Sangatte mai 2002, témoignages de migrants

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Sangatte mai 2002, témoignages de migrants
n 1999, le gouvernement
français décidait de confier
à la Croix-Rouge le soin de
regrouper et donner un abri aux
quelques centaines de migrants
clandestins, candidats à l’exil vers
l’Angleterre, qui dormaient dans les
parcs et les jardins publics de
Calais et dont la présence, le
dénuement et la mine
affamée inquiétaient de
plus en plus la population
locale. Le camp de réfugiés de Sangatte, un
immense hangar situé à
une quinzaine de kilomètres du port fut ainsi
créé. A l’intérieur de ce
hangar, une trentaine de
cabines furent installées
pour abriter des lits. Ce camp de la
Croix-Rouge
est
rapidement
devenu un lieu de transit où logent
provisoirement près de 1400
personnes aujourd’hui.
Mais la préfecture n’autorise pas
l’installation d’autres cabines de
peur que le confort n’incite les
migrants à rester. Les autres lits
sont donc disposés dans des
tentes où le froid sévit une longue
partie de l’année en cette région du
Pas-de-Calais. Le personnel de la
Croix-Rouge tente avec des
moyens très réduits de secourir
une population épuisée par un
parcours interminable et périlleux.
Les besoins en vêtements chauds
et surtout en chaussures sont
criants. Il n’y a qu’une infirmière et
certains jeunes enfants qui ont mal
supporté le trajet sont dans un état
critique. Mandatée par des autorités, la Croix-Rouge ne dispose
E
Sepideh Farkhondeh
Sangatte mai 2002,
témoignages de
migrants
Les récits de migrants
clandestins recueillis au
centre de la Croix-Rouge
à Sangatte (Pas-deCalais) souligent
combien l'immigration
concerne des individus
souvent diplomés et
ayant quitté une situation
relativement stable. Ils
révèlent aussi une
certaine lâcheté des
autorités françaises
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pas de moyens suffisants pour
sommes partis à Herat et de là au
soigner ces réfugiés et tente tant
Turkménistan. C’était le chemin
bien que mal de parer au plus
prévu par les passeurs. Pour
pressé.
traverser la mer Caspienne, nous
Jusqu’à ces derniers temps, près
devions prendre le bateau. On m’a
d’un millier de personnes par mois
embarqué dans le premier bateau
en moyenne seraient parties pour
et ma famille a dû rester attendre le
l’Angleterre. Chaque soir, les réfuprochain mais elle a été arrêtée par
giés accomplissent le même rite,
la police turkmène. Je les ai
parcourent à pied les kilomètres qui
attendus deux mois de l’autre côté
séparent leur hangar de Sangatte
de la rive en Russie et puis les
du port pour tenter leur chance et
passeurs m’ont fait passer en
atteindre enfin cette terre promise
Europe. Ma grande sœur est au
où chacun espère trouver asile et
Canada, je l’ai contactée mais elle
reconnaissance.
n’a aucune nouvelle de la famille.
Ces jours-ci, les Kurdes d’Irak et
Ils doivent être captifs quelque
les Afghans sont les plus
part. S’ils étaient libres,
nombreux. Mais l’on
ils l’auraient contactée».
«Vous savez ici La Croix-Rouge a
croise
aussi
assez
souvent des Iraniens et les gens croient obtenu pour Obaïd un
que parce que permis de séjour provides Arabes irakiens.
l ’ A f g h a n i s t a n soire d’un mois et lui
Voici quelques témoi- est un pays peu propose d’aller dans une
gnages spontanés de
famille
d’accueil
à
développé, je Calais. Mais il rechigne à
réfugiés recueillis en
dois accepter croire que son voyage
persan :
Obaïd a 16 ans, d’im- tout ce qui se s’arrête là. Lors de sa
menses
yeux
noirs propose à moi»
dernière tentative pour
humides et un charme
traverser la Manche, il
qui lui a valu l’amitié de l’équipe de
s’est cassé la jambe gauche et
la Croix-Rouge. Il vivait à Kaboul
marche,
depuis,
avec
des
jusqu’au 10 septembre 2001.
béquilles. Il explique en souriant
«J’appartiens à une vieille famille
ses réticences :
de négociants de tapis d’art que les
«J’aimerais rejoindre ma sœur
talibans n’avaient jamais aimée
au Canada. La famille d’accueil ici
mais depuis quelque temps les
est très gentille mais je n’ai pas de
choses avaient empiré. Nous
lien affectif avec elle. Je n’aurai
n’osions plus sortir, nous risquions
peut-être pas le choix. Vous savez
d’être arrêtés parce que le mari de
ici les gens croient que parce que
ma tante maternelle avait eu des
l’Afghanistan est un pays peu
activités politiques et avait fui vers
développé, je dois accepter tout ce
l’Iran. Mes parents, mon frère, sa
qui se propose à moi. Dans notre
femme, leur petit enfant et moi
maison là-bas, j’avais une chambre
avons payé des passeurs et
et un ordinateur. Ici, je n’aurai ni
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Pourquoi le départ : témoignages de Sangatte
chambre pour étudier ni ordinateur.
