Un véritable foisonnement de la vie artistique
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Un véritable foisonnement de la vie artistique
INTERVIEW «Un véritable foisonnement de la vie artistique» Le système politique vénitien favorise les commandes publiques et privées, créant une rivalité féconde entre les trois génies du siècle: Titien, Tintoret et Véronèse. > INTERVIEW DE JEAN HABERT, CONSERVATEUR EN CHEF AU DÉPARTEMENT DES PEINTURES DU MUSÉE DU LOUVRE, COMMISSAIRE DE L’EXPOSITION « TITIEN, TINTORET, VÉRONÈSE… RIVALITÉS À VENISE », PAR GUY BELZANE P R O F I L Jean Habert. Venise a été une grande puissance économique et commerciale. C’est encore une ville très riche, mais qui vit un peu sur ses acquis du XVe siècle, au cours duquel elle a connu une extension territoriale phénoménale. À ce moment-là, elle doit surtout sa prospérité à son commerce avec l’Orient, dont elle redistribue les produits dans toute l’Europe. Elle a des comptoirs en Grèce, au Levant, en Égypte, etc. La fin du XVe siècle et le XVIe siècle sont défavorables à la cité pour deux raisons. D’abord, les grandes découvertes des puissances atlantiques – Portugal, Espagne… – permettent d’atteindre l’Orient en faisant le tour de l’Afrique par le cap de BonneEspérance, brisant ainsi le monopole de Venise. Deuxième facteur : les conquêtes ottomanes. Les Turcs veulent mettre la main sur tout le Moyen-Orient, contrôler le commerce avec l’Europe, et ils vont conquérir peu à peu tous les comptoirs vénitiens, en particulier Chypre et la Crète. Mais ce relatif déclin n’a pas d’incidence sur les arts, au contraire. Il y a un véritable foisonnement de la vie artistique à Venise à cette époque. Le XVIe siècle constitue même l’apogée de l’art vénitien, son « siècle d’or ». L’émulation entre patriciens joue à plein pour rivaliser de splendeurs dans les palais, et les scuole, ces très riches corporations d’entraide caritative, veulent également montrer leur richesse dans leurs sièges sociaux, et font appel aux plus grands artistes pour les décorer. L’influence de l’Orient continuet-elle de se faire sentir? J. H. Absolument. L’art vénitien tire précisément sa particularité de l’influence qu’il reçoit de l’Orient. Son amour de la couleur vient de là. Sa sensualité aussi. Il ne faut pas oublier que la lagune vénitienne est la partie de l’Italie qui est demeurée le plus longtemps dans le giron de Byzance. L’art de Venise se caractérise par la préférence donnée à la couleur, à la manière dont la couleur construit la forme, donc à l’incidence de la lumière sur les formes. En cela, il s’oppose à l’art de l’Italie centrale, qui met plutôt l’accent sur le dessin, sur la précision du trait. Il s’agit là d’un art plus cérébral, plus construit, qui accorde beaucoup plus d’importance à la préparation de l’œuvre, au dessin, aux contours qu’on remplit ensuite de couleur. La construction chez les peintres vénitiens est beaucoup plus viscérale, si l’on peut dire, ce qui explique d’ailleurs qu’ils modifient souvent la composition de leurs tableaux ; on voit ainsi quelquefois, dans certains tableaux, qu’à un moment il y a eu une sorte de bifurcation. Lorsque l’on regarde un tableau vénitien on assiste en quelque sorte à sa genèse, ce qui n’est pas vraiment le cas pour l’art de l’Italie centrale, davantage conceptuel. Mais ce qui vient enrichir ce siècle d’or de la peinture vénitienne, c’est la prise de conscience de cette spécificité. Les artistes vénitiens, surtout à partir du milieu du XVIe siècle, vont découvrir cette différence et l’assumer, tout en cherchant à établir un dialogue. JEAN HABERT Conservateur général au département des Peintures du musée du Louvre, il a participé à l’organisation de plusieurs expositions de peinture vénitienne du XVIe siècle, dont il est un grand spécialiste : « Les Noces de cana de Véronèse » (Louvre, 1992-1993), « Le siècle de Titien » (Grand-Palais, 1993), « Bassano et ses © CÉCILE LEGEAY VENISE À LA RENAISSANCE • TDC N° 984 20 Quelle est la situation de Venise et de la vie artistique vénitienne au XVIe siècle ? fils » (Louvre, 1998), « Lorenzo Lotto » (Grand Palais, 19981999), « Splendeur de Venise » (musées des Beaux-Arts de Bordeaux et de Caen, 2005-2006), « Le Paradis de Tintoret » (Louvre, 2006). Justement, quelles sont les relations entre les artistes vénitiens et ceux du reste de l’Italie, voire des autres pays d’Europe ? J. H. L’élite vénitienne, Titien le premier, qui est le peintre officiel de la République, souhaite être moderne, et s’efforce de s’informer des autres courants. On fait venir des artistes d’Italie centrale, des jeunes en général, on les fait participer aux nombreux concours. Car à Venise les commandes font souvent l’objet de concours. C’est dû à