LIRE - UNamur

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Revue des Questions Scientifiques, 2011, 182 (3) : 227-252
Prêtres et Savants – 2.
Bernard Bolzano
Infini mathématique et infini de Dieu
Jean-Michel Maldamé
[email protected]
Bernard Bolzano est connu de tous les étudiants en sciences mathématique ou physique, puisque, dès la première année d’études universitaires, ils
apprennent le théorème de Bolzano-Weierstrass, porte d’entrée dans les « mathématiques modernes ». La plupart ignorent que Bolzano est né à Prague le
5 octobre 1781 et décédé dans la même ville le 18 décembre 1848. Entré à
l’Université de Prague en 1796 pour étudier les mathématiques, la physique et
la philosophie, à l’encontre de la volonté de son père1, Bolzano décida de devenir prêtre et a entrepris des études de théologie sans renoncer à ses études
scientifiques, puisqu’il a présenté sa thèse de mathématiques en 1804. Ordonné prêtre le 7 avril 1805, il soutenu un doctorat en philosophie sitôt après
le 17 avril. Il a obtenu un poste d’enseignant à l’Université de Prague en mathématiques et en science des religions. Élu doyen de la faculté de philosophie
en 1818, il a été nommé à la Société Royale des Sciences de Bohême en 1819.
Une très brillante entrée dans la vie intellectuelle donc !
Dès ces années de formation, les questions posées par Bolzano portent
sur l’articulation de la raison et de la foi. C’est en partant des convictions et
des méthodes de Leibniz que Bolzano ouvre une voie où il sera en conflit avec
Kant et ses disciples (ce qui explique pourquoi il a été méconnu dans les uni1.
Son père d’origine italienne était marchand d’art et sa mère pragoise était d’un milieu
commerçant. C’était une famille très pieuse de style italien, mais de culture germanique. La problématique de Bernard Bolzano est celle de l’université allemande.
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versités européennes) et Hegel (ce qui explique pourquoi certains lui ont reproché un rationalisme trop sévère). Ces rapides remarques montrent que la
science n’est pas un savoir cantonné dans une île, puisque son progrès est lié à
des personnalités qui font le passage entre divers savoirs. Ainsi en étudiant
l’œuvre de Bolzano, il paraîtra que la racine de son œuvre et l’unité de toutes
ses parties sont le fruit d’un grand amour pour la vérité. De ce point de vue,
nous exprimons un regret. Les études françaises sur Bolzano ne s’attachent
qu’à son apport à la naissance des mathématiques modernes2. Cette lecture a
les qualités de la spécialisation, mais ce faisant, elle ne respecte pas les motivations de la recherche et occulte les éléments qui font partie de la philosophie. L’étude actuelle de Bolzano est elle aussi limitée à la dimension
épistémologique et de ce fait il y a une séparation entre la philosophie et la
théologie3. Le but de cette conférence est de montrer que ces éléments doivent
être unis. Nous le ferons en nous attachant à la question de l’infini selon les
vœux de Bolzano lui-même qui écrit au début des Paradoxes de l’ infini : « Les
paradoxes mathématiques [sur l’infini] méritent toute notre attention, puisque
la solution de questions très importantes de plusieurs autres sciences, comme
la métaphysique ou la physique, dépend d’une réfutation satisfaisante de leur
apparente contradiction » (§ 1).
1. Une vie engagée
Le jeune et brillant professeur de l’Université de Prague s’impose par ses
travaux mathématiques4. La chaire qu’il reçoit n’est pas celle d’un mathéma2.
3.
4.
Ne sont accessibles au lecteur français que deux ouvrages ; Bernard Bolzano, Les Paradoxes de l’ infini, introduction et traduction par Hourya Sinaceur, « Les sources du savoir », Paris, Seuil, 1993, et De la méthode mathématique & Correspondance BolzanoExter, traduction française Carole Magné et Jean Sebestik, Paris, Vrin, 2008. Il ne s’agit
ici que des fondements des mathématiques. Un numéro de la revue Philosophies est
consacré à Bolzano, vol. 30, n° 1, 2003.
Nous rejoignons la critique faite par Jacques Courcier dans son « Bulletin de philosophie des sciences », RSPT, 77, n° 4, 1993, p. 602-605 constatant les carences de notations
de H. Sinaceur dans sa traduction, signe d’une ignorance de la portée véritable des Paradoxes de l’ infini. Le même jugement est réitéré : « Cet ouvrage est d’une parfaite érudition en ce qui concerne le secteur mathématique et logique, et d’une désespérante
faiblesse en ce qui concerne l’autre moitié, plus théologique et plus philosophique »
(RSPT, 79, n° 4, p. 619).
Ces travaux mathématiques portent d’abord sur des questions de géométrie : Considérations sur certains objets de la géométrie élémentaire, 1804. Dans l’introduction aux œuvres
mathématiques de Bolzano, l’historien des mathématiques, Jan VOJŤEK, note : « Bolzano s’occupait dans ses études géométriques de questions fondamentales spécialement
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ticien, mais celle intitulée « science des religions » dont le propos est de présenter une philosophie des religions. La fondation de cette chaire est due à
l’initiative de l’empereur François-Joseph qui voulait contrer l’influence néfaste des idées « révolutionnaires » venues de France. Il avait l’intention de
donner aux étudiants une formation religieuse pour résister à leur influence
subversive. L’action de Bolzano se fait dans le cadre de ses cours, mais aussi
dans des conférences destinées aux étudiants qui étudient d’autres disciplines
que la philosophie (Erbauungsreden – discours édifiants) et encore dans ses
prédications liturgiques le dimanche.
1.1. Une morale politique
Si Bolzano a été choisi pour ses compétences multiples, il était sans doute
le moins qualifié pour cette tâche, puisque, dans son enseignement et dans sa
prédication à Prague, Bernard Bolzano promeut les idées de liberté et d’égalité, au fondement de la vie sociale. Ces idées qui héritent ouvertement des
Lumières contredisent l’absolutisme impérial et suscitent l’enthousiasme des
étudiants tchèques. Les idées défendues par Bolzano sont subversives ; aussi,
par décret impérial, il est démis de ses fonctions universitaires en 18195 et
interdit de publication6. L’enseignement de cette époque est cependant connu,
5.
6.
choisies, p. ex. de la théorie de la droite, de la théorie des parallèles, du problème de
l’espace, de la notion de ligne et de surface, de leurs grandeurs, de leurs courbures et
ainsi de suite. Le choix de ces sujets montre la profondeur de son entendement pour les
questions de sciences géométriques les plus importantes, aussi difficiles qu’elles soient.
Bolzano préparait une reconstruction systématique et complète de toute la géométrie,
mais il ne nous a pas laissé un exposé complet de ses idées ; même ses travaux sur des
problèmes spéciaux ne sont (ce qu’il fait souvent remarquer lui-même) que des essais,
parfois incomplets. Néanmoins, les travaux de Bolzano sont originaux et remarquables
surtout du point de vue logique, ce qui se manifeste par la conformité et la précision de
la méthode dans l’arrangement de la matière et dans les démonstrations ; de nombreux
détails portent le même caractère éminent. C’est pourquoi, il faut regretter que Bolzano
n’ait pas eu le temps ni la force d’établir une construction systématique de la géométrie
qui serait équivalente à sa grande œuvre en logique. » Bernard Bolzano Schriften, t. V,
Geometrische Arbeiten, p. 4.
L’instigateur de cette mesure est l’aumônier de la cour, Jakob Frint. Celui-ci intentera
un procès en hérésie, qui sera sans effet, puisque rien dans les écrits de Bolzano ne va à
l’encontre de la foi. La question est celle du rapport entre l’absolutisme de Metternich,
hélas appuyé par l’Église, et ce qui deviendra le Joséphisme, esprit des Lumières dans le
catholicisme de l’empire.
Tous les auteurs notent aujourd’hui que cet interdit a été source de la méconnaissance
de la pensée et de l’originalité de Bolzano qui est aujourd’hui reconnu comme un pion-
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parce que des étudiants rassemblent notes et documents pour composer un
livre publié en Allemagne en 1834. Cet ouvrage comporte quatre volumes
sous le titre Lehrbuch der Religionwissenschaft – Manuel de science de la religion. Il s’agit d’une science des religions avec une présentation systématique.
Le statut de cette édition n’empêche pas que l’on puisse accéder à l’originalité
de la philosophie en matière de religion et de vie politique ou sociale7.
Cette vacance universitaire ne contrarie pas trop Bolzano, car elle le libère des charges administratives et des contraintes d’enseignement. Elle lui
permettra de se consacrer à des recherches personnelles ; son état de prêtre lui
permet d’avoir un statut social. On note que son activité est marquée par un
fort engagement social dans le cadre des activités caritatives de l’Église de
Bohême.