Je me suis moi-même acheté des
livres de langue French with ease
et à Calais, j’ai sympathisé avec
une dame qui parle anglais et peut
me donner des cours de français.
L’idéal, c’est que je sorte de ce
hangar, que l’on me permette de
travailler et de prendre des cours
de langue et que je finisse par
rejoindre ma sœur au Canada».
Doni, un Kurde d’Irak, vient à ma
rencontre et m’offre une cigarette :
«Là-bas, le pouvoir politique n’est
pas aux mains des Kurdes. Il y a
deux partis qui se font la guerre et
sont plus ou moins manipulés. Et
puis il y a, bien plus puissants
qu’eux, la CIA qui manigance et
prépare son programme à venir. Je
suis venu jusqu’ici pour parler. La
France est un petit pays sans beaucoup de pouvoir. Mon seul espoir
ici, c’est de pouvoir parler. Je me
fiche de l’argent et du confort. Ce
n’est pas pour cela que j’ai entrepris ce long voyage. Je voudrais
devenir journaliste». Doni a déposé
une demande d’asile en France.
Seuls 0,01 % des réfugiés de
Sangatte font cette démarche1.
A l’intérieur du hangar, Youssof
attend devant la cabine de l’infirmière avec une quinzaine de ses
compatriotes. Il porte comme les
autres une chemise et une petite
veste peu résistante aux vents
violents qui soufflent sur les côtes
ces jours-ci :
«Je suis afghan et j’ai vécu
quatorze ans en Iran dont dix à
Machhad dans mon enfance avant
de retourner au pays. Après la
victoire des talibans, je me suis
réfugié à Téhéran où j’ai travaillé
comme couturier pendant quatre
ans. J’avais un permis de séjour
mais on me l’a repris. En Iran, on
ne sait jamais, du jour au lendemain l’on peut vous déchirer en
deux vos papiers. C’est ce qui
m’est arrivé. Dans ces cas-là, les
patrons non plus ne peuvent rien.
Ils doivent payer des amendes s’ils
continuent de vous employer. On
ne sait pas à quoi s’en tenir, les
autorités sont assez arbitraires
dans leurs décisions. Parmi les
Iraniens eux-mêmes il y a de tout,
des gens avides et des gens très
secourables. Je serais resté en Iran
si j’avais pu continuer à travailler et
si j’avais pu étudier. Mes parents et
mes frères vivent toujours là-bas et
y travaillent avec plus ou moins de
difficulté mais j’ai 19 ans et j’aimerais étudier et avoir un avenir, c’est
pour cela que je suis parti.
Maintenant, je ne peux plus
rebrousser chemin».
Chamila et Javid viennent de
Kunduz et ont quitté l’Afghanistan
deux mois après leur mariage. Ils
sont sur les routes depuis plus d’un
an. Chamila, 18 ans, rêve de
reprendre les études là où elle a dû
les arrêter à cause des talibans.
Son mari Javid, 26 ans, appartient
à une famille de pharmaciens. Il a
travaillé trois ans à Moscou et un
an au Pakistan pour épargner la
somme qui leur permet cet exil.
Chamila préfère la France aux pays
qu’elle a, jusque-là, traversés :
«La police est plus sympathique.
Hier soir, quand nous avons fait
notre tentative, les policiers qui
nous ont découverts étaient
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souriants. Ils avaient l’air de dire : tu
es nouvelle, toi, et ont lancé un
encouragement
:
«Tomorrow
Chance» ! Un ami leur a dit : «et
moi alors pas tomorrow chance ?»
Et ils lui ont fait comprendre que lui
ça faisait deux mois qu’il était là
sans avoir réussi à partir. Ces policiers savent exactement qui est là,
depuis quand, bien sûr, ils jouent
au chat et à la souris et nous
causent des tracas mais ils ne sont
pas
agressifs
comme
en
Allemagne. La pire, c’est la police
russe, elle agresse et parfois vole
les étrangers».
