Le travail et la technique Cours

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Le travail et la technique Cours
Lycée franco-mexicain – Cours Olivier Verdun
LE TRAVAIL ET LA TECHNIQUE
Le travail, activité servile ou moyen d'émancipation ?
Notions connexes : «La culture», «La liberté», «Autrui», « Les échanges »
Repères : « en puissance / en acte »
INTRODUCTION
1) Le sens des termes
a. Le travail :
-
On parle du travail d’un écrivain sur la langue, du travail que l’on vient de
trouver ou de perdre, du bois qui travaille, etc. On dit être travaillé par une idée
ou, pour une femme qui commence à éprouver les douleurs de l’accouchement,
entrer en travail. Le mot travail a-t-il le même sens dans ces différentes locutions ?
Dans la négative, quelles sont les différentes acceptions du mot travail ?
Le mot «travail s’entend en plusieurs sens». Il signifie d’abord l’action de
transformer ou de façonner un matériau brut (travail artisanal, travail d’un
écrivain sur la langue, par exemple). Activité par laquelle les humains façonnent et
transforment leur milieu de vie pour pourvoi à leurs besoins essentiels.
Le travail désigne aussi une activité rémunérée, socialement reconnue et
rentable, que l'on accomplit, le plus souvent, en vue de l'obtention d'un salaire.
Travail comme profession, métier.
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Le terme prend aussi le sens d'une activité qui réclame une attention, un effort
prolongé, physique, intellectuel; le mot travail connote le tourment et la peine («être
travaillé par une idée», «entrer en travail» au sens de commencer à éprouver les
douleurs de l’enfantement). L'étymologie suggère, en effet, que le travail est une
activité pénible et contraignante, exigeant un effort douloureux : le mot vient du
latin tripaliare qui signifie torturer avec le trepalium, appareil formé de trois pieux
servant à immobiliser certains animaux (les chevaux, les bœufs) pour les ferrer. Le
grec ponos signifie « douleur », l’allemand Arbeit renvoie à la notion de difficulté et
d’adversité. L’hébreu avoda a la même racine qu’eved, « l’esclave ».
b. La technique :
-
On parle de la technique de la dissertation, de la technique du peintre, de
techniques de construction, de techniques industrielles, du progrès technique et
même de la technologie. Le mot technique a-t-il le même sens dans ces différentes
locutions ?
Au sens courant, la technique se définit comme un ensemble de moyens permettant
d’obtenir efficacement certains résultats déterminés, jugés utiles. Moyens matériels
(outils, instruments, machines) ou intellectuels (connaissance de certains procédés).
La technique apparaît comme une manière de faire efficace pour parvenir à des fins.
La technique est un savoir-faire.
c. Activité servile
-
Que suggère l’expression « activité servile » ? De quoi le travail et la technique
nous rendraient-ils esclaves ?
L’adjectif servile désigne ce qui est propre aux esclaves et qui a un caractère de
soumission avilissante et excessive. L’adjectif connote ce qui est bas, rampant, ce qui
ravale l’homme au rang d’une créature entièrement soumise à une autre. Par
extension, ce qui est indigne d’un être humain. Le travail et la technique pourraient
nous rendre esclaves de la nécessité (celle de vivre, de se nourrir, de pourvoir à ses
besoins), de la société, d’autres hommes (les employeurs, le marché, par exemple) et
peut-être aussi de nous-mêmes. Activité qui nous priverait de notre temps, de notre
liberté.
d. Moyen d’émancipation
-
Que faut-il entendre par émancipation ? De quoi le travail et la technique nous
émanciperaient-ils ?
L’émancipation est l’acte par lequel on s’affranchit d’une autorité, de servitudes, de
contraintes. Emancipation comme libération, délivrance. Le travail rend possible
l’indépendance de l’homme à l’égard du milieu naturel et assure aux individus une
indépendance financière et sociale. Ainsi une femme qui travaille a-t-elle les moyens
de ne pas dépendre financièrement de son mari. Un adolescent qui trouve du travail
peut s’émanciper de sa famille, voler de ses propres ailes. En ce sens, le travail est
désiré comme moyen d’acquérir des compétences, de se réaliser, d’avoir une vie
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sociale.
e. Ou
-
Qu’indique la conjonction de coordination ou ? Pourquoi la question posée estelle formulée sous la forme d’une alternative ?
La conjonction de coordination « ou » a la valeur d’une disjonction large ou stricte.
Le travail et la technique sont soit une activité servile, soit un moyen d’émancipation,
mais ils ne peuvent pas être l’un et l’autre à la fois. On ne peut être en même temps
libre et esclave. La deuxième possibilité est que le travail et la technique pourraient
tantôt être considérés comme une activité servile, tantôt comme un moyen
d’émancipation, en fonction, ce qui suggère l’ambiguïté foncière du travail.
f. Sens de la question
Reformulez-la question posée en faisant apparaître sa signification générale.
L’activité par laquelle les humains transforment leur milieu de vie et produisent
leurs moyens d’existence en utilisant des moyens à la fois matériels et intellectuels
(outils, savoir-faire) est-elle par nature une soumission avilissante ou bien ce qui nous
permet de nous affranchir d’un certain nombre de contraintes ?
2)
La problématique
Quel lien peut-on établir entre le travail et la technique ?
Tout travail implique l’usage d’outils, d’instruments, voire de machines, donc de
moyens techniques. Ces moyens techniques sont eux-mêmes le produit du travail
humain (un marteau, par exemple, a été conçu et fabriqué). Le travail, qui plus est, est
de plus en plus technique, technicisé, au point qu’on peut avoir l’impression que la
technique remplace l’homme (exemple des robots ou des caisses automatiques dans
les grandes surfaces).
La conjonction ou peut-elle avoir la valeur d’un « et » (disjonction large) ? Le
travail peut-il à la fois une activité servile et un moyen d’émancipation ?
Le travail présente une double face : on peut d'abord lui reprocher d’être une
activité contraignante, à la fois parce qu’elle est nécessaire et parce qu’elle nous
prive de temps, de liberté. Dans la Genèse, l'obligation de travailler s'impose à
l'homme comme une sorte de malédiction qui est la conséquence de la désobéissance
d'Adam. Rousseau, dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité
parmi les hommes, souligne que la tendance naturelle de l'homme est à la paresse et à
l'oisiveté. Ainsi travaille-t-on non par plaisir comme pour le jeu mais pour subvenir à
nos besoins, par nécessité donc.
Mais, à l’inverse, le travail rend possible l’indépendance de l’homme à l’égard du
milieu naturel et assure aux individus une indépendance financière et sociale. En ce
sens, le travail est désiré comme moyen d’acquérir des compétences, de se réaliser,
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d’avoir une vie sociale. Le travail est ainsi constitutif de l'humanité qui, on s'en
souvient, doit réaliser les dispositions qui sont en germe dans sa nature.
On peut aussi considérer comme on le verra avec Marx que le travail est par
essence un moyen d‘émancipation de l’homme et qu’il est devenu historiquement,
dans le système capitaliste, une activité servile aliénante.
Quel problème l’intitulé du sujet soulève-t-il ?
Comment le travail peut-il à la fois nous asservir, nous aliéner, tout en nous
permettant d'acquérir une indépendance, une reconnaissance sociale, une identité ?
L'homme peut-il, doit-il échapper à l'emprise que le travail exerce sur la vie humaine,
pour se consacrer à des activités plus épanouissantes ? A quelles conditions, en
somme, le travail peut-il être un moyen d’émancipation plutôt qu’une activité servile ?
I) LE TRAVAIL, UN MOYEN D’EMANCIPATION
Le travail nous libère de l’emprise de la nature qu’il transforme par l’intermédiaire
d’outils. Par le travail, les hommes produisent leurs moyens d’existence. Ce faisant,
ils se transforment eux-mêmes. Cette double transformation est source de satisfaction,
- satisfaction de reconnaître notre marque objective dans le monde, satisfaction
d’avoir réussi à tirer du réel quelque chose qui n’aurait pas existé sans noue. Dans
cette optique, le travail est l’essence de l’homme.
A) LE TRAVAIL COMME ACTIVITE DE TRANSFORMATION DE LA
NATURE PAR L’INTERMEDIAIRE D’OUTLS (texte n°1 de Marx, in Le
Capital, livre 1)
En premier lieu, il serait tentant d’affirmer que le travail est une activité naturelle
de transformation de la nature : comme tous les êtres vivants, l’homme use de ses
forces naturelles pour s’assimiler la nature extérieure (exemple de la nourriture). D'un
certain point de vue, les animaux travaillent : ils dépensent de l'énergie pour obtenir
les moyens de leur existence physique (construction de nids, de terriers, chasse,
récoltes, etc.).
