L`Art et l`inceste : Sarabande d`Ingmar Bergman Art and Incest

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L`Art et l`inceste : Sarabande d`Ingmar Bergman Art and Incest
L’évolution psychiatrique 72 (2007) 313–324
http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/
Littérature
L’Art et l’inceste : Sarabande d’Ingmar Bergman
☆
Art and Incest: Ingmar Bergman’s Saraband
Nancy Blake*
Professeur, University of Illinois, 707 South Mathews, Urbana, IL 61801, États-Unis
Reçu le 14 janvier 2007 ; accepté le 2 avril 2007
Disponible sur internet le 22 mai 2007
Résumé
Le dernier film de Bergman, Sarabande, permet de dégager une problématique, l’inceste père–fille,
qui est présente à travers toute la longue carrière du cinéaste sans avoir été résolue. La confrontation du
texte de cet ultime scénario d’un des auteurs majeurs du XXe siècle, avec la prime de signification
apportée ensuite par sa mise en images, permet de découvrir des éléments de la structure familiale et en
particulier, celle du père pervers, qu’il est difficile d’élucider dans la clinique. Cette étude compare les
écrits de Bergman, autant les textes autobiographiques, que littéraires, aux travaux sur la théorie psychanalytique et des cas cliniques. Le but de cette étude est de contribuer à une meilleure compréhension de
l’inceste dans le cadre de la perversion. Bergman nous suggère aussi que l’échec du lien parent–enfant
pourrait avoir des conséquences désastreuses pour l’enfant, de l’ordre de l’autisme, aussi bien que pour
le parent, l’angoisse. Le déficit dans la mise en place de l’image de soi se révèle être déterminant dans
le rapport à la Loi de la structure perverse.
© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Abstract
Bergman’s final film, Sarabande, allows us to define the question of father-daughter incest, a problem that is present in his work throughout his long career and which has never found a satisfactory
resolution. The comparison of this last screenplay by one of the major authors of the twentieth century,
with the additional information that the translation into images contributes, permits us to uncover several
elements of the familial structure, especially that of the pervert father, which are difficult to clarify in a
clinical setting. This study confronts Bergman’s texts, both autobiographical and literary, with psycho☆
Toute référence à cet article doit porter mention : Blake N. L’Art et l’inceste : Sarabande d’Ingmar Bergman. Evol
Psychiatr 2007;72.
* Auteur correspondant. (N. Blake).
Adresse e-mail : [email protected] (N. Blake).
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doi:10.1016/j.evopsy.2007.04.006
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analytic theory and case studies. This paper hopes to propose a contribution to our understanding of
incest in the general framework of perversion. Bergman suggests that the failure of the parent-child relationship can have disastrous consequences for the child, on the model of autism, as well as provoking
anxiety in the adult. The deficit in the elaboration of a self image will be seen to be a determining factor
in the relationship to the Law for the perverse structure.
© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots clés : Inceste ; Film ; Filiation ; Paternité ; Narcissisme ; Bergman
Keywords: Incest; Film; Filiation; Paternity; Narcissism; Bergman
Bergman a souvent répété que ses scénarios partaient d’une image qu’il ne comprenait pas
et cherchait à s’expliquer. Il en va de même pour nous quand nous nous sentons appelés à
nous engager dans l’écoute analytique d’un film structuré par une image qui dérange sans
qu’on arrive à s’expliquer clairement en quoi. Si l’image obsédante correspond si souvent à
un trou noir du côté de la compréhension, voire la symbolisation du langage, c’est sans doute
qu’elle a à voir avec l’interdit, la répression, le non-advenu au dire. Or, comme on le sait,
l’interdit le plus universel est celui de l’inceste.
Déjà Persona (1966) avait parlé de la tentation de ressembler à l’autre ou de ne chercher en
lui que son propre reflet. C’est cette problématique de l’immuable identité qui peut nous aider
à aborder la question de l’inceste1.
1. Sarabande
« Chaque film est mon dernier film » avait déclaré Bergman en 1966 ([2], p. 88), c’est-àdire juste après Persona l’œuvre qui lui donna une réputation mondiale. Plus tard, lors d’une
conférence de presse au Festival de Venise pour Fanny et Alexandre (1982), Bergman annonçait celui-ci comme son dernier film. Enfin, dans un entretien de 2002, Bergman raconte comment, à l’été 2001, il se sentit « comme Sarah dans la Bible et à son grand étonnement, gros
d’une nouvelle œuvre à un âge avancé » [3]. Auparavant il avait avoué : « C’est chaque fois le
même vieux film, les mêmes acteurs, les mêmes scènes, les mêmes problèmes. Seulement à
présent nous sommes plus âgés » [4].
Sarabande démontre que, pour Bergman, certaines images ne sont pas encore épuisées. La
critique qui a accueilli Sarabande a inévitablement rappelé Scènes de la Vie Conjugale (1973)
où les mêmes acteurs principaux, Liv Ullmann et Erland Josephson, se déchiraient, il y a plus
de 30 ans. Mais pour moi, le film de Bergman auquel Sarabande fait écho c’est plutôt Sonate
d’automne (1978) pour son histoire de la haine entre parent et enfant et aussi pour l’évocation
de l’autisme d’une autre enfant comme réponse au déficit d’amour de sa mère.
Le film, Sarabande, s’organise en un prologue à un seul personnage, puis dix scènes ou
chapitres développant chaque fois un dialogue entre deux des quatre protagonistes, suivis
d’un épilogue avec, de nouveau, le monologue de l’actrice du début, mais comportant cette
1
De sa relation avec Bergman, Liv Ullmann a pu écrire : « Nous nous ressemblions tellement. Tout ce qu’il avait
ignoré en lui-même, il commença de le voir en moi — comme dans un miroir — bien que je sois une femme et beaucoup plus jeune que lui. Il vit en moi sa propre vulnérabilité et sa propre rage. Et quand elles lui furent réfléchies, il
commença de guérir. Mais comme un miroir, j’étais toujours là pour les lui rappeler » ([1], p. 159).