Erfan qui venait de finir ses
études d’informatique en Iran a, lui,
entrepris cette longue traversée
sans savoir les dangers qui l’attendaient :
«J’avais un métier, ma femme
travaillait aussi. C’est moi qui ai eu
l’initiative de cette connerie parce
que nous étouffions là-bas, parce
que je pense que ma femme a le
droit de porter la robe qu’elle veut
pour sortir, que j’ai le droit de
prendre sa main dans la mienne où
bon me semble. En plus j’étais
surveillé. J’avais eu accès à
certaines informations secrètes
dans la société d’informatique
semi-étatique pour laquelle je
travaillais mais ça je préfère le taire
ici puisque, de toute façon, la
France est en si bons termes avec
le régime islamique qu’elle n’accorde plus l’asile politique aux
Iraniens. Elle ferme ses portes et
encourage Peugeot et Elf à
engranger des profits. Malgré tout,
si j’avais su ce qui m’attendait sur la
route, je ne serais pas venu, je me
serai arrangé pour acheter des
visas. J’ai réussi à faire passer ma
femme de l’autre côté ; ce soir c’est
sûr je vais réussir la traversée. Une
fois là-bas, j’écrirai tout».
Le refus des autorités françaises
d’informer les réfugiés de Sangatte
sur la possibilité de demander
l’asile politique rend ces derniers
très méfiants et désabusés à
l’égard de la France.
Mi-mai 2002, une dizaine de
familles nombreuses sont hébergées à Sangatte. Firouz, Chohré et
leurs trois petites filles âgées
respectivement de sept ans, quatre
ans et trois mois sont sur les
chemins de l’exil depuis deux mois
et demi. Le père de famille
témoigne :
«Ma femme et moi tenions une
librairie à Téhéran. Je recevais des
livres interdits, édités à l’étranger,
des livres d’histoire, de science
politique à propos de la région ou
du régime des mollahs ou de la
littérature censurée. Je ne les
mettais pas en vitrine, je connaissais mes clients et ceux qui
venaient me demander un titre
repartaient satisfaits. Les autorités
ont fini par savoir. Et ces derniers
temps2, ils envoyaient des miliciens
nous menacer. Quand ils ont fini
par lancer un cocktail Molotov dans
notre librairie, nous avons décidé
de partir. Nous avons attendu l’accouchement et nous avons quitté le
pays».
Hossein, la cinquantaine passée,
est l’un des migrants les plus âgés
en transit à Sangatte, mais il aimerait tout aussi bien, semble-t-il,
rester en France et être légalisé
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Pourquoi le départ : témoignages de Sangatte
comme réfugié politique, aussi
bons de rationnement en essence
vient-il de lui-même m’exposer son
et en nourriture auxquels nous
improbable histoire :
avions droit. Nous avons vendu la
«Je suis camionneur et une nuit à
maison et nous nous sommes
3 heures, sur la route, j’ai écrasé un
installés chez ma belle-mère. Au
mollah et un officier des Gardiens
début nous avons pensé acheter
de la Révolution. J’ai abandonné
nos visas. Il y a dans les ambasmon camion et je suis allé directesades des gens tout à fait prêts à
ment dire au-revoir à ma famille
en vendre mais, depuis le 11
avant de prendre le chemin de
septembre, c’est plus difficile. Nous
Tabriz et quitter le pays. Vous
n’en pouvions plus de voir fondre la
comprenez bien ? Vu le statut des
valeur de nos économies ; nous
victimes, ils auraient conclu que
avons décidé de tenter notre
c’était un meurtre politique et j’étais
chance au plus tôt. Mais nous ne
bon à fusiller ! J’avais pas le choix».
pensions pas que le chemin serait
Certains n’ont plus comme seul
aussi dur sinon peut-être que nous
bien que leurs secrets et les récits
aurions renoncé mais maintenant il
de leur invention comme espoir de
n’est plus temps de regretter».
survie.
Cette famille est sans doute l’une
Originaire de la région
des
victimes
des
d’Ispahan, Zohré a mis
réseaux mafieux qui se
Il leur avait été
au
monde
son
sont développés en
deuxième enfant il y a suggéré que la Iran. Les organisateurs
dix jours à Calais, à seule possibilité de ces filières dupent
l’hôpital, grâce à la pour pouvoir être les personnes les plus
Croix-Rouge. Elle a fait légalisé en France modestes et les plus
le trajet enceinte de
était de s’engager en difficulté en leur
sept mois avec son mari
promettant monts et
Mohammad et Amir son dans la Légion merveilles et leur soutipetit garçon de huit étrangère
rent une somme consians :
dérable pour les jeter
«L’Iran est un pays
sur les chemins de
capitaliste, c’est-à-dire qu’un bazari
l’exil. Le bébé encore fiévreux dans
peut s’offrir une vie de luxe que
les bras, Zohré et Mohammad ont
vous ne soupçonnez pas parce
pris dans l’après-midi la route qui
qu’il fait le trafic de tel produit sur le
mène au port pour tenter une
marché noir ou qu’il a partie liée
traversée. Ils ont auparavant
avec tel mollah haut placé pendant
essayé de se renseigner sur les
qu’un professeur de lycée ne peut
droits du bébé né sur le sol français
plus payer sa facture d’électricité.
sans obtenir de réponse fiable.