Or la prise de possession de subsistances toutes trouvées – la cueillette des fruits
par exemple – ne saurait être considérée comme un travail. D’autre part, l’activité
animale ne dépasse jamais le strict cadre des besoins instinctifs; l'animal ne produit,
en réalité, que lui-même; les travaux qu'accomplissent certains animaux s'inscrivent
dans le prolongement de l'activité naturelle, qui agit à travers l'instinct de l'animal ; ils
ne peuvent que reproduire leur vie.
De même faut-il distinguer la simple préparation d’un objet naturel en vue de le
rendre propre à la consommation (le singe qui pèle un fruit, l’oiseau qui bâtit un nid
ou le castor qui construit un barrage), du travail qui produit les moyens mêmes d’une
telle préparation. Le travail humain implique l’intervention d’intermédiaires dans la
production – l’instrument, l’outil, la machine, le robot; le travailleur convertit des
objets extérieurs en organes de sa propre activité.
Dans le texte, Marx précise que « ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais
architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant
de la construire dans la ruche; le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement
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dans l'imagination du travailleur » (Marx, Le Capital, livre I, section VII). Alors que
l’usage des organes, chez l’animal, peut être déterminé par l’instinct, l’utilisation des
différents outils doit être intellectuellement conçue et méditée, en sorte que le travail
est essentiellement une activité consciente, intelligente, qui se propose un but,
mobilise une attention, une énergie, implique une compréhension des lois de la nature,
une connaissance de la nature des matériaux, pour permettre à l'homme de réaliser
dans une matière le but qu'il poursuit.
Comme activité consciente, le travail est une activité pénible qui place la volonté
dans un état de tension : « L’œuvre exige pendant toute sa durée, outre l’effort des
organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que
d’une tension constante de la volonté » (Marx, Le Capital, I, 7). Le travail exige
toujours une somme pénible d’efforts. Par là il s’oppose à l’heureuse spontanéité des
activités instinctives. On retrouve l’étymologie du mot « travail ».
De cette façon, les hommes se transforment et transforment le donné naturel en
produit de l'activité humaine. Par le travail, l'homme s'arrache à la nature et est
amené à produire une nouvelle nature en quelque sorte qu'il a humanisée. Le travail
est donc, à certains égards, contre nature, puisqu’il a pour origine la résistance d’une
nature contre laquelle l’humanité doit lutter pour lui arracher sa subsistance. Le travail
traduit donc un conflit de l’homme avec la nature où l’humanité doit intervenir
comme force collective.
B) LE TRAVAIL COMME OBJECTIVATION ET CREATION DE SOI
(Repères : « En puissance / en acte »)
Si le travail est avant tout une lutte douloureuse que l’homme mène contre la
nature afin de satisfaire ses besoins, cette lutte, loin d’être une servitude, est
éminemment formatrice. C’est ce que nous enseigne la Bible. D’un côté, dans la
Genèse, le travail est une peine infligée à l'homme par suite de la faute originelle
d'Adam et Ève. Travailler, c'est gagner sa vie à la sueur de son front. Le travail est une
souffrance, mais, d’un autre côté, c’est une souffrance nécessaire; nous devrions par
conséquent accepter cette fatalité et même lui trouver de bons côtés : si les hommes
étaient restés au jardin d'Éden, ils se seraient ennuyés ; selon Kant, la chute n'est pas
tant un mal qu'une ruse de la providence pour contraindre l'homme à déployer toutes
les ressources qui sont en lui.
Le travail nous apprend à discipliner nos penchants, à réfléchir, à anticiper, à
développer nos capacités physiques et intellectuelles. La plupart des qualités présentes
en nous «en puissance» sont des potentialités à développer. Selon Aristote, le talent
consiste à savoir actualiser sa puissance, à saisir les occasions favorables (kairos), les
moments opportuns. Le travail est justement une de ces occasions. Ainsi l'ébéniste se
développe-t-il au contact de son travail, telle pratique professionnelle peut être
l'occasion de développer une intelligence, une sensibilité, etc.
Le travail apporte donc la joie de se développer au contact d'une activité. Le travail
peut-être à la source de l’estime de soi (être fier de ce qu’on peut accomplir grâce à
ses efforts). Au contraire, la paresse consisterait à rester à l’état premier, à ne pas
chercher à progresser, à se développer : « Le barbare est paresseux et se distingue de
l’homme civilisé en ceci qu’il reste plongé dans son abrutissement, car la formation
pratique consiste précisément dans l’habitude et dans le besoin d’agir.» (Hegel,
Principes de la philosophie du droit, 1820). Le travail est donc formateur, formateur
de la personne, de la volonté. Le travail apprend à ne pas avoir tout de suite ce qu’on
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désire.
Le travail est ainsi l'occasion de sortir de sa subjectivité, de prouver
objectivement, dans des actions ou réalisations, notre valeur subjective. C'est ce que
montre Hegel dans le chapitre IV de la Phénoménologie de l'Esprit, dans la célèbre
dialectique du maître et de l'esclave. Le travail imposé au serviteur discipline ses
instincts et le rend capable de vaincre la peur que son maître lui inspire. Ce faisant, il
met un terme à sa condition servile.
Au départ, on a un esclave qui travaille pour un maître; la servilité s'explique par la
crainte qui habité celui qui refuse de risquer sa propre vie, crainte qui maintient
l'esclave dans une vie purement animale. Hegel précise que la peur de la mort est « le
maître absolu ». Il y a deux maîtres : le maître extérieur, auquel l'esclave s'est rendu en
refusant le combat; le maître absolu, la mort. Le maître va désormais vivre du travail
de l'esclave, et rester oisif; il se contente de jouir des objets que lui apprête l'esclave,
en les consommant. Mais, comme l'animal, le maître ne prépare jamais ce qu'il
consomme, il se confond avec un monde qu'il ne transforme pas, il n’a aucun savoirfaire, il est même dépendant de son esclave.
Par le travail, l'esclave, soumis pourtant à la volonté du maître, va se libérer de
son esclavage : il va devenir le maître du maître, tandis que le maître sera plutôt
l'esclave de l'esclave. L'esclave, en effet, est celui qui, en travaillant, transforme la
nature extérieure, l'humanise, tout en transformant aussi sa propre nature : il va
acquérir des aptitudes, des habiletés, ce qui lui permet de se rendre en quelque sorte
maître de ses désirs. Par le travail, l'homme se rend maître de son corps aussi bien que
de son esprit; il gagne en autonomie au fur et à mesure qu'il augmente la puissance
d'agir de ceux-ci. Alors que l'esclave était l'esclave du maître parce qu'il était resté
prisonnier d'un instinct de conservation animal, l'esclave va néanmoins s'émanciper
progressivement de cette nature animale grâce au travail qui lui permet de forger son
humanité. En sorte que l'esclave qui travaille est plus autonome que le maître, parce
que le maître reste dépendant de l'esclave quant à sa subsistance.
C) L’HOMO FABER (texte n°2 d’Aristote, in Les Parties des animaux)
Le raisonnement vaut pour la technique puisqu’il n’y a pas de travail sans
technique, laquelle a très largement contribué au développement des facultés
humaines. Si l’homme est un homo sapiens, c’est-à-dire un homme possédant
l’intelligence, c’est qu’il est d’abord un homo faber, un homme fabricateur d’outils.
C’est ce que montre Bergson lorsqu’il définit l’intelligence comme la « faculté de
fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier
indéfiniment la fabrication » (L’Evolution créatrice). Ces outils sont destinés à
prolonger la main de l’homme.
On trouve cette idée déjà chez Aristote qui, dans Les Parties des animaux (texte
n°2), souligne le lien entre la main, l’outil et l’intelligence humaine. Selon lui, à
l’inverse de ce que pense Anaxagore (philosophe grec présocratique, vers 500-428 av
JC) qui considère que l’homme est le plus raisonnable des animaux parce qu’il a des
mains, Aristote soutient à l’inverse que c’est parce que l’homme est intelligent. La
main est le premier outil de l’homme. L’intelligence est la raison d’être de la main.
Le texte peut être divisé en trois parties : Aristote développe d’abord une polémique avec Anaxagore : c’est l’intelligence de l’homme qui est première, et qui a
formé son corps. Le deuxième temps est une démonstration sous forme de syllogisme : la nature attribue ce qui convient le mieux à chaque être ; le plus intelligent est
celui qui utilise le plus grand nombre d’outils ; donc c’est à lui que la nature a donné
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l’outil le plus performant : la main. La main est un organe intelligent, performant,
dont l’usage est polymorphe : le pouce est court pour augmenter sa force, le doigt du
milieu est long car pour se servir d’un objet il faut pouvoir l’entourer par le milieu,
etc. La main peut ainsi servir de pince, de marteau, de crochet, de moule, etc. Elle est
un instrument d’instruments. (Distribuer aux élèves le document « Comparaison de
la main du singe et celle de l’homme »). Dans la troisième partie (« Aussi, ceux qui
disent que »), Aristote prend le contrepied de Platon et de sa relecture du mythe de
Protagoras (cf. cours sur la culture) : l’intelligence et la main sont des dons de la nature. Il n’est donc pas vrai que l’homme soit l’être le plus démuni.
