Pierre Assouline - Médiathèque Valais

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Pierre Assouline - Médiathèque Valais
Médiathèque Valais St-Maurice
Mardi 13 janvier
12.30-13.30
Pierre Assouline
Né en 1953, Pierre Assouline passe son enfance à Casablanca.
«Ces douze années sont les plus importantes de ma vie. Parce que c’est la matrice. Donc, le Maroc
c’est essentiel dans ma vie. Ce n’est pas un passage. C’est la base. Tout ce que je suis devenu
après, je le dois à ce que j’ai vécu au Maroc. »
1965, il arrive en France, poursuit ses études secondaires et fait ses études supérieures à l'Université
de Nanterre et à l’Ecole des langues orientales.
Devenu journaliste, il travaille d'abord pour des agences diverses avant d'entrer au service Étranger
du Quotidien de Paris (1976-1978) puis de France-Soir (1979-1983), tout en enseignant au Centre de
perfectionnement des journalistes et en collaborant à la revue L’Histoire (1979).
1980, il devient conseiller littéraire des Editions Balland (1984-1986) et se lance dans l’écriture.
1983, une première biographie, Monsieur Dassault.
1985, rédacteur au magazine Lire, il en devient le directeur de rédaction en 1993.
Il travaille aussi à la radio, sur France Inter (1986-1990), RTL (1990-1999), sur France Culture et est
chroniqueur au Monde et critique pour Le Nouvel Observateur.
Il est chargé de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris.
Il intègre l’Académie Goncourt le 11 janvier 2012.
Parmi nombre de publications, il y a les romans, aux éditions Gallimard et les biographies, aux
éditions Plon et Balland.
Monsieur Dassault, 1983 ; Gaston Gallimard : un demi-siècle d’édition française, 1984 ; Une
Éminence grise, Jean Jardin (1904-1976), 1986 ; L’Homme de l’art : D.-H. Kahnweiler (1884-1979)
1988 ; Albert Londres : vie et mort d’un grand reporter (1884-1932) 1989 ; Simenon, 1992 ; Hergé,
1996 ; Cartier-Bresson : l’œil du siècle, 1999 ; Grâces lui soient rendues : Paul Durand-Ruel, le
marchand des impressionnistes, 2002 ; Le dernier des Camondo, 1997 ; Rosebud. Eclats de
biographies, 2006
La cliente, 1998 ; Double vie, 2000 ; État limite, 2003 ; Lutetia, 2005 ; Le Portrait, Gallimard, 2007.
Les invités, 2009 ; Vies de Job, 2010 ; Une question d’orgueil, 2012 ; Sigmaringen, 2014
La Cliente, 1998
En poursuivant des recherches sur la vie de l’écrivain Désiré Simon, un biographe découvre par
hasard des milliers de lettres de dénonciation datant de l’Occupation. Parmi elles, une concerne la
famille Fechner, commerçants de fourrures dans le 15e arrondissement de Paris, et qui, suite à une
lettre, ont été déportés en décembre 1941.
A la fin de la guerre, un membre de la famille Fechner revient et il rouvre la boutique familiale tout en
cherchant à oublier.
Au risque d’entrer en intrus dans la vie et le secret d’une famille, le biographe veut que la vérité éclate.
Il cherche et découvre. Mme Cécile Armand-Cavelli, fleuriste dont la boutique fait face à celle de
Fechner. C’est elle qui, autrefois, a dénoncé par lettre la famille Fechner.
«Il me fallait mettre toutes les chances de mon côté. Pas question de l’agresser de but en blanc. Mon
plan était des plus classique : tourner autour en cercles concentriques, me rapprocher
progressivement de la cible et ne me dévoiler que lorsque je serais sûr qu’elle ne pourrait en
réchapper. Je commençais par retourner aux Archives. Une pièce me manquait encore pour asseoir
ma conviction : la lettre. J’en avais lu des centaines, mais pas la sienne. »
Dès lors, la quête devient obsessionnelle. Pourquoi et comment le Mal ?
«Dans l'exercice du mal, qu'est-ce qui relève de la pulsion de mort, de l'instinct de destruction, du
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désir de domination, de la volonté de pouvoir que tout être a en lui, et qu'est-ce qui découle de la
formation morale et intellectuelle, du contexte politique, du milieu, de l'idéologie?».