Cette activité est celle d’un intellectuel engagé comme le montre la publication d’un ouvrage politique, Von dem besten Staate, Pour le meilleur État.
La question abordée dans cet ouvrage est de savoir comment lutter contre le
mal et diminuer la souffrance humaine. Bolzano constate que bien des maux
sont dus à la mauvaise organisation de l’État. Il puise dans la tradition chrétienne une motivation pour une éducation qui forme à la « vertu », c’est-à-dire
enseignement et rigueur morale. Il propose des solutions pratiques pour le
logement des pauvres, pour l’élimination de la misère, pour l’organisation de
l’entraide caritative et pour l’accueil des enfants abandonnés8. L’exposé très
systématique s’appuie sur les principes de la liberté et de l’égalité. Bolzano
récuse la censure. Il aborde la question de la propriété et les impôts. Tout ceci
est fait dans un style philosophique : proposer des concepts clairs et déduire
les conséquences pratiques nécessaires pour le bien de tous. Dans ces textes,
7.
8.
nier en matière de logique, de mathématique et philosophie de l’esprit. Cf. Bernard Laz,
Bolzano critique de Kant, Paris, Vrin, 1993.
Une autre édition complétée sera publiée après sa mort, Dr. Bernhard Bolzano’s Erbauungsreden an die Akademische Jugend, 4 vol., Prague et Vienne, 1849-1852, une traduction partielle est faite en anglais, Selected Writings on Ethics and Politics, AmsterdamNew-York, Rodopi, 2007.
Les textes publiés anonymement reprennent des conférences faites aux étudiants de
l’Université de Prague. Ueber die Wohlthätigkein. Dem Wohle der Leidenden Meshchheit
gewidmet von einem Mehnschenfreunde, 1847 et Vorschläge zur Behebung des unter einem
beträchtlichen Theile der Bewohner Prags dermal um sich greifenden Nothstandes, 1847.
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Bolzano aborde aussi la question des nationalités. Dans l’empire austro-hongrois et en Bohême la question est bien complexe et vive9. Textes d’actualité !
1.2. Le statut des religions
L’ouvrage de Bolzano permet de voir quelle est sa philosophie de la religion. Dans le premier volume, Bolzano part d’une définition de la religion10.
Il entend le terme de religion dans le sens subjectif d’engagement de la
conscience. Cet engagement de la personne est à la source de la morale et
donc de l’action évoquée plus haut.
En lien avec les polémiques modernes, je relève que pour lui, l’histoire
d’Adam et Ève n’est pas à entendre comme un événement historique, mais
comme une leçon de morale qui une valeur d’exemplarité. La référence à
Adam et Ève a pour effet de fonder l’égalité de tous les êtres humains. Il doit
donc y avoir un sentiment de fraternité entre tous les humains. Ainsi, il y a
place pour diverses religions dans une même nation.
Dans le champ des religions, Bolzano constate que le christianisme est la
meilleure des religions à raison du primat accordé à l’amour du prochain et à
l’exigence morale qui en résulte. Cette position est justifiée dans le deuxième
volume qui cherche les éléments qui permettent de parler de révélation. La
question des miracles est longuement étudiée. Il récuse la notion commune
qui dit que le miracle échappe aux lois de la nature. Il voit dans le miracle une
« occurrence insolite » qui fait signe au croyant. Dans ce volume, Bolzano
entre alors dans une étude sur la valeur des propositions du discours chrétien ;
il utilise le langage des moralistes cherchant le meilleur dans des situations
confuses en qualifiant les autorités selon leur degré de probabilité. Passage
donc de l’estimation du probable au calcul des probabilités11.
Dans cet ouvrage sur les religions, Bolzano reconnaît l’existence d’une
religion naturelle. La reconnaissance de l’existence de Dieu est partagée par
9.
Ueber das Verhältnis der beiden Volkstämme in Böhmen, 1847 ; après sa mort : Was ist
Vaterland und Vaterlandsliebe ? Eine rede an die akademische Jugend im Jahre 1810
beantwortet, 1850.
10. Bolzano suit toujours cette méthode : il commence par donner des définitions – au sens
premier du terme qui est de donner tous les éléments d’intelligibilité classés selon l’ordre
logique.
11. Cf. Ian Hacking, L’Émergence de la probabilité, Paris, Seuil, 2002.
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les religions et cela repose sur une conclusion de la raison et universellement
soucieuse de mener l’humanité dans la voie du bien. La religion naturelle reconnaît l’absolue perfection de Dieu et cela donne un fondement universel.
Bolzano reprend la preuve cosmologique traditionnelle selon laquelle l’ordre
du monde atteste l’action d’un créateur – divergence avec Kant donc.
Cette vision rationnelle de la religion a un effet de relativisation de l’autorité de l’Église catholique. Bolzano constate que bien des éléments de la
tradition chrétienne sont contingents et relatifs à des situations particulières.
Il le manifeste à propos de la doctrine du mariage et sur le statut des clercs.
Bolzano critique le pouvoir du clergé sur la société. Pour lui, le clergé doit
rester dans sa fonction spirituelle et laisser le pouvoir politique aux laïcs. Un
traité de 1845, Ueber die Perfectibilität des Katholicismus (De la perfectibilité
du catholicisme), se situe dans la perspective d’un effort pour reconsidérer le
statut de l’Église catholique et l’arracher à ses compromissions avec le pouvoir
politique.
Dans ces pages, retranscrites par les étudiants assistant aux conférences,
on voit que le souci de Bolzano est de mettre la pratique religieuse en accord
avec la raison et la morale. La quête spirituelle n’est pas réservée à l’ordre de
l’intime, mais fonde une démarche de la raison, comme le montre le traité
consacré à l’immortalité de l’âme, Athanasia, publié anonymement en 1827 et
repris ensuite en 1838 sous son nom avec un complément volumineux (un
tiers environ du volume qui fait 420 pages), qui est une sorte d’anthologie de
textes théologiques sur la question de l’âme.
1.3. Esthétique
Bolzano est vraiment philosophe dans la mesure où il aborde d’autres
thèmes. Les éléments esthétiques sont une partie importante du rapport au
réel. Un traité de 1843 Abhandunge zur Aesthetik. Ueber den Begriff des Schönen
(Traité d’esthétique : sur le concept de beauté) est consacré à cette question.
Bolzano revient sur la question dans une conférence de 1847, publiée après sa
mort. Il y a dans son traité une discussion avec Hegel, fondateur la discipline
dite esthétique. Il est intéressant de noter que dans ce traité, Bolzano fait droit
à la subjectivité.
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L’esthétique implique la subjectivité humaine, car elle relève des facultés
de la connaissance sensible. Pour Bolzano, ceci n’exclut pas que l’on puisse
parler d’une beauté objective, en particulier dans la nature, œuvre de Dieu.
Ainsi Bolzano tient une voie moyenne entre subjectivité humaine et objectivité de l’œuvre qui doit avoir sa consistance – les éléments d’ordre, de symétrie
et de proportion sont essentiels à ses yeux. L’esthétique est une manière de
renouer avec un souci de réalisme – qui est au cœur de sa critique spécifiquement philosophique de l’idéalisme allemand.
2. La Philosophie de Bolzano
Dans la retraite imposée par sa mise à l’écart de l’Université, Bolzano,
consacre ses forces à l’écriture de l’ouvrage Philosophie des sciences ou Théorie
des sciences (en allemand Wissenschaftlehre), une œuvre philosophique majeure12, dont il faut parler plus en détail13. Elle reste en lien avec les travaux
mathématiques qui demeurent la base de l’activité de son auteur14.
12. L’œuvre fut méconnue en son temps. Bolzano en était conscient quand il écrivait : « Si
les vues exposées dans ce livre sont justes, elles feront la révolution dans plus d’une
science : à savoir en métaphysique, en morale et en droit, en esthétique, en mathématique, dans la partie rationnelle de la physique, dans la théorie philosophique du langage
et (Dieu nous garde) aussi en théologie », Correspondance Bolzano-Fesl, cité par J. Sebestik, Mathématique et théorie de la science chez Bolzano, Thèse, Paris, 1974, citée par
Jacques Laz, op. cit., p. 21.
13. Nous n’avons malheureusement pas lu cette œuvre inaccessible pour un lecteur français.
Notre étude est, hélas, de seconde main.