Dans la phrase «Aussi ceux qui disent que l’homme n’est pas bien constitué et
qu’il est le moins bien partagé des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures,
il est nu et il n’a pas d’armes pour combattre) sont dans l’erreur », Aristote fait allusion au mythe de Prométhée : l’homme est démuni à cause d’une faute (celle
d’Epiméthée), et ensuite il est puni par Zeus. Il s’agit donc d’une malédiction originaire et morale. Aristote veut changer de paradigme (c'est-à-dire de système de pensée), car il propose une rationalité au sein même de la nature : l’homme ne peut pas
être mal constitué, car ce serait une remise en cause de la rationalité globale de la nature qui ne fait rien au hasard). C’est donc la nature qui assure à l’homme sa supériorité.
Dans la lignée d’Aristote et de Bergson, le préhistorien et paléontologue André
Leroi-Gourhan soutient que l’activité technique contribue au progrès des facultés
intellectuelles de l’homme. A chaque époque, le degré d’intelligence des hommes
correspond au niveau de développement de leur technique ; plus les opérations techniques sont complexes, plus l’homme enrichit sa capacité à parler et à penser : la parole, qui, prolonge les mouvements de la pensée, et l’outil, qui prolonge les gestes de
la main, sont commandés par le même centre nerveux du cortex.
D) LA DIVISION DU TRAVAIL [notions connexes : « Autrui », « Les
échanges]
Le travail a un caractère coopératif puisque c’est du besoin, de « l'impuissance où
se trouve chaque individu de se suffire à lui-même et le besoin qu'il éprouve d'une
foule de choses» (Platon, livre II de la République) que naît la cité, c’est-à-dire une
première forme d’organisation collective, comme le montre. Aucun homme ne
possède la capacité de survivre isolément, de vivre en autarcie (autarkeia, de autos,
soi-même, et arkhein, suffire), c’est-à-dire en autosuffisance. L'homme est un être
social, en ce sens que chacun se définit par ses relations avec les autres. La société est
une association qui permet une complémentarité et une solidarité entre les individus.
Le besoin naturel, que nous partageons avec les animaux, s'exprime directement
comme rapport avec les autres hommes. La nécessité de coopérer s'exprime dans la
division du travail, dans la spécialisation des métiers qui se fonde d'abord sur la
différence des aptitudes naturelles. A chaque besoin va correspondre un travail : le
médecin a besoin du cordonnier et le cordonnier du médecin. On entend par division
du travail la répartition entre plusieurs personnes des diverses opérations impliquées
dans un travail déterminé.
On distingue trois formes de division du travail : la division sexuelle du travail,
les tâches accomplies respectivement par les hommes et par les femmes variant avec
les sociétés ; la division technique du travail qui s’effectue dans le cadre d’une
branche économique déterminée (usine, exploitation agricole, etc.) et qui consiste
dans la décomposition du travail en gestes élémentaires, voire parcellaires, effectués
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par des ouvriers différents (travail industriel en série, à la chaîne, automatisation,
automation, etc.); la division sociale du travail qui est aménagée au niveau de la
société tout entière (différenciation des professions – agriculture, industrie, services -,
distinction travail manuel et intellectuel, fonctions de direction, de surveillance, de
contrôle, d’exécution, etc.
Selon Adam Smith, la division du travail accroît la productivité de chacun, et du
même coup la richesse de tous. La division du travail est la source de la productivité
et du progrès technique : elle pousse à la construction de machines qui facilitent le
travail et allègent la peine des hommes. Exemple, donné par Adam Smith, de la manufacture d'épingles où la production d'épingles est décomposée en dix-huit opérations simples. De cette forte spécialisation résulte une grande efficacité : la production
quotidienne par ouvrier est de quatre mille huit cents épingles, alors qu'un ouvrier
seul, contraint de réaliser l'ensemble des opérations, ne pourrait au mieux en produire
qu'une vingtaine. Trois facteurs contribuent ainsi à l'accroissement de la productivité
du travail : l'ouvrier qui se consacre à des tâches simples gagne en dextérité; les
temps morts sont fortement réduits par l'organisation de la division du travail; cette
dernière induit et appelle une plus grande et meilleure utilisation des machines.
Le développement de la division du travail est lié à l'extension du marché. Le
marché est le moyen par lequel la socialisation de l'espèce humaine s'effectue et
transforme le travail de chacun en un élément d'un procès de travail collectif, dont les
produits sont à la disposition de chaque homme selon ses besoins. Ainsi, grâce au
marché, nos intérêts égoïstes et notre sympathie mutuelle doivent pouvoir être
conciliés, en vertu de cette « main invisible » qui guide le marché, ce qui signifie
qu’il y a un ordre sans organisateur, une régulation sans régulateur, ordre spontané qui
résulte de l’action des hommes, non de leurs intentions.
Dans une autre perspective, sociologique cette fois, Emile Durkheim souligne, dans
De la division du travail social, que plus la division sociale du travail est forte, plus la
cohésion sociale est forte elle aussi, plus l’intégration sociale des individus est assurée. La division du travail est le fondement du lien social des sociétés modernes; elle
ne saurait avoir pour origine la recherche de l'efficacité économique; le rôle de la division du travail n'est pas d'augmenter le rendement des fonctions mais de les rendre
solidaires, de faire lien, d'intégrer les individus, d'assurer l'unité du corps social.
Durkheim distingue deux types de solidarité sociale.
La solidarité mécanique d’abord : solidarité sociale dans les sociétés où la division sociale du travail est très faible, limitée à une simple répartition des tâches selon la force, l'âge, le sexe. Dans ce type de société, la cohésion sociale est assurée par
l’homogénéité des comportements, l’interdiction de se différencier, de se distinguer
dans ses choix, ses comportements. Tous doivent faire à peu près la même chose. La
cohésion sociale tient à cette uniformité sociale. Ex : les sociétés dites primitives
dans lesquelles tous se livrent en même temps aux mêmes activités, comme la chasse
par exemple.
La solidarité organique ensuite : solidarité sociale dans les sociétés où la division
sociale du travail est très poussée. Dans ce type de société, la cohésion sociale est
assurée par la différenciation sociale et professionnelle des individus. Cette solidarité est celle de l’interdépendance entre eux des individus. Ex : les sociétés dites industrialisées.
Or, ce qui est remarquable, c’est que la solidarité organique est bien plus forte
que la mécanique. Les sociétés où la division sociale du travail est très poussée sont
des sociétés qu’on peut comparer à un corps biologique dans lequel toutes les parties
sont liées entre elles de telle sorte que toutes sont nécessaires à l’ensemble. Cela signi-
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fie que l’individu est invité à se différencier autant qu’il le veut des autres dans le
cadre de sa profession, qu’il peut affirmer ses différences sans préjudice pour le corps
social. Plus ils seront différents, plus la société sera cohérente. L’individu est rendu
comme indépendant par l’interdépendance que la division sociale du travail instaure, mais en plus, il peut affirmer ses différences, se différencier. On pourrait
presque dire qu’il y a de la place pour tout le monde, toutes les différences peuvent
trouver une manière de s’exprimer et qu’en plus cette affirmation de ces différences
concourt à rendre la société encore plus cohérente.
On en conclut que la division du travail est une conséquence de l'interdépendance
humaine qui rend les individus nécessairement solidaires, alors même qu'ils l'ignorent
le plus souvent. Le travail lie les vies en les inscrivant dans une même communauté,
un même collectif.
TRANSITION :
Le travail, activité servile ou moyen d'émancipation ? Le travail apparaît comme
cette activité qui arrache l'homme à une vie purement animale et lui permet d'actualiser son humanité spécifique. Le travail est formateur et permet à l'homme de recevoir,
d'assimiler, d'apprendre, de se cultiver, bref de participer au travail des générations
précédentes; alors qu'en nous formant l'humanité nous détermine et nous constitue,
c'est elle, à l'inverse, que nous déterminons et constituons par notre travail créateur, en
nous y incorporant. La vocation du travail est la transformation du monde, ainsi que la
socialisation, la communion des hommes. Le travail est ainsi la source de leur dignité
et de leur estime d’eux-mêmes. Mais le travail n'est-il pas aussi, dans certains de ses
aspects, une activité servile qui aliène l'homme, le dénature, le déshumanise, voire le
ravale au rang d'un animal ou d'une vulgaire marchandise ?
II) LE TRAVAIL, UNE ACTIVITE SERVILE
Si le travail a bien un côté libérateur qui procure la maîtrise de soi et du monde,
force est de constater que pour beaucoup de gens, le travail n’a pas de sens et est
plutôt synonyme de souffrance, d’abêtissement que de réalisation de soi. Comment se
fait-il alors que le travail, censé nous humaniser, devienne une activité extérieure à la
personne qui fait perdre tout pouvoir sur soi et les choses ? Dans cette optique, peuton encore affirmer que le travail est l’essence de l’homme ?