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fois un flash-back où paraît une cinquième personne. Et celle-ci, in extremis, change tout de
notre compréhension du film.
Entre l’Agnès de Cris et Chuchotements, la Lena de Sonate d’Automne, la tante Elsa de
Fanny et Alexandre se dessine cette effrayante figure de la sœur terriblement malade et la
figure de Martha surgit à la fin de Sarabande pour affirmer que cette image ne s’est pas encore
éteinte pour Bergman.
Le film ouvre sur Liv Ullman (Marianne) qui avoue que, avec les années, elle et son ancien
époux Johann s’étaient perdus de vue. De même, leurs deux filles se sont effacées de leurs vies.
L’une vit loin, en Australie ; l’autre, et là Marianne trahit un malaise, Martha, est dans une institution. Si Marianne lui rend visite, sa fille ne la reconnaît pas. Brusquement, sans qu’elle sache
bien pourquoi, Marianne s’est sentie obligée d’aller revoir Johann. Arrivée chez lui, elle retrouvera Henrik, le fils de Johann d’un premier mariage, ainsi que Karin, la fille de Henrik. Immédiatement, il est clair que Johann hait son fils et, s’il croit aimer sa petite-fille, c’est plutôt dans
le but de l’arracher à Henrik. Johann, ancien universitaire, est devenu très riche, suite à un héritage. Henrik est un professeur raté et endetté vis-à-vis de son père. Peu à peu, Marianne va
découvrir la nature incestueuse du lien entre Henrik et Karin. Avec une économie merveilleuse,
Bergman établit une structure où l’enfant (soit le fils, Henrik, soit la fille, Martha) est situé à une
trop grande distance, ou bien la fille (Karin) est placée dans une position de trop grande proximité. Si on la sent prête à défendre Karin contre son père et son grand-père, nous voyons, en
même temps que Marianne reconnaît le danger de suicide pour Henrik, s’il doit renoncer à sa
fille, seul être qui lui renvoie une image favorable depuis le décès de sa femme.
Ce schéma a le mérite de souligner les générations, d’insister sur le fait que Marianne, exépouse de Johann, est plutôt de la génération de son fils Henrik, et aussi que Karin et Martha
sont toutes deux des enfants mises à la place du produit ambigu de l’accouplement, voué à être
sacrifié.
Bergman poursuit ici son choix d’un cinéma intime, « cinéma de chambre » à l’instar du
théâtre de chambre de Strindberg dont il est imprégné et qu’il a si souvent mis en scène pendant sa longue carrière. Lors de ses monologues, Liv Ullmann nous regarde, elle sait donc que
nous sommes là, elle s’adresse aux spectateurs dans la pure tradition du théâtre shakespearien.
Dans les dialogues, deux personnes s’affrontent au moyen de la parole et au plus près d’un
langage des corps. Ils sont tout près l’un de l’autre, soit côte à côte, soit, plus souvent, adoptant une position face à face sur des chaises droites avec les genoux qui se touchent, voire avec
les genoux qui s’emboîtent, ou encore, dans le cas du père et de la fille, face à face avec des
violoncelles entre les jambes dans une pose très subtilement indécente.
Si, avec Sarabande, Bergman se répète, qu’est-ce qui est répété au juste ? Les mêmes
acteurs Liv Ullman et Erland Josephson jouaient les mêmes personnages, Marianne et Johann
dans Scènes de la Vie Conjugale (1973) et quand ils se retrouvent ici, ils disent qu’ils ne se
sont pas vus depuis 32 ans. On peut penser, et la critique a vite fait de l’annoncer comme tel,
que le film est la continuation de ce débat passionnel entre les époux. Mais très vite, avec la
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référence à un fils de Johann, que Marianne connaît à peine et qui habite le chalet du lac, nous
commençons à soupçonner que nous nous sommes trompés, car l’accent de haine emprunté
par le vieillard pour parler de son fils est trop puissant pour ne pas constituer le centre du
film. Deuxième hypothèse, après tout, Persona et Sonate d’Automne, entre autres, avaient
déjà dit la monstruosité du fait d’engendrer, mais cela plutôt du point de vue de la mère. Or,
l’image qui me saisit dans ce film, ce n’est ni l’impossible de l’amour conjugal, ni l’impossible
de l’amour d’un père pour son fils, mais plutôt l’autre face de ce rejet, l’amour maudit de Henrik, fils handicapé par la haine de son propre père et qui se tourne vers sa fille pour y chercher
le soutien qui lui manque.
Il n’y a pas que pour Phèdre qu’inceste rime avec funeste. L’inceste figure dans plusieurs
films de Bergman. Dans la trilogie, par exemple, on le voit deux fois sous la forme de l’attrait
du semblable : la sœur qui séduit son frère dans A Travers le Miroir, ou la sœur amoureuse de
sa sœur dans Le Silence. Dans ce dernier film cependant, je suis moins convaincue, et donc
moins émue, par le désir d’Ester pour Anna que par tout le jeu de séduction mis en place par
celle-ci envers son jeune fils. C’est bien cet abus de l’enfant qui dérange ici avant de se métamorphoser en abandon du fils par la mère (c’est le même enfant, Jörgen Lindström, qui joue le
fils) dans Persona2.