14. Le travail de Bolzano mathématicien est bien connu. Il fit au début de sa carrière de la
géométrie, mais sa remise en cause des éléments euclidiens alors reçus comme incontestables n’est pas suivie d’un travail systématique ; ses collègues Lobatchevski et Bolayi y
travailleront avec Riemann. Bolzano a publié des études en analyse par un traité sur les
séries convergentes (en 1817 – avant les travaux de Cauchy de 1821). Dans son étude de
1817 se trouve le célèbre théorème dit de Bolzano-Weierstrass. Le nom de Weierstrass
est apparu à ce propos ; en effet l’œuvre de l’Allemand a été connue avant celle de Bolzano ; le théorème a été présenté sous son nom, jusqu’à la découverte de l’antériorité de
l’énoncé de Bolzano. Bolzano a introduit la notion d’ensemble dans deux ouvrages : Les
Paradoxes de l’ infini et Sur la grandeur. Ces ouvrages sont à la base des travaux de Dedekind et Cantor qui ont fondé explicitement la théorie des ensembles.
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revue des questions scientifiques
2.1. La logique
Bolzano est un des pionniers de la logique moderne15. La notion de logique est bien plus large au début du XIXe siècle, où elle désigne le mode rationnel de penser. La perspective de Bolzano s’inscrit dans une option réaliste,
en ce sens que les concepts ne dépendent pas de l’esprit qui l’interroge ou la
pense ; Bolzano marque la différence entre la conceptualisation scientifique et
la psychologie ; il sépare la logique du langage commun.
1. Le premier point de sa manière de construire la logique est de poser
qu’il existe des vérités en soi (Wahrheit an sich). L’expression désigne des affirmations qui sont vraies indépendamment du fait d’être pensées ou crues16.
Ainsi dire que la terre tourne sur elle-même et autour du soleil est une vérité
en soi ; c’était vrai même quand on pensait le contraire ; une formule mathématique est vraie quel que soit le mathématicien qui la formule. Il faut distinguer la vérité d’une proposition d’avec la croyance en la vérité d’une
proposition17. La démonstration de la vérité s’obtient par déduction selon les
exigences de la raison18.
2. La deuxième étape de la philosophie impliquée dans cette présentation
de la vérité des propositions est la question de la réalité. Sur cette question, il
faut noter que Bolzano emploie deux termes, wirklich et wirksam. Le premier
terme renvoie à une existence réelle (Wirklichkeit ou encore Existenz ou
Sein19) ; le second terme renvoie à l’action. Ainsi la vérité d’une proposition
15. Husserl a présenté Bolzano comme « un des plus grand logiciens de tous les temps »,
Jacques Laz, op. cit., p. 10.
16. Cette conviction apparaît dans un premier écrit de 1810, Beyträge zu einer begründeteren
Darstellung der Mathematik, trad. fr. Jacques Laz, Des contributions à une exposition des
mathématiques sur de meilleurs fondements, dans Bolzano critique de Kant, Paris, Vrin,
1993, p. 169-192.
17. Cette tradition remonte à Aristote. Une proposition est démontrée par la science
lorsqu’elle l’est à partir de sa « raison en soi » et non à partir de ce que nous en savons
empiriquement. L’ordre de la science n’est pas celui de la connaissance, mais un ordre en
soi qui en est indépendant.
18. L’argumentation se fait par reductio : si je dis : « Il n’existe pas de proposition vraie » et
si je tiens que cette affirmation est vraie, alors il y a contradiction et la prémisse est
fausse.
19. Les deux termes ne sont pas distingués – ce qui entraîne de nombreuses difficultés dans
le monde des philosophes.
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logique se tient dans l’ordre de la déduction logique – pas dans l’existence
physique ou mentale20.
3. La logique étudie les propositions, les phrases construites pour ellesmêmes. Il considère les différentes manières de construire une proposition et
leur valeur de vérité. Le cœur de la question est le rapport entre le sujet de la
proposition et le prédicat attribué au sujet. Il examine les divers modes des
propositions : avec affirmation, avec négation, subjonctives ou disjonctives,
propositions particulières21. Ces divers statuts des propositions sont classés à
différents niveaux ; toutes ont une valeur d’affirmation d’existence (es gibt – il
y a).
4. Les propositions ont un contenu (Inhalt) ; ce sont les idées que Bolzano étudie comme telles. Il y a des idées simples qui n’ont pas de parties et des
idées complexes qui sont composées de plusieurs parties. Les idées ont un
objet. Il y a des idées sans objet ou vides, quand elles sont contradictoires
(gegenstandlos) ou imaginaire (un cheval ailé). Une idée peut avoir un contenu
(gegenständlich) singulier ou général. À ce propos, Bolzano introduit la considération de l’extension (Umfang). Bolzano étudie les relations entre les idées
en les formalisant de manière mathématique ; en étudiant les variations d’une
proposition contenant une ou plusieurs idées, il introduit la notion de variable
au sens mathématique.
5. La logique est l’étude de l’enchaînement des propositions dans un raisonnement. Il l’exprime en parlant de dérivabilité (Ableitbarkeit) qui a un sens
plus général qu’aujourd’hui et qui se traduirait mieux par syllogisme ou déduction, mais Bolzano n’emploie pas ce terme (Schlüsse).
6. Bolzano introduit ensuite une considération qui ouvre des perspectives
qui ont pris une grande importance dans la logique moderne, où intervient la
probabilité. Il quantifie la valeur de vérité d’une proposition. Il entre dans la
perspective des débats du temps qui se déroulent dans le cadre de la casuistique : celle-ci confronte l’autorité des auteurs de référence et mesure la valeur
de leurs assertions par un classement de leur autorité et donc introduit un
20. Dans le langage actuel dû à Karl Popper, on distingue trois mondes : le monde 1 qui est
celui des objets matériels, le monde 2 qui est celui des pensées humaines et le monde 3
qui est celui des propositions logiques. Cette classification convient pour les distinctions
faites par Bolzano.
21. On note que cette classification est devenue classique dans la philosophie logique après
les travaux de Frege.
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critère de jugement de l’opinion, qui est qualifiée de probable. La science
donne des certitudes ; la conduite de l’action au contact d’un réel qui échappe
donne lieu à une estimation qui doit être traitée comme une probabilité. Il
faut aller au plus sûr. Cette étude des probabilités est utile dans les sciences,
mais aussi dans les débats de société, comme on l’a vu plus haut. En matière
religieuse ou politique, il n’y a pas de vérité absolue.
7. La méthode de Bolzano introduit alors à une considération proprement philosophique. La formalisation des propositions logiques présuppose
un travail de l’intelligence qui élabore les concepts, les propositions, les jugements et les déductions par raisonnement logique. Une des questions posées
par cette manière de faire est celle de l’origine des idées. La question de l’intuition est alors posée. Une autre question relève de l’ontologie ; dans une
proposition bien formée, il y a un sujet et un prédicat. Est-ce que cela correspond à une structure ontologique : celle qui lie une substance (un terme métaphysique donc) et un accident ? La question est explicitement métaphysique.
2.2. Philosophie
La philosophie de Bolzano ne se réduit pas à l’épistémologie comme ont
tendance à le donner à penser les études qui se limitent à l’étude du maître ès
logique et mathématique. Bolzano construit une philosophie qui s’inscrit
dans la grande tradition européenne.
Pour aborder cette philosophie, je prendrai comme point de départ une
question révélatrice : la question des couleurs22. Qu’est-ce qu’une couleur ?
Cette question touche tous les domaines du savoir humain. Le débat est classique ; en effet, la réaction romantique a été vive contre la considération scientifique de la couleur accusée de réduire le qualitatif au quantitatif. La figure
de proue du romantisme allemand23, Goethe, polémique contre le réductionnisme scientifique dans son Traité des couleurs. Goethe s’écarte de la démarche
analytique dont Newton a été le pionnier qui consiste à expliquer la lumière
22. Bolzano se réfère à la couleur dans ses ouvrages ; non seulement dans sa philosophie,
mais aussi dans le traité sur l’immortalité de l’âme et encore dans Les Paradoxes de l’ infini.
23. Stephen J. Gould a le courage de considérer que Goethe mérite attention pour comprendre la vie et que ses propositions sur les formes vivantes ont un héritage dans la
pensée scientifique et en particulier dans la théorie de l’évolution qui est une manière
d’étudier des transformations.
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en la décomposant. Bolzano ne suit pas la position de Goethe ; il reconnaît la
valeur de l’apport scientifique de Newton et de son étude de la lumière24.