A) TRAVAIL, ŒUVRE ET ACTION (Texte n°3 d’Hannah Arendt, in La
condition de l’homme moderne)
Si on ne peut pas penser une technique sans travail, ni un travail sans technique,
travail et technique recouvrent néanmoins des réalités et des logiques différentes.
Dans La Condition de l'homme moderne, Hannah Arendt évalue les différentes
activités humaines du point de vue temporel de leur durabilité ; les activités
humaines sont valorisées, en effet, en fonction de la plus ou moins grande
ressemblance qu’elles peuvent avoir avec l’éternité. D’où la distinction suivante
(distribuer le tableau « Travail, œuvre et action chez Hannah Arendt » aux élèves) :
 Vie active (vita activa) et vie contemplative (vita contemplativa) :
valorisation de la pensée, de la contemplation, de la science, dans la mesure où ces
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activités ont pour objet des essences immuables qui échappent au perpétuel
mouvement.
 A l’intérieur de la vie active, opposition entre le domaine public / domaine
privé : le domaine public est celui de l’action, alors que le domaine privé
concerne la mise en œuvre des moyens nécessaires à l’existence humaine ;
 Dans le domaine privé, il y a le travail et l’œuvre ; l’action concerne le
domaine public.
Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique du corps humain ;
il vise qu'à la satisfaction des besoins vitaux, à la reproduction de la vie elle-même ; il
est donc l'activité la plus proche de l'animalité, de la nécessité biologique, en vertu
de sa finalité qui est de satisfaire nos besoins, et la plus éphémère dans ses
réalisations puisque le produit du travail est destiné à être consommé : « la marque de
tout travail est de ne rien laisser derrière soi ». C’est le caractère consommable des
produits du travail qui constitue leur nature périssable. Le travail n'est pas encore ce
qui est spécifiquement humain (homo laborans).
En tant qu'homo faber (animal fabricateur d'outils), l’homme fabrique des œuvres
techniques qui construisent un monde stable et durable. L’œuvre est l’activité qui
correspond à « la non-naturalité de l’existence humaine » ; elle produit des objets
d'usage qui ne sont pas destinés à être consommés, mais à être utilisés ou contemplés,
c’est-à-dire à durer (technique et art); l'œuvre a pour horizon le monde humain
constitué d'objets artificiels dotés d'une certaine permanence qui arrachent l'existence
humaine au cycle dévorant de la vie naturelle. La différence entre consommation et
usage marque l’écart entre passer et durer, changer et persévérer. L'œuvre, au
contraire du travail, est l'humanité de l'homme, elle constitue le monde artificiel
indispensable pour accueillir la fragilité de la vie humaine. Le monde est l’ensemble
des objets durables qui résistent à l’érosion du temps.
L’action est la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans
l’intermédiaire des objets ni de la matière. L’action concerne le domaine public, celui
dans lequel l'individu libre peut se consacrer aux affaires publiques, celui des
rapports entre égaux, celui dans lequel seulement il est possible de parler du
bonheur, celui enfin dans lequel chaque homme peut entrer dans la mémoire de la
communauté et gagner ainsi sa part d'immortalité. Ainsi l’action politique a-t-elle
pour horizon l'histoire, la mémoire : les actions humaines font l'objet de récits qui les
sauvent de l'oubli. La politique marque l’effort suprême de l’homme pour
s’immortaliser lui-même. L'essentiel, pour une vie humaine, réside dans cette vie
publique où les hommes entrent en rapport les uns avec les autres par la médiation du
langage et non par la médiation des choses), il doit agir dans la cité, espace public,
avec les autres hommes.
Tandis que l’œuvre laisse derrière elle des monuments et des documents, l’action
n’existe qu’aussi longtemps que les acteurs l’entretiennent.
La condition de l'homme moderne, selon Arendt, en faisant du travail l'activité
centrale, subvertit l'échelle des valeurs. La condition de l'homme moderne, en effet,
se caractérise par la dévalorisation de la contemplation, l'effacement de la séparation
entre le domaine public et le domaine privé, l'effacement, dans l'industrie moderne,
de la différence entre œuvre et travail : l'œuvre est rabattue sur le travail. Il s'agit là
d'une inversion des valeurs humaines. Le monde moderne a réduit l'homme d'action
et l'homme de métier au travailleur. Or l’économie doit rester liée à l‘« oikia », c’està-dire la maisonnée, le domaine privé. Le domaine authentiquement commun, public,
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c’est le domaine public. La surestimation de la vie économique aux dépens de la vie
politique revient à abolir la distinction entre le domaine public et le domaine privé.
Le citoyen est alors absorbé par le travailleur consommateur.
B) LE TRAVAIL ALIENE
Selon Marx, il convient de distinguer le travail librement choisi et le travail non
choisi, forcé, aliénant, qui rend le travailleur étranger à lui-même, privé du moyen de
se reconnaître lui-même dans ses actes et dans ses œuvres. La figure emblématique en
est l’ouvrier des fabriques et des usines. Avec le développement du mode de
production capitaliste, Marx montre que le travail devient une marchandise que le
patron achète et dont il détermine souverainement la finalité, le contenu, les heures et
le prix, alors que, pensé dans son essence, il est une activité épanouissante,
comparable à l'art ou à l’artisanat. Si le travail n’était pas aliéné, c’est qu’il était le
propre de quelqu’un (le travailleur, l’homme producteur de ses conditions
d’existences) et qu’il devient quelque chose d’étranger à cette personne, quelque
chose d’extérieur. Au fond du système capitaliste, il y a la séparation radicale du
producteur d'avec ses moyens de production.
Le terme d'aliénation a plusieurs acceptions. En français (comme en latin) «aliénation» a un sens juridique, très neutre : c’est le processus par lequel quelqu’un transfère sa propriété à quelqu’un d’autre quels qu’en soient les moyens. En un deuxième sens, c’est la séparation, la perte, la désaffection. Et en un troisième sens,
c’est la perte de la raison, l’aliénation mentale. Etre aliéné, en somme, c’est perdre
ce qu’on possède, ce qu’on fait, ce qu’on est, quand quelqu’un ne s’appartient pas ou
plus, ne se comprend plus, ne se maîtrise plus, quand il est dépossédé de son essence
et de la liberté, et devient comme étranger à lui-même.
Le salariat est donc la complète dépossession de la personne active : elle est
dépossédée du résultat ou produit de son activité, de son emploi du temps, du choix
des finalités et contenus du travail, et des moyens de travail. L'ouvrier est d'abord
aliéné par rapport à son produit qui lui échappe et qui se présente, face à lui, comme
une puissance hostile : transformé en capital, il devient l'instrument de l'exploitation
de la force de travail qui sous-tend le mécanisme de reproduction du capital A-MA' : extorsion du travail gratis par le capitaliste qui use de la force de travail pour produire une plus-value.
Si le travail est extérieur au travailleur, le travail n’est donc pas volontaire mais
forcé. Le travail salarié est une forme de servitude. L’ouvrier «libre» travaille parce
qu’il n’a pas le choix s’il veut ne pas mourir de faim. L’ouvrier ne vend pas comme
l’artisan le produit de son travail. D’un certain point de vue et pour un temps plus ou
moins limité, il se vend lui-même. Se vendant, il ne s’appartient plus, puisque les
moyens de travail appartiennent au capitaliste. En sorte que l’ouvrier ne s’affirme
pas dans le travail, mais se nie, il n’y trouve pas son bien-être, mais son malheur. Il
n'y développe aucune énergie libre, il mortifie son corps, ruine son esprit. L'ouvrier
ne se sent chez lui que lorsqu'il a quitté son travail, quand il est à la maison.
Avec le machinisme et notamment, en 1880, « l’organisation scientifique du travail » (taylorisme), la division du travail a pour résultat d'en rendre les opérations
toujours plus fragmentaires (chaque mouvement est décomposé de façon à réduire
les pertes de temps et d’efficacité), alors que dans la division artisanale du travail, tout
travailleur œuvre à lui seul la totalité du produit. Marx parle de « travailleurs parcellaires ». Les aspects intellectuels et volontaires du travail sont retirés au travailleur; le
maniement de l'outil échoit à la machine; l'habileté n'y est plus requise. Le travail de-
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vient fastidieux par sa monotonie en même temps qu'épuisant par sa rapidité.
Le fordisme prolonge le taylorisme en introduisant le travail à la chaîne.
L'artisan s'affirme et se reconnaît dans son œuvre, le menuisier conçoit, exécute,
sculpte, ponce, vernit avec ses mains, discute des mérites de sa pratique ; l'ouvrier
d'usine, lui, se trouve assujetti à la chaîne, contraint d'exécuter toujours le même
geste (visser un écrou) à une cadence déterminée par la machine. Ainsi l'ouvrier
produit-il des objets dont il ignore la forme ultime; les outils ne sont plus que des
instruments de mécanisation. Ce n’est pas le mouvement du corps qui conduit celui
de la machine, c’est au contraire le mouvement de la machine qui s‘impose au corps,
comme on le voit dans le film de Charlie Chaplin, Les Temps modernes, où Charlot
est entraîné par sa clé à tourner avec une roue gigantesque.