Comme Sarabande, À Travers le Miroir est un film de chambre à quatre personnages : le
père, sa fille, belle et schizophrène, et son fils adolescent et puis le mari de la fille, si désemparé devant la maladie de son épouse qu’on le sent tenté de partager sa folie. Le père ressemble à Henrik et à Johann en tant qu’artiste (écrivain, peut-être raté) incapable d’assumer
la paternité, et suicidaire. L’inceste entre frère et sœur est placé sous le signe de la maladie
mentale. Même genre de références malsaines dans Le Silence où les sœurs sont à la dérive
depuis la mort de leur père : Ester alcoolique, Anna nymphomane. On devine qu’Ester, et
peut-être sa sœur aussi, fut endommagée par une relation incestueuse au père. Quoi qu’il en
soit, il est clair lorsqu’elle s’abandonne à son amour possessif pour Anna, qu’Ester se détruit
tout comme elle le fait en s’adonnant à la boisson et à la cigarette alors qu’elle semble être sur
le point de mourir de la tuberculose. La tentation de l’inceste, c’est d’abord l’attrait du miroir,
la confusion narcissique. Mais parents et enfants, couples, frères et sœurs, qui sont attirés par
leur propre reflet, doivent se séparer pour apprendre à parler. La parole n’est pas possible avec
un reflet, un double, un objet dénué d’altérité. Le double fantasmatique, l’épouse ou l’amante
idéale des Romantiques, et de tant de films de Bergman, se révèlent ici comme ce qu’ils sont
en vérité : indice de la mort. Parler n’est pas réciter, ni répéter ; la référence théâtrale n’est
jamais loin dans l’univers de Bergman et l’actrice qui choisit le silence dans Persona, comme
tant d’autres êtres muets ou aphasiques dans son œuvre, sont là pour nous faire sentir la violence qui est impliquée dans le choix de ne jamais engager l’autre dans la parole. Refuser la
parole, c’est refuser la reconnaissance en tant qu’autre, et, quand il s’agit de son enfant, peut
mener celui-ci à l’abandon de la parole, l’autisme.
L’advenu à la parole dans un film de Bergman est proche de ce qu’elle est dans la relation
analytique. Or, dans Sarabande, Henrik dit de sa femme Anna, morte depuis deux ans d’un can2
Dans un des premiers films de Bergman, Prison (1949), une jeune fille est prostituée par un homme qui est très
évidemment une figure paternelle et aussi très probablement le père de son bébé qu’il va supprimer dans la cave.
Quand enfin la jeune fille trouve un sauveur dans un jeune amant, elle le quitte de façon inexplicable pour se remettre
à la merci de sa figure parentale. Le fait que le père sadique est également l’amant de la fille souligne l’imbrication
des sentiments filiaux et érotiques. L’association de la douleur à l’humiliation est aussi une constante dans beaucoup
des films de Bergman. Voir par exemple La Nuit des Forains (1953).
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cer, qu’elle ne parlait pas beaucoup, qu’elle n’avait pas besoin de paroles. Et sa fille Karin répète
que sa mère n’avait pas besoin de mots ; entre les membres de la famille, on s’entendait sans se
parler. Bergman, par ailleurs, a laissé entendre que pour lui, derrière Anna, c’est l’image de sa
dernière épouse, Ingrid, à qui le film est dédié, morte elle aussi d’un cancer, et dont il n’arrive
pas à faire le deuil. Cette relation qui semble transcender la parole est donc à lire comme positive pour l’auteur, au moins au niveau conscient. Et je pense que le spectateur le reçoit d’abord
de cette manière, car nous avons tous la nostalgie d’un rapport fusionnel qui se passerait du
langage : celui-ci n’étant, après tout que l’invention qui reconnaît et consacre la séparation. En
fait, ce n’est que lorsque nous voyons les mêmes références à la parole surgir entre père et fille
qu’elles prennent une autre tournure. Quand Karin voudrait déclarer son envie de partir, d’abandonner le cocon incestueux, Henrik lui dit : « Nous n’avons pas besoin de parler. Toi et moi,
nous savons tout ce qu’il en est. Il n’y a donc rien à apprendre ou à analyser » ([5], p. 47). En
revanche, pour remplacer la parole, ils jouent ensemble la musique. Comme dit Johann au tout
début du film : « Ils passent toutes leurs journées dans le chalet, chacun son violoncelle entre les
genoux » ([5], p. 25). La musique, en dépit de sa très grande beauté, fournit enfin l’image de la
plus cruelle des conséquences du rejet de la parole. Vers la fin du film, Henrik revient d’Uppsala
avec l’idée d’un concert qu’il donnerait avec sa fille, une musique trop difficile pour elle, mais
qu’ils joueraient « ensemble » : « Comme un dialogue. Nous prenons place sur l’estrade, exactement comme ça, l’un en face de l’autre. Tu prends ce qui est à ta portée et je prends le reste…
Ce sera magnifique ma petite Kajsa » ([5], p. 86)3. La beauté de la fusion parfaite.
Pour Freud l’objet d’amour incestueux est premier, et cela universellement et normalement ;
ce n’est qu’après ce moment initial qu’une opposition à ce choix se fait sentir qui n’est pas à
situer dans la psychologie de l’individu. Pendant la plus grande partie du XXe siècle, une règle
culturelle, le tabou contre l’inceste a été accepté. Cette supposition reposait sur l’idée que les
animaux et les hominoïdes préculturels pratiquaient l’inceste. C’est ainsi que Freud avait tiré
une conclusion logique quand il a proposé que l’inhibition du désir incestueux a dû donner
lieu à une névrose universelle qu’il a appelé le complexe d’Œdipe. Dans la continuation de
l’œuvre de Freud, Claude Lévi-Strauss faisait de la prohibition de l’inceste « la démarche fondamentale dans laquelle s’accomplit le passage de la nature à la culture » ([7], p. 9).