Double vie, 2001
Roman de la "trahison de la duplicité et du mensonge". Roman d'amour, présent, mais sous le signe
de l'absence…Roman aussi du doute de soi, des autres…
«Depuis des semaines, son existence n’était plus que théâtre d’ombres. Rarement les frontières de
son moi n’avaient été dilatées à ce point. Il s’était perdu en aventurier dans l’exploration des espaces
du dedans. L’apaisement ne pouvait venir que du sentiment d’infini, ce sentiment océanique qui est
ici-bas le plus proche de la sensation d’éternité, le seul qui fût de nature à le réconcilier avec ses
ténèbres. »
Rémi Laredo est archéologue, spécialisé en art rupestre. Il a épousé Marie Rabaut-Pelletier, une
avocate ambitieuse. Il a deux enfants, Paul et Virginie, et un quotidien inodore. Ainsi entretient-il une
relation adultère avec Victoria, psychologue, sensuelle, rencontrée au hasard d’un dîner. Un jour,
Victoria ne vient pas au rendez-vous fixé et ne donne bientôt plus signe de vie. Rémi essaye de
comprendre cette disparition soudaine, envoie des messages qui restent sans réponse…C’est le
début du trouble, l’angoisse est terrible, l’attente, un supplice.
«Ne lui restait qu’à reprendre leur chemin en sens inverse. Retrouver leurs endroits. Dans un but, un
seul : faire surgir les traces de leur passion afin de mieux les effacer. Rien ne devait subsister de leur
amour, alors qu’il n’était même pas défunt. On peut aussi convoquer la mémoire pour mieux oublier.
L’exercice n’est pas sans danger, tant il paraît artificiel. Quand on revient sur ses pas, le désir n’est
plus naturel. On ne sait jamais ce que le passé nous réserve.»
Etat limite, 2003
Paris, dans les années 2000. François-Marie Samson est généalogiste, en instance de divorce. Le
comte Tanneguy de Chemillé lui demande alors de dresser l'arbre généalogique de son illustre
dynastie.
Les apparences sont flatteuses pour cette famille équilibrée, manifestement heureuse et qui tient
honorablement son rang depuis des siècles.
«Quels que fussent leurs mérites, ils devaient l’essentiel de ce qu’ils étaient non au travail mais à
l’idée de noblesse, qui est le véritable privilège de la naissance. Dans cet univers si policé, où le
contrôle de soi bridait la spontanéité, toute personne dotée d’un tempérament devait passer pour
hystérique. Avec plus ou moins de bonheur selon les cas, les Chemillé avaient intégré au fil des
temps la civilité comme un principe de base de toute éducation jusqu’à en faire un réflexe inné.»
François-Marie Samson, curieux et observateur, ne peut s'empêcher de s'interroger sur l'envers du
décor, les non-dits, les tabous, les mystères, les secrets de famille…
«François-Marie Samson se sentait désormais habité par les Chemillé. L’admiration qu’il leur portait
depuis le premier jour, quand il leur enviait cette harmonie dans l’union et l’enracinement dans le
temps et la terre, avait fait place à une sourde inquiétude pour trois de ses membres puisque chacun
d’eux, à sa manière, le sollicitait. Hier cette famille incarnait un certain bonheur, aujourd’hui son
sourire s’était figé sous un masque troublant. Le fait est qu’entre ses amis rangés et ses ennemis
dérangés, il éprouverait toujours une secrète attirance pour les seconds. Ceux dont l’esprit avait fait
un pas de côté. Il l’aurait volontiers examiné sous l’angle de la diaclase géologique ou celui de la
sciure anatomique. La fêlure, voilà ce qui le captivait chez les gens. La faille, voilà ce qui l’aimantait
durablement. Selon le tempérament, une fissure ou une dérive des continents. Toute sa curiosité
n’avait pour objet que de cerner le lieu et l’instant de cette brèche dans une vie. On peut être hanté
par une famille, jusqu’au jour où on finit par hanter une famille. Samson se connaissait suffisamment
pour savoir qu’il ne les lâcherait pas, Inès, Sixte, Tanneguy. La première le bouleversait, le deuxième
le fascinait, le troisième l’inquiétait. Quelque chose d’ineffable était venu perturber le tranquille
ordonnancement de ce jardin à la française. Il lui devenait intolérable de ne pas savoir. Le privé en lui
avait pris le pas sur l’enquêteur, et les deux sur le généalogiste. »
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Lutetia, 2005
De 1938 à 1945, l’hôtel Lutetia, jusqu’ici fréquenté par de riches clients français, des écrivains, des
artistes, est réquisitionné par les Allemands.