C) LES METAMORPHOSES DU TRAVAIL
Les nouvelles formes d'organisation du travail ne sont-elles pas parvenues à
surmonter le travail aliéné ? L'aliénation est-elle bien la vérité du travail ? Peut-on
rendre au travail son caractère autonome, en redonnant à l'ouvrier le sens de la finalité
qu'il sert par son travail ?
D'après Horst Kern et Michael Schumann, dans La Fin de la division du travail
(1989), nous sommes sortis du taylorisme, le reprend intellectuel reprend toute sa
dimension, nos sociétés postindustrielles ont développé un travail plus immatériel
requérant une intervention humaine hautement qualifiée. Nous sommes sortis d'une
société caractérisée par le travail à la chaîne pour entrer dans une société de
l'immatériel, de la communication, où le travail redevient pleinement autonome et
consiste à concevoir, gérer, surveiller la bonne marche d'un processus, ce qui requiert
des initiatives venant des individus, de la responsabilité.
Dominique Méda, dans Le Travail. Une valeur en voie de disparition (1995),
formule trois objections principales à cette conception « post-tayloriste » :
En premier lieu, le caractère aliénant du travail fait partie de son essence même : il
y aura toujours une extériorité entre le travailleur et la production à réaliser;
l'efficacité reste toujours le but du travail et est le principal obstacle à la possibilité de
donner du sens à son travail. Or les activés qui donnent le plus de sens sont celles que
nous faisons gratuitement. Comme l'a montré Hannah Arendt, il ne faut confondre
pas le travail et l'œuvre : tout travail restera toujours une activité de service qui
trouvera en dehors de lui sa propre fin. Seule l'œuvre d'art a elle-même sa propre fin,
c'est ce qui distingue la production de la création. La véritable liberté réside dans le
fait qu'on puisse se donner sa propre loi, que l'on puisse fixer soi-même les objectifs,
les buts des travaux que nous accomplissons.
Force est de constater que depuis la fin des années 80 les pathologies mentales et
physiques en rapport avec le travail se sont aggravées dont les suicides au travail ont
été le symptôme, du fait la mise en concurrence généralisée, de la guerre de chacun
contre chacun, de la mise en place, dans certaines grandes entreprises, d’un
management par la terreur où les employés s’exploitent eux-mêmes (on lira, pour s’en
convaincre, les livres de Christoph Dejours, Travail usure mentale ou Suicide au
travail : que faire ?). Plus fondamentalement, ce qui est en jeu ici, c’est un système
économique et social où ce qu’on appelle l’autonomie des salariés n’est rien d‘autre
que la soumission aux prétendues lois du marché, ce qui revient à une nouvelle
forme de servitude. En outre, la multiplication du travail précaire, partiel, à durée
déterminée, du travail par intérim n’incite pas à la solidarité entre les travailleurs.
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Comme le montre l’article « L’aliénation du III millénaire », le cadre et l'employé
d'aujourd'hui sont les aliénés de notre société. Dans les grosses sociétés, on ne
demande plus aux cadres de penser. Tout est codifié. Le cadre d'aujourd'hui n'a
aucune marge de manœuvre dans l'exécution de son travail. Le cadre et l'employé sont
des outils, des machines, tout comme l'ouvrier à la chaîne. A force de décomposer les
tâches du travail, personne ne sait plus ce qu'il fait ni pourquoi il le fait. Un travail
aliéné est finalement un travail qui n’a pas de sens, lequel est une véritable torture
comme l’écrit Dostoïveski dans Récits de la maison des morts : « L’idée m’est venue
une fois que, si l’on voulait complétement anéantir un homme, le châtier du plus
terrible des châtiments, au point de faire frémir devant ce châtiment le plus redoutable
des assassins et de le frapper d’avance d’épouvante, il n’y aurait qu’à donner à ce
travail un caractère de parfaites et absolues inutilité et absurdité. »
D) LE PROGRES TECHNIQUE EN QUESTION
On se souvient que dans le Protagoras, Platon montre que la technique est une
ruse qui permet à l'homme de pallier les insuffisances de sa condition originelle. La
technique est à l'homme ce que l'instinct est à l'animal : un moyen de se défendre
contre un monde hostile dans lequel l'homme est d'abord nu. Pour les Grecs, la
technique n'est là que pour suppléer à une nature défaillante. Ainsi, par exemple, le
médecin répare-t-il la nature du malade en restaurant la fin en vue de laquelle cette
nature est orientée (la santé); l'oculiste, en corrigeant la myopie, permet à l'œil
d'atteindre sa finalité propre – la vision.
Dans cette perspective, la technique n'est nullement contre-nature, elle n'est qu'une
imitation de la nature qu'elle parachève en dévoilant la finalité (télos) qui lui est
immanente. La technique n'est donc jamais censée agresser la nature, en sorte que le
technicien est un artiste qui se met à l'écoute de la nature dont il produit le
dévoilement, à la manière dont le sculpteur porte le bloc de marbre à l'état de statue
ou de temple. Le respect de la nature apparaît ainsi, pour les Grecs, comme un
impératif absolu : l'homme ne doit pas se servir en l'assujettissant, mais il doit
collaborer à son plein développement.
Au XVIIe siècle, avec la science galiléo-cartésienne, on passe, comme l'a établi
Alexandre Koyré, du «monde clos à l'univers infini». La nature n'obéit plus qu'à des
lois purement mécaniques. Dépourvue de toute finalité, aveugle, désenchantée, la
nature ne peut plus être objet de respect. On passe ainsi d'une physique d'artiste, à
l'écoute du cosmos, à une physique d'ingénieur, donnant le départ de l'exploitation
de la nature. La nature s'offre à l'homme comme un champ d'action et de ressources
disponibles à une action que rien ne saurait limiter. Par la connaissance des lois qui
régissent la nature, il s'agit de la dominer.
Selon Descartes dans la sixième partie du Discours de la méthode, nous devons
«nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature». L'homme doit ainsi se
rendre comme maître de la nature : la conjonction «comme», maintient une certaine
distance. La technique ne fait pas de l'homme un magicien, elle ne vise pas à
transgresser les lois de la nature (seul dieu, auteur des lois de la nature, lui
commande). Elle se soumet, au contraire, aux lois de la nature afin d'obtenir d'elle, par
la ruse, des effets comparables à ceux du commandement divin.
Le risque est grand néanmoins de faire de la technique un moyen permettant à
l'homme d'accroître sa puissance sur la nature, sans que cette puissance ne soit limitée.
Dans La Question de la technique, Heidegger souligne que ce qui prédomine, dans la
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technique moderne, est la réquisition par laquelle la nature est mise en demeure de «
livrer une énergie qui puisse être comme telle extraite et accumulée». Il n'est plus du
tout question, comme dans l'Antiquité, d'accueil dans la présence. La technique
« impose à la nature l'exigence de fournir de l'énergie ». Il s'agit de la capter, la mettre
à disposition, la transformer, l'intensifier, la stocker. Ainsi, par exemple, les réserves
de pétrole ou de charbon doivent comparaître devant la mobilisation pour l'énergie. La
technique a alors pour finalité d'asservir la nature; le regard humain ne voit plus les
choses qu'en tant qu'elles sont utilisables, accumulables, réservables.
L'homme moderne accumule pour accumuler, stocke pour stocker, produit pour
produire, sans que tout cela soit dicté par des besoins réels. Le monde est posé comme
l'ensemble des objets susceptibles d'être produits : « La terre et son atmosphère
deviennent matières premières » (Heidegger, ibid.). Comme l'avait pressenti
Rousseau, la technique en arrive à dénaturer l'homme, à en faire un être artificiel;
elle suscite en lui des besoins factices qui vont lui permettre d'accroître sa puissance et
sa domination sur toute chose en rendant l'homme toujours plus dépendant du progrès
des techniques. La technique ressortit à une volonté de puissance.
De même la science épure-t-elle la réalité de toute dimension qualitative et de tout
ce qui, en elle, échappe à la prédiction, au calcul, à la mesure. L'homme peut ainsi
dominer cette réalité qui devient prévisible, manipulable, transformable. La
connaissance des lois de la nature est subordonnée à un impératif technique de
domination : connaître, pour la science moderne, c'est prévoir, agir, manipuler.
Ce qui est finalement en jeu ici, c'est l'assujettissement de la science à la
domination technologique, voire économique, et, au-delà, la domination aveugle
exercée par la technique sur la nature qui se trouve arraisonnée par elle. La technique
vise une domination, épuise les ressources et prétend améliorer les conditions de vie
tout en les dégradant. Ambivalence entre la prétention d’amélioration des conditions
de vie et la dégradation progressive des conditions naturelles de la vie.