Selon le schéma freudien classique, ce serait au père d’interdire le désir qui circule entre
mère et enfant. L’intrigue de Sarabande opérerait donc un déplacement dans la mesure où
c’est une lettre de sa mère, Anna, trouvée par hasard par sa fille, qui prononce la prohibition
des rapports entre père et fille. Quel est l’effet de ce déplacement ? Peut-être la consécration
d’un phantasme : Anna comme mère phallique. Karin est abasourdie à la lecture de la lettre,
« Maman savait ». C’est-à-dire, sa mère avait prévu qu’après sa mort, sa fille serait installée à
sa place vis-à-vis de son mari défaillant. La menace (de la castration) quand elle est perçue
comme émanant du père a, selon Freud, l’effet d’une prohibition de l’inceste. Or, si la loi
s’origine dans la mère, son effet est radicalement autre : car cette loi a pour effet, non seulement de permettre l’inceste, mais quasiment de le rendre obligatoire et d’en assurer le succès.
Anna était toute amour ; être comme Anna, ce serait donc aimer son père comme il a tant
besoin d’être aimé. La lettre d’Anna prend effet donc comme un véritable constat du manque
qui caractérise son mari. De manière masochiste et triomphale, Henrik proclame sa propre cas3
Bergman nous donne maints exemples de l’amour trop parfait et donc létal. Un des plus saisissants, et proprement
insoutenables, est Les Deux Bienheureux (1986) où, pour mieux comprendre sa femme qu’il aime et qui a une vue
très déficiente, l’homme se crève un œil. Il ne leur restera plus qu’à se suicider de concert. Voir le commentaire de
Jacques Aumont ([6], p. 42-3).
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tration, allant jusqu’à tenter de se suicider, comme s’il s’agissait de payer le prix de la jouissance suprême qui serait la fusion avec la femme phallique et idéale, Anna, et avec sa fille, qui
lui ressemble tant et qui est aussi l’incarnation de la transcendance parfaite : la musique4.
2. Évolution des idées concernant l’interdit de l’inceste
Aujourd’hui, en ce début du XXIe siècle, il faut avouer que, si le tabou de l’inceste trouve
encore un écho dans certaines branches du savoir, en sciences il est totalement abandonné.
Edward Westermarck, un ethnologue finlandais, contemporain de Freud, présentait une hypothèse radicalement différente de celle du père de la psychanalyse quand il énonçait en 1895 :
« il existe une absence remarquable de réactions érotiques entre des humains qui vivent
ensemble dès l’enfance » ([8], p. 80). En Darwinien convaincu, Westermarck estimait que la
sélection naturelle aurait favorisé l’acquisition d’une aversion pour l’inceste.
Ce ne fut que vers la dernière moitié du XXe siècle qu’on commença à étudier l’inceste
chez les animaux pour trouver, d’abord avec étonnement, qu’il est effectivement très rare,
non seulement chez les primates, mais chez d’autres mammifères, chez les oiseaux, amphibiens, et même les insectes [9]5.
Par ailleurs, une révolution dans le monde de la psychiatrie a eu lieu au cours des années
1980. Toute une catégorie de patients, dont la plupart étaient des femmes, présentaient des
symptômes qui posaient un défi à tout essai de diagnostic. Vers la même époque, des études
montrèrent que l’inceste était bien plus répandu qu’on ne l’avait cru. Ensuite, il n’a fallu que
peu de temps avant d’énumérer toute une liste d’effets néfastes de l’inceste. À lire les transcriptions de ces cas cliniques aujourd’hui, on peut se demander si c’est proprement l’existence de l’inceste, ou bien l’histoire, souvent associée à celui-ci, d’une part d’abandon et
d’autre part d’abus physique et sexuel, qui prédisposaient ces sujets à des problèmes de l’ordre
du syndrome de stress post-traumatique : la dépression chronique, l’alcoolisme et la toxicomanie, mais aussi la scarification, les tentatives de suicide, la personnalité borderline, des états
limites, l’angoisse, des maladies psychosomatiques, la boulimie nerveuse et la dissociation6.
Grâce à l’hypothèse de l’inceste dont elles furent victimes, des patients qui ne comprenaient
rien à leur malaise, en ont trouvé une explication. Curieusement, pratiquement au même
moment où l’on découvrit la prévalence de l’inceste parmi les humains, les biologistes trouvèrent que l’inceste chez les animaux, en dehors de l’intervention humaine, est rarissime. Qui
plus est, les ethnologues démontrèrent de façon convaincante que l’évolution avait doté les
humains d’une puissante tendance à éviter l’inceste. Ce que Freud et Lévi-Strauss ont appelé
le tabou de l’inceste n’est nullement inné, mais dépend d’une très grande proximité dans les
tout premiers stades du développement, jusqu’à l’âge d’environ trois ans chez les humains.
La tendance à éviter l’inceste est donc susceptible de troubles. Un frère et sa sœur, séparés
dès la naissance et élevés séparément ne ressentent pas le fameux tabou, malgré le poids de
4
Dans la photo d’Anna qu’on voit à plusieurs reprises, on aperçoit un crucifix en or porté autour du cou. Chaque
fois que nous voyons Karin, elle porte ce même collier, souvenir de sa mère sans doute, mais qui ajoute à notre
inquiétude une fois que nous nous apercevons du rôle qu’Henrik réserve à sa fille.
5
Voir le travail d’Arthur P. Wolf sur les cas des enfants élevés ensemble dans les Kibbutzim israéliens et les
mariages dits « mineurs » (où l’épouse est élevée depuis l’enfance dans la famille de son futur époux) à Taiwan [10].