Bolzano considère que la couleur est le résultat d’une interaction entre la vue
et le corps qui est éclairé. Il procède donc à des observations pour donner un
fondement objectif à la couleur, mais il sait que la couleur n’est pas une entité
existant pour elle-même (une entité qui serait ajoutée à une substance). La
couleur est donc relation entre l’objet perçu et l’acte de percevoir. Si elle est un
attribut du sujet coloré, la couleur n’est couleur que si elle est perçue. Ceci ne
veut pas dire qu’il n’y ait pas de loi ni d’objectivité à la couleur perçue. Bolzano relève ceci à partir de la constance de la couleur qui est la même dans
toutes nos perceptions. Il parle de « loi » pour dire le lien entre l’objet, la lumière et la perception. Cette théorie de la couleur a une incidence sur toute la
philosophie de la connaissance où il y a une interaction entre le sujet connaissant et l’objet connu. Ceci vaut pour toute connaissance et donc pour la formation des concepts qui sont au principe de l’exposé logique de la vérité. Le
concept de couleur formé est le fruit d’une perception ; celle-ci est source de
vérité quand elle est prise dans une série avec des répétitions. Ainsi les sensations de bleu marine en différentes situations sont unifiées dans le concept de
bleu marine. Il y a une association25 ; ainsi Bolzano donne-t-il la priorité au
concept qui est le fruit d’une association. Bolzano évoque alors la question des
aveugles. Un aveugle peut-il savoir ce qu’est une couleur qu’il ne voit pas ?
Comme le concept est enraciné dans une expérience plurielle, étudiée au plan
esthétique qui associe les sons, les formes et les couleurs, un aveugle peut
comprendre ce qu’est une couleur quand on lui parle de couleur – même s’il
ne la voit pas. Primat de la pensée donc !
Dans cette approche qui valorise l’élaboration du concept, Bolzano s’oppose à la présentation que fait Kant des notions d’espace et de temps qui pour
lui sont des formes a priori. Pour Bolzano, l’esprit se construit par son activité.
Dans cette construction, il existe des moments fondateurs. Sur ce point Bol-
24. Sans trancher le débat entre ceux qui privilégient l’aspect ondulatoire de la lumière et
ceux qui privilégient l’aspect énergétique de ce que l’on appelle aujourd’hui photon – la
question viendra plus tard.
25. Cette association est faite par les animaux qui distinguent les couleurs. Mais les animaux n’accèdent pas au concept. Le concept est enraciné dans une expérience plurielle,
étudiée au plan esthétique qui associe les sons, les formes et les couleurs. Ainsi un
aveugle peut comprendre ce qu’est une couleur – même s’il ne voit pas la couleur.
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revue des questions scientifiques
zano s’oppose à Kant26. La critique de l’idéalisme porte sur la notion d’intuition. Kant tient que la pensée repose sur des intuitions qui sont a priori. La
conception des mathématiques par Kant suppose la position de définitions a
priori ; à raison de l’évidence saisie par une intuition. Pour Bolzano au
contraire, une intuition est le fruit d’un échange avec la réalité. Avant la « définition », il y a ce qu’il appelle la « désignation ». Le mouvement n’est pas
seulement un processus d’abstraction. Bolzano s’écarte de l’empirisme anglosaxon (Bacon, Hume…) pour qui à partir des formes perçues sensiblement
l’esprit utilise des termes généraux. Ce travail est insuffisant, car il faut
construire un concept qui puisse donner lieu à une définition rigoureuse.
Bolzano définit donc deux étapes de la vie de l’esprit. La première est dans la
construction du concept ; la seconde dans l’explicitation de sa richesse de
compréhension. La première est dans la fondation d’un ensemble d’axiomes ;
la seconde dans la construction d’une œuvre mathématique reposant sur ces
axiomes. L’important est de ne pas donner les axiomes comme évidents a
priori27.
Par exemple ; la notion de nombre est définie a priori par Kant. Bolzano
reconnaît que la notion de nombre qui fonde l’arithmétique n’est pas immédiate dans l’esprit. Elle doit être construite à partir de ce qui est plus fondamental pour l’esprit humain. Les notions premières sont celles de liaison,
d’affirmation et de négation. Ainsi pour Bolzano, il y a une mathesis qui est au
fondement des mathématiques28 (algèbre, analyse, topologie, mécanique,
arithmétique, géométrie…). La mathesis est un effort de cohérence qui a pour
but de produire des définitions, à partir d’éléments premiers. À ce propos,
Bolzano introduit la notion d’ensemble. Dans cette part d’invention raisonnée, le mode d’enchaînement n’est pas la démonstration mathématique, mais
ce que Bolzano appelle une Deductio29 ; le mot se distingue du terme utilisé
en mathématiques (Ableitung). Nous avons donc un primat de la logique sur
26. Jacques Laz, Bolzano critique de Kant, suivi d’un texte de Bernard Bolzano, Paris, Vrin,
1993.
27. Jacques Laz rappelle que Bolzano a été formé en mathématiques par la lecture d’un
traité de mathématiques d’un professeur de Göttingen, Kästner (1719-1800). Il relève
que ce maître s’interroge sur les termes habituels en mathématiques pour en donner une
définition rigoureuse – ce qui l’amène à reconnaître que ce qui est donné comme évident ne l’est pas.
28. Allgemeine Mathesis.
29. Les logiciens modernes parlent de « métadéduction ». Le mot s’oppose à inductio, présent dans la philosophie scolastique.
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les mathématiques30. C’est reconnaître le primat de l’esprit et de la pensée sur
le raisonnement qui n’est qu’un moyen d’aller à la vérité.
Ces considérations ouvrent sur une métaphysique. Du point de vue
de l’histoire de la pensée, on peut dire que contre l’idéalisme moderne (Descartes, Kant, Hegel…) Bolzano fait un retour à Platon qui tenait pour la
réalité des idées. Bolzano n’en reste pas à la seule dimension mathématique et
logique. Il se confronte à la philosophie qui suppose que les idées sont la pensée de Dieu31.
2.3. Métaphysique de l’esprit
La démarche de Bolzano ne reste pas au seul plan de la philosophie de la
connaissance. Elle entre dans la question de la vie et tout particulièrement de
la spécificité humaine. Pour cela il a écrit un ouvrage dont le titre, Athanasia
ou fondement de l’immortalité de l’âme, établit un lien entre les différents
savoirs32.
L’importance de ce traité est indiquée par le fait qu’il a connu deux éditions. La première édition (1827) comporte un exposé argumenté de philosophie en quinze chapitres visant à établir l’immortalité de l’âme. La seconde
édition (1838) contient le même exposé auquel Bolzano a ajouté une deuxième
partie constituée par une accumulation de références à la tradition philosophique : un dossier très érudit d’histoire de la question qui montre que pour
aborder une question métaphysique, on ne peut le faire a priori, mais en prenant acte de l’effort de la pensée humaine. Nous ne sommes pas dans une
démonstration (Abteil), mais dans une Deductio. La science véritable ne doit
pas se contenter de trouver la preuve du vrai, fût-elle certaine, par des voies
30. Note critique : tout le problème de l’informatique est là. L’informatique soumet le raisonnement humain au processus mathématique des machines et cela réduit la pensée à
être du calcul. Sur ce point, Bolzano se démarque de Leibniz qui entendait formaliser la
pensée de manière à pouvoir tout déduire mathématiquement.
31. Bolzano se situe bien dans la tradition augustinienne.
32. Athanasia oder Gründe für die Unsterblichkeit der Seele (Athanasia ou fondement de
l’immortalité de l’âme). Réédition : Bernhard Bolzano, Athanasia, 1827-1838, Frankfurt am Main, Minerva, 1970. L’importance de ce livre est soulignée par Jacques Courcier, « Apport de la philosophie anglo-saxonne de l’esprit pour le rapport entre philosophie et théologie : Bernard Bolzano, Hilary Putnam et Donald Davidson »,
Transversalités, ICP, p. 133-153.
240
revue des questions scientifiques
subjectives ; elle a pour objet de déterminer selon l’ordre des raisons objectives
ou des causes.
La démarche de la première partie se veut strictement philosophique.
Seule la quinzième partie se réfère à l’autorité de la révélation chrétienne. La
question n’est pas tranchée par un argument d’autorité, mais construite par
une déduction rigoureuse à partir de l’expérience humaine. Ce n’est pas l’expérience naïve, mais une expérience réfléchie dans la tradition philosophique
Bolzano expose la richesse des
articulée au spectacle du monde33.
êtres naturels ; il montre qu’ils se classent selon une échelle hiérarchique. Il
reprend donc le thème de la grande échelle des êtres34. Le thème est traditionnel dans la tradition chrétienne. Les êtres sont hiérarchisés par leur perfection. Matière, vie… Puis, dans le monde de la vie, Bolzano voit se développer
une hiérarchie. Les niveaux ne sont pas séparés, car il y a une continuité.
Celle-ci n’est pas conceptuelle, car toute substance réelle est source d’action et
de rayonnement.