La technique est-elle alors vraiment une libération de l'individu, quand on sait que
la technique modèle entièrement notre vie, nos façons de penser et d'agir et crée de
nouvelles formes de dépendance, d’addiction, comme on le voit avec le téléphone
portable (on parle de « nomophobie », une nouvelle maladie ou déviance : souffrir de
ne pas avoir son téléphone portable à portée de main). Les normes de l’objet
technique – la fonctionnalité, l'utilité, l'efficacité - sont étendues à toutes les activités
humaine. Nous vivons au rythme des objets et des inventions techniques comme le
paysan vit au rythme des saisons. Nous vivons dans l'attente permanente de la
nouveauté.
Dans Aurore, Nietzsche souligne le lien entre le travail et le contrôle social. Le
travail moderne, écrit-il, constitue « la meilleure des polices ». Ainsi, « une société où
l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui
la sécurité comme la divinité suprême. » Le travail étant par essence impersonnel et
épuisant, il rend impersonnel son auteur, « tient chacun en bride et s’entend à entraver
puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. »
En ce sens, le travail est devenu le moyen d’assurer la cohésion sociale, en sacrifiant
l’individu à la société.
La technique, les technologies sont ainsi utilisées au service d'un ordre de plus en
plus sécuritaire et répressif. La technologie est mise au service des techniques de
contrôle du corps qui se développent avec l'essor du capitalisme. Exemple de la
biométrie et de l'introduction des empreintes digitales destinées à identifier les
individus. Obsession de l'ADN ou du code génétique révélatrice d'une «conception
bouchère de l'humanité» comme dit Pierre Legendre.
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TRANSITION :
Le travail, activité servile ou moyen d'émancipation ? L'apologie du travail
entreprise par l'économie moderne nous est apparue comme l'indice d'une aliénation
de l'homme soumis entièrement aux impératifs de la production capitaliste et ravalé au
rang d'une vulgaire marchandise. En ce sens, nous perdons bien notre vie à la gagner;
le travail nous vole notre temps, notre liberté, notre individualité, notre créativité,
notre humanité, voire notre vie. Le progrès technique lui-même engendre de nouvelles
formelles de dépendance. Faut-il pour autant refuser le travail et le progrès
technique ? Comment le travail et la technique peuvent-ils être à la fois bénéfiques
pour l’humanité tout entière, mais aussi pour l’individu, tout en étant, pour certains,
dégradant ?
III) LA FIN DU TRAVAIL
La question se pose maintenant de savoir à quelles conditions le travail et la
technique peuvent favoriser le développement de soi. Comment faire pour que le
travail cesse d’être aliéné, ou soit moins aliénant ? Plus fondamentalement, le travail
est-il compatible avec la liberté ? N'est-ce pas, au contraire, dans le loisir que l'homme
peut véritablement s'épanouir ?
A) SE LIBERER DU TRAVAIL, DANS LE TRAVAIL ? (texte de Marx, in Le
Capital, livre 3) [notion connexe : « La liberté »]
Si nous prenons le mot travail au sens propre de faire, réaliser, agir, créer,
peiner, le travail ne peut jamais manquer. Dans le livre III du Capital, Marx explique
que l’homme est soumis à la nécessité, et que le travail exprime cette soumission. On
n’en aura jamais fini avec la satisfaction des besoins et, de ce fait, le travail ne
disparaîtra jamais. Même dans une société d’abondance, des emplois ingrats, peu
gratifiants, trop fatigants subsisteront (ramassage des ordures, par exemple).
D'autre part, la division du travail, la spécialisation des tâches est une nécessité :
beaucoup de travaux ne peuvent être correctement exécutés que s'ils le sont
fréquemment et si l'habitude ne s'en perd point. La polyvalence est rendue difficile par
la complexité des travaux dans la société contemporaine : un chirurgien peut sans
doute faire un excellent jardinier du dimanche, mais un jardinier professionnel aura du
mal à être un chirurgien du dimanche...
L'homme ne peut ni se libérer par le travail, ni se libérer du travail dans ce qu'il
a de nécessaire. Plus les besoins se multiplient, plus la contrainte du travail est grande.
En ce sens, le travail est bien une activité fatigante, contrainte, nécessaire qu’on
réalise toujours en vue d’autre chose : le travail n’est jamais une fin en soi comme le
jeu ou l'art, par exemple; il n’est qu’un moyen, qui ne vaut qu’au service d’autre
chose (le salaire, les vacances, le repos...). Comme le rappelle Rousseau, on ne
travaille finalement que pour ne plus ou moins travailler :
Mais si le travail reste et restera nécessaire, une certaine forme de liberté ne peutelle pas exister dans le cadre même du travail ? Marx écrit : «Dans ce domaine, la
liberté ne peut consister qu'en ceci : les producteurs associés – l'homme socialisé –
règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les
soumettent à leur contrôle commun au lieu d'être dominés par la puissance aveugle de
ces échanges; et ils les accomplissent en dépendant le moins d'énergie possible, dans
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les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l'empire
de la nécessité n'en subsiste pas moins.»
Ainsi, dans la sphère même du travail, c’est-à-dire de la nécessité, une certaine
forme de liberté est possible. Il s'agit de penser la liberté comme liberté limitée,
liberté faible comme compréhension de la nécessité pour éviter le gaspillage,
rationaliser les rapports entre l'homme et la nature, préserver les deux sources de la
richesse sociale que sont le travail et la terre. De ce point de vue, le capitalisme est un
système irrationnel et le but de l'humanité n'est pas de produire toujours plus,
mais d'être économe. L'homme peut donc espérer abolir la domination que ses
propres échanges exercent sur lui, et donc agir en tant qu'homme socialisé, ce qui
suppose de transformer les rapports de propriété, mais aussi les rapports que les
individus ont avec leur propre travail social.
Si les travaux pénibles restent nécessaires, les activités non valorisantes peuvent
être acceptables si elles sont soumises à un contrôle collectif de tous ceux qui y sont
impliqués. Par exemple, le ramassage des ordures ménagères pourrait être assuré par
une coopérative : le caractère dévalorisant du travail est ainsi compensé par la
possibilité pour les employés de contrôler leur propre entreprise. Il s’agit donc
d’abolir la monopolisation des moyens de travail, des moyens de production par le
capital, en sorte que la société, les travailleurs puissent se réapproprier le travail, ses
moyens et son résultat. Rappropriation à la fois collective et individuelle.
Alain, dans ses Propos sur le bonheur, montre que « le travail est la meilleure et la
pire des choses : la meilleure, s’il est libre, la pire, s’il est serf ». Le travail libre est
celui qui est réglé par le travailleur lui-même, d’après son savoir, selon son
expérience. Il donne l’exemple du menuisier qui fait une porte, des ouvriers qui
bricolent, de l’agriculteur qui cultive son propre champ. « Heureux par-dessus tout
celui qui sent la trace de son coup de marteau sur le loquet de sa porte. La peine alors
fait justement le plaisir, et tout homme préfèrera un travail difficile, où il invente et se
trompe à son gré, à un travail tout uni, mais selon les ordres ».
En sorte que pour que le travail quel qu’il soit, même ingrat, favorise l'actualisation
de notre humanité, il faut qu’il ait un sens. « Avoir un sens » peut s’entendre comme
« ce qui peut s’expliquer », « ce que l’on peut comprendre », « ce qui se justifie »,
mais aussi « ce qui a un but ». N’importe quel travail peut avoir un sens pourvu que le
travail offre au travailleur un but comme le rappelle Kant : « L’homme doit être
occupé par le but qu’il a devant les yeux, si bien qu’il ne se sente plus lui-même et
que le meilleur repos soit pour lui celui qui suit le travail » (Réflexions sur
l’éducation).
Le travail, qui nous insère dans une société au cœur de laquelle nous pouvons
rencontrer les autres et obtenir la reconnaissance objective, doit également favoriser
les relations avec autrui plutôt que de mettre les individus en concurrence les uns
avec les autres. Il faut évidemment aussi que le travail propose, dans sa pratique, des
occasions d'exercer sa réflexion, son habileté, son savoir, sa créativité, et qu’il soit
suffisamment bien rémunéré pour que le travailleur puisse mener une vie décente.
Il faut aussi que le travail laisse au travailleur assez de temps et d’énergie pour
qu’il vive en dehors du travail. C’est précisément ce que suggère Marx à la fin du
texte : la liberté faible que l’on peut conquérir à l’intérieur de la sphère du travail ne
saurait se substituer à la liberté forte, celle qui ne peut se déployer que dans la sphère
du loisir (temps dans lequel l’homme se prend lui-même comme fin). Le royaume de
la liberté ne commence, selon Marx, qu’au-delà de la sphère du travail nécessaire. S’il
n'y a pas d'émancipation sans travail, il n'y a de véritable liberté qu'en dehors du
temps de travail nécessaire. Les activités libres ne peuvent se déployer que pour
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autant que les besoins ont été satisfaits, le développement des besoins donnant luimême un contenu plus riche à la liberté.