6
De façon analogue les examens médicaux d’enfants nés d’incestes révèlent une forte mortalité–morbidité. Mais
l’analyse de ces maladies démontre que les altérations organiques sont attribuables à des troubles relationnels (déshydratation, dénutrition, infections, accidents) plutôt qu’à des maladies transmises génétiquement.
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la culture. Chez toutes les espèces, y compris les humains, l’inceste devient beaucoup plus prévalent quand la proximité précoce est interrompue7.
3. Inceste et problématique de la perversion
Pourquoi évoquer ce changement d’optique sur l’inceste dans le cadre d’une étude de la
structure de la perversion ? S’agit-il d’un simple déplacement faisant que, au lieu de tracer la
ligne entre humain et animal en terme de nature contre culture, (alors qu’on sait désormais que
la notion même de nature est culturelle), on mettrait en avant une réponse programmée génétiquement. C’est, je crois, passer à côté d’une distinction radicale. Si la plupart des espèces évitent
l’inceste, en dehors de l’intervention de l’homme (domestication, élevage), quelquefois des individus animaux le commettent, mais dans ce cas, l’inceste n’est certes pas perçu comme un
crime.
Chez l’homme, en revanche, c’est le statut de crime qui est souvent revendiqué. Toute la
clinique de l’inceste est là pour fournir l’exemple de l’individu qui proclame que le tabou
contre l’inceste n’est qu’une règle de la société qu’il peut choisir de transgresser, en assumant
les risques, au nom parfois de la liberté ou d’autres catégories de l’ordre de l’éthique. On
connaît les développements de Sade à ce sujet. Quand on sait, en revanche, que l’évitement
de l’inceste n’est pas tant un produit de la culture, qu’une programmation d’ordre biologique
chez l’animal, alors l’inceste, en tant que perversion, prend la forme d’un défi, certes adressé à
l’ordre symbolique, mais au-delà visant le réel. Il s’agit de la différence entre la transgression
d’une règle, et le défi de la loi.
Cette réflexion me permet de situer l’incestueux dans la catégorie de la perversion. La perversion peut être définie selon deux axes différents, mais complémentaires. Le pervers ne
semble pas vouloir, (pouvoir ?) saisir la différence de poids entre la règle, culturelle, et la
Loi, relevant du réel. Il est vrai qu’on a l’habitude d’assimiler le terme Loi au registre Symbolique. Toutefois, les développements de Lacan autour du nœud borroméen sont là pour nous
rappeler à quel point ces registres sont interdépendants. Si l’on détache un registre, tout le système sombre dans la confusion, dans l’indifférenciation. Nous proposons, d’après l’étude de
cet exemple de l’inceste, que le pervers invente une catégorie, celle de la règle, qu’il peut
s’octroyer la possibilité de détourner, pour se permettre d’ignorer les impératifs incontournables pour tout un chacun de la Loi, comprise ici comme touchant au registre du Réel.
Par ailleurs, le pervers, en général, est celui qui est fonctionnellement dépourvu d’empathie :
il n’éprouve que son propre monde mental. Il peut donc jouir de son objet sans se poser de question quant à des troubles infligés à lui. Vers le milieu de son film, Bergman situe une scène entre
Marianne et Henrik dans l’église du village, où celui-ci se montre d’abord gentil et sympathique,
mais ensuite cruel et vulgaire, avant de laisser Marianne seule, abasourdie devant tant de haine.
C’est alors que Marianne se retourne, interpellée par un soudain rayon de soleil très bergmanien.
Nous voyons le grossier retable polychrome de cette église de campagne, comportant une cène
avec un disciple très enfantin, (il ne peut s’agir que de Jean – Johann) blotti dans le giron d’un
Christ tout paternel. L’image présente un commentaire, un peu plus ironique, du rapport si hostile entre Johann et son fils Henrik. Henrik est joué par Börje Ahlstedt qui fut l’oncle Carl dans
7
Les travaux de Françoise Héritier et sa définition de l’inceste de deuxième type sont tout à fait pertinents dans le
contexte de notre discussion de la notion de proximité. Selon la théorie de cet auteur, la confusion dans le choix de
l’objet, ainsi que le danger, ressentis par l’humain de manque de la différentiation, seraient à la base de l’horreur
qu’évoquent ces cas d’inceste [11].
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Fanny et Alexandre et Carl Akerblom dans En présence d’un clown où la critique l’a trouvé stupéfiant d’impudeur. Johann dit de son fils que même petit, il l’horrifiait : « son amour me répugnait, comme celui d’un chien. Je lui aurais donné des coups de pied » ([5], p. 98). L’acteur
arrive à incarner l’asservissement du fils face à la haine du père8. Alors qu’il est adulte, Henrik
se maintient dans une position abjecte de dépendance financière vis-à-vis du père. Par ailleurs, il
le hait au point de souhaiter, dit-il à Marianne, le voir mourir d’une longue maladie douloureuse.
Ces fantasmes de meurtre ne sont peut-être que le verso d’une figure dont l’Un de l’inceste
serait le recto. L’Un ou la mort… Quant à sa fille, on n’imagine guère Henrik se doutant qu’il
lui fait du tort. Le pervers est incapable de concevoir son objet comme un autre habité par des
sentiments et des émotions qui le dépassent.