Ainsi l’être humain est-il au sommet d’êtres vivants qui lui ressemblent,
puisqu’avec eux il partage la perfection de vivre. Mais cette perfection est
marquée par la richesse et la capacité d’une connaissance ouverte sur l’infini :
rien ne rassasie le désir de l’être humain et cela atteste qu’il y a en lui une dimension qui l’arrache à la finitude des êtres matériels et des animaux. Cette
aptitude mène à reconnaître que le principe de sa vie, son âme, n’est pas matérielle (ce n’est pas un organe parmi d’autres), mais qu’elle participe de l’esprit. Cette ouverture sur l’infini est un signe que l’âme humaine transcende
la durée qui marque les vivants qui lui sont inférieurs ; cela conduit à parler
d’immortalité. Cette immortalité n’est pas liée à la multiplicité, mais à la
simplicité et à l’unité.
Cette reconnaissance est confortée par les exigences morales ; celles-ci
découlent de l’exigence de justice et de bonheur qui mène à considérer une vie
33. Notons que cette démarche s’écarte de la démarche de Descartes déduisant
l’existence de Dieu de sa perfection exprimée par le terme « infini ».
34. Cf. Arthur Lovejoy, The Great Chain of Beings, Havard University Presse, 1936. Le
thème est important chez Leibniz : « Tous les êtres ne forment qu’une seule chaîne, dans
laquelle les différentes classes, comme autant d’anneaux, se tiennent si étroitement les
unes les autres qu’il est impossible aux sens et à l’imagination de fixer précisément les
points où quelqu’une commence et finit ; toutes les espèces qui bordent ou qui occupent,
pour ainsi dire, les régions d’inflexion et de rebroussement, devant être équivoques et
douées de caractères pouvant se rapporter aux espèces voisines. »
prêtres et savants – 2
241
après la mort où sera pleinement réalisé le bonheur. Cette conclusion est présentée non comme le fruit d’une preuve, mais comme l’opinion la plus probable eu égard à la tradition de sagesse qui habite l’humanité et qui fait l’objet
de la deuxième partie.
Conclusion
La philosophie de Bolzano est une pensée de l’objectivité qui répond aux
deux défis de l’empirisme et de l’idéalisme, voire du psychologisme.
3. Les paradoxes de l’infini
La pensée occidentale commence avec ce qu’il est convenu d’appeler le
miracle grec. La pensée humaine a alors accompli un saut décisif qui caractérise notre culture. Le saut concerne tant la philosophie que la politique, la
société civile que la vie religieuse, tant la science que les relations avec les
autres cultures. Ce qui le caractérise, c’est le primat accordé à la raison et à son
expression dans la parole. Le terme de Logos joue un rôle essentiel.
1.1. Perfection ou imperfection de l’infini ?
La nature est disposée selon un ordre tel que l’esprit humain peut le découvrir et le comprendre, mais plus encore, l’esprit humain est pris dans cet
ordre universel qui est tout à la fois matériel et spirituel. Dire raison, c’est dire
lumière et transparence. Dire ordre, c’est dire symétrie et donc ce qui se mesure bien par sa répétition dans la permanence d’une forme. La cité grecque
l’atteste. Les rapports de force y sont régis par le droit et la loi dont la force est
la vérité. La science grecque l’atteste également : toute chose se mesure avec
proportion selon une forme qui est comprise par la géométrie ou par le
nombre. Il en va de même du temps inscrit dans le calendrier : il est bâti selon
des cycles, liés au mouvement des astres, car le ciel s’accorde avec les travaux
agricoles et les entreprises commerciales par voie de terre ou de mer. Ceci vaut
surtout pour l’homme ; il est en effet compris comme un microcosme,
puisqu’il tient tout en lui, selon un certain ordre ; il s’accorde à tout l’univers
pour une synthèse qui rassemble tous les éléments du monde dans une proportion telle que la matière peut devenir le lieu de l’esprit. Dans ce contexte
de pensée, ce qui s’oppose à cet idéal sera qualifié d’imparfait. L’imparfait,
242
revue des questions scientifiques
c’est ce qui n’a pas atteint la perfection requise ou qui l’a perdue. L’imparfait,
c’est le non-fini, le « pas-fini » ou encore l’infini – en grec apeiron ! Dans le
mot infini, le préfixe « in » est privatif – comme en grec le préfixe « a ». Le
terme d’infini dit donc le manque et l’inachèvement – au sens de pas fini35.
C’est par rapport à cette vision des choses qu’il convient de comprendre l’audace de la tradition monothéiste qui a revendiqué l’usage du terme infini pour
nommer une perfection.
Le disciple de Platon, maître de la pensée antique, Plotin, a joué un rôle
fondateur pour donner un sens noble au terme infini. L’infini caractérise l’audelà de la finitude, le pur intelligible qui n’a pas de limite36.Ce qui est fini est
donc limité, enclos dans des déterminations qui le figent et le bornent tandis
que ce qui est infini ne s’enferme pas dans des bornes, dans des limites ou
dans des contraintes. Partout où une nature détermine l’être, partout où une
essence détermine des propriétés, il y a un manque à la plénitude. La forme
est une limitation, elle correspond à une définition. Au contraire, l’infini caractérise la perfection de l’être détaché de toute forme, parce que purement
spirituel. Ou plus exactement, il n’est pas une qualification, ni une détermination, mais la caractéristique de l’absolu. La théologie chrétienne s’est accordée avec le refus du multiple dans la conviction de la perfection de l’unité et
de l’unicité de Dieu.
1.2. La théologie de l’infini
La théologie chrétienne hérite du patrimoine biblique où la transcendance de Dieu est fortement accentuée. Les grands docteurs chrétiens du
35. Sera « pas-fini » un discours qui commence et s’achève dans la confusion. Une
explication ou a fortiori une démonstration qui s’arrêtent en cours de route,
avant d’avoir été rigoureusement menées au bout de leur course. Sera infini le
travail de l’artiste qui ne donne que l’ébauche de l’œuvre, ou qui la reprend sans
cesse. Un travail qui n’est pas achevé et qui manque, comme disent les maçons,
de finition, sera dit non fini. Mais aussi ce qui manque d’unité dans son style et
qui sera dit mal fini. Un morceau de musique qui ne s’achève pas sur un accord
parfait est lui aussi non fini, infini.
36. Une phrase tirée des Ennéades le dit de manière explicite : « Au concept de l’infini il
appartient donc d’exclure tout manque et l’Intelligible est infini par excellence parce
qu’il ne perd rien de lui-même [...]. Il faut admettre aussi qu’il est infini non point parce
qu’il serait immense en grandeur et en nombre, mais parce que sa puissance n’a pas de
bornes. » (Ennéades VI, 9, VI).
prêtres et savants – 2
243
Moyen Âge et les Maîtres spirituels, dans la vive conscience que la notion
d’infini dit la perfection de Dieu et sa transcendance, ont réfléchi sur la valeur
du langage et ils ont développé une analyse linguistique qui a un fondement
logique, la doctrine de l’analogie.
L’analogie, ou mesure par égalité de proportion, permet d’accéder à ce
qui ne peut l’être directement37. Ainsi face à ce qui est insaisissable, celui qui
désire le connaître emploie des comparaisons qui seront basées sur l’analogie,
c’est-à-dire sur des similitudes. Celui qui n’a pas directement accès au savoir
peut ainsi en comprendre quelque chose. La réalité de la similitude des rapports fonde la légitimité du procédé. Les théologiens médiévaux ont relevé
que ce mode d’expression, et lui seul, permettait de parler de Dieu. Il contient
en effet deux moments, un moment d’affirmation et un moment de négation.
Les théologiens ont distingué entre deux registres de langage. Il y a des noms
qui se présentent par manière d’affirmation, d’autres par négation. Le langage
procède par affirmation, pour dire de Dieu qu’il est unique, bon, fort ou sage.
Le langage procède par négation lorsque les termes ont pour premier moment
d’exclure une réalisation considérée comme inconvenante pour Dieu. On dit
ainsi de Dieu qu’il est immatériel, invisible ou immuable. Le préfixe privatif «
in » dit bien que ce qui est premier dans la construction du terme est l’aspect
de négation. C’est dans cet ordre de qualification que le terme infini a pris une
grande importance. Le terme désigne donc la qualité de Dieu et marque sa
différence avec les objets du monde. Dans l’expérience humaine, la finitude
est vécue comme une peine. C’est une contrainte qui limite l’action ; c’est une
souffrance que de devoir assumer la finitude. Aussi la négation de la finitude
est-elle une qualité.
Pour cette raison, la notion d’infini peut être considérée comme une
qualité qui dit la grandeur de Dieu et sa différence avec toute réalité créée.