D'où l'importance de la diminution de la journée de travail. Marx fait le pari que
l’organisation rationnelle du travail et la diminution radicale de la journée de travail
permettront que tous puissent se consacrer aux activités de la culture et de la création.
La réduction du temps de travail au profit du temps de loisir est une nécessité que rend
réalisable l’augmentation de la productivité du travail, elle-même favorisée par le
progrès technique, l'automatisation, le développement de la coopération, etc.
B) TRAVAIL ET LOISIR
Dans cette optique, c’est dans la sphère des loisirs que l’homme peut véritablement
se réaliser et échapper au cycle infernal de la production-consommation. Mais que
faut-il entendre au juste par « loisir » ? Le temps du loisir est-il vraiment le temps
libre par excellence ? Et est-il juste d’opposer comme on le fait généralement travail
et loisir ?
En premier lieu, rappelons que le mot « loisir » vient du latin licere, qui signifie
«être permis » et qui a donné « licence ». Le loisir est le temps libre permettant de
faire ce que l’on veut, dont on peut librement disposer en dehors du travail. Mais peuton opposer aussi nettement travail et loisir ? Le fait qu’une activité donnée relève du
travail ou du loisir dépend de l’attitude de la personne concernée : la lecture, par
exemple, pour un professeur est du travail, mais pour la plupart des gens, c’est un
loisir ; les athlètes professionnels travaillent lorsqu’ils pratiquent leur sport, mais nous
faisons du sport pendant notre temps libre.
En outre, la temporalité de la sphère professionnelle a envahi nos loisirs et gommé
la distinction entre le travail et le loisir, à telle enseigne que le vrai travail semble
souvent relaxant comparé aux loisirs. Ainsi les congés finissent-ils souvent par
ressembler à du travail. Nos vacances s’apparentent de plus en plus à une forme de
tyrannie de l’efficacité. Exemple de ces hordes de touristes qui s’arrêtent un quart
d’heure devant chaque site pour maximiser le nombre de lieux visités. Nous
remplissons notre soi-disant temps libre d’activités jusqu’au trop plein. Les loisirs
demandent tellement d’énergie que, lorsqu’on retourne au travail, on a souvent
l’impression d’être enfin en vacances.
Dans La société de consommation, Jean Baudrillard montre que le loisir lui-même
n'est plus un temps consacré à l'étude ou à la contemplation. Il faut rentabiliser le
temps au maximum, pas un instant ne doit être perdu (« time is money! », Benjamin
Franklin). On retombe jusque dans nos loisirs dans un schéma de valorisation du
temps. Le temps de loisir est un temps rare, parce qu'arraché au temps de travail, c'est
un temps précieux. Il faut donc le valoriser, le rentabiliser au maximum. Il n'y a plus
de place pour le droit de perdre son temps : on ne peut plus que gagner son temps ! La
loi de rentabilisation qui caractérise la sphère du travail dans sa quête d'une
productivité maximale investit la sphère des loisirs : «Le loisir est contraint dans la
mesure où derrière sa gratuité apparente, il reproduit fidèlement toutes les contraintes
mentales et pratiques qui sont celles du temps productif et de la reproduction
asservie» (Baudrillard, La société de consommation).
Pascal, dans Les pensées, souligne que l'homme est incapable de rester à ne rien
faire dans sa chambre, parce qu'alors l'ennui le saisit aussitôt et, avec lui, l'angoisse
existentielle : « tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne
savoir pas demeurer en repos, dans une chambre » (Pensées, fragment 139-136).
L'homme s'abrutit, s'enivre dans le travail pour se masquer le néant de sa condition,
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vouée à la mort.
Nietzsche dit à peu près la même chose au & 611 d'Humain trop humain, intitulé
« L'ennui et le jeu » : « Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le
besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail. Mais dans les
pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l'ennui vient nous
surprendre. Qu'est-ce à dire ? C'est l'habitude du travail en général qui se fait à présent
sentir comme un besoin nouveau, adventice ; il sera d'autant plus fort que l'on est plus
fort habitué à travailler, peut-être même que l'on a souffert plus fort des besoins. Pour
échapper à l'ennui, l'homme travaille au-delà de la mesure de ses autres besoins ou il
invente le jeu, c'est-à-dire le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du
travail en général. » Le travail est pour nous une habitude dont on ne parvient pas
facilement à se débarrasser. Il devient une fin en soi : on travaille pour travailler !
Nietzsche dénonce l'illusion abstraite du besoin naturel qu'il faudrait combler par le
travail. Sans travail, nous nous ennuyons : il s'agit là d'un ennui métaphysique,
proche de celui qu'éprouve le roi pascalien sans divertissement.
Il convient alors de relativiser l’opposition du travail et du loisir. D'après Nicolas
Grimaldi (in Le travail), le contraire du loisir n'est pas le travail au sens de labeur
mais toute activité « d'assez lourde conséquence pour qu'on ne la puisse mener sans
souci », ce que les Latins appelaient un négotium. Par exemple, « la résolution d'un
problème mathématique, la composition d'un tableau, l'apprentissage d'une langue
constituent un immense travail (labor) qui est en même temps un loisir (otium) »
(ibid.). Ainsi le travail au sens de labeur peut-il être, en même temps, un loisir, de
même que le loisir ne doit pas être confondu avec la paresse et l’oisiveté. En ce sens,
le travail est un loisir lorsqu'il est en lui-même un plaisir, lorsqu'il est en lui-même
désirable et, surtout, lorsqu'il y va du sens de l'existence.
On pourrait donner l’exemple de l'école qui, avant de désigner une institution
(schola), signifiait le loisir (skholè). Le mot grec « skholé » a le sens général d’un
arrêt, d’un répit ou d’une trêve, d’une suspension temporelle au cours de laquelle on
s’adonne à des activités qui, selon les Grecs, font la dignité de l’existence humaine.
temporalité propre des activités qui font, aux yeux des Grecs anciens, la dignité de
l’existence proprement humaine, par opposition aux occupations serviles qui sont la
marque d’une soumission aux besoins de la vie animale. Cette temporalité se
caractérise fondamentalement par sa liberté, c’est-à-dire par son détachement vis-àvis de toute échéance et de tout compte : le temps scolaire est le temps de la maîtrise
du temps.
Ainsi, relèvent de la skholè les pratiques du jeu, de la gymnastique, des
banquets, du théâtre et des arts, et, à certains égards, la participation aux
affaires publiques, la politique. Ce qui rapproche toutes ces activités entre elles,
c’est en effet une forme de « gratuité » - qui tient à leur caractère auto-finalisé - et la
liberté qu’à la fois elles supposent et engendrent. C’est pourquoi le mot en vient
rapidement à désigner plus particulièrement l’activité studieuse, puis les lieux et les
ouvrages d’étude eux-mêmes : l’étude et la lecture fournissant l’un des meilleurs
paradigmes de la skholè, de ce temps librement suspendu dans lequel peut se
déployer une activité qui est à elle-même sa propre fin, et dont la pratique élève et
anoblit celui qui s’y consacre.
C) LE PROGRES TECHNIQUE DERECHEF
On a vu, avec Marx, que le progrès technique, au lieu d’asservir les hommes, peut,
au contraire, contribuer à leur émancipation : grâce à l’augmentation constante de la
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productivité et au développement de l’automatisation, le travail au sens où l’on
entend Hannah Arendt peut être massivement réduit pour faire place à l’œuvre. La
machine automatique moderne élimine la pure dépense de peine sans commencement
ni fin pour dégager la place à l’activité de planification, de pilotage, de commande,
c’est-à-dire à l’activité orientée en vue d’une fin consciente. Ce n’est pas la machine
qui empêche l’ouvrier de maîtriser l’ensemble du processus de fabrication, ce sont les
rapports sociaux de production.
Plus fondamentalement, quelles conditions le progrès technique doit-il satisfaire
pour être au service de l'homme ? Il s’agit d’abord de faire le deuil de l'idée de progrès
par la technique, qui verse dans celle de la technique cause de tous nos maux. Entre la
peur et la fascination, il faut tracer le chemin d'une stratégie audacieuse qui soit à la
hauteur des enjeux de notre civilisation. Contrôlée par l'homme, c'est-à-dire au service
des fins qu'il s'assigne, l'avancée de la technique ne saurait l'inquiéter.