«Nous exigeons le départ de tous les clients. Vous fermerez provisoirement la pâtisserie et la
brasserie. Nous avons besoin de deux cent quatre-vingts chambres, pour commencer. Chaque mois,
nous vous donnerons un Bon d’occupation, afin que vous vous fassiez payer par votre autorité
municipale. Quant à notre nourriture, nous vous paierons…. Au fur et à mesure. C’est tout pour
aujourd’hui. Je compte sur vous pour que notre séjour se déroule bien. Merci, monsieur. »
«Pour la première fois de son histoire, Lutetia ne comptait que deux nationalités dans ses murs, des
Allemands et des Français. Maîtres absolus d’un côté et serviteurs résignés de l’autre. »
Edouard Kiefer est Alsacien et ancien flic des RG. Devenu détective, il est chargé de la sécurité de
l'hôtel Lutetia et de ses clients. Discret et intouchable, il observe et décrit la vie de l’hôtel Lutetia avant,
pendant et après la guerre.
L’occupation nazie et la collaboration seront pour Kiefer l’occasion de poser la question qui l’obsède :
« Au fond, jamais je n’ai cessé de tourner autour d’une question qui m’obsède, la seule qui vaille
d’être posée et méditée toute une vie, la seule pour laquelle il ne serait pas blâmable de tout risquer et
de tout perdre : jusqu’où un homme peut-il aller pour conserver son intégrité ? Sans dignité on
n’est plus rien. Les Grands, les Vrais, je les remarque tout de suite au restaurant, à la salle à manger,
au bar ou même dans les étages, dans leur aptitude naturelle à pardonner à un inférieur pris en
faute. »
Et en… fin
«Tout notre séjour sur terre peut se dérouler à vivre par procuration des vies qui ne sont pas les
nôtres. Mon aventure ici-bas eut pour théâtre des lieux qui n’étaient pas les miens, entre des murs et
sous des toits où je n’aurais jamais dû grandir puis vieillir, entouré de gens issus d’un monde dont je
n’étais pas. Un château et un palace auront été mes seules maisons. Mes années Lutetia furent
malgré tout mes plus belles années. Pardonnez-moi si ma voix est teintée de mélancolie mais, outre
que cela s’accorde naturellement avec mon tempérament crépusculaire, je suis plus près de la fin de
cette histoire que du début. Sans être vieux, je me sens d’un âge où l’on a plus de souvenirs que
d’avenir. »
Le Portrait, 2007
Un tableau qui raconte ce qu’il voit et entend au gré des lieux où on l’a accroché, au gré des époques
et des personnages croisés…
«Les musées sont peuplés de gens étranges. Le spectacle n’est pas toujours sur les murs. On
n’imagine pas ce qu’un tableau peut voir et entendre dans une vie sous toutes les latitudes : « On
croirait qu’elle va parler » est le lieu commun international que je subis avec une certaine patience
depuis que l’on m’expose. Je pourrais dresser l’inventaire des clichés que j’ai eu à supporter sur
toutes les cimaises privées et publiques : la peinture pue le modèle… toutes les opinions du pinceau
s’expriment là… on lui a donné de la boue il en a fait de la chair… »
«J’ai connu tous les regards, celui du professeur qui me détaille en prenant des notes, celui du
Japonais qui ne cesse de secouer la tête, l’oreille vissée à un audio-guide, celui de l’érotomane
sincèrement convaincu que je n’ai d’yeux que pour lui, celui du dandy désinvolte qui me prétend
unique alors qu’il parle en même à une autre femme dans son téléphone portable, celui de l’obsédé
qui imagine en transparence mon origine du monde, celui du gardien martiniquais qui me fait ses
hommages le matin en arrivant et ses adieux le soir en partant, celui de la conférencière qui
m’adresse un clin d’œil comme pour prévenir ses abonnés d’une complicité nouée autrefois sur
d’autres cimaises, et celui qui m’a tellement regardée qu’il ne me voit plus. J’ai croisé tous ces regards
encore inconnu, et qui m’effraie par avance, c’est celui d’Aglaé. »
C’est l’histoire que raconte « Le Portrait » de la baronne Betty de Rothschild, peint par Ingres en 1848.
Décédée en 1886, âgée de 81 ans, l'illustre baronne de Rothschild ne ferme pas les yeux pour autant.
