Journal intime

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Journal intime
Claire
POP La chanteuse romande, active dans plusieurs
groupes, dévoile enfin le premier album, aventureux
et bluffant, de son projet solo Jibcae.
HUGUENIN
Journal intime
ELISABETH STOUDMANN
R
encontrée au Bourg à Lausanne, l’automne dernier, dans le
cadre d’une résidence du
groupe Greenwoman, formation où elle côtoie Malcolm Braff,
Björn Meyer et Lukas Koenig, Claire
Huguenin semble minuscule entourée de ses trois imposants jazzmen.
Minuscule, mais pas fragile. Son corps
ondule sur les rythmes complexes que
lui tissent ses comparses. Sa voix impressionne par sa puissance. Alors que
la salle dodeline béatement en suivant
le groove implacable de ce combo
prometteur, elle s’excuse à moitié de
ne pas être une animatrice patentée,
avant de sauter allègrement de la scène
pour faire passer le chapeau dans l’assistance. Ses yeux, deux noisettes, pétillantes et intenses à la fois, plongent
dans ceux des spectateurs qui mettent
la main à leur porte-monnaie.
Hors scène, Claire Huguenin affiche son mètre cinquante-cinq avec
détermination et enthousiasme. Cette
boule de vie participe à une myriade
de groupes fort différents aux noms
pas forcément engageants (Mmmh!,
Grimsvötn, Kamikaze, AEIOU, Greenwoman). Elle les considère comme
«une série hétéroclitement productive». Profitant d’une accalmie de leurs
activités, elle se risque en solo.
JEU DE RÔLES INFINI
Comme elle nous l’explique en cet
après-midi de novembre maussade,
Claire Huguenin n’a pas eu besoin de
réfléchir longtemps pour lui trouver
un nom. Elle en avait un tout prêt qui
lui trottait dans la tête: «Jibcae.» «C’est
une onomatopée, un mot surgi lors
d’un exercice d’écriture spontanée à
l’ordinateur il y une dizaine
d’années...» Jibcae, six lettres qui ne
veulent rien dire et tout dire. Elles
disent que Claire Huguenin aime
l’improvisation, les choses sans queue
ni tête, se plonger dans l’imaginaire,
jongler avec les genres, évoquer plutôt
que se raconter longuement.
L’air de rien, ce Jibcae aux consonances ludiques manifeste d’un sacré
morceau de vie. En anglais et en
français, empruntant à différents ré-
pertoires, du folk aux standards («The
Man I Love» des frères Gershwin) en
passant par le rock et les musiques
traditionnelles, Claire Huguenin tisse
sa toile. Sa voix mue selon les répertoires et les sentiments évoqués. Dans
ce jeu de rôles qui semble infini, la
chanteuse dévoile peu à peu son histoire. «Caillou» raconte ce frère mort
accidentellement dans ses bras quand
elle n’avait que sept ans. «J’ai une sensibilité très profonde de mon corps.
J’ai voulu mettre des mots sur tout ça,
oser dire le mot ‘frère’, toucher ce deuil
du doigt.» Un long passage a cappella
montre à quel point la chanteuse sait
allier maîtrise technique et sentiments à fleur de peau.
Sur une mélodie initialement
jouée au piano à pouces, «Patchwork
Heart» met en scène un père né aux
Etats-Unis, grandi sur la Riviera, une
mère catholique «reconvertie» à la
psychiatrie et des frères africains ou
«vivant sur la lune». «Ce titre est
entièrement autobiographique, explique Claire sans sourciller. Je fais
partie d’une fratrie de huit enfants
dont une sœur portugaise et trois
frères africains adoptifs. Il y avait
encore deux autres frères décédés
enfants. J’ai grandi à Bulle auprès
d’une maman de jour vietnamienne
et bouddhiste pratiquante. J’entendais ses prières tous les matins.»
Malcolm Braff (piano), Julie Campiche (harpe) et Jeremias Keller (basse), trois instruments, trois styles, trois
personnalités musicales, égrènent
leurs notes en contrepoint de cette
voix qui fait le grand écart. Travaillant
son organe comme un instrument,
Claire Huguenin est déterminée à imposer ses particularismes. Elle séduit
par ses mues, par sa profondeur qui
ne rime jamais avec lourdeur.
COMING OUT MUSICAL
Lorsqu’elle évoque cette œuvre
intime, délicatement travaillée, Claire
Huguenin est étonnamment décontractée. Cette trentenaire parle de la
vie et de la mort comme on parle de
choses du quotidien, comme si poser
ses tripes et son cœur sur la table la
rendait plus légère. Claire Huguenin
semble aujourd’hui parfaitement à
• LeMag rendez-vous culturel du Courrier du samedi 28 février 2015
Claire Huguenin affiche son
«identité fragmentée» avec détermination.
MEHDI BENKLER
l’aise avec cette «identité fragmentée»
comme elle aime à l’appeler.
Une identité qu’elle a pris le temps
de peaufiner. Claire Huguenin se fait
remarquer à l’adolescence déjà avec
quelques copines d’école. Elle a quinze ans, la tête rasée. Le groupe s’appelle Skirt. Un girl-band trash qui séduit
aussi bien Jean-Louis Foulquier, les
Eurockéennes et Paléo, que Couleur 3.
«C’était super et en même temps
c’était une souffrance, car il y avait un
énorme décalage entre la façon dont
les gens nous percevaient et ce que
nous étions réellement.»
Propulsée leader «sans l’avoir
forcément cherché», Claire Huguenin
hésite et finit par choisir des études de
biologie. Mais la musique continue de
l’attirer. Après des voyages et un essai
dans l’enseignement, elle décide de
rentrer dans une classe amateur au
conservatoire belge. Puis d’entamer
une psychanalyse. En 2008, elle revient en Suisse où elle exerce divers
métiers dans le domaine de la culture
avant de s’inscrire à la Swiss Jazz
School de Berne. Elle commence à
élaborer son projet solo dans le cadre
de son travail de bachelor. Elle sera
reçue meilleure bachelor de sa volée
(en chant) en 2012 et reçoit le prix de la
relève musicale du canton de Berne
en 2013. Jibcae est né.
La chanteuse enchaîne avec un
master en composition et arrangement. A nouveau, elle est consacrée
meilleure de sa volée. La partie scénique de son travail de thèse s’intitule
«Guadalupe, The Girl with an Open
Heart is You». Cette pièce de poésie
multimédia concilie danse, vidéo, lu-
mière interactive et musique dans un
spectacle organique. Elle évoque symboliquement les crises dans les relations sociales, la nourriture et le logement. Claire Huguenin, la biologiste,
rencontre Claire Huguenin la musicienne et Claire Huguenin la femme
qui se pose des questions sur l’époque
dans laquelle on vit. Présenté dans
quelques salles helvétiques au mois de
janvier, «Guadalupe, The Girl with an
Open Heart is You», constitue la
dernière apparition scénique de Claire
Huguenin avant la sortie de l’album de
Jibcae et son concert au Cully Jazz en
avril. Un coming out musical attendu.
Jibcae, Soul Farewell, Contemplate Music, sortie
en avril. Concert acoustique au Cully Jazz Festival,
Le Temple, samedi 11 avril. www.cullyjazz.ch