L’aspect négatif ne signifie plus une imperfection, mais une suprême perfec37. Le terme d’analogie vient des mathématiques où il désigne l’égalité entre rapports. Il est
donc repris au sein d’une logique de l’attribution de la matière suivante. Il y a analogie
quand on peut écrire une égalité de deux rapports et dire, par exemple, que a est à b ce
que x est à y. L’analogie peut être exprimée de manière mathématique sous forme d’égalité de deux fractions : a/b = x/y. On détermine ce que les mathématiciens appellent des
classes d’équivalence. Cette opération a un aspect utilitaire. L’exemple le plus célèbre est
la mesure de la hauteur de la grande pyramide, sur les bords du Nil. Il est impossible de
le faire directement. Thalès a mesuré l’ombre portée de la pyramide et, en la comparant
à celle de l’instrument de mesure, a pu en déterminer la hauteur. Ainsi l’analogie, égalité des proportions, permet de mesurer ce qui ne peut être atteint tangiblement.
244
revue des questions scientifiques
tion. Ceci est devenu un point fondamental de la théologie chrétienne38.
Ainsi Descartes voulant établir la certitude de l’affirmation de Dieu pose en
principe que dire Dieu, c’est dire l’infini. La philosophie pense qu’il faut distinguer entre l’infini actuel qui est le propre de Dieu et de Dieu seul et l’infini potentiel qui est une marque d’imperfection. Ainsi le débat sur l’infini ne
peut esquiver la dimension théologique de la question. La reconnaissance de
la valeur de l’infini en mathématique ne pouvait être que l’œuvre d’un esprit
qui était à la fois mathématicien, philosophe et théologien.
3.3. L’infini mathématique
La question mathématique s’est posée dans l’étude du mouvement. Il
faut définir les concepts de vitesse instantanée, d’accélération, et généraliser la
notion de courbe qui débouche sur les notions de fonction et de différentielle
(ou fluxion). Le calcul introduit des éléments infinitésimaux (notés depuis
Leibniz par « dx »). On considère qu’un « incomparablement plus petit » ajouté à une quantité finie ne la change pas de même qu’une quantité finie ajoutée
à une grandeur « incomparablement plus grande » ne change pas cette dernière. On détermine une hiérarchie opératoire sur la croissance et la décroissance des fonctions. Mais ces considérations ne suffisent pas. Le premier
38. On voit un résumé de cette dialectique dans un texte de saint Thomas d’Aquin.
« Objection : Dieu est absolument parfait, donc il n’est pas infini. Réponse : Il
faut considérer qu’on appelle infini ce qui n’est pas limité. Or sont limitées,
chacune à sa manière, la matière par la forme et la forme par la matière. La
matière est limitée par la forme en tant que, avant de recevoir la forme, elle est
en puissance à une multitude de formes ; mais dès qu’elle en reçoit une, elle est
limitée à elle. La forme est limitée par la matière, car considérée en elle-même,
elle est commune à beaucoup de choses ; mais par le fait qu’elle est reçue dans
une matière, elle devient déterminément la forme de telle chose. La différence
est que la matière reçoit sa perfection de la forme, qui la limite, de sorte que
l’infini qui provient de la matière est imparfait par nature ; c’est comme de la
matière sans forme. Au contraire, la forme ne reçoit pas de la matière sa perfection, mais bien plutôt, son amplitude naturelle est restreinte par elle. Il suit de
là que l’infini, qui résulte de ce que la forme n’est pas déterminée par la matière
ressortit au parfait. Or ce qui, dans tous les êtres, est le plus formel c’est l’être
même [...]. Puisque l’être divin ne peut être reçu dans un sujet autre que lui,
Dieu étant son propre être subsistant, il est manifeste que Dieu est à la fois infini et parfait » (Somme théologique, Ia, q. 7, a. 1, trad. fr. Paris, Cerf, 1984, p.
198)
prêtres et savants – 2
245
traitement de l’infinitésimal a été opéré par Leibniz qui considéra que les
termes écrits dans les équations sont des artifices de calcul puisque le résultat
doit être exprimé en termes finis. Le passage par l’infinitésimal (les dx du
calcul différentiel) sont, selon ses termes, des « fictions »39. On peut donc faire
référence à l’infini, mais il n’y a pas d’infini réel, au sens d’une quantité définissable par ce terme, donc pas de nombre et encore moins de réalité physique40. Cette vision des choses change avec Bolzano.
L’œuvre de Bolzano consacrée à cette question est présente dans une
étude intitulée Les Paradoxes de l’ infini. Le terme de paradoxe renvoie à la
tradition philosophique, puisque la question de l’infini et de la continuité
avait été posée avec les paradoxes de Zénon d’Élée (toujours étudiés en philosophie). Le but de l’ouvrage est de montrer qu’il existe un infini actuel et que
le concept rigoureux d’infini est le fondement de son emploi dans les autres
domaines du savoir, physique et philosophie.
Dans cette étude, conformément à son habitude, Bolzano commence par
donner une définition stricte de l’infini. Il reprend la distinction entre infini
potentiel et infini actuel pour reconnaître l’existence d’infini actuel dans le
domaine des choses existantes. Pour ce faire, Bolzano considère les concepts
mathématiques familiers (celui de nombre entier ou de fraction) ; il constate
qu’il existe des ensembles infinis en acte, que rien logiquement n’empêche de
concevoir comme des touts achevés : ainsi l’ensemble des entiers, une droite
infinie et même un segment comportant une infinité d’éléments conceptuellement déterminés et saisissables. Il n’est pas nécessaire d’énumérer tous ces
éléments pour concevoir la totalité. Il suffit de caractériser par une propriété
39. La pensée de Leibniz est exprimée dans la Lettre à Des Bosses du 1er septembre 1706 : « Le
calcul infinitésimal est utile, quand il s’agit d’appliquer les mathématiques à la physique,
cependant ce n’est point là que je prétends rendre compte de la nature des choses ». La
divisibilité des opérations mathématiques du calcul ne portent pas sur le réel ; l’infini
relève de la pensée : « Les infinis ne sont pas des touts et les infiniment petits ne sont pas
des grandeurs ». Il dit également : « On ne conçoit l’infini que par une pure fiction de
l’esprit ». (Philosophische Schrifften, II, p. 315). Ce qui est infini c’est donc le processus,
mais pas la réalité. Aussi « il n’y a pas de nombre infini, ni de ligne ou autre quantité
infinie, si on les prend pour de véritables touts » (Nouveaux Essais sur l’entendement humain, II, chap. XVII).
40. L’opinion commune des mathématiciens est exprimée par Karl Friedrich Cauchy (17771855) : « Je conteste qu’on utilise un objet infini comme un tout complet ; en mathématiques, cette opération est interdite ; l’infini n’est qu’une façon de parler », cité par JeanPierre Luminet et Marc Lachièze-Rey, De l’ infini, Paris, Dunod, 2005, p. 109.
246
revue des questions scientifiques
(ou plusieurs propriétés). Une relation de récurrence simple définit la suite des
entiers ; la donnée de deux points détermine un segment de droite. Ainsi on
peut dire que l’infini actuel est réalisé.
Il lui faut construire à partir de cela le concept d’infini41. L’infini n’est
pas ce qui est compris dans l’étude des fonctions quand elles ne cessent de
croître au-delà de toute borne fixée d’avance (on dit qu’elle « tend vers l’infini »). Pour Bolzano ce n’est pas l’infini comme tel – ce n’est qu’une variable42.
Bolzano examine les divers sens du mot infini chez les mathématiciens pour
dire que l’infini doit être une propriété intrinsèque43. Pour préciser ce que cela
signifie, Bolzano introduit la distinction entre penser une totalité comme telle
ou penser chacun des éléments qui la constituent. La notion d’infini se rapporte à la totalité comme telle ; c’est ce qui fonde son objectivité44 (Gegenstandigkeit).
Bolzano aborde la notion de grandeur. Il distingue entre le nombre et la
grandeur. Les grandeurs sont les nombres entiers, les fractions rationnelles, les
irrationnelles – ce sont des grandeurs finies même si leur expression symbolique comporte une infinité de chiffres ou de parties (comme pour les séries
convergentes). Les grandeurs infinies sont celles auxquelles nul ne peut assigner ni un nombre entier, ni une fraction, ni une grandeur irrationnelle. Ceci
écarte l’idée que l’on considère les infiniment grands ou les infiniment petits
comme des variables croissant ou décroissant à l’infini et considérées de ce fait
comme des quantités données de façon provisoire, voire fictive.