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Dès lors deux histoires se racontent parallèlement : celle du tableau qui connaît l'humiliation d'être
ravie, sous l’occupation nazie, aux regards des siens…
«Il faut tourner la page de la guerre, même si elle est particulièrement lourde. Ce voyage imprévu en
Allemagne, ma patrie d’origine, ce séjour, comme ils disent, laissera en moi une empreinte indélébile,
même si je ne doute pas que les miens se hâteront de gratter l’humiliante svastika qu’on m’a tatouée
au dos. Il est encore très tôt pour prendre la mesure de ce que j’ai vécu ces quatre dernières années.
Plus tard, peut-être. Pour l’heure, j’aimerais oublier ce que j’ai entendu, l’usage que les nazis ont fait
de ma langue natale si belle avant 1933 ; il faut laisser l’allemand se décontaminer pour pouvoir
l’aimer à nouveau comme autrefois, quand il était la langue de Heine et de Hölderlin. Après
seulement, je comprendrai ce que j’ai vu. Pour l’instant, je reprends pied dans le monde des vivants
armé d’une douce conviction, réminiscence d’une ancienne lecture de Bouvier, cet exquis moraliste
genevois persuadé que lorsqu’on croit avoir fait un voyage, on ignore qu’en réalité c’est lui qui nous a
faits, défaits peut-être. »
Et celle, passée, de la baronne de Rothschild qui fut un pilier de l’une des familles les plus illustres
d’Europe depuis le XIXe siècle, non seulement par sa puissance financière, mais aussi par sa passion
des arts. Chez elle, au 19 rue Laffitte, se sont croisés le duc d'Orléans, Rossini, Chopin, Balzac,
Adolphe Tiers et Napoléon III…
Les Invités, 2008
Un dîner, dans la grande bourgeoisie parisienne. Afin de séduire son invité d'honneur, un richissime
industriel canadien, la maîtresse de maison a convié ses amis les plus remarquables. Tout est pensé,
prévu sauf… l’imprévu !
«On ne sait pas, on ne saura jamais de quelle nature est cette molécule mystérieuse qui fait toute la
différence entre une fête inoubliable volée à la marche du temps et un repas de néant, et c’est mieux
ainsi. On sait juste que ces choses-là ne se préméditent pas ; les dîners se préparent, s’arrangent
méthodiquement, mais l’imprévu ne se fabrique pas. »
Un convive de plus, un de moins, et ils se retrouvent, treize. «Les réunions de sorcières comptaient
treize personnes… et puis c’est un nombre inidivisible, mauvais, ça… Au moins notre table est-elle
arrondie, nul n’est le plus près de la porte… Savez-vous que certaines rues de Paris ont un 12 bis au
lieu d’un 13, un peu comme ces hôtels où il n’y a ni chambre 13 ni treizième étage, c’est surréaliste.»
Le dîner doit commencer. Georges Banon décide alors d’une nouvelle « invitée », choisie au mépris
de la bienséance. La bonne s’assied à table. Et c’est la surprise : de tous, c’est celle qui « paraît » le
moins…«Je travaille sur les dessins et les plans de toutes ces réalisations. C’est pour un doctorat
d’histoire de l’art. En fait, j’essaie de terminer ma thèse à la Sorbonne. »
« Certains étaient comme assommés sous le choc d’une double révélation en vertu de laquelle une
domestique étrangère de surcroît, et arabe pour couronner le tout, pouvait donc accéder à un niveau
d’excellence généralement réservé à d’autres élites. Ca ne passait pas. »
Vies de Job, 2011
Hanté par Job, Pierre Assouline va à Jérusalem ; il interroge les textes à l’école biblique, confronte les
versions, les interprétations, les traductions, il revisite la peinture à travers les siècles et dessine le
contour du Livre de Job. « Un livre est un livre mais le Livre de Job est davantage. Non qu’il soit saint,
ni même auréolé de sacré. Ceux qui l’ont lu une fois au moins en sont pénétrés à jamais. »
«Ce texte envoûtant réussit à affronter le Mal depuis plus de deux millénaires, il aide les hommes à lui
tenir tête effrontément, parce qu’il est une œuvre d’art issue du génie d’un artiste. Son auteur l’a
conçu de telle manière qu’il nous rend dépositaire d’un secret. Venu du plus lointain, il a pourtant le
don de nous faire entendre les choses à venir. Une ombre silencieuse l’enveloppe. Il n’est pas de
pensée sur le qui-vive qui n’ait eu un jour le souci de Job. »
C’est alors l’occasion de multiples rencontres et confidences sur la souffrance, l’art, la littérature.