Force est pourtant de constater que rien ne nous autorise à diaboliser le progrès
technique, puisque jamais la technique ne s'est assortie de tant de précautions. Nous
vivons à l'âge de la réflexivité technique entendue comme le regard de l'expert sur sa
propre pratique. Les techniciens savent ce qu'ils font contrairement aux idées reçues :
leurs risques sont mesurés, contrôlés, soupesés. La réflexion éthique à propos des
techniques est à la fois un fait et une exigence. La bioéthique, par exemple, est
contemporaine des biotechnologies; les problèmes nouveaux posés par l’accélération
des mutations dans le domaine biomédical ont abouti, depuis les années soixante-dix,
à l’institution de comités d’éthique qui, aujourd'hui, fleurissent un peu partout. Ainsi
l'expérimentation sur le vivant peut-elle faire l'objet d'un contrôle, d'une censure, voire
d'une loi. Par exemple, le clonage humain reste pour l'instant interdit non seulement
parce qu'on en ignore les effets, mais aussi pour des raisons anthropologiques,
philosophiques, morales d'identité humaine.
Mais la maîtrise du progrès technique n'est pas seulement d'ordre éthique et
juridique : il s'agit également d'une question éminemment technique. En effet, la
contribution du progrès technique est vitale si l'on veut exercer une écologie
raisonnée, une écologie authentique, loin d'une certaine idolâtrie de la nature mâtinée
de bons sentiments. La situation nous impose de susciter des solutions
technologiques pour réduire les grands déséquilibres planétaires, diminuer les déchets
engendrés par les hommes, les émissions de CO2, etc. La technique et la science sont
donc, de facto, mobilisées en faveur d’un contrôle humain de la nature. On parle
même de «technologie écologique».
La solution est aussi, et peut-être surtout, politique. La technique et la science n'ont
pas réponse à tout. Le risque technocratique est encore plus grand que le risque
proprement technologique. Il y a technocratie lorsque le soin de régler les problèmes
qui concernent la Cité est confié à des experts, en raison de leur compétence. Les
experts ne résolvent ces problèmes, le plus souvent, qu'en fonction de leurs
connaissances, sans toujours assez prendre en compte les effets lointains qui excèdent
le cadre de leur évaluation. Dans une démocratie, les experts sont là pour éclairer le
citoyen, non pour décider à sa place. Or ce n'est pas parce que le peuple est compétent
qu'il est souverain; c'est, à l'inverse, parce qu'il est souverain, qu'aucune compétence
ne saurait valoir sans lui ou contre lui. Si le peuple est vraiment souverain, il est exclu
que les machines, les technocrates ou les marchés le soient !
Au total, nos techniques nous gouvernent, au moins autant que nous les
gouvernons. Mais ce n'est pas une raison pour les diaboliser ou pour attendre d'elles
qu'elles résolvent tous nos problèmes. A quelles conditions donc le progrès technique,
au lieu de nous inquiéter, peut-il nous redonner confiance en l'avenir ? A la condition
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qu'il s'accompagne d'une réflexion sur ses finalités (une éthique) et sur ses conditions
d'utilisation (une politique).
CONCLUSION GENERALE
Le travail est-il une activité servile ou un moyen d'émancipation ? A quelles
conditions le travail peut-il véritablement nous humaniser ou rester humain ?
L'homme ne peut ni se libérer par le travail, ni se libérer du travail dans ce qu'il a de
nécessaire. Les deux perspectives, celle d’un travail libéré et libérateur, et celle d’une
vie libérée du travail, expriment les difficultés théoriques que soulève la question du
travail. Le travail apparaît comme une nécessité et une contrainte éternelles. Il n’y a
pas d’émancipation sans travail et, de ce point de vue, le travail est bel et bien
l’essence de l’homme. Mais, en même temps, il n’y a de véritable émancipation qu’en
dehors du temps de travail, à la condition que nos loisirs soient investis d’autres
valeurs que celles du travail productif, si l’on entend par « loisir » le temps de
l'activité pour soi, libérée de la demande et du contrôle de la société, visant le
développement du sujet, ainsi que la constitution d'un lien social plus créatif. Les
loisirs sont précisément l’ensemble des activités où l’on pratique des techniques de
façon désintéressée, où l’on développe des habiletés que l’emploi quotidien, même
passionnant, atrophie ou laisse en friche. En sorte que l’aspiration à se libérer du
travail, qu’on retrouve conjointement dans la revendication d’un droit au travail pour
tous et dans celle d’un droit à la paresse qui passe par une diminution du temps de
travail, va de pair avec les objectifs traditionnels de libération dans le travail.
SUJETS DE DISSERTATION
- Pourquoi travaillons-nous ?
- le travail n’est-il qu’une contrainte ?
- les hommes peuvent-ils se passer de travailler ?
- Que gagnons-nous à travailler ?
- Le temps libre est-il le temps de notre liberté ?
- Faut-il avoir peur du progrès technique ?
- Qu’attendons-nous de la technique ?
- Le développement technique est-il une menace pour la liberté ?
DÉFINITIONS A CONNAITRE
Le travail :
- Sens étymologique (latin tripaliare) : torturer avec le tripalium, appareil formé de
trois pieux, servant à assujettir et immobiliser certains animaux pour les ferrer.
- Sens ordinaire : ensemble des activités humaines coordonnées en vue de produire ce
qui est utile. Activité pénible et contraignante, exigeant un effort douloureux.
- Sens économique : activité rémunérée, socialement reconnue et rentable, souvent
obligatoire et pénible, même si cela n'est pas systématiquement le cas.
- Sens philosophique : activité consciente et volontaire, par laquelle l’homme applique
péniblement son intelligence, sa volonté, ses forces physiques à transformer la nature,
par l’intermédiaire d’outils ou de machines, en vue de produire des œuvres utiles
destinées à satisfaire des besoins humains (sociaux et culturels, relatifs aux goûts
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d’une communauté d’hommes à un moment donné).
L’aliénation :
-Fait de rendre étranger (alienus, « étranger »), voire hostile. Etat d’un être devenu
étranger à lui-même, qui ne s’appartient pas ou plus, ne se comprend plus, ne se
maîtrise plus, est dépossédé de son essence et de la liberté.
La technique :
-L’ensemble de moyens utilisés permettant d’obtenir efficacement certains résultats
déterminés, jugés utiles. La technique apparaît comme une manière de faire efficace
pour parvenir à des fins. Elle se distingue de la nature et désigne les procédés
inventés par l’homme visant à produire des objets artificiels. Elle se distingue
également de la science en tant que savoir-faire, alors que la science est une
connaissance pure, indépendante de ses applications éventuelles. Enfin la technique se
distingue de l’art : elle vise à produire de façon efficace des objets utiles, tandis que
la valeur d’une œuvre d’art ne se réduit pas à son utilité.
CITATIONS
« Ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte,
c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche; le
résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du
travailleur » (Marx, Le Capital, livre I, section VII).
« Le loisir est contraint dans la mesure où derrière sa gratuité apparente, il
reproduit fidèlement toutes les contraintes mentales et pratiques qui sont celles du
temps productif et de la reproduction asservie » (Baudrillard, La société de
consommation).
« Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas
demeurer en repos dans une chambre » (Pascal, Pensées, fragment 139-136).
« Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil
toujours nouveau des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les
besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l'ennui vient nous surprendre »
(Humain, trop humain, I, § 611).
« Le royaume de la liberté commence seulement là où l'on cesse de travailler par
nécessité et opportunité imposée de l'extérieur ; il se situe donc, par nature, au-delà de
la sphère de la production matérielle proprement dite » (Karl Marx, Le Capital, livre
III, chap. 48).
« L’idée m’est venue une fois que, si l’on voulait complétement anéantir un homme,
le châtier du plus terrible des châtiments, au point de faire frémir devant ce châtiment
le plus redoutable des assassins et de le frapper d’avance d’épouvante, il n’y aurait
qu’à donner à ce travail un caractère de parfaites et absolues inutilité et absurdité»
(Dostoïveski, Récits de la maison des morts).
BIBLIOGRAPHIE
Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1983.
Lycée franco-mexicain – Cours Olivier Verdun
Jean Baudrillard, La société de consommation, Denoël, 1970.
François Dagognet, L'essor technologique et l'idée de progrès, Armand Colin, 1997.
André Gorz, dans Métamorphoses du travail. Critiques de la raison économique,
Gallimard, 1988.
Nicolas Grimaldi, Le travail, PUF, 1998.
Jürgen Habermas, La technique et la science comme idéologie, Gallimard, 1973.
Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation
technologique, Flammarion, 1990.
Karl Marx, Le Capital, Editions sociales, 1977.
Manuscrits de 1844, UGE 10/18, 1972.
Dominique Méda, dans Le Travail. Une valeur en voie de disparition
Jean-Pierre Séris, La technique, PUF, 1994.
Lars Svendsen, Le travail. Gagner sa vie, à quel prix ?, Autrement, 2013.
Martine Verlhac, Pour une philosophie du travail, Alterbooks, 2012.
Films :
Les temps modernes de Charlie Chaplin (1936)
Métropolis de Fritz Lang (1927)
Blade Runner de RIDLEY Scott (1982)
La méthode de Marcelo Piñeyro (2006)
Œuvre littéraires :
Hésiode, Les Travaux et les Jours.
Kurt Vonnegut, Le pianiste déchaîné.