Pour montrer l’existence de cet infini actuel, Bolzano affronte le paradoxe dit de la réflexibilité. Le paradoxe est le suivant. Si on considère un ensemble, si l’ensemble est fini, toute partie de l’ensemble est moindre que la
totalité de l’ensemble. Ainsi dans l’ensemble des entiers de 1 à 100, les chiffres
pairs sont moins nombreux que le nombre de ceux de l’ensemble. Mais ce
41. « Il reste à savoir si une simple définition de ce qu’est une pluralité infinie nous met en
état de déterminer ce qu’est un infini en général » (op. cit., § 10).
42. « Une grandeur véritablement infinie, par exemple la longueur d’une droite illimitée
dans les deux sens […] n’a justement pas besoin d’être variable » (ibid. § 11, p. 66). Une
variable n’est que la représentation d’une grandeur, ce n’est pas une grandeur (§ 12, p.
70).
43. « Donner aux mots fini ou infini un sens tel qu’ils désignent une propriété intrinsèque
déterminée des objets ainsi nommés finis ou infinis, mais en aucun cas le simple rapport
de ces objets à notre pouvoir de connaître » (§ 12, p. 71).
44. H. Sincaceur traduit « objectualité ».
prêtres et savants – 2
247
n’est pas le cas quand il y a de l’infini. Par exemple, comparons la grandeur
d’un segment de droite compris entre 0 et 1, avec celui qui est compris entre
0 et 2. Le premier segment est contenu dans le premier ; mais on passe de l’un
à l’autre en multipliant par 2 tous les chiffres du premier et inversement par
division par 2. Il y a donc à la fois égalité et non-égalité. Tel est le paradoxe !
Si l’on considère un ensemble de grandeur infinie, une partie de l’ensemble
peut être aussi grande que l’ensemble ; ce qui contredit le principe selon lequel
le tout est plus grand que la partie. On ne comprend pas comment une inclusion (celle de la partie dans le tout) peut être de grandeur égale à ce qui la
contient45. Le paradoxe de l’infini est la réflexibilité ; c’est-à-dire que dans un
ensemble infini on peut mettre en correspondance bi-univoque (un terme
relié à un seul) une partie avec le tout 46. Bolzano considère que cette propriété, qui servait jusqu’alors à récuser la notion d’infini actuel, doit être
considérée comme la propriété qui définit l’infini47. Dans cette analyse, il y a
trois concepts philosophiques à considérer : la multiplicité, la grandeur et l’infini. Ces trois concepts sont soigneusement distingués par Bolzano – ce qui
lui permet de s’écarter de ses prédécesseurs. D’abord, les mathématiciens qui
considèrent que l’infini est un horizon inatteignable, mais une simple représentation pour les calculs ; ensuite de la position de Leibniz48 qui tenait pour
un infini actuel en mathématiques, mais considérant que cet infini n’était pas
conceptualisable. Bolzano montre que l’on peut conceptualiser l’infini par
une définition rigoureuse : celle qui est obtenue par ce qu’on appelle la réflexivité. Cette définition est ouverte sur une considération métaphysique. L’argumentation de Bolzano repose sur la distinction entre la grandeur et le nombre.
Il en déduit que l’infini n’est pas prisonnier de son étymologie négative : ce
n’est pas l’indéterminable.
45. Galilée avait écrit à ce propos : « L’égal, le plus et le moins sont des attributs qui ne
conviennent pas aux infinis, mais seulement aux quantités limitées », cité par François
Monnoyeur, Infini des mathématiciens, infini des philosophes, Paris, Belin, 1992, p. 179.
46. Bolzano prend comme exemple la comparaison de la grandeur d’un segment de droite
compris entre 0 et 1, avec les nombres compris entre 0 et 2. Le premier segment est
contenu dans le premier ; mais on passe de l’un à l’autre en multipliant par 2 tous les
chiffres du premier. Il y a donc égalité et non-égalité. Tel est le paradoxe.
47. On dit aujourd’hui qu’un ensemble infini est équipotent à l’un de ses sous-ensembles
propres. Cette formulation suppose une conceptualité qui viendra après Bolzano, mais
introduite par la lecture des Paradoxes sur l’ infini par Dedekind et Cantor.
48. « Contenir signifie toujours être partie et je pense que la proposition, la partie est plus
petite que le tout est aussi vraie dans l’infini que dans le fini », Infini des mathématiciens,
op. cit., p. 181.
248
revue des questions scientifiques
Bolzano distingue entre l’infini de grandeur et l’infini de
l’opération. Ainsi quand on définit les célèbres chiffres que sont la racine carrée de deux, le nombre pi pour calculer la circonférence d’un cercle…, on a
bien l’écriture d’une série infinie de chiffres, mais ce n’est pas une grandeur
infinie. Plus généralement, la somme d’une série convergente est finie, même
si son écriture suppose une infinité de chiffres. La discussion de cette différence enracine la conceptualisation dans la notion d’ensemble qui apparaît
alors : une totalité est pensée sans qu’il soit utile d’énumérer tous ses éléments
constitutifs.
Notons enfin que la notion d’infini est liée à celle de continuité quand
elle est exprimée par analyse mathématique.
Le concept d’infini est donc introduit de manière claire. Mais il n’est pas
encore pleinement intégré dans le formalisme mathématique. Ce sera le fruit
du travail de Georges Cantor qui respectera le langage de Bolzano en parlant
de « transfini » ; Cantor proposera l’écriture de nombres qui différencient diverses formes d’infinis mathématiques.
Il est fort éclairant de voir que ce travail mathématique n’est pas séparé
d’un souci plus large de fondement du savoir. En effet, Bolzano entre dans des
questions philosophiques, épistémologiques et métaphysiques. Bolzano présente une cosmologie. Il marque une différence très nette entre le domaine de
la physique et celui des mathématiques.
Le premier point porte sur les notions d’espace et de temps. Contre Kant,
Bolzano tient que l’espace et le temps ne sont pas a priori, mais des concepts
élaborés par l’entendement. « Dans ma conception, le temps n’est rien de réel,
au sens propre du terme, où nous attribuons la réalité seulement aux substances
et à leurs forces. Je ne prends le temps ni pour Dieu lui-même, ni pour une
substance créée, ni non plus pour un attribut de Dieu ou d’une substance
créée ou d’une collection de celles-ci. C’est pourquoi le temps n’est pas non
plus, pour moi, quelque chose de variable, mais bien plutôt ce en quoi toute
variation a lieu » (§ 39, p. 136). Il en déduit une distinction claire : « Dieu et
les êtres soumis au changement se trouvent de manière fort différente dans le
temps. Les créatures, en effet, sont dans le temps dans la mesure où elles changent dans le temps ; tandis que Dieu demeure en tout temps invariablement
identique à soi. C’est pourquoi Dieu est appelé éternel, tandis que ses créatures
sont dites temporelles. Ce peut être une tâche difficile pour notre imagination
prêtres et savants – 2
249
de former une image sensible de ce que même le moment le plus court, la
durée d’un clin d’œil, renferme déjà un ensemble infini d’intervalles de temps.
Mais il suffit que l’entendement saisisse cela et le conçoive comme nécessaire. »
(§ 39, p. 137).
À propos de l’espace, Bolzano retrouve les paradoxes de l’infini : « L’espace a souvent été considéré comme une chose existante, confondu tantôt
avec les substances qui s’y trouvent, tantôt avec Dieu lui-même, ou du moins
avec un des ses attributs. Le grand Newton lui-même eut l’idée de définir
l’espace comme sensorium de la divinité. […] Kant, enfin, eut la malheureuse
idée, reprise encore aujourd’hui par de nombreux penseurs, de considérer l’espace ou le temps non comme quelque chose d’objectif, mais comme une forme
purement subjective de notre intuition. » Bolzano insiste sur sa conclusion :
« Pour moi, pas plus l’espace que le temps n’est une propriété des substances,
mais seulement une détermination de celle-ci. J’appelle lieux les déterminations des substances créées qui indiquent la raison pour laquelle celles-ci,
ayant en un temps déterminé telles qualités, apportent les unes aux autres
précisément tels changements : et j’appelle espace la collection de tous ces
lieux » (§ 40, p. 138).
À partir des définitions de l’espace et du temps, Bolzano propose une
géométrie confrontée au problème de l’infini. Il montre la validité du calcul
intégral ou différentiel. Il relève les paradoxes de la mesure : « Certaines étendues spatiales couvrant un espace infini (i.e. ayant des points dont la distance
est supérieure à toute distance donnée) n’ont toutefois qu’une grandeur finie :
alors que d’autres étendues spatiales, enfermées dans un espace tout à fait fini
(i.e. dont l’ensemble des points est tel que la distance de deux points quelconques ne dépasse pas une distance donnée), ont cependant une grandeur
infinie ; ou bien que certaines étendues spatiales conservent une grandeur finie tout en décrivant une infinité de circonvolutions autour d’un point. » (§ 48,
p. 152). Les paradoxes de l’espace et du temps sont résolus par une conceptualisation des rapports entre fini et infini en géométrie49. La question est celle
du continu.