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«Quand on écrit, on n’est plus de ce monde. Quand on lit aussi. Il faudrait oser mourir pour défendre
ce privilège. Non trépasser vraiment mais juste l’envisager. Seuls ceux qui ont éprouvé cette grâce
comprendront. »
Une question d’orgueil, 2012
Georges Pâques, espion pendant plus de vingt ans fut arrêté pour haute trahison en 1963, condamné
puis gracié par Georges Pompidou en 1970.
«On lui aurait donné le Bon Dieu sans confession. Or, il a espionné pour le compte de l’URSS depuis
la Libération. Les bras m’en tombent. Comment a-t-il pu ainsi bousiller sa vie ? Georges Pompidou,
Matignon, le 19 septembre 1963, cité par Alain Peyrefitte dans C’était de Gaulle. »
Si ce n’est ni l’argent, ni l’idéologie, qu'est-ce qui pousse, en pleine guerre froide, un haut
fonctionnaire français, à livrer des documents de l'OTAN aux Soviétiques ?
«Quelque chose sur l’impossible biographie d’un espion. Un type que je suis à la trace depuis des
années et des années et des années mais qui demeure insaisissable. Seule la fiction peut dire la
vérité sur un monde de secrets, de clandestinité, de non-dits, de faux-semblants, et sur les sentiments
que la trahison remue dans une âme. La réalité est si ondoyante que la fiction aurait tort de ne pas
oser la corrompre ; c’est bien dans cette étoffe qu’est taillée la condition humaine. »
Pierre Assouline mène l’enquête : « Georges Pâques me hantait à mon insu, moi qui croyais
naïvement avoir fait le tour de cette affaire en un long papier. Je n’eus de cesse de me livrer à une
tentative d’épuisement non d’un lieu mais d’une zone d’ombres. Cela me prit des années. On aimerait
tout écrire dans une urgence vitale, tels les derniers Romains attendans les Barbares. Sans regret.
Certaines vies, il faut les laisser décanter. Ce que je fis avec lui, laissant à sa confession le temps de
s’inscrire dans la durée, puis la ressuscitant par bribes. Cette quête, c’est peut-être l’histoire d’une
biographie qui se fait sur un homme qui se défait. »
Et découvre que « L’erreur coupable de Georges Pâques a été de confondre la fin et les moyens ;
c’est une attitude assez fréquente qui se rencontre surtout chez les extrémistes politiques. Le
paradoxe est de la trouver ici chez un pacifiste absolu et homme aussi réfractaire, par tempérament, à
tout engagement politique déterminé. »
Sigmaringen, 2014
Sigmaringen, petite ville d’Allemagne…Septembre 1944, on a réquisitionné le château pour accueillir
la part la plus sombre de la France : le gouvernement de Vichy, avec en tête le maréchal Pétain et le
président Laval, leurs ministres, une troupe de miliciens et deux mille civils français. Parmi eux un
certain Céline.
«Je regardai ma montre : il était midi passé de douze minutes. En moins d’une heure, le château de
Sigmaringen, à défaut de sa bourgade de quelque sept mille habitants, îlot tranquille du Pays de
Bade, dans le sud de l’Allemagne, dont les aléas de l’Histoire avaient fait une enclave prusienne sur le
plan administratif sans pour autant entamer son identité profondément souabe, avait été retranché à
la France. Le décor d’une sinistre comédie était planté. On en aurait ri si on n’en avait pleuré. »
Tout repose désormais sur Julius Stein, le majordome du château. Depuis les coulisses il oeuvre sans
un geste déplacé, il écoute, voit, sait tout.
«Ma vie privée ne m’appartenant plus, il me fallait me retirer dans l’arrière-salle de ma conscience,
céder à la tentation de l’isolement et du retirement. Je n’allais pas fuir dans l’illusion mais cloisonner à
l’intérieur de moi-même, empiler des sacs de sable et dérouler des chevaux de frise à la frontière
entre mes vies. Mon pays était devenu un cauchemar, une horreur, un scandale moral, mais c’était le
mien. Imperturbablement francophile, je n’en demeurais pas moins viscéralement allemand. On ne
transige pas avec son histoire, on ne négocie pas avec son âme : on s’accomode en attendant. On
comprendra que la questioin n’était donc pas de savoir si j’aimais encore mon pays depuis qu’il avait
cessé d’être aimable. J’entendais respecter ma propre histoire tout en sachant que, de toute façon, et
depuis longtemps déjà, la culture allemande avait perdu sa guerre contre le Reich allemand.»
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