Le fonctionnement infantile des pères incestueux est un constat frappant de la clinique des
perversions. Tous savaient que l’inceste ne pouvait pas durer et qu’ils finiraient par se faire
arrêter et punir. Incapables d’y mettre eux-mêmes un terme, ils attendaient confusément
qu’un tiers vienne le faire à leur place ([13], p. 98-9). Dans la scène où nous découvrons
que, dans le chalet du lac, Henrik et sa fille Karin dorment dans le même lit, Henrik dit qu’il
a souvent l’impression qu’une punition terrible l’attend. Chez ce genre de sujet, il semble qu’il
n’y ait pas eu d’accès à une suffisante estime de soi pour reconnaître des limites à son désir. Il
faut un minimum d’amour de soi pour ne pas imposer à l’autre son besoin de complétude.
Cette bonne image de lui-même semble avoir toujours fait défaut à Henrik, comme à d’autres
pères pervers de ce type. Il a de lui-même une représentation à la fois grandiose (artiste, interprète de Bach, et écrivain) et totalement dévalorisée qui l’oblige à l’étayage anaclitique de
l’inceste avec sa fille, qui, elle, sera un jour reconnue comme musicienne extraordinaire.
Johann dit ne pas comprendre comment Anna a pu aimer Henrik. Et l’on sent très nettement une jalousie de type œdipienne où le couple Henrik–Anna est placé en instance parentale
et où Johann serait le fils. Les termes que Johann emploie pour dire qu’il était « mis de côté »
de l’amour entre Anna et Henrik sont exactement les mêmes qui sont employés par sa petitefille Karin qui se plaint qu’elle-même était « mise de côté » à cause du rapport fusionnel entre
ses parents, rapport si parfait qu’il n’y manquait rien, et, par conséquence, ne laissait pas de
place pour elle.
Or, Henrik rapporte visiblement sur sa femme toute sa hantise de l’abandon vécu dans son
non-rapport à son père. La relation entre Henrik, et Anna, sa femme, est déjà une relation
incestueuse dans la mesure où, visiblement, il l’aime comme une mère9. Sa fille Karin assume
la place de sa mère dès la disparition d’Anna. Quand la mère et la fille commencent à jouer le
même rôle, nul ne peut dire où cela s’arrêtera ([14], p. 15).
Pour Henrik, son enfant, parce qu’elle est issue de sa chair, vient réveiller la blessure narcissique initiale et le besoin de réparation. C’est dans la famille que ça se passe et nul autre
que son enfant, identifié comme son semblable et porteur de la même blessure que lui ne pourrait émouvoir ce père incestueux. En outre, c’est sa façon de rester fidèle à sa femme disparue.
Ce qui se passe à l’extérieur ne le touche pas. Henrik a quitté son poste à l’Université, demandant une retraite anticipée. De même, il a été démis de ses responsabilités dans l’orchestre
8
Claude Balier souligne la fréquence des fantasmes matricides chez les pères incestueux ([12], p. 116). Plusieurs
cliniciens ont insisté sur la mère absente ou refusante. Bergman remplace la mère par le père dans ce film.
9
Dans Les Fraises sauvages, le vieillard voit ses parents apparaître au loin, et pourtant tout près, dans la douce
lumière de l’au-delà. Dans Sarabande, Henrik rêve d’Anna : « C’est un jour d’automne brumeux, sans un souffle de
vent, absolument silencieux. Alors, je vois quelqu’un qui arrive là-bas à la grille. Elle vient vers moi… C’est alors
que je comprends que je suis mort » ([5], p. 61). Voir Aumont, ([6], p. 27).
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qu’il avait fondé. Cet échec professionnel le touche, ravivant le rejet de son père, mais il se
persuade qu’il pourra ainsi se consacrer entièrement à l’éducation musicale de sa fille.
À la fin, Karin quitte son père pour partir en Allemagne faire une formation de musicien
d’orchestre, renonçant ainsi au projet de devenir virtuose que son père et son grand-père avaient
rêvé pour elle. En leur disant « non » elle fait sans doute un grand pas vers l’indépendance.
Cependant, on pourrait peut-être entendre dans son explication de ce choix des séquelles de son
histoire familiale. Elle ne veut pas rester seule sur une estrade ; elle souhaite se fondre dans un
effort commun, faire partie d’un ensemble. Toujours ainsi la nostalgie de la fusion.
4. Bach
Passé ses premiers films, Bergman n’a jamais utilisé sa grande culture musicale pour illustrer ses œuvres. Il choisit donc de renoncer à la manipulation du public car, dans le cinéma de
la maturité, la bande-son ne comporte aucun élément musical étudié pour nous influencer sans
qu’on y prenne garde. En revanche, tout événement musical est un élément du sens. Un prélude de Chopin est exécuté deux fois de suite, d’abord par la fille amateur, puis par la mère
professionnelle, dans Sonate d’Automne. Comme le monologue répété de Persona, la double
interprétation accentue le caractère si éperdument séduisant de la musique, art de la temporalité
par excellence : la musique nous promet une échappatoire du temps, mais elle ne tient pas ses
promesses10.
Or, s’il refuse la facilité d’un accompagnement musical insidieux pour ses films, rien n’est
plus important pour Bergman que la grande musique : Mozart, bien entendu, mais surtout
Bach. En 1962, la presse avait révélé que Bergman annonçait son intention de se retirer du
cinéma pendant toute une année afin de se consacrer entièrement à un livre sur la vie et
l’œuvre de Bach. « Au moins une fois dans une vie, aurait-il dit, il faut essayer de réaliser
son rêve et tourner le dos aux corvées du quotidien ». Son épouse de cette époque, la pianiste
Kabi Lorentie devait l’aider dans cette recherche. Il ne paraît pas avoir mené à bien cette entreprise ([15], p. 210). Dans Sarabande, c’est Henrik, le vieux fils raté, qui se retire de son poste
universitaire pour écrire un livre sur Bach, nous donnant ainsi à penser que Bergman s’identifie à ce personnage pitoyable, même répugnant.