49. La considération de Bolzano se porte alors sur l’ensemble du monde avec l’im-
portance des notions d’espace et de temps. Il s’agit de l’espace et du temps réel
– et pas du concept. Il commence par situer l’infinité de l’espace et du temps
pour montrer qu’il n’y a pas de contradiction à poser un univers : « Là où nous
avons un ensemble infini, tout élément est surpassé par un plus grand (ou sur-
250
revue des questions scientifiques
Après ces considérations cosmologiques, Bolzano entre dans le monde de
la physique. Il commence par établir que les concepts de la physique ne sont
pas empiriques (§ 50, p. 154). Il prend l’exemple de la couleur rouge (§ 50 ; p.
155). Il faut noter que la physique du traité est caduque ; par exemple, Bolzano
fait référence au calorique et à l’éther50. En continuité avec la réflexion sur la
physique, la réflexion porte ensuite le statut de la réalité. Là, il ne s’agit pas de
déduire abstraitement, mais de faire droit à la notion de cause qui se rapporte
à une action inscrite dans le temps. L’action est le signe de la réalité51. Le terme
de réel a en allemand la même racine que le verbe agir : « ce qui est réel agit
nécessairement : Was immer wirklich ist, dass muss ja auch wirken » (§ 51). Plus
encore, il y a une interaction entre eux tous52. L’action n’est pas déterminée à
l’avance : aussi Bolzano écarte l’idée de Leibniz sur l’harmonie préétablie (§
52). Cette interaction permet à Bolzano de s’affronter à la difficulté suivante :
la liaison entre les substances spirituelles et matérielles (§ 56) et de parler à ce
propos d’interaction, pensée en terme de force. « Ma conception permet encore d’éviter le grand paradoxe de la liaison entre substances spirituelles et
substances matérielles. On n’a vu que mystère, et pour les humains, insondable, dans la manière dont l’esprit pourrait agir sur la matière et réciproquement » (§ 56, p. 171). L’interaction suppose un contact qui est une mise en
passe un plus petit) sans qu’aucun pourtant ne dépasse une grandeur finie donnée (ou ne soit inférieure à elle) » § 62. Cette cosmologie permet de penser ensemble un tout qui peut être dit à la fois fini et infini – ce n’est pas contradictoire,
vu la notion d’infini. Dans la cosmologie de Bolzano, tout se tient et tout communique par un jeu de forces.
50. Les travaux sur la thermodynamique ont écarté la notion de calorique, comme fluide
responsable de la chaleur et la théorie de la relativité a mis fin à l’emploi de la notion
d’éther. L’éther est dans le traité ce qui permet l’unité de l’univers (§ 63). L’espace est
continu grâce à l’éther (§ 68).
51. Dans Les Paradoxes sur l’ infini, Bolzano écrit : « La première de ces opinions d’école,
autrefois soutenues par les physiciens et dont on doit se débarrasser aujourd’hui, est
l’hypothèse d’une matière morte ou complètement inerte, dont les parties simples, si
tant est qu’elle en ait, identiques les unes aux autres et éternellement invariables, ne
possèdent pas de forces propres, sauf celle que l’on appelle la force d’inertie. Ce qui est
réel agit nécessairement et dispose donc de forces utiles à son action », op. cit., p. 167.
52. « Un deuxième préjugé scolaire consiste à croire scientifiquement interdite l’hypothèse
d’une action immédiate d’une substance sur une autre », § 51, p. 168. « Toutes les substances du monde sont en interaction réciproque continuelle, le changement apporté à
l’une d’entre elles par telle autre étant d’autant plus petit qu’est grande la distance entre
les deux ; le résultat total de l’action de toutes les substances sur l’une d’entre elles – abstraction faite du cas où il y a une action divine immédiate – est un changement conforme
au principe bien connu de continuité » (§ 60, p. 174).
prêtres et savants – 2
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commun de la partie limite ou frontière. L’univers n’est pas vide. Il y a une
continuité. Bolzano l’inscrit dans une vision hiérarchique de l’univers (§ 65).
Dans cette vision d’interaction, Bolzano tient compte de l’action de
Dieu. Cette action est la force créatrice. L’expression est faite dès le début de
son exposé (§ 25). « Quand on est parvenu par une suite de conclusions tirées
de vérités purement conceptuelles ou de toute autre manière, à la conviction
essentielle qu’ il est un Dieu, un Être qui n’a en aucun autre sa raison d’être,
qui est pour cela précisément un tout parfait, i.e. réunit en lui toutes les perfections et toutes les forces qui peuvent simultanément coexister, et chacune
au plus haut degré qu’elle puisse avoir dans sa coexistence avec les autres, on
présuppose alors l’existence d’un être infini à plus d’un égard : dans son savoir,
son vouloir, son action externe (sa puissance), un être qui sait infiniment (toutes
les vérités), qui veut infiniment (la somme de tout le bien en soi possible), qui
réalise toutes ses volontés grâce à sa force externe. Ce dernier attribut a pour
conséquence l’existence en dehors de Lui d’êtres, à savoir les êtres créés, appelés par opposition à Lui êtres finis. On peut démontrer, cependant, qu’il y a
de l’infini en eux à maint égard. » (§ 25, p. 94-95).
Ainsi la solution des paradoxes de l’infini permet l’affirmation de l’existence de Dieu dont la nature est qualifiée par le terme « infini » et en même
temps de jeter un regard sur le monde créé et y reconnaître que l’on peut parler à son propos de finitude ontologique (par différence avec Dieu), mais aussi d’infini (grâce à des outils donnés par les mathématiques et appliqués aux
sciences de la nature).
Il me semble que cette philosophie a le mérite de clarifier la notion mathématique d’infini, mais aussi de sortir des apories de la métaphysique, en
premier lieu de celle de Spinoza qui identifie la nature et Dieu dans la très
célèbre expression Deus sive Natura. La notion d’infini est aussi liée à l’ensemble des connaissances en matière de physique.
Cette approche de l’infini a le mérite d’instaurer des relations pacifiées
entre les sciences et la théologie. La question de l’infini est en effet un lieu qui
n’a cessé d’être passionnel. En témoigne la démarche de Cantor qui fait un
rapprochement mystique entre Dieu, l’infini, et les infinis mathématiques
qu’il introduit dans le calcul.53
53. Pour Cantor, l’infini potentiel ne peut être pensé que sur fond d’infini actuel,
de même l’infini mathématique ne peut être pensé que sur le fondement de
l’infini divin ; voir Jean-Pierre Belna, Cantor, Paris, Les Belles Lettres, 2000.
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revue des questions scientifiques
Conclusion
Bolzano représente une figure fondatrice de la modernité. Il a unifié sa
réflexion en mettant en lien des domaines qui nous semblent hétérogènes,
voire exclusifs les uns des autres. Il montre au contraire que la créativité suppose le souci de l’unité des savoirs. La crise culturelle actuelle vient manifestement de la spécialisation et de l’ignorance entre les départements du savoir ;
la création intellectuelle est toujours le fruit d’une interaction entre spécialités. Les séparations entre disciplines détruisent la vie intellectuelle. C’est
parce qu’il était philosophe et théologien qu’il a pu surmonter les apories liées
à l’infini et plus largement les visions antagonistes de la réalité.
Bolzano donne aussi l’exemple d’une science qui ne peut se fonder que
sur un acte de la pensée. La science donne des moyens d’action ; mais elle ne
se tient comme science que par un acte de penser. Les concepts scientifiques
ne sont pas réduits à leur mode opératoire. Plus encore, la grandeur de la
science est d’être une quête de la vérité en soi.
Ainsi Bolzano montre par sa vie et par son œuvre que le chemin de la
vérité est le moteur de toute pensée. Il ne se contente pas de la vérité abstraite ;
il fait de l’exigence de vérité une exigence morale.
Il est donc important que cet homme ait été fidèle à son engagement
dans le ministère presbytéral. Il est important qu’il ait résisté à la pression des
autorités conservatrices et oppressives. Il s’inscrit là encore dans la perspective
d’un catholicisme rénové tant au plan social qu’au plan des relations entre
l’Église et l’État. Bolzano n’a pas laissé d’écrits mystiques ou purement spirituels, mais son souci de dire la grandeur de l’être humain par son âme immortelle l’inscrit dans la grande tradition théologique et philosophique de
l’Église dont il fut serviteur. Son œuvre témoigne d’une grande sérénité ;
quand on sait qu’il fut tuberculeux, on admire que d’un corps si fragile ait pu
surgir une œuvre de cette ampleur.

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