la structure républicaine de la cité, même si c’est une république oligarchique, qui réclame qu’il n’y ait pas une famille qui prenne le pas sur une autre, © AKG-IMAGES/CAMERAPHOTO 5Rencontre du jeune Véronèse et de Titien sur le Pont della Paglia, à Venise, 1861. Antonio de même qu’un peintre ne doit pas prendre le pas sur les autres. La culture du concours est donc très répandue, les scuole en organisent, la Seigneurie en organise pour les bâtiments du gouvernement, comme le palais des Doges… Les Vénitiens considèrent que cette confrontation est un facteur de développement artistique. Ce qui ne les empêche pas de demeurer très attachés à leur propre culture, à tel point que les trois grands peintres, Titien, Tintoret et Véronèse, auxquels cette exposition au musée du Louvre est consacrée, n’ont jamais vraiment quitté Venise. Ils ont été beaucoup demandés à l’étranger, tous les princes de l’Europe – le roi d’Espagne, le roi de France, les Habsbourg à Vienne – les ont sollicités, mais aucun n’a réussi à les attirer à demeure. Ils ont bien voyagé – Titien est allé jusqu’en Allemagne, par deux fois –, mais ils sont toujours retournés et restés à Venise, qui leur semblait le seul lieu possible pour leur création. D’où cette présence étonnante sur un territoire très restreint non seulement de ces trois artistes immenses, mais aussi de beaucoup d’autres, qui travaillent pour les mêmes commanditaires, qui savent ce que font les autres, dans un climat d’émulation et de concurrence très riche intellectuellement. J. H. Oui, mais c’est d’une noble rivalité qu’il s’agit, pas d’une rivalité sanglante, même s’il a pu y avoir à l’occasion une certaine violence. Nous avons voulu mettre l’accent sur un aspect dont les gens ne se rendent pas toujours bien compte. La peinture vénitienne a une telle unité culturelle, esthétique, qu’on ne perçoit pas toujours nettement les différences entre les artistes. Il nous a donc semblé qu’un parcours thématique, en choisissant quelques thèmes très typiques, réclamés généralement par les commanditaires, permettrait de mettre en évidence ces différences, mais aussi le dialogue qui s’établissait entre ces artistes. Car ils s’influencent les uns les autres, se reprennent des idées en y ajoutant quelque chose de propre, et c’est ce jeu d’interactions que nous avons cherché à montrer. Justement, quels sont les rapports entre ces trois peintres? J. H. Il y a d’abord une différence d’âge et de niveau. Titien domine, c’est le peintre officiel depuis 1517. Cet immense génie a eu une longévité exceptionnelle: on oublie quelquefois qu’il a été contemporain de Raphaël, de Léonard de Vinci, qui était à la fin de sa vie – il devient peintre officiel de Venise au moment où Léonard est en France. Il a connu cette époque fondatrice. Il a une position que n’ont pas les deux autres, il participe à de nombreux jurys de concours, et son opinion prévaut souvent, ce qui lui permet de placer ses favoris. C’est souvent lui qui décide qui va emporter la commande. Parmi les trois, Titien favorise Véronèse, le plus jeune. Et il utilise un peu Véronèse comme un pion contre Tintoret, qui est un vrai peintre vénitien, lui, alors que Véronèse vient de la terre ferme, en l’occurrence, comme son nom l’indique, de Vérone. Pendant que Titien est en Allemagne, en 1548, Tintoret peint l’un de ses chefs-d’œuvre, aujourd’hui au musée de l’Accademia, le Miracle de saint Marc délivrant l’esclave, l’histoire de l’apparition miraculeuse de saint Marc qui délivre un esclave chrétien prisonniers des Turcs. C’est un tableau qui fait date. Et lorsque Titien rentre à Venise, il découvre le succès que connaît Tintoret, et pour faire face à ce nouveau rival, il favorise un jeune peintre de Vérone qui a commencé à se faire un nom, en le faisant venir à Venise, avec la complicité d’un certain nombre de patriciens, et lui obtient des commandes prestigieuses: d’abord un tableau d’autel pour une église de Venise, ensuite deux plafonds pour des salles du palais des Doges, toutes choses que Tintoret, lui, n’a pas obtenues, alors qu’il est plus âgé et plus connu que Véronèse. On mesure là toute la puissance de Titien : il est également un artiste capable de se renouveler, de se remettre en question, qui n’est pas du tout statique; on le voit, par exemple, reprendre certaines de ses œuvres de jeunesse pour les réactualiser ; c’est quelqu’un qui repense perpétuellement sa création, et qui sait s’ouvrir à l’influence des jeunes. C’est toute cette interaction que s’efforce de montrer ● l’exposition. 21 TDC N° 984 • VENISE À LA RENAISSANCE Zona. Huile sur toile, 259 X 335 cm. Venise, Galleria dell’Accademia. D’où le titre de cette exposition: « Titien, Tintoret, Véronèse... Rivalités à Venise ».