L’art chez Bergman, est-il toujours quelque chose de positif ? Henrik écrit sur La Passion
selon Saint Jean de Bach et dit à Marianne que la musique de Bach lui donne une idée de la
vie après la mort. Dans L’Œuf du Serpent, cependant, nous trouvons un personnage, Edvard,
qui, comme dans les anecdotes sur les officiers SS, joue divinement du Bach après avoir torturé. L’art n’est donc nullement garanti contre le démon dans l’homme11.
Dans Le Silence, deux sœurs et le fils d’une d’elles voyagent et font escale dans une ville
étrangère où la langue est entièrement incompréhensible. Une seule occasion de
communication : un poste de radio joue de la musique et le vieil employé d’hôtel dit Bach tandis qu’Ester ravie le seconde, « Bach ». Dans Persona, un drame radiophonique suscite la
10
Cette scène est interprétée autrement par Aumont, ([6], p. 131).
Il y a déjà un certain temps, Robin Wood faisait remarquer que les références au Vietnam et à l’Holocauste dans
Persona colorent les rapports de sadisme et de manipulation entre les deux protagonistes féminins. La racine de
l’horreur est inéluctablement présente dans le psychisme. De même Godard défendait Les Carabiniers en disant que
le film sur les camps de concentration dont on avait besoin qui ne serait probablement jamais tourné, serait un film,
non sur les victimes, mais sur les gardes. Dans plusieurs de ses films, y compris Sarabande, Bergman explore l’identité des deux rôles.
11
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condamnation sans paroles de l’actrice désormais muette, mais quand on change de fréquence,
la musique de Bach semble transformer son visage et elle paraît au bord de la parole. Dehors
le jour tombe, mais le visage de Liv Ullman, au fur et à mesure que la lumière diminue,
semble s’éclairer de l’intérieur. C’est comme si le soupçon qui pèse sur le langage s’avérait
infondé quand il s’agit de la musique. Doit-on conclure que l’art de Bergman préférerait
aborder les questions majeures qu’il se pose de façon abstraite comme le fait la musique de
Bach12 ?
Kierkegaard avançait une hypothèse qui ne cesse de hanter l’univers de Bergman : « Si le
démoniaque est un destin, il peut alors arriver à tout le monde. » ([17], p. 124). La référence
au philosophe est explicite dans une scène centrale de Sarabande. Henrik va voir son père
qu’il trouve dans sa bibliothèque, lieu assez surréaliste où le vieil homme semble déjà dans
l’au-delà, enseveli dans un tombeau tapissé de livres. Assis à une table surélevée comme un
autel, il lit Kierkegaard, Ou bien…ou bien. Dans l’œuvre de Bergman, le pessimisme sartrien
est marié à celui de Kierkegaard : l’homme est prédestiné, c’est-à-dire agi, comme une marionnette.
5. Liens de parenté
Dans Les Fraises sauvages (1957), le protagoniste est un vieil homme qui après avoir rendu
visite à sa mère presque centenaire, se rend compte qu’il a été incapable d’amour en raison de
sa culpabilité envers cette femme indifférente et incapable d’amour elle-même. La froideur et
le détachement de la mère ont empoisonné la vie du fils ; même s’il a pu avoir un grand succès dans sa profession, il n’a jamais réussi ses rapports affectifs. La crainte que lui inspire cette
mère terrifiante d’indifférence est compensée par sa cruauté quasi inconsciente envers toutes
les autres femmes de sa vie. Tout se passe comme si, en raison de sa peur d’elle ou de son
besoin d’elle, le fils avait réprimé la colère que sa mère lui inspire. En revanche, une identification à sa froideur et son obsession s’est mise en place. Devenu adulte, le fils s’est comporté
envers toutes les femmes de sa vie comme si elles étaient sa mère pour qui les relations intimes étaient impensables, à la fois répugnantes et menaçantes.
Le Johann de Sarabande ressemble d’une certaine manière au héros Les Fraises sauvages.
On est frappé par le fait que Bergman revient à cette figure de l’homme si âgé, une cinquantaine
d’années plus tard quand il a lui-même l’âge de son protagoniste. Visiblement, cette image ne le
lâche pas. Johann était homme à femmes, à plusieurs femmes, à au moins deux, l’épouse et la
maîtresse, mais ces dyades étaient temporaires et se succédaient. (On résiste mal à la tentation
de penser à la biographie de Bergman avec ses six mariages, nombreuses liaisons longues et
neuf enfants)13. Marianne, se confie à Karin qui lui demande quelle sorte d’homme était son
grand-père ; plus de 30 ans après, cette épouse blessée est encore outrée au souvenir de ses trahisons avec des « traînées ». Freud aurait pu lui expliquer l’impératif qu’éprouve cette structure
masculine de dissocier l’érotique de la tendresse. Au tout début du film, Johann rapporte à
Marianne le mot de son ami pasteur qui définit une bonne relation comme faite de deux
paramètres : « une bonne camaraderie et une solide sexualité, » et il ajoute « Personne ne peut
contredire le fait que toi et moi avons été bons camarades » ([5], p. 29). Autant dire que la
12
13
29).
L’argument fait écho à celui de Simon, ([16], p. 253).
« J’ai plusieurs enfants que je connais à peine ou pas du tout. Mes échecs humains sont remarquables » ([18], p.