Mon mari qui a travaillé dans l’adDe temps à autre, deux ou trois
ministration pendant plus de dix
jeunes Afghans venaient poser une
ans a été viré par son patron qui
question étrange : «Est-ce vrai que
nous privait depuis des années des
l’on peut devenir français si l’on fait
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deux, trois ans de service militaire?». A la fin un jeune homme
vint me montrer un papier sur
lequel étaient inscrits les mots
suivants : «La Légion étrangère,
59 000 Lille».
Il leur avait été suggéré que la
seule possibilité pour pouvoir être
légalisé en France était de s’engager dans la Légion étrangère.
«En France, il n’y a pas de
guerre, on écoute quand même les
informations! On veut faire ce
service militaire !» affirmaient
certains. Il fallut leur expliquer que
la Légion étrangère pouvait être
envoyée n’importe où pour servir
des intérêts mal définis, que leur
identité de Français leur était délivrée par leur général, selon le bon
vouloir de ce dernier, et qu’ainsi
engagés, ils seraient peut-être
morts au champ de bataille avant
deux mois.
Cette offre empoisonnée est la
seule que le gouvernement français semble disposé à faire à ces
jeunes gens fuyant des pays sous
embargo ou en prise à la guerre. A
Sangatte, un des problèmes les
plus graves de notre temps, surgi
des grandes inégalités planétaires,
est confié à la gestion d’une petite
équipe de la Croix-Rouge. Ce
hangar fétide, où les 14 toilettes
devant suffire à 1400 personnes
côtoient le réfectoire, n’est qu’un
abri provisoire dont la seule fonction effective est de redonner
quelques forces à ceux qui ont
échoué à s’embarquer pour
l’Angleterre afin qu’ils fassent le
lendemain une nouvelle tentative.
Le moment n’est-il pas venu de se
poser des questions de fond ?
La France qui, depuis des décennies, arme nombre de pays du Sud,
et par exemple le Pakistan, soutien
direct des talibans, ne voit-elle
dans ces milliers de migrants que
des indésirables à cacher dans un
hangar ou à laisser partir en douce
outre-Manche ? Pourquoi le ministère de l’Intérieur refuse-t-il d’informer les réfugiés de Sangatte sur
les possibilités de régulariser leur
situation en France et interdit-il la
diffusion de la brochure explicative
sur la procédure et les droits des
demandeurs d’asile ? Le moment
n’est-il pas venu de se demander si
ces migrants à qui l’on refuse l’asile
ne sont pas, en fait, les réfugiés
d’une vaste politique internationale
de puissances et d’intérêts aux
conséquences inhumaines occultées ? Ces interrogations de fond
ne peuvent être séparées de la
lutte contre les mafias de trafiquants et leurs méthodes d’escroquerie et de mensonge.
La solution que les autorités françaises envisagent à l’heure actuelle
est de fermer ce camp et de
condamner à l’errance, à l’arrestation et au renvoi aux frontières de
centaines de personnes. Parce
qu’on est né dans des régions
réduites à des zones géostratégiques par les grandes puissances,
doit-on être condamné à la clandestinité et à l’humiliation perpétuelles ?
«Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et
en droits. Ils sont doués de raison
et de conscience et doivent agir
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Pourquoi le départ : témoignages de Sangatte
les uns envers les autres dans un
esprit de fraternité».
Article Premier de La Déclaration
Universelle des Droits de l’Homme
de 1948.
Sepideh Farkhondeh est diplômée
de l’Institut d’Etudes Politiques de
Paris, auteur de Médias, Pouvoir et
Société Civile en Iran préfacé par
M. Paul Balta et paru chez
L’Harmattan (mars 2002), actuellement en thèse.
Notes :
1. Le ministère de l’Intérieur français
censure les informations sur les possibilités de demande d’asile. Les réfugiés
interrogent toute personne extérieure,
journaliste ou étudiant, sur ces possibilités et n’obtiennent que des informations parcellaires et contradictoires.
2. Depuis avril 2000, une vaste répression s’est abattue sur les journalistes et
les intellectuels dissidents en Iran. Elle
a causé la fermeture massive de
nombreuses publications et l’arrestation de leurs auteurs. Certaines
maisons d’édition et librairies font en
effet l’objet d’attaques et d’actes de
vandalisme organisés.
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