avenir pour les
politiques pénitentiaires.
1. Le droit humanitaire fait son entrée dans la prison, pour marquer des
limites, pour interdire les traitements dégradants et inhumains. Les violences de
l’univers carcéral exigent ce rappel et ce respect des droits fondamentaux de la
personne. Mais le danger serait de croire qu’on se donne les moyens d’une peine
juste en transformant les prisons en de gigantesques salles d’attente où l’on est
prié de patienter poliment.
2. Deuxième visage de cette entrée du droit dans la peine : la
procéduralisation. Il ne s’agit plus de se demander si telle ou telle mesure est
bonne mais seulement si elle est conforme aux standards du procès équitable. Le
risque est la disparition de toute éthique.
3. Troisième temps logique de cette montée en puissance du droit : l’appel au
sujet performant. Mais une chose est de parier sur l’autonomie du sujet, une autre
de la présupposer partout et de la considérer comme a priori acquise.
***
Comment prévenir le risque d’une peine s’adressant à un sujet abstrait, sinon
en réinvestissant la dimension juridique dans le cadre d’une anthropologie
concrète ? Il fallait repartir du plus archaïque, de la vengeance, pour repenser un
droit de la relation, qui ne condamne plus le sujet à sa solitude juridique. Il ne
s’agit surtout pas de réhabiliter la vengeance.
Cette nouvelle ambition a pris pour nom ces dernières années celui de justice
reconstructive. C’est le rêve d’une justice pénale débarrassée de la perspective
39
INTRODUCTION
Première partie
1
LES QUATRE FOYERS DE SENS DE LA PEINE
Frédéric Gros
Chapitre 1er
Punir, c’est rappeler la loi
Le régime expiatoire de la peine
LE MODÈLE SACRO-FAMILIAL DE LA PEINE : PURIFICATION ET SACRIFICE
Préhistoire de la peine : l’enracinement sacré (Mauss)
La cité grecque : peine publique et juridiction familiale (Glotz et Gernet)
LA PEINE SELON L’ÂME ET LE CORPS : LE CARREFOUR DU THÉOLOGICO-POLITIQUE
Châtiment extérieur et pénitence intérieure : l’âge classique de la séparation
Naissance du pénitentiaire à l’âge moderne : le salut des âmes comme finalité État
INTÉRIORISATION DE LA FONCTION PUNITIVE
Psychanalyse du système pénal
De la loi comme interdit sacré à la loi universelle de la raison
1
2
2
Le régime rationnel de la peine
KANT : LE FONDEMENT MORAL DE LA PEINE ET LE SUJET DIVISÉ
HEGEL : LA RÉCONCILIATION ÉQUIVOQUE
MARX : L’HYPOCRISIE PÉNALE
Chapitre II
²
3
4
5
Punir, c’est défendre la société
LA SOCIÉTÉ COMME UNITÉ VITALE : DE LA PROTECTION DE L’ÉQUILIBRE ORGANIQUE À LA SYMBOLISATION DE L’ESPRIT COLLECTIF
La peine comme protection du corps social, le criminel comme monstre (criminologie italienne)
La peine comme jeu de représentations, le criminel comme symbole (école française de sociologie)
40
6
LA SOCIÉTÉ COMME UNITÉ POLITIQUE : SÉCURITÉ OU LIBERTÉ
La peine comme défense du corps social, le criminel comme ennemi (Hobbes37)
La peine comme minimum requis de contrainte, le criminel comme despote (Beccaria)
LA SOCIÉTÉ COMME UNITÉ ÉCONOMIQUE : PROPRIÉTÉ DE CHACUN OU UTILITÉ DE TOUS
La peine comme garantie publique, le criminel comme tricheur (Locke38)
La peine comme prévision des coûts, le criminel comme calculateur (Bentham39)
Chapitre III
8
Punir, c’est éduquer un individu
INDIVIDUALISER LES PEINES : DE LA RÉADAPTATION SOCIALE À LA RÉGÉNÉRATION INTÉRIEURE (SALEILLES ET TOCQUEVILLE)
L’INDIVIDU COMME SUJET ÉDUCABLE ET LA JUSTICE COMME SANTÉ DE L’ÂME (PLATON)
RECONNAISSANCE ET MÉCONNAISSANCE DE LA VICTIME
Chapitre IV
7
10
10
10
Punir, c’est transformer une souffrance en malheur
LA VICTIMISATION CONTEMPORAINE DE LA SCÈNE PÉNALE
La justice, ou l’oubli des victimes
Le renversement des valeurs
La menace éthique de la victime
LE RÉCIT ARCHAÏQUE DE LA VENGEANCE
Un sens perdu de la vengeance
Un récit idéal du processus vindicatoire
Les leçons d’un récit
PHILOSOPHIE ÉTHIQUE DE LA VENGEANCE
La colère et l’honneur (Aristote)
l’adversaire comme égal (Nietzsche)
La structuration éthique du soi
L’IDÉE D’UNE JUSTICE RELATIONNELLE
Le droit : reconnaître la distance (Fichte)
De la souffrance au malheur : l’événement et le temps
11
12
13
13
37
1588-1679
1632-1704
39
1748-1832
38
41
Deuxième partie
14
NEUTRALISER LA PEINE
Thierry Pech
Chapitre 1er
Genèse de la peine neutre
LA CRISE DE LA PÉNALITÉ CLASSIQUE
IL N’Y A PLUS DE BONNE SOUFFRANCE
Y A-T-IL ENCORE UNE FRONTIÈRE MORALE ?