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sexualité s’était évanouie dans leur relation. On peut deviner d’après l’analyse de Freud que dès
que Marianne devint la mère de ses enfants, l’horreur de l’inceste la barra pour Johann comme
objet de désir. Freud insiste que pour accepter sa vie amoureuse dans le mariage, l’homme doit
« s’être familiarisé » avec la représentation de l’inceste [19]. Comment entendre cette
« familiarité », sinon comme une façon d’accéder au fantasme de la scène primitive ? Il devient
clair que la problématique de l’inceste colore tous les rapports du film. Et pourtant, de bien de
points de vue, les personnages du film ne sont que des gens ordinaires. Bergman nous montre
ainsi que la perversion, structure qui fait horreur à la plupart d’entre nous, nous côtoie en fait
de très près.
Il y a très longtemps, Bergman avait recommandé, pour comprendre ses films, la lecture du
Petit Catéchisme de Martin Luther (1529). Il s’ouvre par le « Premier point fondamental, les
dix Commandements ou le Décalogue tels qu’un père de famille doit les présenter et les enseigner avec simplicité à ses enfants et à ses serviteurs ». Le premier commandement conclut
ainsi : « Je suis l’Éternel ton Dieu, le Dieu fort et jaloux, qui punit l’iniquité des pères sur les
enfants jusqu’à la troisième et quatrième génération de ceux qui me haïssent, et qui fait miséricorde jusqu’à mille générations à ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements »
([20], p. 80). Si l’intertexte protestant s’est en apparence estompé chez Bergman après la fin
des années 1960, il n’en reste pas moins présent en tant qu’élément de la structure profonde.
Bergman est toujours imprégné de sa Bible et Sarabande aussi contient plusieurs références
bibliques, mais son auteur les comprend peut-être autrement à présent. Cependant, le caractère
héréditaire du mal est toujours absolu, car l’image peut-être la plus saisissante du film est celle
de la contagion de la haine incarnée par le grand-père mais agissant avec une espèce de fatalité
chez tous ceux qui le côtoient.
6. Le Cinéma : conclusion
« Je trouve humiliant de voir mon œuvre critiquée comme si elle était un livre alors qu’elle
est un film. Cela revient à appeler oiseau un poisson, à confondre le feu et l’eau, » écrit Bergman en 1962, ([21], p. 14).
Ce qui est dit dans un film de Bergman, n’est jamais dit. Ca se voit. Sarabande s’ouvre sur
un grand rectangle clair aux proportions d’un écran de cinéma sur fond noir : il s’agit d’une
table filmée d’en haut et complètement recouverte de photographies en noir et blanc. Puis la
caméra descend pour prendre sa position habituelle par rapport à la pièce et le personnage de
Liv Ullmann entre pour s’asseoir devant la table. La photo, comme le film, est un moyen de
transformer la vie en objet, de nier le temps qu’on n’arrête pas et l’altérité. Mais, par ailleurs,
photo et film font voir ce qui, sans eux, resterait invisible. Parfois, ils peuvent aussi se substituer
à la relation de parole. Le pasteur des Communiants rejette cruellement son ancienne maîtresse
en lui préférant la photo de sa femme morte qui, pourtant, lui ressemble beaucoup. Dans Sarabande, la photo d’Anna, semble avoir le même poids d’icône pour tous les personnages. C’est
toujours la même photo qu’on voit aux mains de chacun d’eux. Pour Johann, le grand-père qui
se demande s’il n’est pas déjà mort, c’est l’image obsédante de la mère idéale et il n’arrive pas
plus à en faire le deuil que son fils ou sa petite-fille. L’épilogue prouve que cette photo a la
même valeur envoûtante pour Marianne qui n’a jamais connu l’original. Montrée à plusieurs
reprises, la photo en noir et blanc, serait-elle là pour pointer la tentation du choix de l’objet
idéal et inaccessible au prix de l’autre qui est là en face ? C’est, en fin de compte, à ce moment
qu’on prend conscience de l’énormité du déficit de la mise en place de l’image de soi dont souf-
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frent tous les porte-parole de Bergman. Car, il est vrai qu’on n’acquiert une image que grâce au
regard de l’autre, et tout d’abord du parent. Ce n’est qu’après sa réflexion mélancolique au sujet
de l’amour d’Anna, que Liv Ullman raconte sa visite à Martha dans son institution, et nous dit,
(avec quelle émotion !) que « pour la première fois de notre vie commune, je comprenais, je sentais, que j’étais en train de caresser ma fille, mon enfant » ([5], p. 107). À ce moment, sans
doute, Marianne est sauvée, car elle sort de la perversion ordinaire, mais il est trop tard pour
Martha.
Pour les spécialistes du cinéma, Bergman, c’est un des inventeurs de la forme en cinéma,
au sens où Gilles Deleuze parlait de ce que voudrait dire « avoir une idée en cinéma ». Pour
la critique et pour la majorité des spectateurs, c’est l’homme d’un certain nombre d’obsessions
personnelles. Il est évident que sa réputation et sa place dans l’histoire de l’art cinématographique sont dues au mariage de ses thèmes et ses techniques. Mais plus essentiellement
encore, chez Bergman, l’émotion suscitée par l’image est toujours double : je me reconnais
dans ma propre histoire, comme dans la séance analytique, j’accepte son histoire comme
mienne, (ou autre mais me concernant), en même temps qu’elle me dérange, me désoriente,
et que je me dis que jamais je n’aurai pu l’imaginer.
Finalement, quand il s’agit d’un film de Bergman, il n’est jamais question de nous permettre d’apprendre dans la douceur du flou artistique. L’auteur ne ménage ni son public, ni ses
collaborateurs. Dans les compléments du DVD vendu en France on voit une réunion de travail
du metteur en scène avec son équipe. Il leur dit qu’il leur demandera beaucoup, comme il
demande beaucoup à lui-même, et il ajoute : « Je ne suis loyal qu’envers mon œuvre »14.
Références
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