LE « PUNIR PUR » ET LE « PUNIR POUR »
LE « PUNIR NEUTRE » DU DROIT
LA CONVERSION DES MILITANTS
15
16
17
17
18
18
Chapitre II
Le pacte humanitaire
DE LA PITIÉ PHILANTHROPIQUE À LA DÉMOCRATIE COMPASSIONNELLE
LA PEINE JUSTE, C’EST LA JUSTE PEINE
LE PACTE HUMANITAIRE ET LA LOGIQUE LIBÉRALE
QU’EST-CE QU’UNE « PEINE INHUMAINE OU DÉGRADANTE » ?
SURVEILLER LA PRISON
Chapitre III
19
20
20
20
21
Le consensus procédural
L’ETAT ADMINISTRATIF ET LE MÉPRIS DU DROIT
LA PEINE DANS LA PEINE
LE JUGE LIBÉRATEUR
INDIVIDUALISATION ET ACTION COLLECTIVE
L’INDIVIDUALISATION PROCÉDURALE
LA PEINE SANS AUTEUR : LE CAS AMÉRICAIN
22
22
23
23
23
24
Chapitre IV
L’ethos de la performance
L’IMPOSSIBLE ACTION SUR AUTRUI
L’IMPORTANT, C’EST DE PARTICIPER
LA PROCÉDURE A-T-ELLE DES VERTUS ÉDUCATIVES ?
LE NOUVEAU PARADIGME ÉDUCATIF
LA TENTATION DU CONTRAT
LE MYTHE DE LA PERFORMANCE
LE PROJET D’EXÉCUTION DES PEINES ET LE TEMPS CARCÉRAL
SUJETS RÉELS, SUJETS RÊVÉS
24
25
25
25
26
26
26
27
42
Troisième partie
28
LA JUSTICE RECONSTRUCTIVE
Antoine Garapon
Chapitre I
Une justice pour la victime
MAL FAIRE, C’EST FAIRE MAL
Du point de vue des victimes, faute et préjudice se confondent
Le retour des délits « objectifs » ?
UNE INVERSION DE PERSPECTIVE
De l’individualisation de la peine à la prise en charge individualisée de la victime
Un droit d’intervenir dans le procès
UNE REMISE EN CAUSE DU MONOPOLE ÉTATIQUE SUR LA PEINE ?
Un retour au temps archaïque de la vengeance ?
D’UN INFINI À L’AUTRE ?
D’une psychologisation à l’autre
SORTIR DU « TRAGIQUE DE LA PEINE » ?
Une justice qui se refonde dans la rencontre entre la victime et son agresseur
Chapitre II
29
29
30
30
31
Les figures modernes du mépris
UNE ÉGALITÉ ROMPUE, UNE CAPACITÉ CONTESTÉE, UNE IDENTITÉ NIÉE
La perte de l’estime de soi
Une capacité entravée
UNE DISTANCE DANGEREUS
De l’intention coupable à l’indifférence criminelle
La revendication d’un visage
UNE PROXIMITÉ MENAÇANTE
Le paradigme du viol
De la transgression d’une loi à la perversion de la relation
RESTITUER À LA VICTIME SA PLÉNITUDE
31
32E
32
33
43
Chapitre III
La reconnaissance
LA CONSIDÉRATION DE LA PLAINTE
Le paradoxe de la dramatisation et de l’inaction
Renverser le mépris en défi
Une tribune pour publier sa souffrance
LE FACE-À-FACE COMME MOMENT DE RECONNAISSANCE
Les bienfaits de la confrontation
Remettre chacun à sa place
Provoquer un déclic, un réveil de la conscience
L’occasion de « retrouver sa plénitude »
L’AVEU
La peine de l’aveu public
Une réassurance morale
UN DIRE DE JUSTICE
Dire sans peine ?
LA RECONNAISSANCE EST-ELLE ANTINOMIQUE DU DÉBAT JUDICIAIRE ?
Un dépassement de la dimension conflictuelle du procès ?
La justice doit-elle se préoccuper des sujets de chair ?
La spécificité de la reconnaissance juridique
33
34
35
35
35
Chapitre IV
La réparation
UNE ATTENTION CONCRÈTE AUX VICTIMES
LE MOMENT RECONSTRUCTIF
Responsabiliser
La mise en scène de deux sujets éthiques
Un accord de volontés
D’un équivalent quantitatif à un moment reconstructif
Terminer l’échange resté en suspens
UNE AUTRE SYMBOLISATION DE LA PAIX
Une panne symbolique de la loi
Une régression de l’économie fiduciaire vers le troc ?
Une perspective téléologique
UNE EXPÉRIENCE INÉDITE DE LA LOI
Un ordre social régénéré ?
UNE NOUVELLE PLACE POUR L’ÉTAT
La hantise de la régression
Guérir de la division ?
Deux philosophies reconstructives
36
36
37
37
37
CONCLUSION : Le nouveau vocabulaire de la peine 39
44